CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Visant à saisir les ressorts de la relation qui se noue entre le détenu majeur et sa propre situation d’enfermement, la sociologie de l’expérience carcérale (Chantraine, 2004b) s’attarde sur les multiples scènes de détention qui attestent un processus de subjectivation de la part du détenu et témoignent des expérimentations et de l’acquisition d’aptitudes spécifiques permettant l’adaptation à l’univers de la prison. Appliquée, par la suite, aux jeunes incarcérés des quartiers mineurs (Chantraine, Fontaine, Touraut, 2008 ; Le Caisne, 2000), elle explore les nombreuses facettes situées au fondement de la vie sociale de l’adolescent détenu. Dans la continuité des travaux de Michel Foucault (1999), elle envisage le détenu entretenant un rapport négocié à sa peine, admise comme la combinaison de plusieurs dispositifs de contrôle et de discipline des corps et des âmes d’une population exclue par la société et enfermée dans une institution conçue à cet effet. Autrement dit, la sociologie de l’expérience carcérale considère une situation sociale particulière, l’enfermement carcéral, qui engendre des subjectivations, des contraintes et des logiques d’actions qui épousent, contournent et, parfois, transcendent ces contraintes. Ces logiques d’actions, en retour, remodèlent et redéfinissent la situation elle-même. [L’ambition de la sociologie de l’expérience carcérale est double] : volonté de décrire le formidable système de contraintes que constitue la situation d’enfermement carcéral aujourd’hui et celle de ne pas réduire l’acteur exclusivement au statut « d’être réactif » à ces contraintes (Chantraine, 2004b, 12). Si Michel Foucault déconstruit la mise en œuvre des dispositifs de contrôle d’une population marginalisée, les récents travaux sociologiques sur la condition du mineur en détention se penchent, en effet, sur les interactions suggérées par ces mêmes dispositifs. Il s’agit ainsi d’éclairer un ensemble de rapports sociaux spécifiques, marqués, selon les cas, des sceaux de la désaffiliation, de la domination, du stigmate, de la révolte, de l’infamie (Chantraine, 2004b, 4). Étudiant les socialisations carcérales qui s’insinuent dans les interstices et les moments creux de la vie du détenu, ces recherches livrent leurs premiers résultats et permettent d’entrevoir une réalité carcérale contrastée : entre instrument disciplinaire et « école du crime », la prison présente un ensemble de nuances qui échappent aux discours fantasmés.

2 Ayant fait des quartiers mineurs leur terrain d’enquête privilégié, des recherches menées actuellement par les équipes de Philip Milburn et Gilles Chantraine étendent leurs investigations aux établissements pénitentiaires pour mineurs (EPM). Ces « nouvelles » prisons présentent en effet un terrain propice à l’étude de la socialisation carcérale dans la mesure où elles positionnent le jeune détenu au cœur de nombreux temps collectifs obligatoires. Dans ces établissements, le temps est tout particulièrement mesuré et programmé. Régis par un temps sans impureté ni défaut, un temps de bonne qualité, tout au long duquel le corps reste appliqué à son exercice (Foucault, 1975, 177), les EPM s’évertuent à combattre l’oisiveté, « mère de tous les vices ». Soucieuse de détourner la population carcérale adolescente des styles de vie déviants engendrés par la négligence désinvolte, voire par la paresse, l’institution pénitentiaire développe un large panel d’activités auxquelles le détenu est sommé de prendre une part active. Mis en demeure d’adhérer à un projet (Bailleau, 2009, 457), il lui est interdit de « perdre son temps », gaspiller le temps étant une faute morale tout autant qu’une forme de malhonnêteté. Assujetti à « l’horloge pénitentiaire », il lui faut encore se responsabiliser pour tirer le meilleur parti de ce temps conquis sur le désœuvrement (Chantraine, 2004a ; Jaspart, 2010, observe des processus du même ordre au sein des centres fermés pour mineurs délinquants de Belgique). La discipline, elle, aménage une économie positive ; elle pose le principe d’une utilisation théoriquement toujours croissante du temps : exhaustion plutôt qu’emploi ; il s’agit d’extraire du temps, toujours davantage d’instants disponibles et de chaque instant, toujours davantage de force utile (Foucault, 1975, 180). Dès lors, le jeune incarcéré va se voir proposer un grand nombre de pratiques collectives qu’il ne peut refuser et ainsi se trouver inséré au sein de groupes sociaux dont la composition varie en fonction des moments et des espaces de la détention. Dans l’interaction, le détenu est ainsi dans l’obligation de composer avec ses codétenus et les professionnels en charge du bon déroulement des temps collectifs et d’adapter sans cesse ses pratiques à l’ensemble des acteurs qu’il côtoie au quotidien. Cette forme de négociation carcérale constitue le socle sur lequel s’articule la constante adaptation de la situation d’enfermement au processus de socialisation du mineur. L’usage des corps laisse ainsi entrevoir de multiples stratégies ayant pour finalité le contentement d’intérêts individuels qui font écho à l’intérieur de l’espace collectif.

3 À l’heure des premières évaluations de ces établissements pénitentiaires de création récente, il s’agit donc de penser les interactions générées au sein de la détention comme des formes spécifiques d’interdépendance entre individus en relation permanente avec le dispositif disciplinaire de contrôle du temps élaboré en EPM. Supports d’une socialisation en train de se faire (Darmon, 2007), les temps collectifs en détention sont considérés ici comme de véritables « activateurs » ou « inhibiteurs » des abrégés d’expériences incorporés que sont les schèmes d’action, les habitudes et les dispositions (Lahire, 2001, 101). En effet, la forme disciplinaire de socialisation incarnée dans l’obligation pour le jeune prisonnier de subir une hyperactivité forcée et de partager, de fait, de très nombreux temps collectifs avec d’autres détenus, voit l’émergence de moments de détention particuliers pendant lesquels se déploient des manifestations exacerbées de genre. Ainsi, dans ces espaces spécifiques de détention, les détenus semblent instrumentaliser leur corps dans l’objectif de mettre leur identité sexuée en spectacle. Ces pratiques prennent la forme d’une affirmation caricaturale de l’appartenance de genre que nous désignons par les termes de surcodage sexué (Solini, Neyrand, 2009). Le processus peut être appréhendé en tant que manifestation par corps d’un réservoir de dispositions spécifiques, activé ou inhibé selon la situation sociale à laquelle le détenu est confronté. L’univers hautement concurrentiel de la prison, dans lequel le mode principal de hiérarchisation au sein de la détention renvoie à l’intimidation et à l’affrontement physique, a ainsi tendance à prédéterminer la force dans les affrontements et l’utilisation de la « tchatche » (c’est-à-dire d’une rhétorique nécessaire au maintien d’une joute verbale) et du « vice » comme symboles et ressources d’une virilité exacerbée et périodiquement revendiquée face aux autres détenus (Sauvadet, 2006). Conçus par l’établissement pénitentiaire comme des vecteurs éducatifs et disciplinaires privilégiés, les temps collectifs se prêtent particulièrement à la mise en scène du surcodage sexué par lequel les mineurs s’affranchissent des normes carcérales et les détournent à leur profit en développant le spectacle d’un matériel comportemental (Goffman, 1974, 7) propice à un meilleur positionnement hiérarchique dans la détention.

4 Ces manifestations exacerbées de genre sont constitutives de l’expérience carcérale du mineur détenu en EPM. Bien qu’il faille noter une variabilité dans leurs formes d’expression, ces pratiques s’inscrivent de manière régulière au cœur des interactions qui se nouent dans les temps collectifs. Leur redondance, le sens et la place que les détenus leur accordent, témoignent de leur importance dans l’expérience du mineur au sein de son parcours de détention. L’étude de ce canevas d’actes verbaux et non verbaux (Goffman, 1974) positionne ainsi notre réflexion à la croisée des thèses structuro-fonctionnalistes et diffusionnistes. Conformément à ces dernières, selon lesquelles il n’y a pas de culture pénitentiaire sui generis mais une importation, en prison, des différentes cultures des milieux de la délinquance, la prison n’étant qu’un cadre d’expression, voire de renforcement et d’adaptation, de cultures importées de l’extérieur (Combessie, 2009, 79-80), nous interprétons les pratiques exacerbées de genre comme la mise en action d’abrégés d’expérience acquis antérieurement à l’incarcération. Toutefois, l’analyse fine de l’expression des comportements et valeurs adoptés par les jeunes détenus atteste également leur nouveauté, leur transformation et leur spécificité au sein du mode de fonctionnement carcéral propre à l’EPM. Dès lors, si tous les temps collectifs en EPM ne subissent pas, de fait, des stratégies de dévoiement de leur fonction originellement imaginée par l’institution carcérale, nous nous arrêtons ici sur ces séquences en tant qu’elles incarnent, en EPM, un « nouveau » modèle de prise en charge éducatif et qu’elles présentent, par ailleurs, une détention propice à l’émergence d’un surcodage sexué dont nous présentons quelques manifestations.

Méthodologie et terrain de recherche

La recherche est financée par le ministère de la Justice via la Direction interrégionale de la Protection judiciaire de la jeunesse Sud. En poste au sein d’un EPM dont nous tairons la localisation géographique, Laurent Solini a la charge d’analyser son mode de fonctionnement et l’impact que ce dernier produit sur les détenus et les acteurs professionnels de l’établissement. En parallèle, il participe à l’enseignement des pratiques sportives auprès des mineurs incarcérés dans le cadre d’un programme d’éducation par le sport à l’intérieur de la détention. Ce double statut lui permet de vivre au sein de la communauté pénitentiaire au plus près des détenus et des professionnels de la prison, depuis le 31 janvier 2008 et à raison de deux à trois jours par semaine. Acteur et interprète de la réalité sociale de l’EPM, il bénéficie d’une situation privilégiée supposant une part de réflexivité. En cela, la capacité pour le sociologue de considérer la relation qu’il entretient avec son objet constitue un moyen d’améliorer la qualité scientifique de ses travaux. Un processus d’auto-analyse du rapport à l’objet et de son propre parcours social s’avère alors nécessaire afin de rendre la recherche plus rigoureuse. Dans cette perspective, les tâches considérées comme les plus humbles du métier de chercheur, telles que l’observation directe ou les entretiens, constitutives d’un rapport étroit entretenu avec le terrain, semblent en mesure de faire émerger chez le sociologue un questionnement autour de son rapport pratique à la pratique (Bourdieu, 1997).
Pratiquant ainsi la méthodologie de l’enquête ethnographique, nous pouvons recueillir les données empiriques par des observations participantes et des entretiens, tenir des cahiers de terrain et jouir de la liberté de consulter les dossiers de suivi judiciaire des détenus (dont les prénoms ont été changés ici), les notes de service et les outils informatiques de suivi comportemental en détention tels que les cahiers électroniques de liaison (CEL). Nous disposons, à ce jour, de nombreuses retranscriptions d’interactions et de pratiques ayant cours dans l’ensemble des espaces carcéraux à divers moments du parcours de détention des mineurs et de 70 entretiens menés avec les acteurs de l’EPM, tous statuts confondus, dont 31 avec les détenus, garçons et filles. L’immersion prolongée au sein de la vie carcérale des jeunes incarcérés nous permet par ailleurs d’établir des relations de longue haleine, fondées sur la confiance ; une confiance personnalisée (Habermas, 1987) indispensable pour se faire reconnaître et accepter par les prisonniers. Si l’entretien de relations suivies avec le terrain d’étude garantit une certaine validité des données (Bourgois, 2001), nous nous gardons toutefois de l’illusion de faire illusion (Mauger, 2006, 40) qui consiste à croire que les acteurs de l’EPM nous donnent accès à tout ce qui constitue la vie en détention.

Les temps collectifs, un « nouveau » modèle de prise en charge éducatif en EPM

5 « Nouvelle » prison apparue récemment dans le champ carcéral français, l’établissement pénitentiaire pour mineurs a pour ambition de modifier la prise en charge des jeunes détenus sous main de justice : par l’instauration de ces établissements, le législateur a voulu marquer une rupture avec le système classique d’enfermement que constituent les quartiers mineurs (Solini, 2010). Visant la responsabilisation croissante du jeune délinquant face à la gravité de son acte, la création des EPM est également animée de la volonté de défendre les intérêts d’une société troublée développant une gestion sécuritaire des problèmes sociaux (Mary, 2003). Cette volonté est relayée par le développement d’une pensée unique catastrophiste expliquant que les choses vont toujours plus mal, que la délinquance « explose », que les délinquants sont « de plus en plus jeunes et de plus en plus violents », qu’ils n’ont plus aucune morale, que le chômage et les institutions n’y sont pour rien, que c’est la faute des parents « démissionnaires » et de juges « laxistes », qu’il faut donc « passer à autre chose » pour rétablir « enfin » l’ordre et la sécurité (Mucchielli, 2008, 7). Dès lors, la production médiatique (Bailleau, Cartuyvels, De Fraene, 2009) de nouvelles figures sociales de l’anormalité (« le sauvageon », « la racaille »…) voit dans l’adolescent d’origine immigrée issu des milieux défavorisés la source de tous les maux sociaux. L’enfant délinquant est alors constitué en problème social spécifique auquel les pouvoirs publics entendent répondre. À ce titre, l’EPM incarne la vraie sanction éducative emblématique de l’esprit répressif de la loi [Perben « d’orientation et de programmation pour la justice » du 9 Septembre 2002] (Lazerges, 2008, 38). Dans cette perspective, mettre fin à des comportements déviants n’est plus l’objectif premier, désormais il s’agit essentiellement de gérer aux mieux les risques collectifs induits par ces conduites (Bailleau, 2009, 444). À prétentions éducatives et de réinsertion, l’EPM n’en respecte pas moins le premier principe de la prison fondé sur l’isolement du condamné par rapport au monde extérieur (Foucault, 1975, 274), l’innovation majeure consistant en la valorisation effective des temps collectifs mixtes vécus en détention. Placé au sein d’un appareillage très développé de nombreuses activités obligatoires, le mineur incarcéré se voit prendre en charge par un imposant dispositif ayant pour fonction, selon les termes du projet fondant les EPM, de le resocialiser. Il s’agit ainsi de faire en sorte qu’il intériorise les normes et les valeurs portées par la société qui lui permettront, lors de sa sortie prochaine, une réinsertion effective.

6 Le jeune détenu est ainsi amené à subir une forme d’hyperactivité forcée puisqu’il est censé, si l’on se réfère au cahier des charges des EPM, pratiquer soixante heures d’activités hebdomadaires équitablement réparties entre les domaines scolaire (placé sous le contrôle de l’Éducation nationale), socioculturel (dévolu à la Protection judiciaire de la jeunesse) et sportif (attribué à l’Administration pénitentiaire). Garant d’une prise en charge individualisée du jeune détenu, ce trépied éducatif permet à une équipe pluridisciplinaire d’intervenir quotidiennement auprès de lui tout au long de sa vie carcérale. Directrice des services pénitentiaires de l’EPM de Lavaur dans le Tarn, Nadège Grille souligne le programme dense d’activités obligatoires : Le projet prévoit vingt heures de sport, vingt heures d’enseignement et vingt d’heures d’activités éducatives par semaine et par jeune […]. On organise la vie dans l’établissement en allongeant sensiblement la traditionnelle journée de détention dont l’amplitude va de 7h30 à 21h30 (Grille, 2007, 117) [1]. Total, ce temps collectif, pendant lequel jusqu’à quinze détenus peuvent être réunis pour interagir au sein d’un même espace, devient l’instrument privilégié d’une resocialisation portée par un système d’incarcération qui se veut éducatif.

7 Présenté comme l’incarnation d’une prison en changement (Veil, Lhuillier, 2000), l’EPM n’est pourtant pas une novation radicale. En effet, la conception d’une prison à caractère éducatif ne date pas d’aujourd’hui et n’est donc pas le simple produit du débat public contemporain marqué par l’omniprésence des enjeux de sécurité, du principe de précaution et autre tolérance zéro. Conjuguer un certain nombre de dispositifs dits éducatifs dans le but de préparer la réinsertion du mineur lors de son temps de détention est une préoccupation qui émerge lorsque, au début du XXe siècle, l’adolescent en tant que catégorie propre commence à être pris en charge par le système judiciaire français. Ainsi est-il rapidement admis que le mineur délinquant doit disposer d’une incarcération spécifique, en ce sens qu’elle doit devenir éducative. Qu’il s’agisse des colonies agricoles ou, plus proches de nous, des prisons-écoles, la mise en œuvre d’une détention éducative soutenue par des temps collectifs à but resocialisant est toujours présentée comme novatrice et détonne, de fait, avec les sysèmes d’incarcération classiques mis en place tout au long des XXe et XXIe siècles.

8 Ainsi la détention en EPM contraint-elle les mineurs à intérioriser des manières de faire, de penser et d’agir standardisées et normées dans le but de travailler à leur resocialisation. Si ce projet s’incarne dans la programmation d’une constellation d’activités diverses prenant place au sein des temps collectifs ordonnancés par l’établissement pénitentiaire, les temps passés en unité de vie échappent grandement à l’objectif éducatif. En effet, en orientant toutes les fenêtres des cellules vers une cour centrale à ciel ouvert, la configuration architecturale de l’EPM génère, de jour comme de nuit, des interactions quasi permanentes entre l’ensemble des mineurs. Le temps de l’enfermement en cellule peut alors comporter une dimension collective non régentée par les professionnels de la prison dans la mesure où les détenus peuvent se voir, se parler et former des espaces de socialisation particuliers qui provoquent l’émergence, dans l’interaction, d’un certain nombre de valeurs et de normes de groupe héritées sur lesquelles l’Administration pénitentiaire n’a que peu de prise. Mis à part ces derniers espaces non repérés comme participant au fonctionnement éducatif de l’institution carcérale, tout se passe comme si le dispositif de resocialisation forcé devait, pour être intense, continu et efficace (l’absence de récidive découlant de la modification de l’ethos délinquant du mineur incarcéré), s’incarner dans une multitude d’activités et d’espaces afin de toucher l’ensemble des adolescents détenus.

9 La volonté politique et institutionnelle sous-tendue par la mise en place des temps collectifs à l’intérieur de la détention semble se fonder sur une représentation particulière de la socialisation en ce sens que cette dernière se trouve réduite à une éducation, voire à une rééducation. Faire ainsi de l’éducation le noyau dur, qui plus est visible, du processus de socialisation s’apparente à l’acception classique de la socialisation avancée par Émile Durkheim : Entre les virtualités indécises qui constituent l’homme au moment où il vient de naître, et le personnage très défini qu’il doit devenir pour jouer dans la société un rôle utile, la distance est donc considérable. C’est cette distance que l’éducation doit faire parcourir à l’enfant […]. L’éducation consiste en une socialisation méthodique de la jeune génération […]. Elle a pour objet de susciter et de développer chez l’enfant un certain nombre d’états physiques, intellectuels et moraux que réclament de lui et la société publique dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement destiné (Durkheim, 2009, 47-51). Ordonnée et essentielle, l’éducation ainsi entendue vise à dominer les passions et les instincts. En d’autres termes, elle extrait l’homme de l’état de nature caractérisé par le libre cours laissé aux comportements pulsionnels (tels que la violence) préjudiciables à la société et donc potentiellement condamnables, pour l’ériger en un être social dont les valeurs et le comportement permettent sa complète insertion dans un tout collectif régulé par des normes communément admises et respectées.

10 Nommée « éducation », la forme de socialisation institutionnelle promue par l’établissement pénitentiaire destiné aux mineurs est de semblable facture. À l’instar d’une institution totale (Goffman, 1968) elle se veut homogène, continue, intense et programmée en vue de discipliner les corps et les âmes des adolescents incarcérés. Elle s’incarne en une utilisation exhaustive de l’emploi du temps collectif, l’enfermement en cellule, symbole majeur de la peine carcérale, passant de la norme à l’exception au sein des EPM. Par conséquent, la vision de la socialisation de l’enfant qui en découle procède d’une régression, en faisant retour à l’idée de conditionnement éducatif, et en parachevant la tentative de résurgence d’un biopouvoir renouvelé [sous une forme toujours plus sophistiquée] (Neyrand, 2006, 117). La détotalitarisation du système carcéral affichée par l’EPM masque ainsi une forme de modernisation d’une technologie du contrôle mieux adaptée à une population mineure. La destruction du béton pénitentiaire (miradors, barbelés, grillages…) et la création d’espaces ouverts, parfois même à ciel ouvert, ainsi que la substitution du temps d’encellulement, symbole punitif par excellence, par des temps collectifs quasi permanents, peuvent laisser penser à un affaiblissement du système de contrôle à l’intérieur de cette nouvelle prison. Or, l’investissement de ce dispositif par l’Administration pénitentiaire, rendant la quasi-totalité des temps collectifs obligatoires, génère une forme renouvelée de technologie positive du pouvoir (Foucault, 1999) : un instrument hégémonique qui contraint une population jugée incontrôlable, un pouvoir omniprésent qui observe, qui planifie, qui inspecte, qui vérifie, qui se multiplie à partir de ses propres effets et qui procède à « la normation » des conduites et au « dressage » des individus.

11 Mais la multiplication des espaces de socialisation, des intervenants qui encadrent les activités éducatives, des lieux où s’exerce la pratique et des collectifs au sein desquels se trouve positionné le mineur incarcéré ne provoquent pas l’émergence d’une seule forme de socialisation éducative manifeste par laquelle les processus d’apprentissage des normes et des valeurs d’une société opèrent méthodiquement et de façon délibérée des adultes vers les adolescents. En effet, des formes de socialisation hétérogènes peuvent également se développer au sein d’un système pensé comme total. Outre que les temps collectifs peuvent faire l’objet d’un détournement et, paradoxalement, venir provoquer un renforcement des pratiques délinquantes des mineurs incarcérés, ils laissent se développer une multitude d’interactions sans qu’il y ait d’apprentissage méthodique explicite et sans que les individus, socialisateurs ou socialisés, n’aient réellement conscience de participer à un processus qui provoque, à un instant donné, des effets avant tout fixateurs de dispositions antérieures (Darmon, 2007, 114). En d’autres termes, tous les espaces de socialisation créés par l’EPM ne sont pas porteurs d’une éducation au sens où l’entend l’institution pénitentiaire. Une poignée de temps et d’espaces constitués de façon informels et non contrôlés par les adultes peuvent devenir les supports d’une socialisation latente. Un certain nombre de pratiques y sont ainsi identifiées telles que parler fort, marcher en roulant des épaules, ne pas baisser le regard, s’éprouver en insultant, en intimidant ou en faisant valoir sa force physique dans les bagarres. Pour reprendre le langage des détenus, il leur faut alors montrer qu’ils ont le style délinquant et qu’ils sont des papas, des bonhommes ou bien encore des grosses bites. Ce rapport étroit entre les valeurs de la virilité et la délinquance (Mauger, 2006) alimente ainsi l’expression d’un surcodage sexué. Afin d’appréhender ce mode de réappropriation des temps collectifs par les détenus, arrêtons-nous sur les facteurs d’émergence des manifestations exacerbées de genre.

Une détention propice à l’émergence d’un surcodage sexué

12 Le maintien des mineurs détenus à l’intérieur de temps collectifs quasi permanents peut provoquer l’émergence, dans certaines interactions, de manifestations et de pratiques sexuées surcodées venant compromettre, jusqu’à l’annihiler parfois, le projet éducatif visé par l’établissement pénitentiaire. Le premier facteur d’émergence des exacerbations de genre tient, principalement, à l’âge des jeunes détenus. Constituée de garçons et de filles (ces dernières sont très minoritaires) âgés de treize à dix-huit ans et affichant une moyenne d’âge d’environ seize ans, la très grande majorité de la population carcérale est constituée d’adolescents. Or, on sait cette période de la vie particulièrement marquée par la dimension sexuée de la quête, de l’affirmation et des revendications de genre : Les transformations physiques de la puberté ainsi que leurs prolongements psychologiques […] vont de pair avec un remaniement identitaire passant par une véritable recherche de soi-même, (de son appartenance au masculin, au féminin), d’une réassurance alors que son image se transforme à toute allure (Neyrand, 2002, 18). L’appartenance genrée étant inhérente à la construction de l’identité sexuée de l’adolescent, l’hexis corporelle adoptée par les jeunes détenus agit alors comme l’affirmation « par corps » d’un réservoir de dispositions incorporées (Bourdieu, 1980). Le surcodage sexué constitue ainsi la forme outrée de la manifestation de l’héritage social des jeunes incarcérés : les manières durables de se tenir, de marcher, de parler, de porter le corps, de se comporter, d’interagir avec autrui, de se vêtir… sont autant de ressources manifestes et ostensibles dont l’adolescent détenu use pour revendiquer l’appartenance à un genre, au sein d’un espace clos et soumis au regard d’autrui, et pour affirmer une identité sociale vécue d’abord comme sexuée.

13 En effet, cette identité sexuée constituant dans les milieux populaires, dont la plupart des adolescents incarcérés sont issus, le fondement de leur inscription dans le monde social (Schwartz, 1990), ils trouvent dans la socialisation reçue avant l’entrée en EPM le deuxième facteur d’émergence d’un surcodage sexué. Sans que ce trait normatif ne s’applique à tous les jeunes des cités populaires, il est indéniable qu’il existe une certaine logique guerrière qui imprègne [les pratiques de ces adolescents]. D’ailleurs, les compétences valorisées dans les embrouilles, qu’elles soient physiques (savoir se battre, encaisser les coups et se servir de différentes armes) ou mentales (le courage, la détermination et l’adhésion à la loi du silence), sont un exemple radical de la place de la virilité dans l’univers [de ces mineurs incarcérés] (Mohammed, 2009). S’affirmant par la référence à un certain machisme en partie réactif aux normes égalitaristes dominantes (Lagrange, 1999), les ressources physiques et les valeurs de virilité […] sont [pour ces adolescents], la seule espèce de capital mobilisable pour s’inscrire dans leurs espaces de sociabilité (Mauger, 2006, 52). La multiplication délibérée et volontariste des temps collectifs pratiqués au sein des établissements pénitentiaires pour mineurs leur fournit alors des moments et des lieux propices à reproduire ce style de vie dans l’environnement carcéral lui-même. C’est là le troisième levier de développement des manifestations du surcodage sexué qui voit de véritables bandes de jeunes se restructurer dans la détention et donner libre cours à des pratiques sur-virilisées obéissant à une logique guerrière (Mauger, 1995 ; Esterle-Hedibel, 1997). La sociabilité des bandes étant purement masculine, c’est l’idéal de virilité (fondé sur la force physique) tel que le conçoivent la plupart des jeunes mais aussi la plupart des hommes des classes populaires, qui sous-tend le système de relations sociales des jeunes des bandes (Mauger, 2006, 78).

14 Enfin, la double dimension socialement construite de l’identité sexuée constitue le dernier facteur d’activation du processus de surcodage. Ainsi à une identité pour soi porteuse de la représentation sexuée que l’adolescent détenu se fait de lui-même (et a intériorisée) vient se joindre une identité pour autrui (Dubar, 2002) révélatrice de l’interprétation que les autres se font de l’hexis corporelle qu’il donne à voir. C’est à la valorisation constante de ce second pan de son identité sexuée que le mineur prisonnier ne cesse de travailler, adoptant des postures masculines exacerbées et des comportements agressifs afin de se voir doté d’une image virile lui assurant de parvenir à faire sa place en détention. Faute de quoi, la déviance [étant] toujours le résultat des initiatives d’autrui (Becker, 1985, 186), il s’expose à des formes diverses de stigmatisation pouvant déboucher sur des violences verbales et des affrontements physiques, parfois paroxystiques. L’homosexualité masculine est ainsi érigée en repoussoir fondamental contre lequel le jeune détenu doit se construire une identité sexuée susceptible de lui permettre de revendiquer une part de pouvoir (Godelier, 2004). Ainsi s’agit-il pour lui de se garder de toute assimilation potentielle au « monde féminin » marqué du stigmate de la domination. Ne pas s’exposer au risque de se voir qualifié de tapette ou de tafiole suppose donc de se livrer à de véritables exhibitions hypersexuées consistant à surjouer les attitudes et les propos prêtés au genre masculin.

Une architecture qui contribue à l’intensification de la revendication sexuée

15 Paradoxalement, le programme architectural propre aux EPM vient encore accentuer le processus de surcodage sexué. En effet, le législateur semble avoir souhaité incarner le projet éducatif dans les murs de l’enceinte réservée aux mineurs détenus en s’éloignant de la conception formelle de la prison traditionnelle, tout en respectant les contraintes de sûreté liées au système d’enfermement. Concilier, au sein des mêmes espaces, incarcération et prise en charge socio-éducative suppose, selon l’agence de maîtrise d’ouvrage des travaux du ministère de la Justice, de concevoir une configuration architecturale définie comme « ni anxiogène, ni écrasante ». C’est ainsi que composées de dix chambres chacune (terme utilisé pour désigner les cellules), les unités d’hébergement, de couleurs chaudes, disposent, en outre, de lieux de vie (salle à manger, salle de détente avec équipement vidéo, fauteuils et baby-foot) et s’organisent autour d’une petite cour intérieure, le patio. Adossées au mur d’enceinte, ainsi que le gymnase, elles voient l’ensemble des chambres ouvrir sur l’espace central de la prison. De forme triangulaire et accueillant un terrain de sport et des espaces paysagers, il est à l’image de la place d’un village. De fait, conçue pour favoriser l’émergence de moments collectifs, l’architecture des EPM révèle l’ensemble des acteurs de la détention aux regards d’autrui, positionnés en gardiens de l’orthodoxie de genre. Ainsi la cour principale de la détention (les surveillants lui préfèrent le terme d’arène à celui de place du village initialement imaginé par les architectes) est-elle le lieu où tout est donné à voir : les entrées, les sorties, les déplacements, les visites, les pratiques sportives collectives, les comportements des détenus dans leur cellule… Acteurs principaux d’un spectacle de surveillance, les détenus observent et sont observés constamment. Ils en craignent d’autant plus la stigmatisation qu’entraîne une attitude jugée non virile. Les témoignages infra en attestent.

16

Charles, un détenu : C’est un monde de voyous ici. On est toujours dans la violence. T’as
pas le droit de pas être violent, sinon t’es une merde. C’est interdit de
pas être violent. Quelqu’un qui évite les bagarres, c’est une merde. Il
faut être violent ! Toujours les insultes. Même moi, j’m’y suis mis
mais, t’as vu, à force, j’en ai marre. […] Ouais, à l’extérieur, j’fais pas
que ça me battre. Ici, j’suis obligé de m’battre tout le temps (Il sou
pire en rigolant). […] T’es obligé, sinon tu crèves. On te tombe des
sus. Le temps que les surveillants arrivent, si tu te bats pas, t’es mort.
Yassine, un détenu : Y’a quelqu’un qui t’cherche la merde, t’es obligé d’y aller. Y a du
monde, tu peux pas fermer ta gueule devant les gens. Soit tu t’bats et
tu l’encules, soit tu fermes ta gueule et tu passes pour une tapette. Et
le lendemain tout le monde va t’insulter. Ça va être pire. […] Faut
faire sa place ici. Ça passe par la bagarre, les insultes, les coups. Tu
voles. Tu carottes. Les gens, ils regardent comment t’es, c’que tu fais,
comment tu le fais. […] Faut surtout pas passer pour une tapette.
Faut qu’tu gardes toujours les couilles accrochées. T’es obligé d’por
ter tes couilles et de les sortir quand il faut.

17 Préserver la face (Goffman, 1974) au regard de ses pairs, c’est aussi le faire à leur détriment. C’est l’obsession quotidienne des jeunes détenus au sein d’une configuration architecturale dans laquelle la vie est offerte en spectacle. Sauvegarder son rang et son statut ou, mieux, monter dans la hiérarchie carcérale pour accéder au rôle de leader du collectif puis de la détention tout entière, tel est l’objet des joutes verbales et des affrontements physiques qui mettent régulièrement aux prises le « capital guerrier » des adolescents retenus en EPM (Sauvadet, 2006).

Les mises en scène du corps sexué en détention

18 Aux yeux des jeunes détenus, la représentation théâtralisée des pratiques de surcodage sexué vise, plus précisément, le double objectif suivant : la sécurisation à l’intérieur du groupe de pairs et la préservation d’un espace intime de subjectivité. Le groupe occupe à cet égard une fonction de contenant, rassurante par la présence d’alter ego avec lesquels une identification est possible. L’adolescent tend alors à s’accorder à une apparence et une attitude conformes à l’identité collective choisie (Neyrand, 2002, 47). Ce qui ne va pas aller sans la nécessité fréquente de s’éloigner de ce qui se voudrait être au principe de la structure : la resocialisation, car la norme du groupe est justement située dans cet éloignement. Dans certains cas, le groupe peut alors offrir un espace d’affirmation de soi valorisant, quitte à ce que, parfois, il en vienne à prôner des comportements en contradiction avec la norme sociale (Neyrand, 2002, 50). La pluralité des espaces de socialisation présents au sein des EPM permet ainsi aux mineurs incarcérés d’évoluer selon ces deux registres complémentaires : usant de pratiques, d’attitudes et de propos relevant de l’expression banale et stéréotypée de l’appartenance de genre produite par leur environnement social d’origine, ils en viennent à développer une hexis se démarquant de la norme convenue en sublimant les différences et en magnifiant les stigmates qu’ils se voient apposés. L’apparence physique adoptée par les jeunes détenus ainsi que les activités sportives pratiquées au sein de l’EPM traduisent bien cette ambivalence.

Surcodage sexué et apparence physique : le cas de Sofia

19 Les usages du corps constituent le principal domaine d’investissement de l’adolescent incarcéré soucieux de réaliser avec succès la mise en scène de son personnage (Goffman, 1973, 197). Ressource première de l’hexis hypergenrée, il est également le support privilégié des stratégies et des procédés de présentation et d’affirmation de soi élaborés par les jeunes détenus. Le corps en prison se prête, en effet, à la parade et à l’étalage ostentatoire d’artifices sexuellement connotés. C’est ainsi que le choix des vêtements (et la manière de les porter), la confection de la coiffure, l’usage plus ou moins marqué du maquillage ou l’exhibition des tatouages sont autant d’attributs corporels laissés à la discrétion des garçons et des filles détenus en EPM et auxquels ils confèrent une extrême importance et portent une attention toute particulière au cœur de l’environnement carcéral. À ce titre, très minoritaires au sein des établissements pour mineurs et confrontées à des attitudes singulièrement masculines et machistes, certaines filles en viennent à développer, en réaction, une hexis surféminisée organisée autour de signes extérieurs et de comportements stéréotypés de soumission, de fragilité, de nonchalance, de calme et de séduction. Ce penchant manifeste et outré est d’autant plus intéressant à observer que la plupart de ces jeunes femmes détenues s’illustrent, avant leur incarcération, par un usage de la vulgarité et de la violence proche de l’hexis masculine caractérisant les jeunes des cités (Lagrange, 1999). Adoptant des comportements de véritables garçons manqués, certaines d’entre elles s’apparentent à des crapuleuses […] qui font leurs macs (Rubi, 2005, 147) et peuvent présenter des dispositions sexuées inversées (Mennesson, 2004) que leur internement en EPM conduit très rapidement à masquer.

20 Véritable appareil à transformer les individus (Foucault, 1975, 269), la prison semble avoir changé radicalement Sofia. Nos carnets de terrain en attestent :

21

Dans la cour centrale de la prison, le moniteur de sport raccompagne son groupe en cellule. Parmi les détenus, se trouve Sofia, arrivée à l’EPM depuis quelques jours. Elle porte un pantalon de survêtement bleu foncé et un tee-shirt rayé, blanc et noir. Elle n’est pas maquillée. Ses cheveux sont rasés, presque « à blanc ». Elle marche de manière prononcée, comme les garçons détenus : elle balance alternativement les épaules d’avant en arrière (elle roule les épaules), ses bras suivent le mouvement de balancier imprimé par ses épaules et, à chaque pas, elle réalise un petit saut comme pour appuyer un peu plus sa démarche. Son regard porte loin vers l’avant.
Elle aperçoit Philippe, un autre détenu, et dit à son sujet à haute voix : « Celui-là, avec le survêt vert, le petit-là, j’vais l’niquer lui. J’vais lui faire manger ses dents. Sa mère, la pute ! ». Elle frappe violemment sa main gauche de son poing droit et ajoute : « Il fait trop le ouf. J’vais l’prendre, j’vais l’défoncer, la vie d’ma mère, l’enculé ! ». Mimant des coups, elle fait de grands gestes avec sa main droite du haut vers le bas. Son index et son majeur sont tendus, tandis que ses autres doigts sont repliés sur eux-mêmes.

22 Incarcérée en raison de multiples vols à main armée, avec violence et en réunion, Sofia a manifestement intériorisé des dispositions sexuées inversées. Chef d’une bande de garçons, c’est elle qui orchestre l’ensemble des larcins. De même cite-t-elle, parmi les diverses activités pratiquées avant sa mise en détention, le foot, « traîner dans les rues avec les potes » et « les têtes ». Cette dernière occupation consiste en un affrontement ritualisé entre deux leaders de bandes rivales : la bagarre se déroule au centre d’un cercle formé par les membres des deux groupes en conflit et l’objectif de chacun des chefs de bande est de mettre l’autre K.O. pour attester la supériorité d’un groupe sur l’autre. Après la défaite de l’un des deux combattants, la rencontre peut se terminer en bagarre générale.

23 L’arrivée de Sofia en détention est très remarquée par les autres détenus. Outre que l’incarcération d’une fille est toujours un événement particulier au sein des EPM (les garçons ne manquant pas de scruter la nouvelle venue de haut en bas et d’évaluer crûment ses avantages à l’occasion de son premier passage par la cour centrale), Sofia présente la singularité de maîtriser les codes de la rue traditionnellement dévolus aux garçons et entend en faire usage en milieu carcéral. Intégrée dans les temps collectifs mixtes et obligatoires, elle est immédiatement confrontée aux autres détenus quasi-exclusivement masculins et fait valoir les ressources virilisées que présente son capital guerrier éprouvé. Se tenant à distance des filles de la détention, elle se rapproche ainsi des garçons, partage les moqueries de ces derniers relativement aux postures hyperféminisées des premières et participe au processus de stigmatisation développé à leur encontre : Bah, regarde-moi ces salopes. La vie d’ma mère, c’est des putes ! Ouais, c’est rien que des putes, confie-t-elle à un autre détenu. Sa volonté explicite de s’intégrer au sein des groupes de garçons se manifeste par son ambition résolue de participer aux pratiques sportives qu’ils accaparent traditionnellement. C’est ainsi que Sofia n’hésite pas à revendiquer une place au sein des équipes de football alors que les autres détenues lui intiment de se tenir à l’écart, prétextant la dangerosité extrême des modalités d’exercice de cette activité en EPM. Les matchs laissant libre cours à des pratiques d’engagement très viriles, Sofia présente, de fait, une cible idéale aux yeux des autres joueurs et est immédiatement prise à parti pendant les rencontres.

24

Sofia se déplace le long de la ligne de touche en marchant et observe le jeu. Ludovic s’approche d’elle avec le ballon. Elle se place devant lui pour le lui prendre. Ludovic donne alors un grand coup de pied dans le ballon et dans les pieds de Sofia. Sofia s’écarte et Ludovic passe en force en la bousculant. Sofia subit ainsi plusieurs attaques virulentes avant de décider de s’extraire du match. Elle se dirige vers la touche en boîtant, s’adosse au mur du gymnase puis s’asseoit contre le mur, la jambe gauche allongée et la jambe droite repliée. Elle tient sa cheville droite douloureuse entre ses deux mains. Elle interpelle Ludovic en ces termes « Ah ! putain, la vie d’ma mère, vous êtes trop violents ! ». Ce dernier lui rétorque : « Et ouais, c’est pas pour les tapettes, ni pour les gadjis ».

25 Durement malmenée pendant les rencontres sportives, Sofia est confrontée au même type de réactions violentes de la part des garçons dans l’ensemble des temps collectifs qu’elle entend partager avec eux. Soumises ainsi à des rituels virilisés incessants, elle les supporte de plus en plus mal et en vient, résignée, à esquisser un changement radical de ses attitudes et de son comportement. Moins de trois semaines après son arrivée en détention, Sofia donne à voir une tout autre hexis que celle qu’elle arborait jusque-là.

26

Traversant la cour, Sofia retourne en cellule. Elle porte un jean de couleur bleu, un tee-shirt rayé rose et marron, un pull bleu turquoise, imitation soie, et des chaussures de ville noires. Elle est maquillée : un rouge à lèvres d’un brun foncé et du fard à paupières d’un noir intense tranchent sur un fond de teint de couleur très blanche.

27 Frappante, la mutation est attestée par l’intéressée elle-même qui, avec un peu de recul, avoue s’être sentie en danger durant les premiers jours de la détention et avoir décidé, rapidement, de ne plus traîner avec ces garçons qui sont beaucoup plus violents qu’à l’extérieur de la prison. Régulièrement injuriée et brutalisée, Sofia est prise dans les jeux de virilité et se trouve immanquablement prisonnière de la logique de surenchère qui les anime. Vouloir se comporter comme un garçon au sein de l’EPM la contraint à se confronter constamment aux sollicitations viriles des garçons et, de fait, à mettre en danger son intégrité physique et morale. Décidant de censurer volontairement les manifestations les plus agressives des dispositions intériorisées avant son incarcération, Sofia travaille alors à euphémiser les penchants virilisés de ses modes verbal et physique d’expression, renonce aux pratiques sportives mixtes et se rapproche petit à petit du groupe des filles pour finir par l’intégrer définitivement. Elle livre ainsi des indicateurs corporels aux garçons afin que ces derniers la considèrent, la traitent, comme une femme. Se ranger du côté de la féminité lui permet de s’extraire légitimement des jeux des garçons et d’accéder à un statut de figure protégée. Faisant fonctionner à son profit les représentations stéréotypées que les garçons détenus se font de la féminité (entre autres traits, la faiblesse physique, voire la fragilité), elle peut refuser, de bon droit, toute situation de confrontation verbale ou physique pouvant la mettre en danger.

28 Ce changement radical de l’hexis de Sofia est également facilité par l’intervention de certains acteurs professionnels de l’EPM. Une « équipe d’encadrement rapproché » constituée d’un surveillant de l’Administration pénitentiaire et d’un éducateur de la Protection judiciaire de la jeunesse est affectée à chacune des unités de vie de l’établissement pénitentiaire et constitue l’entourage premier des adolescents incarcérés. Cette proximité nécessite que les personnels de surveillance soient du même sexe que les détenus avec lesquels ils composent au quotidien, règlement auquel les éducateurs ne sont pas soumis. C’est ainsi que Sofia peut être suivie par un binôme composé d’une surveillante et d’un éducateur. Cette mixité de l’encadrement semble jouer un rôle non négligeable dans la transformation de la jeune détenue. En effet, le binôme en charge de Sofia, et singulièrement son élément masculin, est particulièrement sensible au vocabulaire vulgaire et, le plus souvent, sexué dont use l’adolescente. Ainsi les suce ma bite et viens lécher mes couilles lui sont systématiquement reprochés et ceci d’autant plus que ces insultes sont accompagnées de gestes obscènes, Sofia n’hésitant pas à secouer un pénis imaginaire devant les autres détenus et à brandir à deux mains des testicules tout aussi fictives. Arrête Sofia, ça s’fait pas ! T’es une fille, quand même s’entend rétorquer la détenue. Les réactions les plus vives émanent des personnels masculins, tout autant que des garçons incarcérés : La vie de ma mère, j’suis choqué. En vérité, c’est un gars. Y’a aucun mec qui voudra d’elle, t’as vu comment elle parle !

29 De surcroît, les injures n’appartenant pas au répertoire sexuel sont également proscrites par le binôme au prétexte que les femmes ne doivent pas s’exprimer comme ça. Vivant très mal ce traitement différencié, Sofia réagit vivement : Attends, j’ai même pas le droit de dire « fait chier » ou « merde » ! Les garçons eux, on les reprend pas pour ça. Jamais, on leur dit d’arrêter ou de faire ci ou ça. Ils s’insultent toute la journée et on leur dit rien alors que moi j’dis un « p’tit merde » et, ça y est, j’suis l’ennemi public numéro un ! Prendre, selon ses propres termes, le risque de choquer les hommes de l’EPM ne lui étant pas permis, la situation de Sofia semble relever du traitement pénal réservé aux femmes : Les femmes sont jugées déviantes au regard d’autres normes, en deçà de la norme légale et en amont ou à côté de la sphère pénale (Cardi, 2007, 4). L’ambivalence du traitement accordé à Sofia repose ainsi sur une représentation sexuée des bienséances carcérales partagée par une partie des acteurs professionnels de l’EPM et la totalité des détenus et renvoie cette dernière à un féminin maternel (Cardi, 2009) en complète contradiction avec les formes de déviance auxquelles elle a pu avoir recours lors des temps collectifs. Fréquentant les surveillantes, Sofia en vient même à se livrer progressivement à un véritable apprentissage de la féminité consistant à se coiffer, se maquiller ou s’habiller.

30 Paradoxalement, si l’affirmation de cette nouvelle identité féminine induite par le système carcéral lui-même participe à la réduction des tensions entre garçons et filles, elle contrarie fondamentalement l’essence du projet conféré à l’EPM qui repose, en grande partie, sur une neutralisation de la variable genrée. Pensés comme une innovation éducative essentielle permettant le développement de relations apaisées entre les sexes à l’intérieur de la prison pour mineurs, les temps collectifs mixtes voient ainsi leur raison d’être radicalement remise en cause par l’affirmation de pratiques particularistes et distinctives fondées sur le genre. Si bien que les manifestations exacerbées de l’hexis féminine menacent le principe fondateur de l’EPM et, à ce titre, sont intolérables aux yeux du personnel pénitentiaire garant du projet éducatif de l’établissement. Démunis devant la mise en scène de comportements féminins paroxystiques et craignant les réactions incontrôlées que ces derniers sont susceptibles de provoquer chez les garçons, les surveillants sont tentés de voir dans la mixité un puissant facteur déstabilisateur laissé à la discrétion de la minorité des filles présentes en EPM. Ainsi développent-ils, avec un succès relatif, de nombreuses stratégies visant à lisser les hexis féminines les plus marquées, à limiter et à encadrer, autant que faire se peut, les démarches de séduction entreprises en direction des garçons et à empêcher l’émergence de relations amoureuses et sexuelles en détention ; autant de comportements devant être inhibés car propres à entacher la légitimité punitive de l’établissement pénitentiaire.

31 Enfin, si l’hyper-féminisation des attitudes offre à certaines filles (dont Sofia dans notre cas) l’opportunité de se prémunir contre toutes confrontations physiques directes avec les garçons et ainsi de se protéger contre les agressions, elle recèle un corollaire : celui de se voir stigmatisées et immanquablement étiquetées salope ou pute par les détenus masculins. L’ambition éducative des prisons pour mineurs se trouve ainsi grandement compromise par l’exacerbation de la violence et du machisme et la dévalorisation de l’identité féminine ravalée au rang d’objet sexuel. Le surcodage sexué en vient donc à déplacer la stigmatisation du plan interpersonnel à celui des rapports de genre gouvernés par une conception violente de la sexualité.

Surcodage sexué et activités sportives

32 Les activités sportives ayant cours au sein de l’établissement carcéral constituent l’autre terrain privilégié d’exacerbation des pratiques genrées. La raison principale tient au modèle compétitif et à la logique de confrontation qui les animent. La mise en œuvre du sport en détention étant l’apanage de l’Administration pénitentiaire, les trois « moniteurs de sport » qui, au sein de chaque EPM, organisent ces activités sont tous d’anciens surveillants ayant suivi une formation complémentaire de base et développant, par ailleurs, une forte inclination personnelle pour l’engagement et l’opposition physiques. Ils partagent ainsi un penchant commun avec les jeunes détenus masculins pour certaines pratiques sportives spécifiques : leurs dispositions sociales les portent prioritairement (et, dans certains cas, exclusivement) vers la musculation, les sports de combat et le football. La pratique donne ainsi naissance à une camaraderie virile décrite comme une fraternité charnelle très spéciale (Wacquant, 2002, 69) entre les détenus garçons et les moniteurs de sport. Leurs relations s’orientent ainsi vers un partage de l’effort et de la douleur physiques provoqués par la pratique de l’activité et ponctué par des regards et des sourires, des bribes de conversation, des blagues et des encouragements soufflés pendant les arrêts ou des tapes affectueuses dans le dos ou sur la main (Wacquant, 2002, 69). En réaction aux orientations éducatives et culturelles que leurs collègues issus de la protection judiciaire de la jeunesse associent à l’exercice d’un vaste panel d’activités physiques utilisées comme autant de facteurs d’épanouissement et d’ouverture, les surveillants chargés du sport en EPM privilégient quelques disciplines valorisant le défoulement viril et les oppositions frontales entre adversaires. Ainsi, l’offre sportive en EPM se prête-t-elle particulièrement bien à l’expression d’attitudes sexuées stéréotypées. Pouvant occuper jusqu’à vingt heures de l’emploi du temps hebdomadaire des mineurs incarcérés et organisées autour de matchs et de défis, les activités sportives sont perçues comme de formidables exutoires que les détenus investissent à leur avantage.

33 Si cette décharge physique générale présente le grand mérite de participer à l’épuisement des énergies contenues en détention, le dérivatif sportif est, en effet, à double tranchant. Tirant parti de la logique de confrontation proposée, les jeunes adolescents donnent libre cours à leurs revendications identitaires et, via le sport, se sentent autorisés à faire prévaloir un mode virilisé de régulation sociale qui gagne l’ensemble de l’environnement carcéral. La violence des moyens utilisés se trouve ainsi justifiée par la sacralisation de la victoire présentée comme l’attribut premier de la masculinité. Qualifiés de tapettes, les perdants se voient annexés à l’univers féminin quand, dans le même temps, le triomphe de la compétition pose son homme. Indexer ainsi les résultats sportifs sur une dichotomie sexuée outrée revient, de plus, à exclure les filles des activités physiques elles-mêmes et à les maintenir à la marge de ces dernières dans le rôle caricatural de groupies écervelées ou de pom-pom girls aguicheuses et vulgaires pratiquant une forme d’autodérision forcée.

34 Les garçons se mettent également en scène en modifiant radicalement les règles couramment admises des disciplines sportives qu’ils pratiquent en détention. Détournant ces dernières, ils négocient entre eux de nouvelles conditions de jeu dans l’unique but de permettre la mise en valeur du courage, de la force et de la rudesse par le débridement de la violence et de l’affrontement. Ce faisant, ils reproduisent au sein de l’EPM les dispositions sexuées intériorisées dans leur environnement social avant l’incarcération. La pratique du sport des « jeunes des cités » […] obéit à la même logique guerrière que les pratiques du monde des bandes : même intensité dans l’engagement physique, même attrait pour les sports de combat, […] même individualisme (transformation du sport collectif en sport individuel), mêmes conduites de défi, mêmes joutes verbales, préludes à (ou évitements de) la violence physique, même conduites de bluff : « frimer, bouffonner, se la jouer » (Mauger, 2006, 172). C’est ainsi que si le football permet une forme de valorisation de la virilité, le goal-à-goal, qui au sein de l’EPM en constitue l’ersatz, pousse la logique d’affrontement à son paroxysme.

35

Le « goal-à-goal » sollicite deux joueurs (exclusivement des garçons) qui se placent dans chacune des deux moitiés d’un terrain de football en salle. Il leur est interdit de franchir la ligne médiane. Les murs du gymnase remettent systématiquement la balle en jeu, de telle façon que le ballon n’est jamais en touche ou en sortie de but. Le jeu n’est donc jamais interrompu. Le joueur doit tantôt défendre son camp en empêchant l’adversaire de marquer un but, tantôt attaquer en tentant de faire entrer le ballon dans les cages adverses. L’opposition se résume à deux gestes : frapper le plus fort possible dans les buts adverses et arrêter les tirs de l’adversaire. Le joueur qui marque le plus de buts gagne la partie.
Les frappes au but sont tirées de chacun des deux camps. Les joueurs se positionnent, le plus souvent, sur la ligne médiane afin d’être les moins éloignés possible des buts adverses. Ils prennent jusqu’à cinq mètres d’élan, insultent leur adversaire au moment de la frappe, tirent le plus fort possible et visent le goal plutôt que chercher à placer le ballon. L’adresse n’est pas prise en compte. C’est la force de la frappe qui doit contraindre le gardien à s’effacer et à concéder un but. Dans ce cas, il est traité de fille, de gonzesse, de tapette ou de tafiole. Les tirs non cadrés heurtent le mur du fond et produisent un bruit assourdissant.
Il est interdit d’utiliser les mains pour stopper les tirs adverses. Si un des deux joueurs y a recours, notamment pour se protéger d’une frappe jugée trop forte, le but est accordé à son adversaire même si le ballon ne franchit pas la ligne. Les parties du corps qui peuvent être sollicitées pour faire obstacle à la balle sont les épaules, le torse et la tête, ainsi que les jambes plus rarement. La plupart des tirs sont détournés par les épaules. La posture adoptée par le gardien est la suivante : placé légèrement devant son but afin de réduire un peu l’angle de tir, de biais, épaule droite en direction de l’adversaire, bras droit fléchi contre le torse, main droite fermée et englobée dans la main gauche, il attend l’impact. De même, le gardien utilise parfois son torse pour stopper les tirs qui lui sont adressés. Face à son adversaire, il bombe les pectoraux, plie les bras sur le torse et serre les poings. Enfin, il utilise la tête quand le tir est haut. Il raidit la nuque, ferme les yeux et cherche à heurter le ballon avec le front ou le sommet du crâne.

36 Dans le cas présent, la virilisation du jeu et la sublimation de l’affrontement s’accompagnent de l’individualisation de la pratique, de la spécialisation des tâches et des espaces, de l’appauvrissement des phases et des stratégies de jeu et de l’emprunt à des postures relevant davantage du bodybuilding ou du combat de rue que du football entendu dans son acception traditionnelle. Si ce détournement de la pratique dénote également une forme d’inventivité et d’adaptation, son objet principal est bien d’offrir un espace de démonstration et de spectacle de l’hexis hypermasculinisée valorisée en détention. Permettant la mise en scène, devant un public exubérant et critique, de la force, du courage et de l’ensemble des compétences masculines qui leur sont immanquablement liées, le goal-à-goal est l’instrument parfait de l’expression du surcodage sexué laissé à l’appréciation de tous les détenus. Sous le regard d’autrui, il autorise l’étalage de la résistance et de la puissance physique marquées, notamment, par le volume de la musculature pectorale et des épaules très travaillée par les mineurs incarcérés passant de longues heures sur les appareils de remise en forme. La pratique régulière de cette activité fait, en outre, office de rite doté d’une forte charge symbolique dans la mesure où elle permet aux jeunes de se jauger les uns les autres, de tester les nouveaux arrivants, de codifier les conduites et de construire les hiérarchies au sein de la détention. À grands renforts d’applaudissements, de cris aigus et d’exhortations diverses, les filles se contentent, pour leur part, de contempler, d’admirer et d’encourager leurs hommes en se cantonnant au rôle de fans amourachées du champion.

37 Les activités sportives constituent ainsi une formidable machine à engendrer, à reproduire et à pérenniser le surcodage sexué en EPM. Favorisant l’expression de la virilité exacerbée, elles confirment, incarnent et sacralisent la division sexuelle des rôles (déjà observée dans les usages du corps relevés précédemment) et maintiennent les filles dans des fonctions subalternes et dépréciées. Elles amplifient enfin le dispositif de surveillance et de contrôle par lequel acteurs et spectateurs de la mise en scène sportive observent, évaluent, étalonnent, valorisent ou stigmatisent tous les membres mineurs de la communauté carcérale. Si les vertus éducatives du sport ne sont pas sollicitées ici, sa fonction traditionnelle d’exutoire connaît elle-même de sérieuses limites étant entendu qu’il tend à davantage exacerber les tensions grosses de conflits qu’il ne parvient à les canaliser.

38 Si le projet éducatif prôné par les EPM se donne à voir comme une forme de détotalitarisation de l’institution carcérale propre à engendrer un dispositif de détention adapté aux caractéristiques spécifiques des mineurs pris en charge, la multiplication des temps collectifs mixtes et obligatoires conçus à cet effet ne remplit manifestement pas l’objectif affiché d’humanisation (Chantraine, 2006). Prêtant le flanc au libre développement de procédés de contournement, de réappropriation, voire de détournement de l’ambition socialisatrice vantée par la prison destinée aux jeunes détenus, la conception même de l’établissement ainsi que les activités qu’il abrite permettent, notamment, l’affirmation d’un surcodage sexué sapant les bases du nouvel édifice. C’est sans doute que loin d’être ordonné autour d’un unique principe disciplinaire et loin également d’un exercice d’une violence physique libérée de toute contrainte, l’impératif sécuritaire impose à l’administration pénitentiaire et à ses agents une gestion pragmatique de la vie quotidienne : au jour le jour, elle négocie, réprime, privilégie, instrumentalise, opprime, sanctionne et récompense les détenus, afin de minimiser le désordre en détention (Chantraine, 2006, 283). L’ordre carcéral négocié qui en découle apparaît ainsi comme un équilibre instable en perpétuelle reconfiguration, produit d’une double nécessité : celle, pour les surveillants, de réaliser leur mission de garde en limitant les problèmes, la meilleure solution consistant le plus souvent à « donner du lest » sous la forme de tolérances informelles, celle ensuite, pour les détenus, d’améliorer leur quotidien et plus généralement d’organiser une vie sociale […] dans les failles du règlement (Chantraine, 2006, 283).

39 Il reste que prétendre accéder à la négociation et peser sensiblement sur celle-ci suppose de recourir à certaines ressources permettant d’affronter la pesanteur institutionnelle (Rostaing, 2009, 104). Inégalement distribuées entre l’ensemble des jeunes détenus, ces dernières sont le produit des dispositions intériorisées avant la mise en détention. Les adolescents les activent avec d’autant plus de vigueur que le temps moyen d’incarcération d’une durée de deux mois et demi contraint à la recherche d’une efficacité immédiate. Les conditions de vie en prison n’apparaissant pas comme propres à l’univers carcéral, mais plutôt comme le théâtre d’expression de formes exacerbées de rapports sociaux perceptibles à l’extérieur (Chantraine, 2003, 372), les EPM n’échappent pas à cette règle. Plus, ces nouvelles prisons semblent la provoquer. Outre que les dispositifs mis en place au sein de ces établissements font, comme nous l’avons vu, l’objet d’une forme de réappropriation par des détenus dont la tranche d’âge et la mixité accentuent le phénomène, l’origine sociale de ces derniers travaille également en ce sens. La domination masculine s’appuyant sur une instrumentalisation du sexuel, lui-même indexé sur la violence (Godelier, 1996), est en effet le propre des milieux populaires précarisés dont sont issus les jeunes détenus regroupés au sein des établissements pénitentiaires pour mineurs.

Notes

  • [1]
    Précisons que si les six EPM de France ne s’évertuent pas à tenir un tel programme d’activités, notre terrain d’enquête s’applique à respecter le projet initial et constitue, à ce titre, une figure spécifique.
Français

Les recherches en sciences sociales s’intéressant à l’univers pénitentiaire semblent, depuis peu, déplacer le regard vers l’expérience carcérale du jeune détenu afin d’analyser la socialisation engendrée par les dispositifs disciplinaires de la prison. Les investigations portent jusqu’alors sur les quartiers mineurs. Nous proposons, pour notre part, de mener une analyse des processus de socialisation des détenus incarcérés en établissement pénitentiaire pour mineurs (EPM). En positionnant les temps collectifs au cœur de son système de détention, cette « nouvelle » prison présente, en effet, un terrain favorable à l’étude d’une socialisation en train de se faire. En partie réappropriés par les adolescents incarcérés via des formes de pratique que nous nommons surcodage sexué, ces temps collectifs donnent prise à des mises en scène exacerbées de genre, souvent prohibées mais inhérentes aux configurations générées par le nouveau système de détention promu par les EPM.

Deutsch

Sozialwissenschaftliche Forschungen im Feld des Gefängnisses scheinen sich seit kurzem für die Erfahrungen von Insassen zu interessieren, um damit auf das Geschlechts bezogene Sozialisationsprozesse durch das System von Disziplinartechniken im Gefängnis zu analysieren. Diese Sozialisationsprozesse werden in diesem Beitrag an Insassen eines Jugendgefängnisses in Frankreich untersucht. Da in dem hier untersuchten neuen Gefängnis besonderes Gewicht auf gemeinsame verbrachte Zeit der Insassen gelegt wird, bietet es sich für die Analyse dieser Prozesse besonders an. Die gemeinsam verbrachte Zeit gibt den Jugendlichen Gelegenheit sich in Praktiken zu präsentieren, die hier als « übersexualisiert » bezeichnet werden. Teilweise handelt es sich hierbei um unerlaubte Praktiken, die aber gleichwohl implizit durch die Konfiguration dieses neuen Systems von Jugendgefängnis gefördert werden.

Italiano

Desde hace poco tiempo, las investigaciones en ciencias sociales sobre el entorno penitenciario parecen desplazar su atención hacia la experiencia carcelaria del joven detenido para analizar la socialización generada por los dispositivos disciplinarios de la carcel. Las investigaciones se han dirigido hasta ahora a los módulos de menores. Proponemos realizar un análisis de los procesos de socialización de los encarcelados en establecimientos penitenciarios de menores (EPM). Esta « nueva » cárcel presenta un terreno propicio al estudio de una socialización continua puesto que sitúa el tiempo colectivo en el centro de su sistema de detención. Estos tiempos colectivos, en parte reapropiados por los jóvenes encarcelados mediante prácticas que llamamos de supercodificación sexuada, nos llevan a demostraciones exacerbadas de género, a menudo prohibidas pero inherentes a las configuraciones que genera el nuevo sistema de detención promovido por los EPM.

Bibliographie

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Laurent Solini
Université Paul Sabatier Toulouse III Laboratoire Sports Organisations, Identités (SOI, EA 3690) Centre Interdisciplinaire de Recherche Appliquée au champ Pénitentiaire (CIRAP)
19, impasse André Marfaing Appart B20 31400 Toulouse
laurent.solini@gmail.com
Gérard Neyrand
Université Paul Sabatier Toulouse III codirecteur du Laboratoire Sports, Organisations, Identités (SOI, EA 3690)
175, rue F. Canobio 13320 Bouc-Bel-Air
neyrand@cict.fr
Jean-Charles Basson
Université Paul Sabatier Toulouse III Laboratoire Sports, Organisations, Identités (SOI, EA 3690) Laboratoire des Sciences Sociales du Politique (LaSSP, EA 4175) de l’Institut d’études politiques de Toulouse
49, rue Raymond IV 31000 Toulouse
basson@cict.fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/06/2011
https://doi.org/10.3917/ds.352.0195
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