CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Toutes les lois adoptées au cours des trois dernières décennies allant dans le sens d’une protection accrue des locataires menacés d’expulsion comportent des clauses restrictives concernant les squatteurs. Alors que la trêve hivernale des expulsions, les délais de grâce et les procédures de relogement bénéficient de droit aux détenteurs d’un bail, ils sont laissés à la libre appréciation du juge lorsque les occupants ont intégré les lieux « par voie de fait ». De toute évidence, le législateur, soucieux du respect de la propriété privée, n’a pas souhaité accorder à l’occupant « sans droit ni titre » les mêmes protections qu’au locataire.

2 Un premier regard porté sur les décisions des tribunaux nous porte à croire que le positivisme juridique joue à plein régime dans le contentieux du squat. En effet, les demandes d’expulsion des squatteurs et des gens du voyage installés sur des terrains non lotis sont acceptées par les juges dans 96,4% des cas (CERCRID, 2003). Ainsi le judiciaire, entendu comme la décision du magistrat, et le juridique, entendu comme la règle de droit fixée par l’État, paraissent-ils ici concorder de manière presque parfaite.

3 Une telle lecture du contentieux du squat se trouve cependant en partie démentie par l’enquête ethnographique conduite dans les squats marseillais entre 1998 et 2005 [1]. Cette enquête a consisté en une observation directe de longue durée, effectuée au sein d’une quinzaine de lieux de squats. À l’occasion de ces séjours, de nombreux récits d’expulsion ont été recueillis, et des interventions policières dans les squats directement observées. En outre, des entretiens portant sur la procédure d’expulsion ont été conduits avec des squatteurs, un avocat, un juge des référés et plusieurs policiers (N = 18). Enfin, nous avons eu accès au cours de l’enquête à des dossiers judiciaires relatifs à des squats (N = 30), dont sept cas pour lesquels nous avons également assisté aux audiences.

4 L’ensemble de ces matériaux ne constitue pas en tant que tel une base suffisante pour réaliser une « sociologie des professions » qui s’intéresserait spécifiquement aux agents en charge du contrôle des occupants sans droit ni titre [2]. En revanche, il permet de compléter et nuancer le constat statistique (celui donc de la quasi-systématicité de l’expulsion des squatteurs), en mettant à jour la diversité des modalités d’intervention dans les squats. Avant même qu’une procédure d’expulsion n’advienne, toute une partie des squats fait en effet l’objet d’une expulsion manu militari par les forces de l’ordre, dont cette donnée chiffrée ne peut par définition rendre compte ; en outre, elle ne dit rien des délais que le juge peut accorder aux occupants ; enfin, la décision d’expulsion ne signifie par que celle-ci soit effective : encore faut-il que le préfet accorde le concours de la force publique, ce qui n’est pas toujours le cas.

5 De ces quelques observations, il ressort que là où nous supposions initialement l’application technique et mécanique de l’« esprit de la loi », nous sommes en réalité face à du jeu. La question qui se pose alors est double : quels sont précisément les contours de cette marge de manœuvre, et comment les agents de l’État en font-ils usage ?

6 Pour y répondre, nous postulons que le droit est une activité sociale (Weber, 1986) et qu’à ce titre, il se fabrique (Latour, 2002), autrement dit se produit et se transforme à chacun des moments de son élaboration et de son application. Dans cette perspective, le droit est une matière mouvante, labile, qui induit un travail d’interprétation systématique de la part de ceux qui sont en charge de l’écrire comme de le mettre en œuvre. Nous chausserons par conséquent les lunettes d’une sociologie praxéologique, c’est-à-dire d’une sociologie qui se veut résolument empirique (ethnographique) et centrée sur les pratiques de production de la normativité (Dupret, Ferrié, 2004, 355), pour formuler l’hypothèse suivante : le squat est le lieu d’une tension normative [3] qui, pour être résolue, requiert un travail de catégorisation in situ de la part des différents acteurs institutionnels concernés. Les procédures de classement telles qu’elles sont mobilisées en actes et les catégories de jugement forgées ad hoc constituent dès lors l’objet d’investigation.

Le cadre légal : fragilité et protections

7 Avant de considérer la pratique des agents de l’État en matière de squat, encore faut-il préciser dans quel cadre légal se situe leur action. Deux distinctions importantes ont été établies par le législateur. La première sépare strictement les personnes qui disposent d’un bail locatif, même s’il n’est plus en vigueur, de celles qui n’en ont jamais signé. Nous le mentionnions en introduction, seuls les détenteurs d’un bail bénéficient explicitement des mesures adoptées en faveur du droit au logement, et notamment de celles qui protègent les occupants d’une expulsion [4]. Les autres constituent la vaste catégorie des « occupants sans droit ni titre », et l’application de ces mesures relève de l’appréciation de la situation par les agents étatiques.

8 Cette première différenciation établie, il faut en faire une seconde, au sein même des « occupations sans droit ni titre », entre les situations contractuelles (logements de fonction, prêts à usage, conventions d’occupation précaire…) et non contractuelles (squatteurs, occupants de terrains non bâtis, grévistes et manifestants qui occupent un local ou un espace public). L’existence d’un contrat, même s’il ne s’agit pas d’un bail à proprement parler, ouvre des droits, en particulier le droit à se maintenir dans les lieux. Autant dire que les squatteurs sont, avec les gens du voyage, parmi les moins protégés de tous les habitants.

9 Cela étant, le squat ne constitue pas une infraction. Litige civil, il relève du tribunal d’instance. Sauf bris ou effraction, difficiles à établir, les squatteurs ne risquent donc « que » l’expulsion. Pour que cette expulsion puisse advenir, une procédure juridique est a priori nécessaire : selon l’article 61 de la loi du 9 juillet 1991, sauf disposition spéciale, l’expulsion ou l’évacuation d’un immeuble ne peut être poursuivie qu’en vertu d’une décision de justice ou d’un procès-verbal de conciliation exécutoire, et après commandement d’avoir à libérer les locaux. Il arrive pourtant, dans les cas de figure que l’on va à présent décrire, que le squat fasse l’objet d’une évacuation immédiate par les forces de l’ordre. Trois acteurs jouent ainsi un rôle crucial dans l’expulsion des squatteurs : le policier (en expulsant ou non manu militari), le juge (en octroyant ou non des délais de grâce) et le préfet (en accordant ou non le concours de la force publique). Sur quoi se fondent alors ces agents de l’État pour décider du sort des habitants et de quoi dépendent les différences de traitement constatées ?

Le policier : du « trouble à l’ordre public » à la prise en compte de « l’humanité »

10 Aux dires des anciens squatteurs interrogés, les expulsions de squat par des « gros bras » diligentés par des propriétaires sont moins fréquentes aujourd’hui qu’elles ne l’étaient il y a une vingtaine d’années. Avec l’instauration de lois favorables au droit au logement, la tolérance envers de telles évacuations est moindre. Une visite sur les sites Internet de défense des droits des propriétaires indique également que ceux-ci sont à présent informés des risques encourus en cas d’expulsion « violente »  [5]. Si les expulsions manu militari effectuées par les propriétaires, voire dans certains cas par des voisins exaspérés, n’ont pas disparu (nous en avons recueilli plusieurs fois le récit), les expulsions qui se déroulent aujourd’hui sans procédure et par la force sont surtout le fait des forces de l’ordre.

11 Dans quels cas la police peut-elle alors évacuer un squat sans attendre la décision du juge ? Autrement dit, que recouvre empiriquement la « disposition spéciale » mentionnée dans la loi du 9 juillet 1991 ? La réponse la plus fréquente à cette question, de la part des policiers comme des squatteurs, fait référence à la « règle des 48 heures » d’occupation. En deçà de ce délai, la procédure n’est pas obligatoire et le procureur ou l’officier de police peut décider de mettre fin à l’occupation. Cette règle, qui n’est pas inscrite telle quelle dans les textes, correspond à la notion quelque peu floue de « flagrant délit ». Selon l’article 53 du code de procédure pénale, est qualifié de flagrant délit le délit qui se commet actuellement ou qui vient de se commettre. Le flagrant délit est donc d’abord corrélé à une notion de temps. Mais ce temps est plus élastique que la règle des 48 heures le laisserait supposer. Interrogé à ce sujet, un juge des référés exerçant à Marseille explique ainsi :

12

Il n’y a rien de précis. C’est une question d’appréciation. Ce qu’on veut protéger, c’est l’intimité des gens. Les services de police considèrent… On le voit : vous arrivez quelque part, les gens viennent de casser [la porte d’entrée], ils sont à l’intérieur, ils sont là, la police arrive, elle les met dehors. Bon, voilà. Ce faisant, c’est un problème d’ordre public. Maintenant, ils sont installés, il y a un réchaud, il y a quelques meubles, ils ont déjà passé une nuit, il y a des couchages, etc., là… C’est aussi une question d’humanité ! Vous rentrez quelque part et vous avez la sensation que les gens sont déjà chez eux ! Vous violez leur intimité. Là, les policiers doivent partir. Alors maintenant, dire 24 heures ou 48 heures, c’est vraiment une question d’appréciation. C’est très subjectif (Juge des référés, 13 juin 2001).

13 Ce passage, que corroborent dans une large mesure les dires des policiers interrogés, met en exergue le travail interprétatif auxquel doivent procéder les forces de l’ordre lorsqu’elles sont prévenues de l’ouverture d’un squat (l’information émanant dans la plupart des cas des voisins). De ce que nous avons observé, cette appréciation de la situation est à la fois visuelle et discursive : en même temps qu’ils essaient de pénétrer à l’intérieur du squat, chose qui peut difficilement se faire si les habitants sont récalcitrants, les policiers procèdent à une enquête de voisinage afin d’identifier la durée de vie du squat et de caractériser ses occupants. L’appréciation du squat n’apparaît pas par conséquent à proprement parler comme « subjective », ainsi que tendrait à l’indiquer le magistrat, mais bien balisée par le droit, c’est-à-dire orientée par la recherche de « traces » d’habitation à partir desquelles jauger de la possibilité et de la pertinence d’une intervention immédiate.

14 Outre le temps d’occupation écoulé, l’expulsion dépend d’une interprétation générale de la situation, qui porte selon nos observations sur quatre aspects : la présence d’une infraction (effraction pour entrer dans le lieu, branchement électrique illégal…), les difficultés sociales apparemment rencontrées par les occupants, la pression à l’expulsion exercée par le voisinage et/ou le propriétaire, et le caractère supposément délictueux des activités menées dans le squat (consommation de stupéfiants, etc.). Au final, il faut décider de la nature de l’occupation pour savoir quelle attitude tenir : si l’on est face à un habitat constitué, et si les occupants ne se sont rendus coupables d’aucun autre délit, alors le squat se transforme en « domicile » et les forces de police ne devraient pas intervenir. En revanche, si le squat n’est pas encore habité, ou s’il constitue un danger avéré  [6], alors l’intervention policière doit être immédiate.

15 Mais l’enquête de terrain révèle un autre espace de latitude au sein de l’intervention policière, qui consiste à respecter plus ou moins strictement ce cadre légal. Un officier de la police nationale nous expliquait ainsi comment son unité expulsait des individus en dehors des prescriptions de la loi :

16

Les squatteurs, ce sont des personnes marginales […] Nous les appréhendons généralement à l’extérieur, on trouve un motif bidon pour intervenir, et on contrôle la personne. Si c’est un squat de plusieurs personnes, la Ville coopère, l’eau et l’électricité sont coupées […] Si le propriétaire ne dit rien, qu’il n’y a pas de plainte, on trouve des artifices plus ou moins légaux pour intervenir.
– Et les expulsions, comment se déroulent-elles ?
– Ah, mais vous m’avez demandé de parler des squats, pas des expulsions ! Ça n’a rien à voir ! Les expulsions, c’est pour les familles, qui ont signé un bail mais ont un problème d’argent et ne peuvent plus payer […] Rares sont les squats familiaux. Pour une famille, le côté humain est pris en compte, on recherche un relogement. Mais il n’y a pas de mesure de relogement pour les squatteurs marginaux. On invente un peu la situation, on interpelle la personne sur la voie publique, et puis on rentre […] Lorsqu’ils sont en interpellation ou dehors, une benne de la Ville vient et débarrasse tout. Puis on mure (Officier de la police municipale, 21 avril 1999).

17 On voit donc que pour certaines unités de police [7], et dans certains cas, les expulsions manu militari se déroulent à la lisière du droit. Si les « familles » bénéficient du cadre légal de l’expulsion [8], avec les « marginaux », il s’agira d’expulser coûte que coûte, quitte à trouver « des artifices plus ou moins légaux pour intervenir ». À Marseille, l’enquête de terrain a montré que les squats occupés par les « jeunes errants », adolescents isolés et sans-papiers pour la plupart originaires du Maghreb, sont souvent évacués de la sorte. Soupçonnés de délinquance, générant un fort sentiment d’insécurité auprès du voisinage, ces adolescents ne possèdent aucun moyen de s’opposer à la police (méconnaissance du français, de la législation, absence de soutiens extérieurs, etc.). Les squats qu’ils occupent ont une espérance de vie des plus brèves, quelques jours à quelques semaines au mieux.

18 Si l’activité policière est, ici comme ailleurs, encadrée par le droit, les forces de l’ordre sont donc susceptibles de flirter avec les marges de la légalité. L’enquête policière dans les squats a pour objet de distinguer le squat- « domicile » du squat- « problème d’ordre public ». Ainsi le squat est-il certainement typique du caractère dual de la mission dévolue aux forces de police tel qu’identifié par Dominique Monjardet (1996), qui consiste à la fois à « appliquer le droit » et à « user de la force ». Reste à savoir comment se construit le jugement des policiers, et la nature des indices à partir desquels sera stimulée leur méfiance, ou leur compassion. Le pouvoir protecteur de la « famille » a été mentionné. L’enquête montre par ailleurs la forte indexation des contrôles de police à l’apparence physique des personnes (genre, âge, style vestimentaire, couleur de peau), dont des travaux récents ont également démontré la prégnance dans le cadre des contrôles policiers (Jobard, Lévy, 2009). Ainsi, au delà des faits, un ensemble de « représentations » relatives à la plus ou moins grande déviance supposée des habitants des squats opèrent comme facteurs discriminants dans l’activité des forces de police relative aux occupants sans droit ni titre.

Le juge face aux squatteurs : le prisme de la « bonne foi »

19 Certains habitants des squats, parce qu’ils sont repérés trop tôt, et/ou parce qu’ils ne sont pas perçus comme des habitants légitimes, ne bénéficient pas de la procédure avant expulsion. Beaucoup d’autres partiront de leur propre chef et sans attendre cette procédure, pour diverses raisons, qui peuvent tenir à la méconnaissance (de la protection légale qu’offre l’obligation de procédure), l’intimidation (exercée par le propriétaire, les voisins, la police) ou la mobilité (départ pour une autre ville, refuge dans un autre hébergement…). Une partie seulement des habitants des squats, que l’on ne peut précisément quantifier, sera donc confrontée au juge et au préfet.

20 La plupart du temps, les squatteurs sont jugés soit par référé, soit par ordonnance sur requête [9]. Nous nous intéresserons ici à la seule procédure en référé, procédure « accélérée » ou « en urgence », utilisée dans plus de 75 % des cas de squat (CERCRID, 2003). On l’a dit, le juge prononce presque toujours l’expulsion d’un squat : l’octroi ou non d’un délai constitue par conséquent l’enjeu principal de l’audience en justice.

21 Le code de la construction et de l’habitation autorise le magistrat à accorder des délais allant de 3 mois à 3 ans et ce, quel que soit le statut de l’occupant. Les auteurs du rapport du CERCRID indiquent à ce propos : En réalité, les dispositions légales prévoyant l’octroi de délais ne sont mobilisées que lorsque la durée accordée est de trois mois au moins. Ces délais ne sont pas octroyés fréquemment (145 cas sur un total de 1324). On peut signaler que seulement trente décisions accordent un tel délai à des « squatteurs », soit 6,5% des décisions (2003, 80). Il va donc sans dire que le plus souvent, face à une situation de squat, le juge expulse sans autre forme de considération. Les facteurs identifiés comme présidant à l’évaluation par le juge ne sont que rarement mobilisés. Il paraît toutefois important d’en faire mention, puisqu’ils permettent de comprendre qui sont les squatteurs « légitimes » du point de vue des magistrats soucieux d’examiner la situation dans sa complexité. L’existence d’un tel arbitrage rappelle en outre qu’une marge de manœuvre existe bel et bien : le caractère quasi systématique de l’expulsion sans délai relève moins du cadre légal stricto sensu que de la lecture qu’une majorité de magistrats choisit d’en faire, d’une forme d’automatisme qui n’est pas sans évoquer une posture implicite de défense inconditionnelle du droit de propriété.

22 De l’enquête de terrain, et plus spécifiquement des motivations de leurs décisions par les juges telles qu’elles apparaissent dans les dossiers examinés, il ressort que les magistrats accordant des délais aux squatteurs se fondent, pour en apprécier la durée, sur des critères qui intéressent les deux parties impliquées. En ce qui concerne le propriétaire, trois éléments sont déterminants : le statut et la taille du propriétaire de l’immeuble occupé d’abord, car on estime que le préjudice subi par une personne physique (petit propriétaire privé) sera plus important que celui auquel aura à faire face dans la même hypothèse une personne morale (de droit privé, par exemple une société, ou publique, par exemple une collectivité). D’autre part, la durée de vacance du bâtiment préalable à l’occupation est évoquée, parce qu’elle traduit un état plus ou moins avancé d’abandon. Enfin, dans le prolongement de ce second élément, le juge est attentif à l’intérêt réel du propriétaire concernant son bien : celui-ci doit faire la démonstration, par des preuves matérielles (comptes rendus de réunions publiques, devis d’entreprises du bâtiment, etc.), de ce que l’immeuble fait l’objet de projets futurs, ou en cours.

23 Ainsi, de vifs débats ont parfois lieu entre le propriétaire d’un lieu et ses occupants, le premier s’employant à démontrer que le bâtiment doit être bientôt rénové, accueillir des locataires ou être vendu, tandis que les seconds vont à l’inverse tenter de prouver que les projets mis en avant sont fictifs ou de circonstance. Sans pouvoir généraliser à l’ensemble des situations de squat, on peut dire qu’à Marseille, sur une vingtaine de lieux expulsés entre 1999 et 2005, la moitié environ a effectivement donné lieu à réfection et est habitée, le reste étant demeuré en l’état, c’est-à-dire vide et délabré.

24 La décision du juge, lorsqu’il opte pour un raisonnement sur le fond, est au croisement de ces premières considérations, et de celles portées à l’égard des squatteurs. Il s’agit alors de trouver un « juste équilibre » entre le droit constitutionnel et inaliénable du propriétaire sur son bien, et la situation sociale et sanitaire des squatteurs. En ce qui concerne ces derniers, l’avocat de la défense [10] a pour objectif premier de convaincre le magistrat de ce que les squatteurs sont dans le besoin matériel. Il lui faut démontrer, preuves à l’appui toujours, que ceux-ci sont acculés à occuper sans droit ni titre, qu’ils ne sont pas des usurpateurs, mais de « vrais pauvres ». On fait alors état des revenus modestes des occupants, de leur absence de travail régulier, on évoque « l’état de nécessité » dans lequel ils se trouvent. Il est aussi recommandé de prouver que les occupants ont effectué d’autres démarches pour se loger. Le juge sera d’autant plus indulgent que les occupants auront épuisé toutes les solutions légales, et notamment présenté des dossiers auprès d’offices HLM, dont on produira attestations et numéros de dossiers. Ces arguments visent avant tout à attester de la bonne foi des squatteurs, c’est-à-dire de leur réel désir d’intégrer la légalité.

25 Après avoir prouvé qu’ils sont de « vrais » pauvres, les squatteurs et leur avocat ont pour charge de démontrer qu’ils sont aussi de « bons » pauvres. Les groupes, en particulier de jeunes, sont très vite désignés comme « bandes » et génèrent une forte suspicion. D’autre part, le squat est couramment supposé lieu anarchique, anomique, où règne l’immoralité. L’avocat des squatteurs doit par conséquent démontrer le caractère inoffensif de ses clients. Il insiste sur leur sens moral, sur leur aspiration à la normalité. Il précise qu’ils ne sont pas des « drogués », qu’ils « ne volent pas », que marginalisation ne rime pas nécessairement avec délinquance. Il fait état de l’insertion des occupants dans leur quartier et présente, s’il le peut, des lettres et pétitions de soutien signées par les voisins [11]. Le fait que les squatteurs soient accompagnés par une association reconnue est aussi un facteur qui peut être perçu par le juge comme rassurant, en particulier sur la manière dont se déroule la vie à l’intérieur du bâtiment squatté.

26

Il y a quelques années, je m’étais rendu sur les lieux, sur un lieu de squat organisé par le DAL, j’ai fait une visite commentée, j’y suis resté plusieurs heures et j’ai vu comment les choses se passaient. Parce que si vous acceptez un squat en disant « les gens sont dehors, ils sont sous les intempéries », et que vous savez qu’à l’intérieur ça va être pire encore… Parce qu’on a vite fait de mettre la main sur un squat, je dirais même des petites organisations délinquancielles peuvent tout à fait le faire, où là vous trouvez des jeunes pour dealer, des possibilités d’organiser la prostitution, etc. (…) Le DAL est très efficace : il évite le squat sauvage, les phénomènes de délinquance, le turn over important, les phénomènes de paupérisation, les risques en terme de sécurité. Avec une organisation très pointue, les conditions d’occupation sont acceptables (Juge des référés, 13 juin 2001).

27 L’encadrement associatif est donc plutôt un atout, encore qu’il ne s’agisse en rien d’une garantie, puisque certains squats soutenus par DAL (Droit Au Logement) ou par d’autres organisations ont subi des expulsions immédiates. Mais articulé au travail de l’avocat, il permet d’instaurer un rapport de force plus favorable aux squatteurs que dans le cas d’une occupation isolée. La présence d’une association au cours d’une audience en justice de squatteurs relève cependant d’une situation très minoritaire.

28 La classification des squatteurs au regard du travail judiciaire se fait donc à partir de trois critères principaux : celui de la « véracité de la pauvreté », celui de la « sincérité » et celui de l’« innocuité ». Il s’agit de prouver que l’on subit la marginalité, et que l’on ne représente pas un danger pour la collectivité. Les squats de pauvreté, dans lesquels les occupants justifient leur pratique par la survie, sont susceptibles d’être les plus performants en matière de « bonne foi », pour peu que le stigmate délinquanciel soit mis à distance avec succès. Les squats alternatifs (du type squat artistique, collectif politique…) ont quant à eux davantage de mal à apparaître comme des squats de nécessité ; mais ils sont aussi moins soupçonnés de déviance que les précédents.

Controverse autour d’un squat artistique

Un bref récit nous permettra d’illustrer les constats précédents. Il énumère les arguments mobilisés par les avocats lors de l’audience en justice d’un squat d’artistes. Installé dans l’enceinte d’un bâtiment municipal partiellement désaffecté situé dans le quartier du Panier à Marseille, le SLAAF (Sans Local d’Activités Artistiques Fixes) fut ouvert en 2000 et expulsé en 2002.
Nous sommes une quinzaine à assister à l’audience du 7 janvier 2001, pour la plupart habitants ou sympathisants du SLAAF. L’avocat des squatteurs ouvre les débats. Il commence par plaider l’irrecevabilité de la plainte, arguant de ce que le maire de Marseille est incompétent à agir car les domaines du culturel comme du logement concernent le conseil d’arrondissement. L’avocat de la mairie prend alors la parole. Il réfute rapidement les arguments de forme et atteste du caractère légal de l’action en justice. Il plaide ensuite sur le fond, en développant cinq points successifs. L’avocat rappelle d’abord le caractère illicite de l’occupation et conteste le fait que les occupants aient pénétré sans effraction dans le bâtiment. Puis il insiste sur la vétusté et la dangerosité des lieux : les locaux sont inaptes à l’habitation. Il évoque les branchements électriques sauvages effectués par les squatteurs, et qui seraient source de danger. L’essentiel de la plaidoirie porte ensuite sur l’illégitimité des occupants. Il conteste d’abord le besoin dans lequel ils se trouveraient : L’un d’entre eux est même fils de magistrat, monsieur le juge ! L’avocat distingue alors ces artistes illégaux de ceux qui louent ateliers et logements à l’étage du même bâtiment, en payant un loyer en bonne et due forme à la mairie. Or, il ne suffit pas de porter un carton à dessins sous le bras pour être un artiste.
Non seulement les prétendus squatteurs ne le sont peut-être pas, mais surtout, ils génèrent du danger : l’avocat cite une lettre envoyée au maire par ces artistes légaux indiquant que le lieu est maintenant ouvert aux quatre vents, et qu’ils vivent dans la peur des vols. L’occupation n’est pas aussi paisible qu’ils le disent ! En outre, les artistes légaux ont un vrai projet pour le bâtiment (espace d’exposition, lieu pédagogique et restaurant culturel), soutenu par la mairie. Comme son adversaire, l’avocat de la mairie dira vouloir se garder de débattre de qui sont les véritables artistes. Mais toute sa plaidoirie consistera à tenter de modifier le couple faux artistes embourgeoisés/jeunes artistes authentiques qu’il sait être la version de la défense, pour celui de vrais artistes sérieux et constructifs/jeunesse rebelle et immature.
L’avocat des squatteurs reprend la parole et plaide maintenant sur le fond. Il commence par confirmer l’entrée sans effraction dans les lieux. Puis il oppose très fermement les occupants du SLAAF aux « faux artistes » du dessus, qu’il essaie de discréditer : Vous voyez Van Gogh en train d’écrire une lettre de délation contre des artistes démunis ? Il fustige les artistes nantis, dont l’activité principale consiste à effectuer des baisemains et manger des petits fours dans les réceptions mondaines de la mairie. C’est eux les vrais artistes !, clame-t-il en nous désignant, assis sur les bancs de la salle d’audience.
Armé du dossier de quelques pages préparé par les squatteurs, l’avocat entend alors faire la preuve des travaux réalisés et de la plus-value faite sur le lieu. Il insiste sur la propreté : il y a des chambres très bien aménagées. La mairie ne serait donc pas lésée, bien au contraire. Il parle ensuite des activités organisées par les habitants, de l’ouverture du SLAAF sur le quartier, des lettres de soutien d’artisans et de commerçants voisins : cette occupation est paisible, appréciée même. Il ne s’agit pas de drogués, ni de délinquants ! Puis il mentionne les factures d’électricité, dûment payées : ce ne sont pas des parasites ! L’avocat veut surtout faire la preuve de la bonne foi des occupants. Il insiste sur la réalité des besoins en logement, dont il atteste en fournissant les copies des demandes de logement social. Il évoque les lettres envoyées à la mairie afin d’instaurer un dialogue, la proposition de médiation refusée. L’avocat attaque enfin le projet associatif des artistes résidents, qu’il qualifie de bidon. Ce projet ne devant pas, quoi qu’il en soit, voir le jour avant juin, il demande l’octroi d’un délai jusqu’à septembre.
À la sortie du tribunal, les occupants du SLAAF sont joyeux. Ils ont apprécié la plaidoirie de leur avocat, son franc-parler. Nous noterons pour notre part la présence en son sein des trois schèmes de légitimation identifiés précédemment (véracité du besoin, sincérité, innocuité). Nous ne saurons jamais cependant si le juge en charge du dossier y aurait été sensible : suite à l’audience, et en lien certainement avec la médiatisation de l’affaire par la presse régionale, la mairie retire sa plainte, et va jusqu’à promettre aux habitants la signature d’une « convention d’occupation précaire ». Mais quelques semaines plus tard, la mairie change à nouveau son fusil d’épaule et les assigne à comparaître une nouvelle fois devant les tribunaux, qui prononceront finalement leur expulsion.

Le préfet, ultime recours : le « trouble à l’ordre public », à nouveau

29 Une fois l’expulsion prononcée par le juge, c’est à la préfecture de décider in fine si un squat doit ou non être expulsé, en autorisant ou non le concours de la force publique. En outre, c’est aussi du préfet que dépend essentiellement le relogement (ou plus souvent le non-relogement) des squatteurs.

30 Quand l’expulsion est-elle alors ajournée par le préfet ? De ce que nous avons observé, le représentant de l’État motive généralement une telle décision par le risque de graves troubles à l’ordre public. Celle-ci est adoptée lorsque les squatteurs sont soutenus et menacent de médiatiser leur situation, et/ou lorsqu’ils paraissent subir des conditions de vie particulièrement dramatiques. De toute évidence, les enfants en bas âge inspirent davantage de compassion que les adultes, et en particulier que les hommes seuls, figures par excellence du « mauvais » pauvre.

31 La suspension de l’expulsion débouche habituellement sur une transaction entre le représentant de l’État et le propriétaire qui, depuis la loi de 1998 (qui, en ce sens, est aussi protectrice du droit de propriété), se voit indemnisé du montant des loyers impayés. Ainsi, les habitants des quelques squats bénéficiant d’une forme de statu quo juridique, en l’attente de leur relogement et/ou de la préemption par les pouvoirs publics du bâtiment occupé, règlent-ils mensuellement des indemnités d’occupation, dont le montant est complété par l’État.

32 L’autre élément sur lequel doit se prononcer le préfet est l’octroi ou non d’un logement aux squatteurs expulsés. À l’inverse des occupants en titre, il n’existe pas d’obligation légale de reloger des squatteurs après une expulsion. Le relogement relève alors à nouveau du pouvoir discrétionnaire de l’administration. De l’enquête de terrain, il ressort que dans la plupart des cas, aucun relogement n’est accordé. Les personnes identifiées comme SDF, les collectifs alternatifs (qui ne demandent pas tous un accès au logement ordinaire cependant), les travailleurs immigrés « isolés », les étrangers sans-papiers… ne bénéficient quasiment jamais d’une proposition de relogement. Comme précédemment, la présence d’enfants en bas âge, et l’instauration d’un rapport de force par la mobilisation des habitants et de leurs soutiens (associations, militants, voisins…) pourront néanmoins influer positivement sur la décision de relogement.

33 Notons en outre que lorsque des logements sont attribués, il s’agit la plupart du temps de simples hébergements provisoires : quelques nuits en hôtel, une place en foyer. Il n’est pas rare alors que les habitants refusent ces propositions, quitte à installer des campements à même la rue, afin d’interpeller médias et pouvoirs publics sur la précarité de leur situation. Certains n’y voient que la « manipulation » d’associations plus désireuses d’assurer leur publicité que de venir en aide aux expulsés. On peut cependant aisément concevoir que les personnes soient lasses d’être ballottées d’un hébergement temporaire à un autre, alors qu’elles aspirent à trouver, enfin, une forme de stabilité. Lorsque ces hébergements, comme il nous a plusieurs fois été donné de le constater, se trouvent qui plus est à des kilomètres des quartiers où vivent les familles, là où les enfants sont scolarisés, où les parents travaillent, où des liens de sociabilité et de solidarité ont été construits, les réticences à les accepter font parfaitement sens, et rendent caduques les soupçons de « manipulation » comme les allégations relatives à une supposée demande de « traitement de faveur »  [12].

34 Ainsi donc, dans la grande majorité des cas, le préfet ne surseoit pas à l’expulsion des squatteurs, ni ne met en œuvre de démarche de relogement. Lorsqu’il a accordé le concours de la force publique, la dernière phase de l’expulsion débute. Un courrier de la préfecture est adressé à la police, qui convient d’une date avec l’huissier. Une expulsion nécessite une certaine organisation : à la date arrêtée, huissier, policiers, serrurier et déménageurs sont présents. La plupart des expulsions se déroulent tôt le matin. La résistance physique est rare, et se produit essentiellement dans les squats politiques. Une fois l’expulsion effectuée, un serrurier est chargé de fermer immédiatement les lieux. Ensuite, le squat est muré, des portes blindées « anti-squat » parfois installées. Parfois aussi, l’intérieur des lieux est détruit (les forces de l’ordre parlent de « dévitaliser » un appartement), afin de décourager tout nouveau squat.

35 L’expulsion est non seulement un moment traumatisant, mais elle fragilise encore davantage les habitants. Claire Lévy-Vroelant et Jérôme Segal notent ainsi à propos de l’expulsion de 150 Roms d’un bâtiment à Montreuil en 2003 : Cette expulsion ajoute la misère à la précarité. Les efforts d’intégration sont réduits à néant. Les enfants étaient scolarisés à l’école primaire et au collège, dans des classes spécialisées, l’accès aux soins était devenu effectif pour une majorité par le montage des dossiers médicaux, la demande de cours d’alphabétisation allait pouvoir recevoir une réponse, etc. (2003, 224). Les expulsions ont pour conséquence la paupérisation accrue de populations déjà victimes d’ostracisme et d’une très grande vulnérabilité sociale. Elles ne résolvent en rien la « question » du squat, puisqu’en l’absence d’alternative, il est fort probable que les personnes concernées iront, tôt ou tard, occuper un nouveau bâtiment. L’expulsion contribue ainsi à produire ce à quoi elle était censée mettre un terme : l’occupation sans droit ni titre de logements vides.

36 En matière de squat, l’« esprit de la loi » n’est finalement pas si aisé à identifier : le législateur, on l’a vu, ne contraint pas le magistrat à protéger l’habitant sans droit ni titre, tout en lui en laissant la possibilité. C’est dans cette zone d’incertitude que vient se déployer le pouvoir discrétionnaire du juge, comme ceux du policier et du préfet. La tension se situe alors entre deux pôles perceptifs : il faut en dernière instance déterminer si le squatteur est un « marginal volontaire », ou une « victime » du mal-logement.

37 L’ethnographie du contentieux du squat confirme le primat d’une lecture « délinquancielle » du squat par les agents de l’État. La fragilité sociale, économique et résidentielle de l’immense majorité des habitants est masquée par le stigmate de la déviance. En contrevenant au droit « imprescriptible et sacré » de la propriété privée, les squatteurs endossent l’habit du pauvre pernicieux, voire séditieux, dont il faut avant tout protéger la société. Dans ce cadre répressif général, un certain nombre de différenciations sont malgré tout effectuées. La figure de l’enfant, parce qu’elle est associée à l’innocence, parce qu’elle relève également d’une obligation légale de protection, apparaît comme la plus efficace dans l’altération du stigmate. Mais elle ne constitue pas un rempart inaltérable. Elle est en outre toujours susceptible de se « retourner », puisque les mauvaises conditions de vie dans un squat pourront être au motif d’un placement des enfants, les parents se trouvant alors contraints d’assumer la responsabilité et le coût affectif d’une situation qu’ils subissent. D’autres paramètres joueront plus souvent en défaveur des habitants : le fait d’être jeune, de genre masculin, de nationalité étrangère, notamment. Ces modalités de classement, qui relèvent du registre moral, font l’objet d’une traduction juridique par le truchement des catégories de la « bonne foi » et du « trouble à l’ordre public ». Ces classements ad hoc des squatteurs, desquels dépendront les formes que prendront les procédures en actes, réactualisent la dialectique entre « vraie » et « fausse » pauvreté, qui est de longue date au fondement de la réversibilité d’une politique assistancielle prompte à se métamorphoser en répression à l’encontre des populations cibles (Geremek, 1997).

38 Il serait pourtant inexact d’affirmer que les lois en faveur du droit au logement sont sans effet sur les décisions prises par les agents de l’État en matière de squat. Plusieurs exemples [13] en effet attestent de ce que certains magistrats et préfets se fondent sur les lois en faveur du logement des « personnes défavorisées » pour accorder des délais aux occupants sans droit ni titre. Mais en matière de squat, rien n’est acquis. D’abord parce que les initiatives visant à en criminaliser la pratique ou à restreindre les droits des squatteurs sont récurrentes [14]. D’autre part, les quelques jugements « favorables » aux squatteurs n’ont pas fait école : ainsi qu’en atteste la thèse de droit de Joane Benhayoun (2005), la jurisprudence en la matière s’est révélée indéniablement protectrice du droit de propriété au cours des dernières années, alors même que les mesures en faveur du droit au logement n’ont cessé de se multiplier. Si la question du droit demeure donc décisive quant à ce que seront les conditions de vie des squatteurs à l’avenir, on comprend que celle de la « norme » sociale l’est au moins tout autant.

Notes

  • [1]
    Dans le cadre d’une thèse d’anthropologie soutenue en 2007 à l’EHESS. Cet article est une version largement remaniée du chapitre « La judiciarisation d’une question sociale ? » paru dans l’ouvrage Les mondes du squat en 2009.
  • [2]
    Pour une réflexion méthodologique sur les conditions et les relations d’enquête au sein de la magistrature, on renvoie en particulier à l’article de Rémi Lenoir (1996).
  • [3]
    À la fois dans le sens juridique du terme, celui d’un conflit entre les normes relatives au droit de propriété et celles afférentes au droit au logement, et dans une acception sociologique puisque des normes morales et sociales s’y donnent également à voir, comme nous serons amenés à le démontrer.
  • [4]
    Ces mesures ont été notablement renforcées dans le cadre de la loi contre les exclusions de 1998 (trêve hivernale des expulsions, délais de grâce, aides financières, accompagnement social, et relogement en cas d’éviction).
  • [5]
    Une telle expulsion n’ouvre pas de droit aux squatteurs de réintégrer les lieux, mais le propriétaire peut faire l’objet d’une procédure pour faits de violence. Voir par exemple l’article « Logement squatté : il faut réagir vite ! » publié par le site « Intérêts privés » et reproduit à l’adresse [http://www.boursorama.com/patrimoine/information/detail-dossier.phtml?num=2256086].
  • [6]
    Pour le voisinage ou pour les habitants eux-mêmes, par exemple dans le cas d’un immeuble insalubre menaçant ruine.
  • [7]
    Nos données ne nous permettent pas d’estimer avec précision le caractère généralisé ou non de ce type de pratique.
  • [8]
    Nous reviendrons infra à propos des magistrats sur cette classification des habitants des squats en fonction de leur degré de légitimité.
  • [9]
    L’ordonnance sur requête consiste pour l’avocat du propriétaire à soumettre une ordonnance au magistrat sans que les squatteurs en soient informés, au motif que leur identité est inconnue et ne peut être obtenue. Elle rend impossible le débat contradictoire, et peut donc être assimilée à une expulsion manu militari.
  • [10]
    Celui-ci se fonde notamment sur l’article L 613-2 du code de la construction et de l’habitation, qui indique que pour la fixation de ces délais, il doit être tenu compte de la bonne ou mauvaise volonté de l’occupant de l’exécution de ses obligations, des situations respectives du propriétaire et de l’occupant, notamment en ce qui concerne l’âge, l’état de santé, la qualité de sinistré par fait de guerre, la situation de famille ou de fortune de chacun d’entre eux, les circonstances atmosphériques, ainsi que des diligences que l’occupant justifie avoir faites en vue de son relogement.
  • [11]
    L’avocat de la partie adverse peut quant à lui soumettre au juge des plaintes pour tapage nocturne, ou des pétitions concurrentes. L’opinion du voisinage est ainsi prise très au sérieux, et le juge se fonde en grande partie sur l’impression laissée par les squatteurs.
  • [12]
    Sur cette question des refus d’hébergement, on se permet de renvoyer à Bouillon, 2009b.
  • [13]
    Contentons-nous de citer la décision prise en 2001 par le juge des référés rencontré lors de l’enquête de terrain, qui accorde un an de délai à une cinquantaine de familles comoriennes occupantes et n’autorise leur expulsion qu’à la condition qu’elles soient relogées décemment en se référant explicitement à la loi contre les exclusions de 1998. Plusieurs articles du quotidien Le Monde mentionnaient que la loi Besson de 1990 avait elle aussi, en son temps, infléchi la sévérité des tribunaux vis-à-vis des squatteurs. Une nouvelle enquête serait à mener qui permettrait de dire si l’adoption récente d’un droit au logement opposable a, ou non, des répercussions sur le contentieux du squat.
  • [14]
    Ainsi une proposition d’amendement a-t-elle été faite lors de l’adoption de la loi de 1998 afin d’introduire l’interdiction légale d’accorder un quelconque délai aux squatteurs, tandis que le projet de loi sur la sécurité intérieure (2001) prévoyait de punir le squat de 6 mois de prison et de 3000 euros d’amende. Dans les deux cas, l’article a finalement été supprimé, suite aux pressions exercées par les associations de défense du droit au logement.
Français

S’inspirant d’une sociologie praxéologique attentive à la « fabrique » du droit, cet article s’attache à décrire le travail de catégorisation effectué par les différents agents de l’État mobilisés par la procédure d’expulsion des squats. Il montre d’abord que la fragilité socio-économique des habitants est globalement masquée par le stigmate de la déviance. Mais dans ce cadre répressif général, un certain nombre de différenciations sont repérables. La figure de l’enfant apparaît comme la plus efficace dans l’altération du stigmate, tandis que le fait d’être jeune, de genre masculin, de nationalité étrangère, jouera en défaveur des squatteurs. Ces classements moraux ad hoc, dont dépendront les procédures en actes, réactualisent la dialectique entre « vraie » et « fausse » pauvreté au fondement de la réversibilité d’une politique assistancielle prompte à se métamorphoser en répression à l’encontre des populations cibles.

Deutsch

Inspiriert durch eine praxeologische Soziologie, die sensibel ist für die Prozesse der Herstellung von Recht im praktischen Vollzug, zielt der Beitrag auf eine Beschreibung von Kategorisierungsarbeit durch staatliche Akteure bei der Zwangsräumung besetzter Häuser. Zunächst wird gezeigt, dass sozio-ökonomische Schwäche durch das Stigma der Devianz verdeckt wird. Aber in diesem allgemeinen repressiven Rahmen kann eine Reihe von Differenzierungen beobachtet werden. Die Figur des unschuldigen Kindes widersteht am wirksamsten dem Stigma, während die Identifikation als männlich, jung und mit Migrationshintergrund einen Nachteil für die Besetzer bedeutet. Diese ad hoc Klassifizierungen die die Handlungen gegenüber den Besetzern leiten, ist Ausdruck der Dialektik von « wahrer » und « falscher » Armut, die eine der Grundlagen darstellt für den Abbau sozialpolitischer Leistungen und ihre Verwandlung in repressive Maßnahmen.

Bibliographie

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Florence Bouillon
Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis Centre Norbert Elias
11, rue du Commandant Mages 13001 Marseille, France
florence.bouillon@gmail.com
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 12/08/2010
https://doi.org/10.3917/ds.342.0175
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