Introduction
1Comment construit-on une identité homosexuelle ? Comment la gère-t-on socialement ? Telles sont les questions au cœur de cet article sur lesquelles nombre de sociologues se sont déjà penchés. Mais alors pourquoi y revenir ? Parce que, dans les sociétés occidentales, le contexte actuel où se déploie la construction identitaire de l’homosexualité est particulier, embrouillé, complexe. Cela tient au fait que dans ces sociétés, aujourd’hui plus que jamais, plusieurs représentations profondément différentes de l’homosexualité coexistent, se mêlent et s’affrontent. Placées sur un continuum, les deux extrêmes seraient, d’une part, la représentation de l’homosexualité comme une forme de sexualité parmi d’autres ; de l’autre, la représentation de l’homosexualité comme une sexualité déviante. Le premier extrême du continuum renvoie au processus de normalisation de l’homosexualité, conçue à la fois comme propension à la standardisation et à la régulation (Broqua, De Busscher, 2003). Le deuxième extrême se greffe sur le principe de l’hétéronormativité, à savoir la promotion de l’hétérosexualité comme modèle normatif de référence en matière de comportements sexuels (Horincq, 2004).
2La représentation de l’homosexualité comme une forme de sexualité parmi d’autres prend appui sur le mouvement d’effilochement des genres, des modes de vivre en couple et du concept même de famille (Cohler, Galatzer-Levy, 2000). Dans la même lignée, Broqua (2005) note que face à l’homosexualité, un processus d’inversion des valeurs est en acte. Deux indicateurs le prouveraient : l’idée de plus en plus répandue selon laquelle la sexualité relèverait de la liberté des choix individuels et le fait que depuis le début des années 1990 le terme « homophobie » s’est imposé. En effet, en faisant admettre l’existence d’une hostilité condamnable à leur égard, on faisait aussi reconnaître implicitement une légitimité aux homosexuels (Broqua, 2005,364). Une telle représentation sociale de l’homosexualité témoigne d’une progression manifeste de la tolérance envers l’homosexualité, notamment en milieu urbain, fruit, entre autres, de l’incessant travail fourni par les mouvements homosexuels pour la reconnaissance sociale et l’égalité (Adam, Duyvendak, Krouwel, 1999 ; Broqua, 2005 ; Crettiez, Sommier, 2002 ; Delor, 1997,1999 ; Eribon, 1999,2003a et b). L’adoption du PACS par nombre de pays occidentaux est en ce sens emblématique des mobilisations homosexuelles dans la lutte contre les inégalités et les discriminations légales et sociales. Comme Broqua et de Busscher (2003) le relèvent à juste titre, grâce à la mobilisation du milieu homosexuel, l’homosexualité a gagné une éclatante visibilité dans les médias au cours de ces dernières années. Mais cette visibilité touche également la vie quotidienne des homosexuels qui s’affichent ouvertement dans la rue à l’occasion de la Gay Pride, dans les quartiers homosexuels, ainsi que dans les associations gays et lesbiennes qui se développent de plus en plus dans les domaines professionnels et universitaires (Broqua, de Busscher, 2003). Voilà pourquoi la représentation sociale de l’homosexualité comme une forme de sexualité parmi d’autres porte à inscrire celle-ci dans un véritable processus de normalisation.
3À l’autre extrême du continuum des représentations sociales de l’homosexualité, celle-ci serait conçue comme une sexualité déviante, car s’écartant de la norme sociale de l’hétérosexualité. Dans le sillage de cette représentation, quelques sociologues français contemporains observent que, même si les sociétés occidentales se montrent aujourd’hui plus ouvertes et tolérantes envers l’homosexualité, l’hétérosexualité continue d’être dominante et, partant, elle se passe de justification (Bourdieu, 1990,1998 ; Delor, 1997,1999 ; Eribon, 1999). Aucun individu hétérosexuel ne doit se présenter en tant que tel au cours des différentes interactions de la vie quotidienne. La présomption d’hétérosexualité agit dans tout contexte et l’hétérosexualité s’impose de manière naturelle. En tant que dominé, l’homosexuel est victime d’une violence symbolique que les membres des catégories dominantes exercent sur lui [1]. En effet, il tend à prendre sur lui-même le point de vue des hétérosexuels : (...) à travers notamment l’effet de destin que produit la catégorisation stigmatisante et en particulier l’insulte, réelle ou potentielle, il peut être ainsi conduit à s’appliquer et à accepter, contraint et forcé, les catégories de perception droites (straight, par opposition à crooked, tordu, comme dans la vision méditerranéenne), et à vivre dans la honte l’expérience sexuelle qui, du point de vue des catégories dominantes, le définit, balançant entre la peur d’être perçu, démasqué, et le désir d’être reconnu des autres homosexuels (Bourdieu, 1998,130) [2].
4Or, dans un contexte social où, tant chez les homosexuels que les hétérosexuels, des représentations sociales si divergentes de l’homosexualité s’affrontent, comment construire et gérer cette dernière ? Comment composer avec l’esprit d’ouverture d’une part et la pression normative à l’hétérosexualité d’autre part ? Comment dévoiler à soi-même et aux autres son homosexualité dans un univers plus tolérant, mais au demeurant encore normativement hétérosexuel ? Comment l’assumer ? Les réponses apportées à ces interrogations ont conduit à la conceptualisation d’un modèle identitaire susceptible de restituer le processus de construction de l’identité homosexuelle, faisant l’objet de cet article. Le but étant de rendre compte des dimensions qui composent le modèle identitaire forgé, mais aussi des tensions identitaires pouvant surgir, ainsi que des stratégies développées pour gérer celles-ci.
5La réflexion présentée ici est issue d’un travail de terrain de nature qualitative et exploratoire mené dans le cadre d’une thèse de doctorat sur la double construction identitaire autour de l’homosexualité et de la séropositivité (Mellini, 2003) [3]. Pour récolter le matériel empirique, la méthode des entretiens biographiques a été privilégiée, dans le but de comprendre les expériences vécues par les interviewés, saisir leurs réflexions, dégager leurs logiques d’action et leurs sentiments. Les entretiens biographiques permettent à chaque individu de produire un travail de reconstruction de soi et du sens qu’il attribue à ses expériences, ou, plus largement, d’élaborer le récit de sa vie (Ricoeur, 1983,1984). Lorsqu’il raconte sa vie, l’individu sélectionne des événements et établit des liens entre eux, de façon à ce que le résultat soit une histoire cohérente et pleine de sens, tout au moins à ses yeux (Bourdieu, 1993) [4].
6Au total, seize entretiens approfondis d’une durée moyenne de deux heures ont été menés avec des hommes homosexuels [5]. Grâce au consentement de tous les interviewés, les récits ont pu être enregistrés et ensuite transcrits de manière intégrale. L’échantillon se compose donc de seize hommes s’auto-identifiant comme homosexuels, âgés entre 27 et 65 ans, de nationalité suisse, avec origines étrangères pour cinq d’entre eux (Argentine, Vietnam, Belgique, Maroc et Tunisie) [6]. Huit interviewés étaient professionnellement actifs (deux enseignants à l’école supérieure, un employé, un éducateur, deux ouvriers, un pharmacien et un manager), deux étaient à la retraite, trois à l’Assurance Invalidité (AI) en raison de leur séropositivité et trois en requalification professionnelle financée par l’AI. Quant à la situation de couple au moment de l’interview, sept étaient seuls, six en relation stable avec un homme depuis un an jusqu’à vingt, deux engagés dans des mariages hétérosexuels et un interviewé en relations stables multipartenaires avec deux hommes et une femme.
7Quant à la démarche analytique privilégiée, elle s’inspire de la modélisation de la recherche qualitative développée par Maxwell (1996) et consiste à procéder par campagnes d’entretiens. Une telle démarche souligne l’« itération » de l’enquête de terrain et la « récursivité » de l’entretien de terrain, deux concepts chers à de Sardan (1995). En fait, très proche de la « théorie fondée » selon Glaser et Strauss (1967), cet auteur conçoit l’enquête de terrain comme un va-et-vient entre problématique et données, interprétation et résultats [7]. Reste à préciser que l’organisation, la structuration et l’interprétation du matériel empirique ont été effectuées à travers une analyse de contenu, en suivant la méthode de la comparaison continue des occurrences préconisée par Glaser et Strauss (1967). Ceci signifie que c’est à l’intérieur d’une démarche continue de questionnement et de mise en perspective des données récoltées que les résultats émergent.
8Pour conclure, une note sur la portée des résultats et, partant, des réflexions restituées infra. Étant issus d’une étude qualitative de nature exploratoire, les résultats ne sont aucunement représentatifs de ce que les hommes homosexuels en Suisse et encore moins ailleurs vivent, ressentent, pensent et font. En revanche, c’est grâce à la richesse des récits de vie produits par les interviewés dans le cadre de cette enquête qu’un modèle identitaire susceptible de rendre compte des différentes facettes composant l’identité homosexuelle a pu être conceptualisé. Le but ultime étant de comprendre le travail identitaire que les homosexuels sont appelés à produire sur leur identité sexuelle pour tenter de concilier ces différentes facettes. Or, pour restituer les réflexions menées autour de ce travail identitaire, le présent article a été structuré en deux parties : la première est consacrée à la présentation du modèle identitaire forgé pour analyser le matériel de terrain, tandis que la seconde est focalisée sur les stratégies identitaires mises en place par les homosexuels interviewés pour gérer les tensions identitaires auxquelles ils sont confrontés dans la construction de leur identité sexuelle.
Un modèle identitaire dynamique
9Les identités sont multiples et mouvantes ; chaque identité est une combinaison unique de composantes identitaires en interaction : il s’agit là des deux idées centrales exposées infra, à partir desquelles toute l’analyse sur la construction identitaire des homosexuels s’est bâtie (Mellini, 2003).
Des identités multiples et mouvantes
10Selon l’approche interactionniste sur laquelle est fondée l’étude dont ces réflexions sont dérivées, les identités sont multiples. Successivement ou simultanément, chaque individu dispose de plusieurs identités (Camilleri, 1990 ; Demazière, Dubar, 1997 ; Eribon, 1999). Personne n’est uniquement homosexuel. Bien au contraire, à côté de l’identité homosexuelle, chaque individu possède une pluralité d’identités qui, réunies, forgent son identité sociale. Virtuellement présentes chez lui, les différentes identités qui composent son identité sociale se matérialisent en fonction du contexte historique, social et culturel dans lequel l’individu interagit.
11Mais les identités sont aussi mouvantes, car construites au fil des interactions sociales (Camilleri, 1990 ; Castañeda, 1999). Elles émergent comme le résultat de processus interactifs entre une définition de soi que l’individu s’attribue et la définition que lui attribuent les personnes avec lesquelles il entre en interaction. Le fondement du soi se situe donc dans la relation à l’autre (Demazière, Dubar, 1997). Cela étant, l’identité homosexuelle est en constante évolution, en fonction des interactions quotidiennes que les individus tissent avec leur entourage. Elle se construit peu à peu. Elle change selon le contexte immédiat d’interaction, mais également en fonction des moments de la vie. C’est ce que Dubar (2000) désigne comme le processus identitaire biographique. Les attitudes de l’homosexuel, ses gestes, ses manières d’affronter l’homosexualité, ses manières de la vivre et de l’assumer face à l’environnement changent selon le contexte dans lequel elles sont insérées. En quelques mots, il n’existe pas une identité homosexuelle, mais plutôt des identités homosexuelles, étant chacune le fruit de constructions identitaires différentes, à des moments biographiques différents et dans des contextes de vie différents.
Des composantes identitaires en interaction
12Postuler que les identités sont multiples et mouvantes pose un défi analytique : comment les appréhender ? Quel instrument construire ? Comment conjurer le risque de les figer dans un modèle ? C’est par la conceptualisation d’un modèle identitaire dynamique inspiré de près des travaux de Bajoit (1999,2000) que le défi a été relevé. Pour ce sociologue, la socialisation consiste en un processus par lequel l’individu, par la gestion relationnelle de soi, (re)construit sans cesse son identité personnelle, en vue de participer à la vie sociale (Bajoit, 2000,19). Tout au long de ce processus, l’individu est engagé dans une triple quête : la réalisation de ses engagements identitaires, l’accomplissement personnel et la reconnaissance sociale. Or, pour accomplir ses engagements identitaires, l’individu est appelé à produire un travail de construction de l’identité qui consiste à concilier ou réconcilier trois identités : l’identité désirée – ce que l’individu voudrait être, l’identité engagée – ce qu’il est et a été, et l’identité assignée – ce qu’il croit que les autres voudraient qu’il soit (Bajoit, 1999,2000).
13Concilier ces trois identités relève d’un travail quotidien que Bajoit (2000) appelle gestion relationnelle de soi ou travail du sujet. Plus précisément, à partir des trois identités dégagées – identité désirée, engagée et assignée – trois travaux identitaires d’ajustement peuvent être effectués. Le premier travail consiste à concilier ce que l’individu attend de soi avec ce qu’il croit que les autres attendent de lui. Le deuxième revient pour lui à se reconnaître pour ce qu’il est et ce qu’il a été. Le troisième amène l’individu à se faire reconnaître par les autres pour ce qu’il est et qu’il a été.
14Le modèle identitaire développé par Bajoit (1999,2000) brille certes par sa cohérence, sa linéarité et sa clarté. Cependant, pour qu’il s’applique mieux à la construction de l’identité homosexuelle, trois modifications majeures y ont été apportées (cf. Figure 1).
15La première modification consiste à rajouter une nouvelle composante de l’identité, en raison de l’importance qu’elle acquiert dans le processus de construction identitaire chez les homosexuels. Il s’agit de l’identité ressentie. Cet ajout s’explique par le fait qu’il existe des individus qui, à un moment donné de leur parcours homosexuel, peuvent ressentir leur orientation homosexuelle en termes de pulsions, d’attirances physiques et affectives envers des individus du même sexe, sans pour autant la désirer. Tout se passe comme s’ils sentent qu’ils sont homosexuels, mais ils ne désirent pas l’être.
16La seconde modification apportée au modèle identitaire de Bajoit (1999,2000) concerne la scission de l’identité engagée en deux volets, l’identité engagée pour soi et l’identité engagée pour les autres, opération qui se légitime par le fait qu’un individu peut s’engager en tant qu’homosexuel pour soi, mais pas pour les autres, notamment les hétérosexuels. C’est typiquement le cas de figure d’une homosexualité clandestine. Lorsqu’il fréquente des lieux de rencontre ou des lieux de drague de manière anonyme, l’individu s’engage en tant qu’homosexuel pour soi et pour les autres homosexuels avec lesquels il interagit, mais pas forcément envers les hétérosexuels qui l’entourent.
Le modèle identitaire.

Le modèle identitaire.
17La troisième modification par rapport à la modélisation conçue par Bajoit (1999,2000) repose sur la structuration du modèle de l’identité en palier subjectif et palier objectif [8]. En effet, pour mieux saisir le processus de construction de l’identité homosexuelle, il s’avère important d’introduire une distinction entre ce que l’individu construit à partir de soi-même, de son matériel identitaire en quelque sorte, et ce qu’il construit à partir du matériel identitaire qu’il puise chez les autres – les membres de sa famille, ses amis, ses collègues de travail, ses connaissances. Bien entendu, en accord avec Bajoit (1999,2000), force est d’admettre que l’objectivité de ce matériel est relative, puisque chaque individu interprète ce que les autres attendent de lui.
18Identité ressentie, désirée et engagée pour soi et pour les autres représentent ainsi le palier subjectif de l’identité, alors que le palier objectif consiste en deux composantes : l’identité attendue et l’identité assignée (cf. Figure 1). La première correspond pratiquement à l’identité assignée de Bajoit (1999,2000). En fait, elle rend compte de ce que l’individu pense que les autres attendent de lui, ce qu’ils souhaitent et ce qu’ils projettent pour lui. En revanche, l’identité assignée est celle que l’individu croit que les autres lui attribuent. Il estime ainsi que ses parents lui assignent une identité hétérosexuelle ou homosexuelle qui ne se superpose pas forcément à l’identité qu’ils attendent de lui. Autrement dit, ses parents se comportent avec lui en tenant compte du fait qu’il est homosexuel, sans pour autant souhaiter cela pour lui.
19Or, comme Bajoit (1999,2000) l’a bien démontré, des tensions peuvent surgir entre les différentes composantes de l’identité. Pour sa part, il les qualifie de « tensions existentielles », alors qu’ici l’appellation de « tensions identitaires » lui est préférée, car elle rend mieux compte de l’objet dans lequel de telles tensions s’incrustent. Les tensions identitaires peuvent encore être intra-orientées ou extra-orientées. Les premières concernent l’individu dans son rapport à soi-même (palier subjectif de l’identité), tandis que les secondes concernent l’individu dans son rapport aux autres (palier objectif de l’identité).
Des stratégies identitaires
20Confronté aux tensions identitaires intra- et extra-orientées, l’homosexuel est appelé à produire un travail sur son identité sexuelle, afin de les réduire voire les résoudre. En accord avec Voegtli (2004), il s’agit là d’un travail de mise en cohérence de soi long et continu, ponctué par des remaniements identitaires successifs (Voegtli, 2004,155). Or, pour gérer les tensions identitaires et progresser ainsi dans la construction de son identité homosexuelle, l’individu mobilise des stratégies identitaires, telle est l’idée défendue ici et développée dans cette deuxième partie de l’article.
21À l’instar de Camilleri (1990), par stratégies identitaires il faut entendre des actions mises en place pour atteindre un ou plusieurs buts et s’orientant en fonction de l’interaction et du contexte dans lequel elles se produisent. Ainsi conçues, les stratégies identitaires ne se maintiennent donc identiques ni dans le temps, ni dans l’espace, car elles dépendent du contexte social, historique, culturel et psychologique dans lequel l’interaction a lieu. Conceptualisées et mises en place pour gérer les tensions identitaires entre les différentes composantes de l’identité, il importe encore de préciser que les stratégies identitaires doivent leur existence primordiale au caractère potentiellement stigmatisant de l’homosexualité. Que recouvre cette potentialité ? Pour la comprendre, une référence à Goffman est incontournable (1975). Pour cet auteur, le stigmate est à concevoir comme un attribut qui jette du discrédit sur l’individu porteur. Il peut être de deux natures différentes : directement visible ou plutôt latent. Dans le premier cas, l’individu qui le porte est discrédité, tandis que dans le deuxième cas, l’individu est discréditable, contraint alors à vivre une situation où la différence n’est ni immédiatement apparente ni déjà connue (Goffman, 1975,57).
22Or, en accord avec Delor (1997), force est d’admettre que l’homosexualité est un stigmate particulier, car il est à la fois relatif au corps et au désir et, la plupart du temps, invisible. De plus, sa gestion sociale est différée et il peut être mis en doute. En d’autres termes, il s’agit d’un stigmate latent, car à bien des égards, il peut être dissimulé. En tant que tel, il assigne aux homosexuels une place dans la catégorie des individus discréditables. Mais une telle dissimulation ne va pas sans effort. Pour conjurer la stigmatisation dont ils pourraient être victimes si leur identité sexuelle était connue, les homosexuels développent et utilisent à dessein des stratégies identitaires.
23À partir du matériel de terrain récolté dans le cadre de l’enquête qualitative dont ces réflexions sont issues, quatre catégories principales de stratégies identitaires ont pu être mises en exergue : le déni, la clandestinité, l’arrangement et l’affichage. Il s’agit de stratégies idéal-typiques et, en tant que telles, elles ne concernent pas forcément tous les hommes interviewés de la même manière : certains les ont toutes mobilisées, d’autres seulement quelques-unes ; certains y ont eu recours de manière progressive, d’autres en même temps. Autrement dit, les stratégies identitaires relevées ne s’excluent pas mutuellement, mais peuvent se combiner en fonction des différents contextes d’interaction et moments biographiques propres à chaque interviewé.
La stratégie identitaire du déni
24L’individu qui adopte cette stratégie ne s’identifie pas en tant qu’homosexuel. Il ressent être homosexuel, mais ne désire pas l’être et, partant, ne s’identifie en tant que tel ni face à soi-même, ni face aux autres (cf. Figure 2).
Le déni.

Le déni.
25Ainsi conçue, la stratégie identitaire du déni s’apparente à celle de la cohérence simple dégagée par Dubar (2000). En cas de conflit identitaire, elle consiste à préserver la cohérence de l’identité à travers la suppression d’une ou plusieurs composantes identitaires parmi celles en conflit et à retrouver par là une certaine stabilité. Mais pourquoi annuler cette partie de l’identité qui est axée sur les sentiments ? Cela tient, d’une part, à l’hétéronormativité des institutions sociales, notamment la famille et l’école impliquées de près dans la socialisation des enfants et adolescents. Les trajectoires homosexuelles restent discontinues pour certains individus, acculturés dans un ordre social hétéronormatif où fortes sont encore les pressions de conformité à un processus de développement social ordonné en phases (mariage, enfants, petits-enfants) (Bourdieu, 1990,1998 ; Eribon, 1999).
26D’autre part, l’homosexualité continue de faire l’objet de discriminations et stigmatisations. En témoignent les nombreux scénarios d’injures auxquels les homosexuels sont exposés (Pietrantoni,1999). Dans cette lignée, Eribon (2003b) affirme que nombre d’enquêtes sociologiques démontrent que l’injure homophobe fait partie de la vie quotidienne des homosexuels à tel point qu’il n’hésite pas à lui attribuer un statut de structure sociale d’infériorisation (2003b, 265). Et de noter par ailleurs que les homosexuels en prennent connaissance avant même d’entrer dans la sexualité. Tant Delor (1997,1999) qu’Eribon (1999) fondent ainsi l’injure comme une des modalités les plus violentes de l’imposition normative. En accord avec eux, elle exerce une violence symbolique au sens de Bourdieu (1998), car à travers elle, la domination de l’hétérosexualité sur l’homosexualité est brutalement signifiée [9].
27Ainsi, à l’instar d’Eribon (2003b, 265), force est de reconnaître que c’est souvent par l’injure que les homosexuels prennent conscience de ce qu’ils sont, et que ce qu’ils sont est précisément ce qu’il ne faut pas être. En témoigne avec force ce passage du récit de vie d’Antoine (27 ans), récolté dans l’étude dont les réflexions présentées ici sont issues : À l’école je me faisais souvent insulter (…) Je me suis fait traiter de sale pédé, d’espèce de tantouse, de tout ce que tu veux, comme le nom d’un oiseau. (…) on a commencé à me dire ce que j’étais : un sale pédé. Alors bon, sale pédé c’est quoi ? Après bon, ben je voyais déjà que c’était pas ce que j’étais, parce que je ne suis pas pédé, je suis homosexuel ou gay ou tout ce que tu veux, mais je ne suis pas pédé, donc déjà là... là, j’étais pas d’accord. (…) Donc, oui, pendant longtemps je n’en ai pas parlé, pendant longtemps, pendant très longtemps. Et puis ça c’est clair que ça a tardé mon identification en tant qu’homosexuel, et surtout une identification positive en tant qu’homosexuel (Mellini, 2003).
28Bien qu’ils prennent tôt conscience de leurs désirs homosexuels, certains individus continuent donc à s’engager dans des relations hétérosexuelles stables, à se marier et à avoir des enfants, avant de réaliser et d’accepter que leur identité sexuelle soit homosexuelle. Ceci revient à signifier que la phase de refoulement identitaire peut durer quelques mois, quelques années, mais également toute une vie.
29La stratégie identitaire du déni étant éclaircie, reste à comprendre comment elle s’opérationnalise concrètement. De manière générale, l’individu concerné par cette stratégie adopte comme mode de gestion sociale de l’homosexualité le secret absolu : personne autour de lui n’est au courant de ses préférences sexuelles. Tout se passe comme si son homosexualité n’était pas avouable à soi-même et, a fortiori, à aucun membre de la famille, des amis, des collègues ou autres. Mais par-delà la stratégie du secret absolu, quatre ordres de stratégies complémentaires ont été mis en exergue. Il s’agit des stratégies d’évitement, de redéfinition, de réparation et d’annulation de soi (Mellini, 2003).
30Les stratégies d’évitement consistent à fréquenter des lieux de sociabilité uniquement hétérosexuels et à avoir des relations hétérosexuelles occasionnelles ou même stables. Par exemple, Emmanuel (35 ans), Florent (41 ans), Laurent (32 ans) et Manuel (42 ans) se sont engagés dans des relations hétérosexuelles occasionnelles, Bertrand (55 ans), Emmanuel (35 ans) et Henry (46 ans) dans des relations stables, alors que Daniel (56 ans), Paul (62 ans) et Robert (43 ans) dans une relation de mariage et de paternité. Le but étant d’essayer d’être comme les autres, d’avoir une vie normale pour reprendre des expressions récurrentes dans les récits des interviewés ; de rentrer dans le moule pour reprendre les mots de Florent (41 ans) ou de se remettre dans le droit chemin, selon Manuel (42 ans) : J’ai eu plusieurs amies. Je suis sorti avec des filles. J’ai donc essayé d’avoir une vie entre guillemets normale comme mes copains. (…) à l’adolescence j’ai eu des rapports sexuels avec des filles, ça marchait très bien, mais pour moi c’était purement mécanique. Je faisais ça comme si je faisais une recette de cuisine. Donc, tu vas le faire le mieux possible. Tu connais les ingrédients, tu vas le faire. Par contre, c’était pas du tout satisfaisant. J’avais pas de feux d’artifices.
31Les stratégies de redéfinition reposent sur l’engagement dans des relations homosexuelles clandestines expliquées non pas en termes de pratiques homosexuelles, mais d’événements exceptionnels ou d’inflexions dans une conduite normale ou encore de phases dans le développement sexuel qui s’approchent d’une forme de bisexualité, comme c’est le cas pour Emmanuel (35 ans) : Je pensais que ça allait passer, que c’était une période, que c’était l’adolescence. Je voulais absolument me marier et avoir des enfants et c’est ça qui m’accrochait. (...) Puis après plus tard j’ai lu dans le Podium, magazine de l’époque, il y avait toujours la rubrique du docteur [qui] disait que c’était un passage de l’adolescence, où on se cherche, après ça revient. Je me suis dit : “ Bon, ben, c’est mon passage, voilà ”. Puis j’ai mis ça de côté. Je me suis dit que dès que ça passera, ça sera bon.
32Les stratégies de réparation consistent à chercher les moyens pour devenir hétérosexuel [10]. Plusieurs interviewés ont avoué que, si pendant la phase suivant la découverte de leur homosexualité, ils avaient pu avoir à disposition une pilule pour devenir hétérosexuels, ils l’auraient prise. Mais d’autres homosexuels vont encore plus loin. Ils s’engagent activement dans la recherche d’une telle pilule qui ne reste plus une pilule au sens strict du terme, mais qui devient par exemple une thérapie psychologique pour Stéphane (65 ans), une thérapie Janov pour Ivan (40 ans) et la prière pour Paul (62 ans) ; le but étant de guérir de l’homosexualité perçue comme une maladie – Stéphane et Ivan – ou d’être délivré d’elle, lorsque celle-ci est perçue comme un péché – Paul : J’ai toujours vécu dans la culpabilité par rapport à ça. Je ne voulais pas être attiré par les hommes, mais ça revenait. (…) Du côté de la religion, on me disait que c’était possible de m’en sortir par la confession, par de la prière… (…) Donc, si j’en ai parlé avec ces gens, c’est que d’un côté, c’était un poids pour moi et de l’autre, je voulais voir quelles solutions ils me proposaient pour me guérir de ça. (…) J’en ai parlé à des pasteurs, à des prêtres, à des psychiatres, toujours en disant : « Moi je suis homosexuel, tout en étant marié, comment est-ce que je peux m’en sortir ? ». C’était toujours pour moi dans le but de me sauver.
33Enfin, les stratégies d’annulation de soi. Il s’agit de stratégies dures qui visent à résoudre les tensions identitaires de manière radicale. Deux types principaux peuvent être mis en exergue : les tentatives de suicide et la consommation de drogue. Un nombre important de travaux sur la problématique du suicide s’accorde sur une prévalence des tentatives de suicide plus forte chez les homosexuels que les hétérosexuels, ainsi que sur un taux de suicide plus élevé chez les homosexuels [11]. Dans l’échantillon réuni, Christian (30 ans), Emmanuel (35 ans), Gilbert (34 ans) et Manuel (42 ans) déclarent avoir fait plusieurs tentatives, en se coupant les veines, en ingérant des médicaments, en se lançant contre des voitures en mouvement, en essayant de sauter par un pont et en se jetant dans le lac avec la voiture.
34Quant à la consommation de drogue, Jauffret-Routside (2003) note que nombre d’études mettent en exergue une prévalence de consommation de substances psychoactives plus élevée chez les homosexuels et bisexuels que dans la population générale. En même temps, les études sur les homosexuels relèvent la dimension « souffrance psychique » souvent évoquée chez les utilisateurs de drogue pour expliquer leur consommation, tel le cas de Christian (30 ans) : Et puis donc, déception après déception, des énormes angoisses sont arrivées et à l’âge de 21 ans, une dépression sévère a été diagnostiquée. Dépression sévère, je suis tombé sur un médecin psychiatre qui pensait que ça se soignait plus avec un médicament, un neuroleptique, que la parole. Erreur. C’était simplement quelqu’un qui n’était pas doué pour l’échange. Donc, une habitude médicamenteuse s’est installée et une dépendance médicamenteuse aussi, une anesthésie de la vie en a suivi, puisque ce genre de médicaments empêche, diminue toutes les sensations. Et puis ça a été un cercle vicieux, ça a été les médicaments, les neuroleptiques, progressivement ça a été les cigarettes, puis les joints et je n’arrivais toujours pas à être soulagé. L’ecstasy et l’héroïne ont suivi. Cependant, face à cette dimension de souffrance Jauffret-Routside (2003) invite à la prudence, en raison du fait que la souffrance psychique est une notion floue et qu’elle peut être à la fois une cause et une conséquence de la consommation.
35En conclusion, à travers la stratégie identitaire du déni, l’homosexuel cherche à résoudre les tensions identitaires intra- et extra-orientées en se présentant à soi-même et aux autres tel qu’il aimerait être : hétérosexuel. Cependant, un conflit identitaire demeure, puisque l’identité ressentie est, elle, homosexuelle et se situe par là en tension avec les autres composantes identitaires (cf. Figure 2). Bajoit (1999) dirait qu’un tel individu est concerné par un double déni : le déni d’autoréalisation et le déni de reconnaissance. Il ne s’autorise pas à écouter ses sentiments et ne satisfait donc pas ses pulsions – déni d’autoréalisation – et cherche à se faire reconnaître par les autres comme il voudrait être, c’est-à-dire hétérosexuel – déni de reconnaissance en tant qu’homosexuel.
La stratégie identitaire de la clandestinité
36Elle concerne l’individu qui ressent être homosexuel, le désire et s’engage en tant que tel pour soi, mais pas pour les autres (cf. Figure 3). La stratégie identitaire de la clandestinité montre ainsi que l’individu peut prendre deux engagements identitaires différents, l’un par rapport à soi-même, l’autre par rapport à l’entourage. Autrement dit, entre l’identité pour soi et l’identité pour les autres il peut y avoir rupture. Par ailleurs, c’est précisément au niveau de l’homosexualité clandestine que Bajoit aussi (1999,79) constate que l’identité engagée est dédoublée, à savoir disloquée entre ce qu’ils ont l’air d’être pour les autres et ce qu’ils sont pour eux-mêmes. Ce qui montre toute l’utilité de concevoir un modèle identitaire dans lequel l’identité engagée soit séparée en deux composantes pouvant fonctionner de manière indépendante : l’identité engagée pour soi et celle pour les autres (Mellini, 2003).
37Mais que signifie concrètement s’engager comme homosexuel uniquement pour soi et pas pour les autres ? Ceci revient par exemple à avoir des relations sexuelles avec des hommes, à fréquenter d’autres homosexuels, à se rendre dans des lieux de rencontre pour homosexuels, voire à participer à des manifestations homosexuelles, tout en continuant à s’engager en tant qu’hétérosexuel en dehors de ces situations d’interaction. Quant à son opérationnalisation, tout comme la stratégie identitaire restituée supra, celle-ci ne s’avère efficace que si l’individu garde le secret absolu face aux hétérosexuels qui l’entourent.
38Pour le dire avec les mots de Bertrand (55 ans), il s’agit de trancher net entre deux mondes : le monde hétérosexuel et le monde homosexuel, ce qui implique un effort sans relâche pour contrôler ses mots, ses gestes, ses actions et ses sentiments : On joue quand même une vie double. D’une part, il y a le monde hétérosexuel, dont fait partie ma famille, j’ai aussi des amis dans ce monde-là, j’ai des collègues de travail, et de l’autre côté il y a le monde des homosexuels, des amis que je connais du milieu homosexuel et puis, en fait, ces deux mondes ne se touchent presque pas. (…) Alors, c’est un jeu double qui n’est pas satisfaisant, effectivement, parce que je dois quand même toujours faire un peu attention comment je me comporte, parce que je dois me comporter comme quelqu’un qui est normal, entre guillemets, donc qui n’affiche pas son homosexualité, qui ne tourne pas la tête si un homme passe qui est peut-être beau.
La clandestinité.

La clandestinité.
39Que ce soit la pratique de relations sexuelles occasionnelles, l’engagement dans des relations stables, la construction de relations d’amitié avec d’autres homosexuels ou la fréquentation de lieux de rencontre pour homosexuels, toute expérience liée à l’orientation sexuelle est pratiquée de manière clandestine. Mais si l’individu parvient à s’accepter en tant qu’homosexuel, pour quelles raisons garder le secret autour de son homosexualité avec les hétérosexuels qu’il côtoie ? De manière générale, le secret s’explique par le souci de protéger les autres, mais surtout soi-même. L’individu décide stratégiquement de taire son homosexualité pour conjurer d’éventuels rejets. La peur de l’abandon est particulièrement prégnante par rapport aux membres de la famille, comme le démontre cette réflexion d’Ivan (40 ans) : Je ne voulais pas leur dire, parce que je me suis dit : « Il faut que je sois prêt, le jour où je leur dis que je suis homosexuel ou que j’arrive avec un copain à la maison, il faut que je sois prêt à accepter qu’ils me disent : Avec ce copain tu ne viendras pas à la maison ou tu ne viendras de toute manière plus, parce que tu es homosexuel ». Donc, il fallait que dans ma tête je sois prêt à pouvoir me détacher vraiment de ma famille (…). Je devais être prêt au pire.
40La peur de se dévoiler aux personnes les plus proches de l’individu est par ailleurs bien relevée par Verdier et Firdion (2003) et considérée par Delor (1997,124) comme le trait le plus particulier des homosexuels : c’est de ceux dont elles [les personnes homosexuelles] sont les plus proches et qui leur sont les plus précieuses qu’elles craignent, en les confrontant à leur préférence intime, la réaction la plus hostile. Une telle forme de secret remplit donc ce que Bolle de Bal (2000) et Simmel (1996) identifient comme fonction de protection et Petitat (2000) comme fonction d’auto-défense. En taisant son homosexualité, l’individu se préserve d’un éventuel abandon. Waldner et Magruder (1999) notent également que le secret est souvent choisi pour faire face à la peur du rejet parental, motivé, selon eux, par l’homophobie, la peur du sida et les valeurs traditionnelles. La religion, les idéologies politiques et les structures de la famille renforcent les comportements hétérosexuels, en sanctionnant négativement les comportements rattachés à l’expression de l’identité homosexuelle.
41En accord avec ces auteurs, plusieurs facteurs peuvent rendre le dévoilement plus difficile en famille et prolonger par là même le processus de construction identitaire. À partir de l’analyse des récits récoltés, deux catégories principales de facteurs ont été dégagées : les facteurs culturels et les facteurs de dynamique familiale. En fonction de la culture qui caractérise la famille d’origine, l’homosexualité peut être perçue comme un élément perturbant le système de l’éducation, mais également le système des valeurs et des croyances, fondements symboliques à partir desquels l’histoire de famille s’est bâtie. Dans un tel contexte, l’homosexualité peut être évoquée de manière négative comme un modèle à ne pas imiter, voire clairement abordée sous la forme de la moquerie et de l’injure. Au mieux, elle reste taboue, comme pour Robert (43 ans) : Je savais que l’homosexualité c’était mal, quoi, donc je n’ai jamais voulu en parler avec mes parents qui sont très pratiquants. Ça aurait été un choc pour eux et moi j’avais trop peur qu’ils me rejettent. Et ça, je ne pouvais pas me le permettre, parce que j’avais encore besoin d’eux.
42Les facteurs relevant de la dynamique familiale, quant à eux, rendent compte du fait que le dévoilement de l’homosexualité s’avère beaucoup plus difficile dans un contexte familial peu ouvert, où personne ne parle de sa vie privée et de ses sentiments. À ce propos, Castañeda (1999) va jusqu’à affirmer que plus que l’absence de discours sur l’homosexualité ou l’existence de discours négatifs, c’est bel et bien l’absence de partage de la vie privée des membres de la famille qui rend plus difficile le dévoilement de l’orientation sexuelle au sein de celle-ci.
43En conclusion, l’adoption de la stratégie identitaire de la clandestinité a comme effet d’éliminer presque entièrement les tensions identitaires internes, l’identité ressentie, désirée et engagée pour soi étant toutes de type homosexuel (cf. Figure 3). Reste par contre la tension entre ces composantes et l’identité engagée pour les autres qui, elle, demeure hétérosexuelle. Les tensions extra-orientées aussi persistent sans s’atténuer, car l’individu continue d’être perçu en tant qu’hétérosexuel par son entourage.
La stratégie identitaire de l’arrangement
44Elle concerne l’individu qui ressent être homosexuel, le désire et s’engage en tant que tel pour soi et pour certaines personnes de l’entourage (cf. Figure 4). Mais de quels autres s’agit-il, au juste ? Avant d’explorer le profil de ces personnes, il importe de se pencher sur une question préalable : pourquoi confier son homosexualité à ces autres ? La réponse tient en quelques mots : à cause de la présomption de l’hétérosexualité. Dans un univers normatif hétérosexuel, l’homosexuel qui veut se faire reconnaître pour ce qu’il est, est contraint de dévoiler son orientation sexuelle. Pour le dire avec les mots d’Antoine (27 ans) : (…) quand on est hétéro, on n’a déjà pas besoin de le dire. On n’a pas à se justifier et puis on va dire que c’est normal, ça sort pas de la norme. En effet, les raisons prééminentes de la confidence livrées par les interviewés sont des raisons auto-centrées, à savoir centrées sur le sujet lui-même. À l’instar de Florent (41 ans), c’est le besoin d’authenticité et d’être accepté pour ce qu’il est qui expliquerait la confidence : Et puis j’ai ressenti le besoin d’en parler, de mettre certaines choses au point. Ma mère, avec ses copines et avec sa famille, elle disait toujours… parce que tout le monde veut vous voir marié... alors, est-ce que Florent est marié ? « Non, il vit avec un copain ». Puis, bon, quand on a 20 ans, c’est normal, on vit avec un copain, mais quand on a 35 ans et qu’on vit toujours avec le même copain... Ça commençait à me gêner et un jour je l’ai un peu agressée en lui disant : « Mais pourquoi tu dis un copain ? Charles n’est pas mon copain, Charles est mon ami ».
L’arrangement.

L’arrangement.
45Une fois le besoin d’annoncer son homosexualité mis en exergue, reste à préciser que tout dévoilement relève davantage d’un processus que d’un acte. En fait, l’individu procède à une sorte de déconstruction de ce besoin. Il s’interroge alors envers quelles personnes de son entourage il est important pour lui de satisfaire son besoin. Envers ses parents ? Envers ses frères ou sœurs ? Envers un membre particulier de ceux-ci ? À travers une telle opération, l’individu en vient à distinguer les personnes autour de lui qui comptent davantage dans sa vie, les autrui les plus significatifs pour Mead (1963). Il s’agit des personnes qui pèsent plus pour lui en termes de reconnaissance identitaire et de valorisation sociale, à savoir les personnes dont le regard et le jugement sont primordiaux dans sa construction identitaire, car c’est auprès d’elles qu’il cherche l’approbation.
46Ensuite, l’individu anticipe les conséquences positives et négatives du dévoilement. La relation peut-elle se détériorer, voire se rompre ? Ou s’améliorer ? Les personnes mises au courant peuvent-elles discriminer l’individu en raison de son orientation sexuelle ? Ou le valoriser davantage ? Autrement dit, l’individu évalue les coûts et les bénéfices du dévoilement et se prépare à accepter les conséquences les plus redoutées qu’il a pu s’imaginer (Davies, 1992).
47Enfin, vient la réflexion sur la manière concrète de satisfaire le besoin de dévoilement. Il s’agit alors de choisir les personnes à mettre au courant et, si possible, le moment, le lieu et le contexte de la confidence. L’acte de la révélation ne vient donc que clore tout un processus de réflexion et d’acceptation des conséquences négatives que le dévoilement est susceptible d’engendrer.
48Mais à côté des raisons autocentrées expliquant le dévoilement, il peut en exister d’hétérocentrées, à savoir centrées sur les autres. Elles répondent soit à un devoir que l’individu s’assigne, soit à un droit qu’il attribue aux autres. Dans le premier cas de figure, le sentiment d’obligation d’annoncer son homosexualité vis-à-vis de quelqu’un est mis en avant. C’est notamment le cas de Paul (62 ans) et de Robert (43 ans) qui, après avoir découvert leur séropositivité, se sont sentis dans l’obligation de révéler en même temps l’homosexualité à leur épouse. Par contre, le cas de figure du droit à la connaissance attribué à autrui consiste à prendre appui sur la qualité d’une relation, sur la proximité affective et émotionnelle avec une personne pour justifier la confidence. En d’autres termes, c’est au nom de la qualité de la relation qui l’unit à une autre personne que l’individu construit la légitimation du dévoilement, comme si le fait de taire son homosexualité salissait l’essence même de la relation. Nicolas (37 ans) s’engage dans une telle construction : Parce qu’on avait une relation très étroite et puis moi j’arrivais pas à concevoir qu’elle (sa sœur) me voit pas tel que j’étais vraiment. J’arrivais pas à concevoir d’avoir une relation dans l’absence d’authenticité. Nous avons toujours été très proches l’un de l’autre et je voulais qu’elle sache qui j’étais vraiment. J’arrivais plus à vivre cette dualité. J’avais l’impression de la tromper, de tromper la confiance qu’elle m’a toujours témoignée.
49Qu’ils soient mus par des raisons auto- ou hétéro-centrées, les homosexuels adoptant la stratégie identitaire de l’arrangement se dévoilent ainsi à une partie de leur entourage. Sélectionnant activement les personnes auxquelles ils décident de se confier, ils essaient de conjurer ou limiter le risque de stigmatisation. En évitant d’annoncer leur orientation sexuelle là où ils n’en tireraient que de la réprobation, ils se mettent à l’abri d’exclusions et de discriminations. Cependant, le dévoilement partiel ne va pas sans coût, car lorsque certaines personnes sont au courant et d’autres pas, la gestion sociale de l’homosexualité devient complexe (Davies, 1992). Smith, Kippax et Chapple (1998) soulignent à quel point les homosexuels doivent constamment fournir des efforts pour contrôler à qui ils ont annoncé leur homosexualité et à qui ils ne l’ont pas fait, dans le but d’éviter toute divulgation de l’information. Qui plus est, ils doivent continuellement se rappeler la somme des informations qu’ils ont dites et à qui, pour ne pas en dire plus.
50Mais par-delà l’effort incessant de contrôle de l’information, comment le dévoilement partiel agit-il sur les tensions identitaires ? Tout d’abord, il convient de relever que le dévoilement partiel a un impact différent sur les tensions intra-orientées par rapport à celles extraorientées. Les premières peuvent se résoudre entièrement, du moins lorsque l’individu interagit avec les personnes qui sont au courant de son homosexualité. Il ressent et désire être homosexuel et il s’engage en tant que tel vis-à-vis de soi-même et des autres à qui il s’est confié (cf. Figure 4). Le dévoilement partiel lui permet en quelque sorte de retrouver une certaine cohérence interne, au niveau de ses sentiments, de ses désirs et de ses engagements personnels et interpersonnels. À l’instar d’Ivan (40 ans), il devient alors possible de relâcher le contrôle de soi : Ben, déjà après l’avoir dit clairement, j’ai eu le cœur tellement plus léger... je n’avais plus ce poids, je n’avais plus la difficulté de m’exprimer, en me disant qu’il ne faut pas que je fasse ci et ça. Parce que c’était un self-control, pendant la conversation, lorsque je parlais de Charles. Je devais parler d’un copain et pas de mon copain... (…) tous les petits détails dont les amis ou la famille pourraient être à l’écoute et comprendre. Donc, tout à coup, je n’avais plus aucun contrôle à exercer sur mes mots et mes gestes.
51Par contre, les tensions extra-orientées peuvent demeurer même là où les personnes ont été mises au courant. Cela dépend du degré d’acceptation que l’individu perçoit chez elles. S’il a l’impression que son homosexualité est acceptée, les tensions peuvent se résorber, puisque les personnes mises dans la confidence assignent une identité homosexuelle à leur fils, frère ou ami et attendent même de lui qu’il soit homosexuel. C’est notamment le cas pour Daniel (56 ans) : C’est vrai que le fait que mes enfants l’aient si bien acceptée (son homosexualité) ça m’a permis de commencer à me sentir bien avec ça. (...) Finalement ça n’a jamais été un problème. Mes enfants ont toujours parlé de leur père homo à leurs copains et copines, ils ne l’ont jamais caché. Et je pense que pour moi, ça a été la première marche de ma vraie acceptation. C’est le fait d’avoir été accepté par mes enfants.
52Le processus d’acceptation de l’homosexualité de la part des proches peut être long et laborieux, comme en témoigne la diversité de rationalisations déployées pour l’affronter. Par exemple, ces rationalisations peuvent être élaborées à partir de la manière dont l’individu affiche son homosexualité et de l’éventuel mode de vie qu’il en tire. Concrètement, selon le récit d’Ivan (40 ans), ce qui a toujours importé pour ses parents, c’est qu’il ne corresponde pas à « une folle », mais qu’il vive son homosexualité dans la discrétion : Pour eux, c’est clair que moi je ne suis pas lié au monde de plumes, de strass, de paillettes et de travestis. Pour eux, ça c’est important. Moi je suis le bon homosexuel qui le vit discrètement. Je suis un mec qui aime les mecs et point final. De telles rationalisations relèvent du processus de détournement du stigmate bien étudié par Goffman (1975) au cours duquel l’individu stigmatisé – ou son entourage en l’occurrence – dévie l’attribut discréditant sur d’autres individus porteurs du même stigmate, mais jugés par lui-même comme inférieurs. C’est d’ailleurs ce que les hommes interviewés ont également produit pendant les entretiens. Ils ont parlé de leur homosexualité, mais aussi de celle des autres, pour montrer en quoi leur manière de la vivre s’en démarque. Ce faisant, ils reconstruisent l’ordre hiérarchique de la domination à l’intérieur du groupe des dominés (Bourdieu, 1998). Si les homosexuels sont des dominés par rapport aux hétérosexuels et subissent en tant que tels une certaine violence symbolique, parmi eux il en existe qui en subissent encore davantage, car leur manière de vivre l’homosexualité est stigmatisée à l’intérieur même de la population homosexuelle.
53Mais les rationalisations des parents pour accepter l’homosexualité de leurs fils peuvent également se construire en marge de l’orientation sexuelle. Les parents déplacent alors les attentes qu’ils nourrissent à l’égard de l’identité sexuelle de leur enfant sur une autre identité. Pour les parents de Manuel (42 ans) et de Florent (41 ans), il importe que ceux-ci aient réussi sur le plan de leurs études et professions.
54En revanche, si l’homosexualité est perçue comme juste tolérée, l’individu a l’impression que les personnes de son entourage lui assignent une identité homosexuelle, tout en continuant de s’attendre à ce qu’il soit hétérosexuel. Plus précisément, dans les échanges avec lui, elles se comportent comme s’il était homosexuel, sans pour autant souhaiter cela pour lui. Dans ce cas de figure, un résidu de tensions extra-orientées demeure et l’individu se sent probablement moins libre de partager tout ce qu’il vit en lien avec son identité homosexuelle.
55Cependant, les personnes mises dans la confidence peuvent également avoir des réactions que l’individu perçoit comme plus négatives. Elles montrent alors toute leur hostilité à l’égard de l’homosexualité, reprochent à l’individu son orientation sexuelle et le rejettent, autant d’attitudes homophobes qui peuvent faire baisser l’estime de soi de l’individu, l’isoler, voire le porter à tenter le suicide (Firdion, Verdier, 2003). En termes identitaires, les personnes réagissant ainsi rejettent l’identité homosexuelle, en la déniant. Elles continuent de s’attendre à ce que leur proche soit hétérosexuel ou qu’il le redevienne et se comportent avec lui comme s’il l’était. Ce scénario est d’ailleurs très fréquent lorsque les homosexuels dévoilent leur orientation sexuelle aux parents, comme en témoignent les récits d’Emmanuel (35 ans), Florent (41 ans), Gilbert (34 ans), Ivan (40 ans) et Manuel (42 ans). Le déni de l’homosexualité que l’individu est passible de ressentir de la part de ses proches peut durer quelques jours, semaines, mois ou années, tout comme ne jamais s’estomper. Il en va ainsi pour Florent (41 ans) qui même après présentation du partenaire à ses parents, ceux-ci continuent de lui demander quand il va se marier et avoir des enfants. En d’autres termes, selon ce que l’individu ressent, les personnes mises dans la confidence lui assignent une identité hétérosexuelle et s’attendent à ce qu’il ait une telle identité. Dans ce cas de figure, la tension entre le palier subjectif et celui objectif de l’identité se maintient inaltérée.
La stratégie identitaire de l’affichage
56Elle concerne l’individu qui ressent, désire et s’engage à être homosexuel vis-à-vis de soi-même et de toutes les personnes qu’il côtoie (cf. Figure 5). En d’autres termes, que ce soit en famille, avec les amis, les collègues de travail et de loisirs, les connaissances et autres, l’individu déclare ouvertement son orientation sexuelle. Bien entendu, le dévoilement de son homosexualité peut aller jusqu’au dévoilement public.
L’affichage.

L’affichage.
57À des degrés différents, le dévoilement étendu concerne Daniel (56 ans), Emmanuel (35 ans), Gilbert (34 ans), Ivan (40 ans), Laurent (32 ans) et Nicolas (37 ans). Les quatre premiers ont poussé leur dévoilement jusqu’à devenir des personnages publics, bien que cela se soit passé à partir de leur séropositivité. En effet, les quatre n’ont affiché publiquement leur homosexualité qu’à partir du moment où ils ont décidé de s’engager dans la lutte contre le sida. Quant à Laurent (32 ans) et Nicolas (37 ans), ils ont étalé l’annonce de leur homosexualité à la famille élargie, à tous leurs amis, aux collègues de travail et à leurs supérieurs.
58Pour tenter de synthétiser ces diverses formes de dévoilement étendu, une référence à Bajoit (1999) est utile. Pour ce sociologue, l’individu qui affiche son homosexualité peut emprunter deux manières différentes de le faire : il peut choisir de s’afficher sur le mode de la revendication fière ou de la normalisation discrète. La première manière consiste à mettre en avant son identité homosexuelle parmi toutes les autres identités qui composent l’identité sociale de l’individu (par exemple l’identité raciale, nationale, familiale, professionnelle, etc.). Cela peut aller jusqu’à la complète réorganisation de sa vie quotidienne autour de l’homosexualité. Emmanuel (35 ans) ne se socialise que dans des lieux pour homosexuels (bars, restaurants ou boîtes de nuit), fait ses courses dans des magasins gérés par des homosexuels, se fait couper les cheveux par un coiffeur homosexuel et travaille dans une boîte à direction homosexuelle. Il s’identifie ainsi complètement à son groupe d’appartenance, justifiant en même temps son éloignement des hétérosexuels par les attitudes de rejets que ceux-ci réservent à l’adresse des homosexuels : En côtoyant aussi de plus en plus des personnes qui acceptaient l’homosexualité ou qui étaient homosexuelles, je me sentais mieux. Donc c’est vrai que là j’ai quitté pendant un bon moment le milieu hétérosexuel pour vivre que dans le milieu homosexuel. Et à un moment donné même je ne supportais plus les hétéros. J’étais même hétérophobe, au bout d’un moment, puisque s’ils ne voulaient plus m’accepter, alors je voulais m’éloigner d’eux. Ce faisant, l’individu subit ainsi une réduction de la pluralité de ses identités à une seule légitime – l’identité homosexuelle – qui fonctionne à la fois comme élément d’identification au petit groupe et de différenciation du grand groupe, à savoir la société hétérosexuelle dans son ensemble.
59L’affichage de l’identité homosexuelle sur le mode de la « revendication fière » se concrétise souvent dans les formes les plus diverses de militantisme vouées à la reconnaissance sociale de l’homosexualité. Souvent rattaché à une association pour homosexuels, le militant est actif sur plusieurs fronts pour, d’une part, soutenir les droits des personnes comme lui et, de l’autre, changer le regard que la société porte sur celles-ci, de manière à lutter contre toute forme de discrimination sexuelle (Broqua, 2005 ; Crettiez, Sommier, 2002 ; Delor, 1997,1999 ; Eribon, 1999). De plus, à partir de la moitié des années quatre-vingt, dans la plupart des pays occidentaux, le mouvement homosexuel se transforme aussi en mouvement de lutte contre le sida et les discriminations des personnes vivant avec (Crettiez, Sommier, 2002). Or, comme Rocchi (2003) le relève, l’épidémie du sida contribue à renouveler la stigmatisation à l’égard des homosexuels, mais aussi à redonner vigueur au militantisme et à renforcer la cohésion communautaire.
60Quant à la deuxième manière de s’afficher, la « normalisation discrète », elle repose sur un dévoilement étendu de l’homosexualité, sans pour autant que celle-ci soit mise en avant par rapport aux autres identités qui composent l’identité sociale de l’individu. Autrement dit, dans ses interactions avec les autres, l’individu expose son identité homosexuelle chaque fois qu’il le juge pertinent, un peu comme s’il exposait son identité de fils, de frère, d’employé, de suisse, de collègue de travail, et toutes les autres identités qu’il cumule (Bajoit, 1999).
61Mais que ce soit sur le mode de la « revendication fière » ou de la « normalisation discrète », le dévoilement de l’orientation sexuelle reste un processus inachevé et réitératif : il se répète à chaque nouvelle connaissance et, dans une société hétéronormative, il dure la vie entière puisque tout individu est avant tout présumé hétérosexuel. Comme Eribon le suggère, il s’agit d’un projet de toute une vie (Eribon, 2003a, 125). Il y aura toujours des personnes ou des situations nouvelles dans lesquelles l’homosexuel sera considéré comme hétérosexuel jusqu’à preuve du contraire, parce que la société présuppose automatiquement que tout le monde le soit. La thèse du caractère inachevé du dévoilement étendu – c’est bien en cela d’ailleurs que le terme est ici préféré à celui de coming out – concerne donc également les hommes qui se sont érigés en personnages publics. En effet, ce n’est pas parce que l’individu participe à des débats publics sur l’homosexualité que l’information par rapport à son orientation sexuelle pénètre tous les champs des interactions quotidiennes qu’il noue avec les personnes autour de lui. Par exemple, un individu publiquement affiché en tant qu’homosexuel qui s’installe à une nouvelle place de travail ne peut pas savoir si son nouvel employeur, ou même quelqu’un parmi ses collègues est au courant de son homosexualité. Au fur et à mesure des interactions qu’il partagera avec les uns et les autres, il devra donc découvrir qui est au courant et qui ne l’est pas et éventuellement décider de l’annoncer à ceux qui ne le savent pas.
62Or, quelles raisons peuvent pousser un individu à un dévoilement étendu de son homosexualité dans une société profondément hétérosexuelle, alors que ce faisant, il s’expose davantage aux risques de discrimination ? Pourquoi se révéler au delà des personnes avec lesquelles les interactions quotidiennes se déroulent ? Les raisons invoquées par les hommes concernés par cette forme de dévoilement peuvent être à la fois auto-centrées et hétérocentrées. Les premières rendent compte du besoin que ces individus ressentent d’être authentiques avec tout le monde, en dépit du type de relations qui les unit à autrui. Les raisons hétéro-centrées concernent de plus près les sujets devenus des personnages publics. Dans ces cas-là, le dévoilement étendu soutient la lutte pour la cause des homosexuels et répond à une logique d’altruisme. Ainsi, à travers leur engagement public, Daniel (56 ans), Emmanuel (35 ans), Gilbert (34 ans) et Ivan (40 ans) espèrent, d’une part, pouvoir aider d’autres homosexuels à mieux vivre leur orientation sexuelle et, d’autre part, donner une contribution effective à la quête de droits sociaux dont ces personnes sont encore exclues, ainsi qu’à l’amélioration du regard que la société porte sur elles.
63Une fois la stratégie identitaire de l’affichage présentée, reste à comprendre quel est son impact sur les tensions identitaires. Tout comme le dévoilement partiel, le dévoilement étendu permet à l’individu d’accéder à une certaine cohérence interne. Ressentant et désirant son identité homosexuelle, il peut l’engager envers soi-même et envers les autres, jusqu’à l’autrui généralisé (cf. Figure 5). De plus, le dévoilement étendu devrait également donner comme résultat l’annulation des tensions identitaires extra-orientées. S’engageant dans un dévoilement étendu, l’homosexuel gère le déni de reconnaissance – pour emprunter les mots de Bajoit (1999) – car les personnes qui l’entourent, lui attribuent une identité homosexuelle. Concrètement, elles se comportent avec lui en tenant compte du fait qu’il est homosexuel.
64Cependant, encore une fois, la perception que l’individu a de l’acceptation ou non de son homosexualité par les autres se répercute sur la manière dont il poursuit le processus de construction identitaire. Les réactions négatives peuvent le bloquer par moment ou le réorienter, tandis que celles positives viennent surtout le soutenir et le valider, comme l’exprime bien Emmanuel (35 ans) : Ce qui est justement difficile, c’est que du moment qu’on a pu le dire, on se sent tellement soulagé qu’on a envie de le dire à tout le monde, de le crier. (…) Et puis des fois, là aussi, on pense que parce que tout le monde a bien réagi, on pense que tout le monde va bien réagir et quand tout à coup on le dit comme ça et une personne réagit mal, on se remet tout de suite en question : « Bon ben, d’accord... à qui je le dis, à qui je dois le dire et à qui je dois pas le dire ».
65En clair, plus les réactions négatives viennent de la part de personnes éloignées, moins elles ternissent la cohérence interne acquise par l’individu par rapport à soi-même, puisque ces personnes comptent moins pour lui en termes de reconnaissance sociale. Généralement, la relation avec elles est pour lui affectivement et émotionnellement moins significative que celle avec les membres de sa famille ou ses amis proches. Toutefois, il existe des personnes éloignées dont l’appréciation peut valoir beaucoup pour l’individu en termes de reconnaissance sociale, tels les employeurs et les chefs dans la hiérarchie professionnelle, les membres d’un parti politique ou d’une association dans lesquels l’individu exerce une charge ou souhaite le faire. Si celui-ci devait saisir chez les uns ou les autres une réaction négative par rapport à son orientation sexuelle, il pourrait se sentir sali dans d’autres identités comme celle d’employé ou de membre d’un comité. Tout se passe comme si la perception qu’il a du rejet de son identité homosexuelle venait contaminer les autres identités qu’il possède à côté de celle-ci. Au niveau de son processus de construction de l’identité homosexuelle, selon l’ampleur que de telles contaminations peuvent prendre, l’individu peut même revenir sur sa décision de gérer socialement l’homosexualité sous le mode du dit, en arrêtant de l’annoncer de manière systématique dans tout nouvel espace social qu’il fréquente.
Conclusion
66Plus de tolérance et d’ouverture envers l’homosexualité caractérisent certes le contexte actuel des sociétés occidentales dans lequel la construction des identités homosexuelles prend place, notamment en milieu urbain. En même temps, que ce soit dans la vie quotidienne, dans les médias et, au sens général, dans la sphère publique, l’homosexualité devient de plus en plus visible, ce qui pourrait laisser supposer une certaine normalisation de celle-ci. Toutefois, force est de reconnaître que le contexte normatif demeure fortement hétérosexuel : l’omniprésence de la présomption d’hétérosexualité continue de rabattre l’homosexualité à une forme de sexualité déviante et dominée. Pour Broqua et de Busscher (2003), la normalisation de l’homosexualité serait en crise. En témoignent les épreuves et les souffrances auxquelles continuent d’être confrontés les jeunes qui se découvrent homosexuels. Delor (1999) leur fait écho lorsque, tout en admettant un certain assouplissement normatif, il affirme qu’une forme de douleur ne cesse pas de se manifester.
67Mais comment expliquer une telle panne dans le processus de normalisation de l’homosexualité ? Broqua et de Busscher (2003) formulent une hypothèse séduisante : plus l’homosexualité devient visible, plus l’homophobie a d’occasions pour s’exprimer. La visibilité croissante de l’homosexualité, censée alimenter le processus de normalisation de celle-ci, entraîne donc un effet pervers d’envergure : la multiplication des réactions hostiles et dévalorisantes envers l’homosexualité. Or, pour prolonger cette réflexion, il convient de noter que la recrudescence de l’homophobie place les homosexuels dans une impasse. D’une part, la présomption d’hétérosexualité les contraint à dévoiler leur homosexualité. D’autre part, celle-ci maintient intact son statut d’identité indicible, bien illustré par Pollak (1988) dans les années quatre-vingt. Tout se passe comme si les homosexuels étaient face à la contradiction entre l’obligation ressentie d’avouer leur homosexualité et l’incapacité de le faire. Pour l’auteur, c’est bel et bien à partir d’une telle contradiction que des formes compliquées de gestion d’une identité indicible se dessinent.
68Quatre stratégies principales de gestion de l’identité homosexuelle ont été analysées dans cet article : le déni, la clandestinité, l’arrangement et l’affichage (cf. Tableau I). Pour reprendre des expressions forgées par Dubar (2000), le déni et l’affichage ouvrent la voie d’une mise en cohérence de soi simple. En effet, la première stratégie consiste à refouler ses sentiments homosexuels et à se rendre visible comme hétérosexuel, tandis que l’affichage revient à affirmer et à vivre ouvertement son homosexualité. En revanche, la stratégie de la clandestinité et celle de l’arrangement renvoient à une mise en cohérence de soi complexe, car les individus qui les adoptent bricolent une identité sexuelle, en jonglant entre homosexualité et hétérosexualité. Se percevant comme homosexuels et souhaitant l’être, ils se présentent en tant que tels face à eux-mêmes, mais pas face aux autres. S’affichant comme homosexuels dans quelques contextes et comme hétérosexuels par omission dans la plupart, ces individus s’engagent dans une gestion très complexe de leur identité sexuelle. Or, il en découle que les stratégies de la clandestinité et de l’arrangement – par nature très coûteuses en termes de maîtrise de soi et de contrôle des informations – deviennent de plus en plus difficiles à pratiquer dans un contexte où l’homosexualité gagne en visibilité. Cela étant, par-delà l’augmentation de l’homophobie, la visibilité croissante de l’homosexualité amènerait à considérer un effet pervers supplémentaire : la réduction de la marge de manœuvre dans la construction de l’identité homosexuelle. En d’autres termes, les homosexuels n’auraient plus que le choix soit de dénier leur homosexualité, soit de la vivre ouvertement sous le mode de l’affichage.
La mise en cohérence de soi. [12]

La mise en cohérence de soi. [12]
69On l’aura compris, la réflexion ici menée invite tout d’abord à utiliser avec prudence le concept de normalisation de l’homosexualité et montre l’utilité de le réinterroger à l’aide d’études ultérieures sur le sujet. Quelles sont les représentations sociales de l’homosexualité aujourd’hui ? Comment ont-elles évolué ? En fonction de quels facteurs ? De plus, la nécessité d’analyser conjointement l’impact de l’hétéronormativité et de la croissante visibilité de l’homosexualité sur la construction identitaire émerge avec force. Comment la construction de l’identité homosexuelle se produit-elle dans un contexte d’injonctions paradoxales, comme l’inscription de l’hétérosexualité dans les structures et institutions sociales et les pressions à afficher son homosexualité ? Enfin, la complexité du contexte social actuel invite à approfondir l’analyse du travail de mise en cohérence de soi effectué par les homosexuels. Comment se construire en tant que sujets face à des injonctions paradoxales ? Comment innover les stratégies identitaires dans un contexte où l’homosexualité devient de plus en plus visible ?
Notes
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[*]
Départementdessciencesdelasociété– Domainesociologieetmédias– UniversitédeFribourg. Département des sciences de la société – Domaine sociologie et médias – Université de Fribourg.
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[1]
Pour Bourdieu (1998,41), la violence symbolique renvoie au fait que les dominés appliquent des catégories construites du point de vue des dominants aux relations de domination, les faisant apparaître comme naturelles. (...) La violence symbolique s’institue par l’intermédiaire de l’adhésion que le dominé ne peut pas ne pas accorder au dominant (donc à la domination) lorsqu’il ne dispose, pour le penser et pour se penser ou, mieux, pour penser sa relation avec lui, que d’instruments de connaissance qu’il a en commun avec lui et qui, n’étant que la forme incorporée de la relation de domination, font apparaître cette relation comme naturelle.
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[2]
La conceptualisation de l’homosexualité comme sexualité dominée est par ailleurs érigée en tant que postulat par les tenants de la queer theory (Butler, 1999 ; Fuss, 1991 ; Sedgwick, 1990), courant déconstructionniste des concepts de genre et d’identité sexuelle qui s’est forgé aux États-Unis dans les années quatre-vingt. Pour ces théoriciens engagés, l’enjeu crucial ne consisterait pas dans un changement de mentalités célébrant l’égalité voire la supériorité de l’homosexualité, mais bien à promouvoir la fin de la hiérarchie hétérosexualité/homosexualité.
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[3]
Bien que souvent très imbriqués l’un dans l’autre, il a été décidé de centrer cet article uniquement sur leBien que souvent très imbriqués l’un dans l’autre, il a été décidé de centrer cet article uniquement sur le thème de l’homosexualité, au détriment du VIH/sida. Un tel choix s’explique par la complexité du sujet et, partant, le souci de bien délimiter l’objet des réflexions proposées ici.
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[4]
C’est ce que Ricoeur (1983) désigne comme le travail de mise en forme de la cohérence de soi. Pour Boltanski (1990) aussi, demander à quelqu’un de livrer sa biographie consiste non seulement à lui demander un rapport sur sa vie, mais aussi, et plus particulièrement, à le soumettre à une épreuve de cohérence.
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[5]
Trois modes de recrutement ont permis de réunir l’échantillon : des appels à témoigner distribués dans des associations pour homosexuels, la méthode de la boule de neige et des contacts pris avec des homosexuels ayant participé à une étude préalable sur le secret autour du VIH/sida (Mellini, Godenzi, De Puy, 2004). La décision de s’adresser à ces derniers a été prise de manière stratégique pour accéder aux témoignages d’homosexuels moins visibles, se tenant à l’écart des associations homosexuelles et assumant peu ou mal leur identité sexuelle.
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[6]
Pour une explication détaillée des critères de recrutement de la population d’enquête, ainsi que pour une présentation plus approfondie des interviewés, cf. Mellini (2003).
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[7]
Concrètement, avant d’entamer l’analyse finale, trois analyses intermédiaires ont été effectuées, chacuneConcrètement, avant d’entamer l’analyse finale, trois analyses intermédiaires ont été effectuées, chacune après quatre entretiens. Ces analyses partielles ont permis de complexifier les hypothèses de recherche, de les affiner et de repartir sur le terrain avec un guide d’entretien modifié à la lumière des premières pistes analytiques dégagées.
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[8]
Cette distinction est inspirée du système identitaire de Dashefsky (1976) fondé sur quatre composantes en mouvement dialectique, distribuées sur deux paliers, l’un objectif et l’autre subjectif. Les deux composantes du palier objectif sont l’identité sociale, c’est-à-dire l’ensemble des caractéristiques qui définissent un individu et permettent de l’identifier de l’extérieur (âge, sexe, profession, nationalité, etc.) et l’identité personnelle, à savoir une combinaison unique de traits de caractère que l’individu incarne. Le palier subjectif est aussi constitué de deux composantes : la conception de soi et la conception de l’ego. La première renvoie à la perception qu’un sujet a de son individualité et la deuxième est une instance intrapsychique. Les quatre composantes de l’identité ne sont pas dissociées, mais plutôt reliées dans un mouvement de balance, en ce sens que lorsqu’une composante change, les autres sont aussi modifiées.
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[9]
À ce sujet, il existe une enquête italienne très intéressante sur les injures subies par les jeunes hommes etÀ ce sujet, il existe une enquête italienne très intéressante sur les injures subies par les jeunes hommes et femmes homosexuels. Elle révèle que 70-80% des sujets ont subi des injures verbales et 30% des agressions physiques aussi (Pietrantoni, 1996). En Suisse, l’étude de Cochand et al. (2000) montre que plus du quart des homosexuels interviewés déclarent avoir subi des injures relatives à leur orientation sexuelle dans les six derniers mois et seuls 6% des enquêtés affirment avoir fait l’objet d’une agression durant la même période. Par contre, dégagées d’une telle limite temporelle, les données concernant les injures se fixent à près de 57%, et celles relatives aux agressions dépassent les 16%.
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[10]
Cohler et Galatzer-Levy (2000) rendent compte de la thérapie de conversion préconisée par différents auteurs. Dans un sous-chapitre qu’ils intitulent From gay to straight : reparative or conversion therapy (343-360), ils présentent plusieurs modèles de thérapies psychanalytiques de conversion ou de réparation.
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[11]
Pour un état des lieux sur le suicide chez les homosexuels en Suisse cf. l’étude de Cochand, Moret, Singy (2000) ; en France, cf. les travaux de Verdier et Firdion (2003 ; Firdion, Verdier, 2003). Pour une revue complète de la littérature sur le suicide parmi les adolescents gays et lesbiennes, cf. le travail de Kulkin, Chauvin, Percle (2000).
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[12]
IR : identité ressentie ; ID : identité désirée ; IES : identité engagée pour soi ; IEA : identité engagée pour les autres ; IAtt : identité attendue ; IAss : identité assignée.