Introduction
1La pratique des visites à domicile préventives en périnatalité s’est beaucoup développée ces dernières années en France, mais aussi à l’étranger, où elle a fait l’objet de nombreuses recherches. En effet, le travail à domicile représente un outil puissant et efficace d’évaluation et d’intervention, notamment pour accéder aux familles les plus vulnérables. Ces familles, qui peuvent accumuler des difficultés psychosociales multiples (précarité, manque de soutien social, carences parentales...), sont souvent très isolées et utilisent peu les lieux médico-sociaux mis à leur disposition (Stoleru, 1990 ; Lamour, 2010 ; Dugravier, 2012). De plus, ces critères de vulnérabilité, surtout s’ils se cumulent, exposent l’enfant à naître à un risque plus important de pathologies somatiques (mort subite, maladies récurrentes, malnutrition ou retard de croissance), mais aussi de retard de développement, de difficultés d’apprentissage et de maltraitance (Armstrong, 1999). Les femmes en situation de vulnérabilité se révèlent également plus à risque de présenter une dépression périnatale, obstacle certain à l’établissement harmonieux du lien mère-bébé, essentiel au bon développement de l’enfant.
2Aucune stratégie de prévention n’est clairement établie en ce qui concerne les familles à risques multiples, mais l’objectif, pour ces familles, est de parvenir à réduire l’impact des vulnérabilités psychosociales sur la santé mentale de la mère et de l’enfant.
3Pour de nombreux auteurs, il apparaît évident qu’une solide alliance avec les familles peut représenter un mécanisme de changement, en permettant de modifier des modèles relationnels négatifs ou plus simplement en augmentant leur confiance dans les informations et les soins donnés (Bowlby, 1988 ; Korfmacher, et al., 2007). Malheureusement, il apparaît souvent difficile de construire une alliance de travail solide et durable avec ces familles, qui repoussent régulièrement toute forme de lien et peuvent avoir une méfiance massive vis-à-vis des institutions. Ces familles ont souvent connu des expériences précoces douloureuses, voire traumatisantes, qui compliquent la création et le maintien de liens stables (Lamour, 2003). Très souvent, dans un vécu d’insécurité relationnelle, ces parents acceptent alors plus difficilement l’aide proposée (Dozier, 2001).
4En effet, pour elles, la question de la demande, la continuité d’un cadre et sa fiabilité, la capacité à dire et plus encore à élaborer ne va pas de soi (Hervé, 2008). Les familles vulnérables ne sont fréquemment pas en mesure de formuler une demande directe de soutien. Les interventions se font donc, la plupart du temps, à la demande d’une institution (la PMI (Protection maternelle et infantile), la maternité) ou d’une assistante sociale et peuvent être vécues comme intrusives et menaçantes. Les familles peuvent avoir eu l’expérience répétée de ce que Seligman (1994) appelle le transfert bureaucratique : des intervenants interchangeables, qui ne tiennent pas leurs promesses et qui ne sont pas réellement impliqués. En situation de non-demande manifeste, les familles sont souvent réticentes à rencontrer un professionnel, craignant qu’il ne vienne menacer leur équilibre déjà précaire, et qu’il ne les déçoive. Les premiers contacts, qui vont faire le nid de l’alliance thérapeutique, se déroulent souvent dans un climat de méfiance, voire même de peur. Ce climat de travail nécessite alors une souplesse, une patience et donc une implication forte de l’intervenant. Aussi, la première rencontre avec le soignant apparaît fondamentale pour la construction de l’alliance. Si les conditions de rencontre sont trop alarmantes ou réveillent les insécurités, le parent ne s’engagera pas dans la relation (Hervé, et al., 2008).
5Il faut donc adapter notre cadre de travail à ces familles vulnérables et proposer des modalités de réponses thérapeutiques adaptées, c’est-à-dire utilisables par elles. Cela passe par des aménagements, voire une révision de certains présupposés théorico-techniques, sur lesquels s’appuient de nombreuses pratiques institutionnelles traditionnelles (Morales-Huet, 1996). Il faut faire preuve d’une grande flexibilité, adapter le cadre et le traitement à ce que peut supporter le patient, avancer à petits pas pour construire l’alliance. L’abord à domicile apparaît alors comme une stratégie de prévention et de soins particulièrement intéressante.
Intérêts et efficacité du travail à domicile
6Du point de vue des familles, le domicile permet une évaluation et une intervention dans un environnement qui leur est familier, et donc plus sécurisant. L’évaluation devient plus pertinente, en s’appuyant sur des situations plus diverses et moins artificielles qu’en institution, permettant ainsi une appréciation plus fine des dysfonctionnements mais aussi des ressources des familles. Les gestes du quotidien, les relations interpersonnelles peuvent y être évalués au plus juste (David, 2001 ; Lamour, 1999).
7Etre à domicile permet également de positionner clairement les parents comme coacteurs du soin. Cela permet de les conforter dans leur place de parent, et de les maintenir dans une certaine maîtrise. Les interventions à domicile semblent respecter le narcissisme des parents.
8Par ailleurs, le travail à domicile permet une approche globale de la situation réelle des familles, notamment la prise en compte de la multiplicité des risques. Elles permettent ainsi une meilleure compréhension de l’organisation matérielle et familiale, ainsi qu’une meilleure évaluation des difficultés sociales rencontrées par ces familles. Or, ces difficultés représentent fréquemment un facteur crucial de leur détresse psychologique et affective, qu’il est nécessaire de prendre en charge, parfois avant tout autre accompagnement. Et comme le soulignait Lamour (1999), « toute aide matérielle bien menée est un soin psychique, mais peut être intrusive si elle n’est pas bien travaillée ».
9Le travail avec plusieurs membres d’une même famille peut également être facilité, en particulier avec les pères. Dans certaines familles, d’autres membres peuvent être présents au domicile et avoir une place centrale, pour le bébé et/ou la mère. Il est donc fondamental de les prendre en considération, de les entendre, et de pouvoir nouer avec eux une alliance de travail solide et efficace. En effet, cette alliance peut venir renforcer le travail effectué auprès d’une mère et de son bébé. Inversement, l’absence d’alliance avec un membre central de la structure familiale (une grand-mère maternelle, par exemple) peut fragiliser, voire empêcher un travail efficace auprès de la dyade.
10En France, les interventions à domicile en période périnatale peuvent s’inscrire dans le champ préventif, et sont assurées principalement par les centres de PMI ou dans le champ thérapeutique, organisées par les secteurs de psychiatrie et/ou secteurs infanto-juvéniles. Mais pour les familles aux difficultés multiples, cette répartition des tâches s’avère plus complexe. Alors qu’il n’y a pas forcément de psychopathologie avérée, ces familles accumulent souvent plusieurs facteurs de risque les rendant plus vulnérables en période périnatale et, pour elles, il semble nécessaire d’adapter les pratiques. Pour ces familles, les professionnels de la petite enfance se retrouvent souvent face à cette alternative : voir la famille sous forme de visites à domicile, ou ne pas la voir du tout.
11En France, les visites à domicile périnatales sont essentiellement effectuées par les puéricultrices de PMI, qui se retrouvent alors fréquemment seules, confrontées aux problématiques de ces familles pour lesquelles elles n’ont souvent pas été formées. De plus, le cadre et la charge de travail de ces professionnelles rendent souvent difficile la réalisation de visites répétées. Les indications peuvent être larges, basées sur la présence d’un ou plusieurs facteurs de vulnérabilité somatique et/ou psychique. Le soutien psychologique, bien que faisant partie des missions de la PMI, reste un cadre de travail inhabituel et vite déstabilisant pour une puéricultrice, surtout lorsqu’il vient se confondre avec de véritables soins psychiques. Cette difficulté nécessite, entre autres, le soutien de l’équipe de PMI, de la psychologue notamment, mais aussi un lien avec les équipes spécialisées (secteurs de psychiatrie et de pédopsychiatrie). Malheureusement, l’expérience montre que peu d’orientations « directes » sur le secteur de soins sont suivies d’un rendez-vous.
12Dans d’autres pays, où n’existe pas un système préventif tel que la PMI, se sont développés des programmes de recherche à domicile reposant sur l’identification précoce de facteurs de risque ou de vulnérabilité. Ces interventions ciblées, reposant sur des concepts bien définis, ont montré qu’elles pouvaient infléchir des trajectoires développementales préjudiciables mais aussi que la prévention représentait un investissement nécessaire. Les programmes d’interventions précoces se sont développés dans le cadre de programmes de recherche et sont apparus aux Etats-Unis dans le but d’aider les enfants vivant dans des conditions de pauvreté et de stress multiples, qui en font des sujets à risque d’échec scolaire, de maltraitance et d’autres formes de handicap ou de troubles (Korfmacher, 2002).
13Une des recherches majeures concernant les interventions précoces à domicile dans les familles à problèmes multiples a été menée par David Olds et son équipe, depuis les années 1970 jusqu’à ce jour. Cette recherche reposait sur des concepts bien définis : les visites étaient précoces (début en prénatal), prolongées et continues. Elle concernait des femmes présentant de multiples facteurs de vulnérabilité et avait pour objectifs de cibler des facteurs susceptibles d’être modifiés (compétences parentales, éducation à la santé, formation, logement, aides sociales, inscription dans les réseaux sanitaire, social et éducatif…). Les visites étaient effectuées par des infirmières formées et supervisées (1997, 1998, 2006). Plusieurs autres études sur le même modèle ont eu lieu depuis plus de vingt ans (Weatherston, 2003 ; Mc Donough, 1993) avec des méthodes et des résultats variables, que nous décrivons ci-après.
14En France, l’étude CAPEDP (Compétences parentales et attachement dans la petite enfance) s’est également intéressée aux effets préventifs des visites à domicile périnatales (Guedeney, 2011 ; Tubach, 2012). Elle concernait des femmes enceintes, jeunes, en situation de vulnérabilité psychosociale et proposait des interventions à domicile effectuées par des psychologues formées et supervisées, ayant pour objectif d’instaurer une relation de confiance avec les parents (Dugravier, 2009). L’objectif final attendu était que leurs visites précoces (troisième trimestre de grossesse), très régulières et prolongées (jusqu’aux deux ans de l’enfant) permettraient d’améliorer la santé mentale de la mère et de l’enfant, l’attachement mère-enfant et la capacité de la mère à utiliser les réseaux de soins existants. En pratique, il s’agissait de diminuer la dépression pré et postnatale, la désorganisation de l’attachement et d’améliorer l’utilisation du réseau de soins.
15Les premiers résultats de cette étude ne montrent pas d’effet préventif sur la dépression postnatale ni même sur sa diminution, mais auraient notamment mis en évidence une meilleure utilisation du réseau de soins (notamment de la PMI) et donc une meilleure inscription des familles dans leur environnement (Tubach, 2012).
16Le plus souvent, pour les professionnels intervenant à domicile, il s’agit de comprendre et soutenir la capacité du parent à tenir le nourrisson de manière sûre et renforcer la relation naissante d’attachement. Les stratégies possibles incluent le soutien émotionnel, le soutien par des services concrets, la guidance de développement, et la psychothérapie parent-enfant (Mc Donough, 1993). Il s’agit d’accompagner les familles, les mères, durant cette période de fragilité qu’est la naissance d’un enfant. La capacité d’écoute de l’intervenant favorise une communication nouvelle qui facilite un espace de sécurité (Jardin, 2006), pour la mère et son enfant. On retrouve par ailleurs régulièrement la notion de guidance de développement, initialement proposée par Fraiberg (1999), qui a pour but d’encourager et de raffermir l’attachement entre les parents et le bébé, d’aider les parents à comprendre le « langage » de leur enfant et à trouver de nouvelles méthodes d’éducation.
17Mais ce qui apparaît primordial pour les familles vulnérables, c’est l’accompagnement du domicile vers l’extérieur : tel est finalement l’objectif de l’approche à domicile. Ainsi, quand les peurs mutuelles s’estompent, quand les liens de confiance s’installent à domicile, le soignant peut proposer d’accompagner parents et bébé vers ce dehors si menaçant pour eux.
18Il s’agit là de traiter la pathologie du lien qui isole ces familles afin de retisser le maillage social qui permettra une meilleure insertion de la famille dans sa communauté de vie. C’est vital pour que la famille puisse s’appuyer sur les ressources de l’environnement, pour développer ses propres ressources et permettre à l’enfant un développement plus harmonieux (Lamour, 2003).
Les limites du travail à domicile
19Néanmoins, même si l’abord à domicile apparaît comme une approche adaptée et rassurante pour les familles vulnérables, son efficacité reste difficile à évaluer.
20D’après Fraiberg et son travail auprès des familles en difficulté, les résultats obtenus (après plusieurs années, la plupart du temps) militent pour l’intervention à domicile et la prévention précoce. De plus, les programmes de recherche montrent le plus souvent, à des degrés divers, les influences positives sur le développement intellectuel et social des enfants et la qualité des relations parents-enfant (Dumaret, 2003). En effet, des effets bénéfiques d’une action préventive à domicile ont pu être mis en évidence, si celle-ci est intensive, précoce et mise en œuvre par des professionnels formés et supervisés. Les études pionnières de Olds à Elmira notamment (2006) ont montré comment ces interventions précoces réduisent la prévalence des risques morbides ultérieurs, pour la mère et l’enfant, et améliorent la qualité des relations précoces, avec un retentissement certain sur le développement de l’enfant.
21Malgré cela, il apparaît parfois difficile d’évaluer précisément l’efficacité des visites à domicile tant les programmes varient en fonction du contexte, de la population ciblée, de l’approche théorique, et de l’équipe intervenante (Korfmacher, 2008). Beaucoup d’interrogations persistent d’ailleurs quant aux conditions nécessaires et suffisantes permettant aux visites d’avoir un impact réel sur l’évolution de la famille. Récemment et dans cet optique, certaines équipes se sont beaucoup intéressées à l’analyse qualitative des visites à domicile, afin de mieux en cerner les enjeux (Mc Naughton, 2000 ; Saias, 2012).
22Selon certains auteurs, l’efficacité des visites à domicile dépendrait de la précocité de l’intervention, de la durée de cette dernière et de l’implication des professionnels (Sweet et Applebaum, 2004). Dans la littérature, on retrouve que l’impact des programmes serait meilleur dans certains sous-groupes de mères, notamment les plus inexpérimentées, celles ayant le moins de ressources psychologiques, c’est-à-dire ayant un fonctionnement intellectuel limité et/ou une santé mentale fragile (Dumont, 2006 ; Olds, 1986), et pour les familles confrontées à la violence du partenaire (Eckenrode, 2000).
23Par ailleurs, ce qu’a souligné Duggan (2004), et qui fût confirmé par Olds (2006) notamment, est qu’il existe une variabilité significative dans l’adhésion des mères aux programmes de prévention. Il formule entre autres l’hypothèse que la dépression de la mère et la sécurité de son attachement pourraient intervenir comme modérateurs de l’impact des visites à domicile (Duggan, 2004). Mais les études à ce propos divergent dans leur conclusion et se contredisent parfois. Il semble néanmoins évident que l’efficacité des programmes est particulièrement liée à la motivation et à l’implication des parents dans les soins ainsi qu’au cumul des facteurs de risque familiaux. En effet, selon certains auteurs, les effets restent peu visibles dans certaines familles où le cumul des facteurs de risque est trop élevé (Dumaret, 2003).
24Indépendamment des difficultés à préciser l’efficacité des interventions à domicile, il existe d’autres limites à cette pratique, davantage liées aux professionnels engagés. En effet, le travail à domicile nécessite une souplesse, une patience et donc une implication forte des intervenants. Il nécessite pour les équipes une adaptation de leur cadre de travail qui, bien que particulièrement enrichissante pour elles, peut se révéler parfois difficile. La place de l’institution et l’encadrement de l’intervenant apparaissent alors comme des points clés de cette pratique. En effet, les professionnels de la petite enfance sont souvent exposés aux perturbations des relations intrafamiliales et à leur impact sur leur propre fonctionnement, menaçant parfois les relations familles/professionnels, mais aussi les relations entre professionnels. Or, les professionnels sont d’autant plus déstabilisés que leur proximité est grande avec l’enfant et les parents, qu’ils travaillent à domicile, qu’ils sont isolés, que leur formation est insuffisante, que leurs institutions sont fragilisées et que la problématique de la famille entre en résonance avec leur propre fonctionnement (Lamour, 2003, 2010).
25Aussi, au domicile, une des premières difficultés réside dans la capacité de l’intervenant à trouver la bonne distance professionnelle, à ne pas glisser dans la familiarité. L’intensité des mouvements contre-transférentiels participe à l’exposition accrue de l’intervenant, qui se retrouve en dehors de son cadre de travail habituel et dans lequel il a le plus souvent été formé. L’intervenant à domicile se trouve engagé dans la relation tant physiquement que psychiquement : il est amené à faire des gestes peu habituels, comme de prendre l’enfant dans ses bras ou lui donner le biberon. Il expérimente là un rapprochement physique qui peut déstabiliser. Son comportement face au patient est plus à découvert. Hors de son cadre habituel, le soignant aura également à travailler avec les nombreuses distractions environnementales qu’il va rencontrer : la télévision allumée, le téléphone qui sonne, les visites du voisinage. Il est immergé dans un climat bien particulier. Le cadre, nécessairement plus souple, exige de l’intervenant une certaine capacité d’adaptation. Ainsi, des affects très variés, et très différents de ceux habituellement ressentis dans un bureau, peuvent apparaître plus fréquemment : la gêne, le malaise, l’inquiétude, le sentiment de solitude, la colère, la violence, mais aussi une tendresse pour des gestes d’accueil. Les visites à domicile représentent un large espace émotionnel. Il y a la place pour beaucoup d’émotions potentiellement partagées.
26Les résistances des soignants au travail à domicile s’expriment souvent par la peur de pénétrer l’intérieur du patient, la peur de l’envahissement et de l’isolement (Lamour, 1999). En réalité, à domicile, il y a une « cocréation » du cadre : dans le choix du rythme et du moment de la venue (incluant le bébé éveillé ou non, le père ou non, le reste de la famille ou non…), dans l’installation progressive de rituels (dans l’espace : où se voir, où s’asseoir ; et dans le temps : temps d’attention à la mère, puis au bébé…). Le soignant sera le garant du maintien du cadre, en assurant, par sa venue, la continuité du lien et son inscription temporelle.
27Les visites à domicile nécessitent, de la part de l’intervenant, une grande disponibilité (changement de rendez-vous…) et une certaine infatigabilité, telle une mère envers son enfant. Elles nécessitent également, pour rester un moyen pertinent d’aide et de soutien aux familles, de s’engager dans un processus de formation pertinente. En effet, le transfert positif avec la famille s’appuie sur des compétences professionnelles et non sur la personne (il ne s’agit pas de se servir de sa propre expérience, de sa propre parentalité). Les professionnels allant à domicile ont ainsi des actions et engagements très différents, et cela justement en lien avec leur formation, leur institution, mais également leurs expériences passées.
28Intervenir à domicile sous-entend pour l’intervenant une bonne sécurité intérieure. Il doit en permanence être prudent, se retenir d’agir. L’urgence est de « penser, de donner un sens » aux actes comme aux silences. En effet, tout un chacun, quelle que soit son expérience, s’expose au risque de se retrouver dans une difficulté contre-transférentielle dont la famille pourrait faire les frais (Guedeney, 1999). C’est pourquoi, le maintien d’un cadre internalisé est si essentiel (Lamour, 1999). Le soignant est seul mais avec des représentations de tiers, seul mais non enfermé dans un isolement qui pourrait entraîner des dérapages. L’institution occupe une fonction protectrice pour l’intervenant (internalisation de sa référence professionnelle, de ses représentations). En effet, à domicile, le cadre externe est totalement modifié. Il n’y a plus de cadre architectural (pas de bureau, pas d’équipe environnante). Il est donc fondamental que l’intervenant intériorise la manière dont fonctionne l’institution. Le cadre interne et la supervision sont là extrêmement importants.
29En effet, encore plus à domicile qu’ailleurs, le soignant se retrouve exposé à ce qu’on nomme la « pathologie du lien » (Lamour, 1999). La pathologie relationnelle peut alors se retrouver dans les relations famille-professionnel mais aussi dans les relations entre professionnels.
30Dans ce contexte, l’accompagnement des soignants doit faire partie intégrante de toute prise en charge. « Exposé » aux difficultés de ces familles, l’intervenant peut être en proie à des émotions violentes (souffrance, colère, dépression, sentiment d’incompétence, de vide…), qui réveillent ses propres terreurs infantiles, ses besoins archaïques, et activent son propre système d’attachement. Une supervision et une analyse des pratiques régulières sont donc indispensables, quelle que soit l’ancienneté ou l’expertise du soignant (Jardin, 2006). La supervision est une mesure d’accompagnement des professionnels dans une recherche de sens, visant à aider à regarder la situation selon plusieurs points de vue, en y rajoutant les facteurs personnels et les représentations. Elle peut aider les professionnels dans l’appréhension des situations difficiles, voire complexes ou à dépasser une période de stress. Le cadre de ces réunions doit être solide et maintenu avec la même rigueur que le cadre d’un traitement : réunions régulières (la fréquence varie suivant les situations) avec les mêmes soignants de référence. Leur durée (1 heure à 1 heure 30) doit permettre que s’installe un climat de confiance pour que les professionnels expriment des éléments de danger (maltraitance avérée, situations incestueuses), éléments qui peuvent n’apparaître qu’en fin de réunion… ou à la réunion suivante, avec la levée des mécanismes de refoulement et de déni (Lamour, 2010).
31Malheureusement, on s’aperçoit que la supervision reste une mesure d’accompagnement encore trop rare. Bon nombre d’institutions ne la mettent pas en place au risque de fragiliser leurs équipes, voire l’institution toute entière.
Conclusion
32Aux vues de la littérature et des enjeux majeurs de la prévention en périnatalité, le bien-fondé des visites à domicile périnatales précoces semble établi, même si leur efficacité s’avère parfois difficile à démontrer précisément.
33Dans notre pratique, nous sommes par ailleurs souvent frappés par les discontinuités interinstitutionnelles majeures, voire les clivages entre les institutions (maternité, CMP, PMI), ne favorisant pas la prise en charge des familles les plus vulnérables. Ces dernières se retrouvent alors face à des incohérences de prises en charge risquant de renforcer les fragilités qui souvent perdurent depuis leur propre enfance. Aussi, en plus d’adapter nos approches thérapeutiques, il apparaît fondamental de continuer à améliorer le travail entre institutions, à la fois afin d’adresser ces familles aux services compétents, mais aussi de travailler en collaboration et de façon cohérente. Les parents n’étant pratiquement jamais demandeurs, l’accès aux nourrissons à risque psychosocial et leur traitement ne sont possibles que grâce à un travail conjoint entre les différents intervenants médico-sociaux de la communauté : les services de PMI, les services sociaux, les centres maternels, les maternités, les pédiatres, les médecins généralistes et les secteurs du soin psychique. Le travail en réseau apparaît alors comme essentiel, se souciant de la continuité de l’environnement proposé aux familles. Il participe ainsi à la construction d’un environnement stable et fiable, qui soutiendra le développement de l’enfant ainsi que la nouvelle parentalité.
34En effet, cette question de continuité, importante pour les familles ordinaires, devient cruciale pour les familles les plus fragiles, qui peuvent être prises dans des rivalités, des modalités d’intervention, des discours complètement différents, qui les laisseront d’autant plus démunies qu’elles n’en comprendront pas les enjeux. Cette nécessaire coordination entre les institutions rend ainsi essentielles les rencontres interéquipes et interdisciplinaires : chacun, avec la spécificité de son regard, apporte des éléments qui, synthétisés, donneront une représentation de l’enfant, des parents et des relations parents-nourrisson.
35Par ailleurs, le travail à domicile, qui s’avère être une pratique à la fois très riche mais aussi potentiellement très déstabilisante pour les professionnels, nécessite un cadre de travail pensé et structuré. Il s’agit notamment de former les professionnels, particulièrement les puéricultrices de PMI, directement confrontées aux familles vulnérables : au travail à domicile lui-même, mais aussi au dépistage des troubles précoces de la relation et du développement. Il s’agit également d’informer suffisamment ces professionnels, qui doivent pouvoir utiliser de façon optimale les ressources du réseau disponibles, et pour cela, connaître ce réseau, les différents partenaires et possibilités de collaboration.
36La supervision des professionnels représente un autre point essentiel en ce qui concerne le travail à domicile auprès des familles vulnérables. En effet, quelles que soient leur fonction professionnelle et leur ancienneté, les professionnels impliqués ont besoin d’un cadre d’autoréflexion, favorisant la sécurité relationnelle. Une supervision informelle ne suffit pas, car elle ne crée pas un cadre suffisamment solide et soutenant pour assurer à l’intervenant une sécurité interne satisfaisante. Pourtant, on sait combien ce cadre représente le principal garant d’une pratique efficace et tenable sur la durée.
37Enfin, il semble intéressant de se questionner sur l’organisation même de notre travail, nous, professionnels de la petite enfance. En effet, en PMI, le manque de moyens rend particulièrement difficile la réalisation systématique de visites à domicile, encore moins de visites répétées. De plus, les objectifs de l’institution, toujours plus ambitieux, couvrent les domaines somatique, psychique, social et culturel, avec un travail renforcé autour des premiers liens parents-enfants et de la prévention du risque de maltraitance. Ainsi, certaines puéricultrices peuvent avoir un sentiment d’éparpillement, travaillant de façon quasi intuitive et se retrouvant parfois très en difficulté face aux nombreux objectifs de leurs visites et aux familles elles mêmes. De ce fait, elles ont parfois du mal à se rendre pleinement disponibles pour les familles les plus préoccupantes, celles pour qui l’accompagnement devrait être renforcé. Ainsi, il semblerait intéressant que les visites à domicile en PMI puissent s’inscrire dans un travail plus continu, en pré et postnatal, avec un engagement peut-être plus prolongé auprès des familles en difficulté. Cela sous-entendrait un ciblage plus précis des critères d’intervention à domicile, permettant de s’adresser aux familles les plus vulnérables et de leur proposer une prise en charge plus soutenue (facilitant ainsi la construction d’une relation de confiance, une meilleure évaluation de la situation familiale et probablement des besoins de celle-ci, en termes d’aide matérielle mais aussi de soins). Ce travail précoce et continu permettrait de sécuriser davantage la pratique des professionnels, mais aussi de mieux informer les familles quant aux objectifs des visites et probablement de mieux assurer le relai, si nécessaire, vers un service de soins plus spécialisé. Il s’agit également de formaliser davantage le dispositif interpartenarial, notamment entre puéricultrices et professionnels du soin psychique. La création des réseaux de périnatalité est en cela une démarche très intéressante.
38Cette réflexion soulève enfin la question d’une éventuelle réorganisation des services, autour d’une activité commune. Réorganisation qui pourrait passer par la création de postes de puéricultrices au sein même des secteurs infanto-juvéniles, mais aussi par le regroupement des fonctions professionnelles (puéricultrices, psychologues) sur un même lieu, comme c’est le cas dans les Unités de psychopathologie périnatale, installées dans les maternités. Si un travail psychologique représente très souvent un point fondamental, il n’en est pas moins essentiel d’accompagner les gestes quotidiens, les soins, lorsque ceux-ci sont difficiles ou maladroits. Ainsi, en créant des lieux communs comme « points d’ancrage » des différents professionnels, un véritable travail partenarial, en binôme, peut se mettre en place, à la fois pour la mère, pour l’enfant et les liens qui les unissent.
Points importants
• Les visites précoces (troisième trimestre de grossesse), très régulières et prolongées (jusqu’aux deux ans de l’enfant) permettent de réduire l’impact des vulnérabilités psychosociales sur la santé de la mère et de l’enfant, notamment en améliorant la capacité de cette dernière à utiliser les réseaux de soins existants.
• Il existe certaines limites du travail à domicile en périnatalité : une efficacité parfois difficile à préciser et un cadre d’exercice encore peu formalisé au sein des institutions, potentiellement déstabilisant pour les professionnels.
• La formation et la supervision des professionnels intervenant à domicile apparaissent comme des points essentiels, permettant de mieux sécuriser la pratique des professionnels et de mieux répondre aux besoins des familles.