CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1Les sciences humaines et sociales sont confrontées aujourd’hui à une remise en question de leurs certitudes antérieures, héritées d’une époque où elles se sont construites en analysant les formes de vie humaine où elles étaient immergées. Cette immersion a pu favoriser l’illusion de penser que pouvaient exister des sortes d’« invariants » qu’elles seraient en mesure de décrire et d’analyser, afin d’améliorer les rapports et les fonctionnements humains.

2Plus que d’autres sans doute les disciplines psychologiques ont connu cette tentation d’essentialiser leurs analyses, en laissant penser qu’il était possible de spécifier les humains au regard de leur âge et de leur sexe, dans une perspective quelque peu structurale. Un concept vient exemplifier cette position, celui de fonctions maternelle et paternelle. Pour rendre compte du caractère socio-historiquement construit de cette attitude, et donc de sa relativité, sera dans un premier temps rappelé à quel point nos fonctionnements familiaux et éducatifs sont pris dans l’histoire de nos sociétés en montrant l’historicité des modèles familiaux et la complexité de leur évolution.

3Dans un deuxième temps, la réflexion portera sur la dynamique contradictoire que la sédimentation des différents modèles évoqués a aujourd’hui produite : les difficultés d’interprétation et d’intervention auprès des familles que cela a pu générer, et la reconfiguration épistémologique qui se réalise sous nos yeux…

La sédimentation des modèles familiaux [2]

4En France, en à peine plus de deux siècles, nous avons connu trois régimes successifs d’organisation des rapports entre les sexes et entre les générations, soit trois modèles différents de l’ordre familial qui, loin de se remplacer complètement, se sont plutôt chevauchés, recouverts, sédimentés, laissant persister des éléments de l’époque directement antérieure, voire de l’époque précédente, au sein de la nouvelle organisation. Pour mieux mesurer l’importance de cette mutation, il convient de rappeler les grandes lignes d’organisation de chacun de ces ordres successifs et les changements qui les ont affectés, jusqu’à constituer notre époque en période de transition vers une nouvelle société dont les bases anthropologiques mêmes se trouvent en passe d’être reformulées.

Un ordre ancien théocratique

5Sous l’Ancien régime, pouvoir familial et pouvoir social étaient profondément intriqués, dans la mesure où l’ordre social dominé par l’aristocratie seigneuriale dans son entier était théocratique. Ce qui donne sens à l’ensemble de cette construction réside dans un principe de légitimité transcendant, le religieux, qui ordonne le monde selon le mythe de sa création, divine et inaliénable. La monarchie de droit divin y trouvait son sens et sa légitimité, tout autant qu’une organisation familiale qui positionnait l’homme en chef de famille. Dans cet ordre, au roi, représentant de Dieu le père pour ses sujets, correspondait le père de famille, représentant de Dieu et du roi dans le cercle familial. L’autorité liée à l’occupation de ces places ne pouvait être contestée, sa légitimité étant garantie par son origine divine. Dans cette conception, les places des hommes et des femmes sont opposées mais d’une certaine façon symétriques, l’un étant en haut et l’autre en bas, à l’image de la représentation que l’on se fait alors du sexe féminin comme le symétrique inversé et imparfait du sexe masculin. Ce que révèle Thomas Laqueur en rappelant que « pendant des millénaires s’était imposée comme un lieu commun l’idée que les femmes avaient les mêmes parties génitales que les hommes si ce n’est que, suivant les mots de Némésius, évêque d’Emèse au IVe siècle, “les leurs sont à l’intérieur du corps, non pas à l’extérieur” » (Laqueur, 1992, 17).

6Le pouvoir paternel est alors considérable, tant à l’égard de la femme, dont la gestion de la plupart des dimensions concrètes de l’existence dépend en dernière instance de son mari et qui est considérée comme juridiquement irresponsable, qu’à l’égard des enfants, placés jusqu’à un âge avancé sous une autorité paternelle toute puissante, notamment pour ce qui concerne la conclusion de leur mariage. Mariage qui unit d’abord deux familles avant d’unir deux individus, au sein d’une organisation patriarcale des rapports sociaux qui s’ancre dans la longue durée de l’Histoire (Casanova, 2001). Cette situation va servir de terreau pour nombre de développements critiques des pièces de Molière.

Le passage à un ordre laïc et naturaliste avec la Révolution

7S’inspirant de la philosophie des Lumières, la rupture qu’établit la révolution de 1789 est fondamentale, en introduisant l’immanence à la place du transcendant, le laïc à la place du sacré. Les principes de liberté et d’égalité qui sont portés par les révolutionnaires au rang de devise de la République, censés organiser l’ordre politique de la démocratie, n’en affectent que partiellement l’ordre familial. Si la femme et les enfants acquièrent un certain nombre de droits exprimant leur égalité en humanité avec l’homme-père de famille ; ce mouvement doit composer avec une conception de la famille qui vient naturaliser la différence des sexes. Pour Rousseau et les philosophes des Lumières, puis pour les médecins et hygiénistes du XIXe siècle, l’opposition entre les sexes s’enracine dans la nature. Celle-ci vient justifier une inégalité de positions dans la famille, qui renvoie à une conception du couple comme union de deux êtres différents et complémentaires par nature. Le nouveau principe d’ordre alors invoqué est bien laïc, la référence à l’homme et sa corporéité, mais, au nom notamment de la différence des places dans la procréation, sont légitimées les différences de positions, de droits et de devoirs, dans la société.

8En devenant la première des sciences humaines, comme le montre Michel Foucault (1963), la médecine essentialise la biologie et consacre ce que nous désignerions aujourd’hui comme des différences de genre, culturellement construites, comme des différences naturelles. Le principe d’ordre régissant les rapports entre les sexes, et leurs places dans la société, trouve sa justification dans l’apparente nécessité naturelle qui semble régner dans la distribution des places et des fonctions qu’opère la conformation biologique des hommes et des femmes dans la pratique sexuelle, la fécondation, la grossesse, l’engendrement et le nourrissage qui s’en suit. Pour la plupart des auteurs de l’époque, les différences d’aptitudes, de caractères, d’intérêts, de pratiques, de positions sociales, participent de cette dichotomisation entre deux mondes qui apparaissent complètement opposés, non plus symétriques mais complémentaires. La hiérarchie sociale qui continue alors à organiser leurs différences n’y apparaît plus justifiée par un principe d’organisation supranaturel, transcendant, celui du religieux, qui sacralise les assignations sexuées et générationnelles, à travers les préceptes qu’il édicte sous la figure de la révélation (parole d’Evangile) ; mais par un principe tout aussi contraignant, celui de l’ordre que la nature a instauré en conformant différemment chacun des sexes et en positionnant chaque génération dans un rapport spécifique à l’égard de celle qu’elle a engendrée.

9Tout alors peut être compris comme la conséquence logique de différences premières, car biologiques. Ce qui aboutit à considérer comme essentielles, de l’ordre de ce qui constitue l’essence de l’être, des différences sociales entre les sexes perçues comme naturelles. Pour Pierre Roussel, médecin de la fin du XVIIIe siècle, rendu célèbre par son ouvrage Le système physique et moral de la femme, paru en 1775 et qui fut un immense succès : « La femme n’est pas femme seulement par un endroit, mais par toutes les faces par lesquelles elle peut être envisagée. » Ce qui signifie, commentent Yvonne Knibiehler et Catherine Fouquet (1977, 148), que « le sexe de la femme détermine non seulement les formes de son corps, mais aussi les traits de son caractère et de son intelligence. » Ainsi Roussel, « pour la première fois, fait apparaître une “ nature féminine ” totale et séparée » qui n’est pas référée à une origine divine.

10Ce renouvellement majeur du consensus épistémologique sur la façon d’interpréter la différence des sexes constitue un véritable renversement, qui répondait au désir conjoint des révolutionnaires et de leurs inspirateurs, les philosophes des Lumières, d’ancrer la compréhension de l’humain dans une histoire naturelle de l’homme, de rompre avec toute l’approche théologique et métaphysique antérieure. « Ainsi, l’ancien modèle dans lequel hommes et femmes étaient rangés suivant leur degré de perfection métaphysique, leur chaleur vitale, le long d’un axe dont le télos était mâle, céda la place, à la fin du XVIIIe siècle, à un nouveau modèle de dimorphisme radical, de divergence biologique. Une anatomie et une physiologie de l’incommensurabilité remplacèrent une métaphysique de la hiérarchie dans la représentation de la femme par rapport à l’homme » (Laqueur, op. cit., 19).

11Le nouveau consensus qui se crée ainsi dans le champ des savoirs savants ne vient pas cependant le recouvrir complètement, et dans ce mouvement l’effacer. Un certain nombre d’éléments du modèle ancien sont plus ou moins intégrés à la logique du nouvel ordre. Le modèle de complémentarité naturelle se trouve en quelque sorte contaminé par le modèle antérieur de continuité hiérarchique entre les deux sexes et lui emprunte quelques-uns de ses éléments forts : le principe de hiérarchie (qui en devient plus implicite), et la sacralisation de la différence biologique et des fonctions qui lui sont rattachées.

Renouvellement des théories

12Les travaux des sociologues et historiens d’inspiration foucaldienne, ainsi que certains travaux d’inspiration féministe, ont montré l’importance de la valorisation du lien maternel au XIXe siècle, autour de la volonté médicale et hygiéniste de promouvoir la fonction de soin et d’éducation que la mère se trouve “ naturellement ” en meilleure position d’effectuer. Avec l’évolution sociale et la diminution constante des entreprises familiales au profit du travail salarié extérieur, le modèle de la femme au foyer propre à la bourgeoisie dominante s’est progressivement généralisé comme modèle social, jusqu’à devenir l’objectif à atteindre pour bien des discours sociaux du milieu du XXe siècle. La théorisation de sa structure et de ses implications en a été effectuée aussi bien sur le plan sociologique, que sur le plan psychologique, en particulier par l’approche psychanalytique. En effet, avec Freud et ses émules se développe l’étude de chaque position parentale, surtout de la position maternelle (Klein, Winnicott, Bion, Spitz, Bowlby…), alors que l’approche de Lacan s’attachait à la formalisation de la fonction paternelle. Présentée par certains comme la théorisation du déclin du patriarcat (Pommier, 2000), la psychanalyse peut être vue comme la théorie la plus aboutie de l’ordre familial bourgeois, participant à la pérennisation de cet ordre en permettant d’en réguler les dysfonctionnements les plus problématiques et de fournir les cadres théoriques du passage de la disciplinarisation à l’intériorisation des normes, ou, dit de façon plus référencée aux écrits qui ont jalonné la période d’après-guerre, des “disciplines à domicile” (Fritsch, Joseph, 1977) à la “persuasion clandestine” (Packard, 1958). Si les Trente Glorieuses furent l’époque d’un certain psychanalysme triomphant (Castel, 1973), la psychanalyse n’en a pas moins une vertu heuristique particulière pour rendre compte de la spécificité des pouvoirs en jeu, par exemple de l’articulation d’un pouvoir maternel concret qui s’est affirmé sur les enfants avec un pouvoir paternel plus abstrait et général sur la famille et ses composantes, femme et enfants. En découle la conception d’une autorité intimement liée au masculin et à l’organisation du symbolique (Bourdieu, 1998). C’est cette configuration particulière que l’on identifiera alors sous la forme d’une domination, qui pour être masculine n’en est peut-être pas moins d’abord paternelle.

13De nombreux anthropologues ont, dans la perspective lévi-straussienne, identifié cette domination comme participant des nécessités induites par les différentes places dans la reproduction biologique, et la volonté des hommes de contrôler leur descendance masculine, du fait que « seuls les corps féminins font les enfants des deux sexes. » (Héritier, 2001, 84-85) En d’autres termes : « Les hommes ne peuvent pas se reproduire eux-mêmes. La femme est alors la ressource pour faire des enfants certes en général, mais des fils en particulier. » Privilège exorbitant pour Françoise Héritier, qui rend compte des mécanismes de la dépossession du corps reproductif des femmes par les hommes et leur organisation sociale, car si la femme est une ressource rare qui permet de constituer une lignée masculine, il devient nécessaire de « se l’approprier et la contenir dans une fonction, dans cette tâche particulière. »

14Cette analyse, au-delà des remarques qui pourraient être faites sur son caractère restrictif, permet de montrer que la domination est à la fois politique et sexuelle, ou plus exactement de montrer en quoi le rapport de sexe est un rapport politique, en ce qu’il est nécessaire de contrôler la sexualité pour contrôler l’ordre social, exercer un pouvoir sur la société, et aussi sur la famille. En ce sens, identifier le pouvoir social comme un pouvoir masculin n’apparaît pas sans fondements. Parler dans les années 1970 de « politique du mâle » (Millett, 1971) a pu avoir alors effet de dévoilement, même si de telles analyses très médiatisées n’avaient pas la consistance nécessaire pour permettre la déconstruction théorique qu’une telle dénonciation méritait.

15Le processus révolutionnaire républicain non seulement aura mis près d’un siècle à se stabiliser, mais n’aura jamais fait qu’ancrer dans une autre logique une répartition sexuée du pouvoir familial et social. Tout au moins dans cette première période de la modernité révolutionnaire qui court de la fin du XVIIIe siècle au milieu du XXe. Dans cette première phase, l’affirmation de la naturalité de la différence des sexes et de ses conséquences vient servir de butoir à la remise en cause de toutes les autres différences sociales, exemplairement celles liées à l’origine : la problématique du sang. Michel Foucault le traduira dans une formule célèbre, celle du passage « d’une symbolique du sang à une analytique de la sexualité » (Foucault, 1976, 195).

16Ainsi, comme le fait remarquer Sylvie Steinberg (2001, 39) : « Le modèle de l’incommensurabilité biologique entre l’homme et la femme et de la sexualisation du corps qui s’impose à partir des années 1760-1770 est aussi une machine de guerre contre les inégalités fondées sur la naissance. Il ancre dans le sexe, l’infériorité naturelle de la femme mais il décrète que toutes les autres différences sont injustes et infondées. L’égalité entre les hommes et l’incommensurabilité fondamentale entre les hommes et les femmes apparaissent ainsi comme les deux versants complémentaires et contradictoires de la pensée naturaliste des Lumières ».

Le bouleversement du passage à une démocratie familiale

17Ce bouleversement correspond à la cristallisation depuis les années 1960 d’un ensemble hétéroclite d’évolutions : massification de l’enseignement supérieur, tertiarisation de l’économie, généralisation de l’emploi féminin salarié, supports à la montée de l’individualisme ; maîtrise de la procréation, libéralisation sexuelle, désinstitutionnalisation de la conjugalité, se traduisant par la montée de l’union libre, des divorces, des situations familiales atypiques… A tel point que l’on a pu identifier cette période comme celle du passage d’un ordre socio-familial à un autre, par le biais de ce que certains auteurs comme Irène Théry (2001) ou Marcel Gauchet (1998) n’ont pas hésité à qualifier de « révolution anthropologique », et Eric Hobsbawm (1999) de « révolution culturelle ». Nous sommes ni plus ni moins entrés dans une autre ère de la vie sociale, dont la principale caractéristique réside peut-être dans la volonté d’application des principes politiques de la démocratie dans la sphère privée, en remettant en question la naturalisation antérieure des positions sexuées et promouvant un nouveau modèle individualiste et égalitariste des relations familiales. Son avènement tient à la réorganisation en profondeur des bases anthropologiques de la société qu’a permis la modernité. Il s’est cristallisé sous l’impulsion des mouvements sociaux qui ont caractérisé la période des années 1968 et suivantes, et plus particulièrement du mouvement féministe.

18L’affirmation progressive de la logique républicaine et démocratique au cours du XIXe siècle, puis son hégémonie référentielle à partir de la fin de celui-ci, sont allées de pair avec d’une part la promotion de l’instruction publique, fer de lance de l’idéal républicain, et d’autre part un développement industriel entraînant la massification de la consommation. Avec l’émancipation intellectuelle de jeunes filles de plus en plus scolarisées, la technicisation du travail ménager et l’appel de main-d’œuvre féminine portée par l’industrialisation, la nécessité sociale de la remise en cause du clivage entre hommes et femmes s’est affirmée inexorablement. Plusieurs événements sont venus alors procéder au rattrapage sur le plan de la gestion politique et sociale d’un processus de transformation sociale freiné jusque-là par les forces les plus traditionalistes. En France, il fallut attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale, pour que le droit de vote et d’éligibilité soit accordé aux femmes en 1944, puis, alors que se diffusait la contraception moderne et qu’accédaient aux longues études des fractions de plus en plus grandes des couches moyennes, l’explosion de 1968, qui venait en quelque sorte combler un décalage croissant entre l’importance des évolutions affectant aussi bien le fonctionnement social que les mentalités et la perdurance d’un ordre sociopolitique objectivement dépassé. Ce qui constituait l’idéologie naturaliste de la différence des sexes fut alors violemment mis en cause, jusqu’à parfois aller chez certain-e-s jusqu’au déni de l’enracinement biologique de cette différence. Si le débat féministe entre universalistes et différentialistes n’est pas clos, il s’établit en contrepoint de la formalisation juridique de la sortie du patriarcat, depuis les lois de 1970 introduisant l’autorité parentale conjointe dans la famille conjugale en lieu et place de la puissance paternelle, et autorisant la publicité pour la contraception, jusqu’à celles de 1975 légitimant l’Interruption volontaire de grossesse, et (ré)introduisant, après 159 ans d’interruption, le divorce par consentement mutuel.

19De même, si la question des rapports de pouvoir entre les sexes et entre les générations a constitué un axe central d’une telle réorganisation, ce ne fut que l’expression la plus visible d’un basculement de l’ordre socio-anthropologique qui allait concerner les fondements même de l’organisation familiale de l’ordre social. On a vu que c’est autour de la place et de la signification du mariage que ce basculement s’est opéré, sous l’impulsion de nouvelles pratiques conjugales et amoureuses qui venaient actualiser le renouvellement des représentations du lien amoureux et de l’ordre familial. Jusqu’alors, et y compris avec le mariage civil républicain, qui conservait par devers lui un certain nombre de traits du mariage religieux, le mariage constituait l’institution centrale fondant la famille – et l’ordre social qui s’y articulait – sur une fiction juridique particulière : l’inconditionnalité et l’indissolubilité du lien marital, structurant dans un même mouvement le rapport homme-femme et la place des enfants. Comme l’a si bien exprimé le doyen Carbonnier, « le cœur du mariage, ce n’est pas le couple, c’est la présomption de paternité » ; en d’autres termes, la première fonction du mariage est de rattacher indissolublement des enfants à un futur père. La nécessité de la virginité de la fiancée comme la prohibition de l’adultère de l’épouse y viennent se constituer en garanties de la légitimité de sa descendance. Autant de règles connaissant des variations selon les périodes et les territoires mais qui organisent pour l’ordre patriarcal la « circulation des femmes » d’un groupe d’hommes (celui du père) à l’autre (celui du mari), dont Claude Lévi-Strauss (1967) a montré que, s’articulant à la prohibition de l’inceste, elles constituent l’assise d’un ordre social à domination masculine.

20L’importance des années 1968-75 en France réside bien dans cette mise en place des conditions du passage à un autre ordre anthropologique, inaugurant l’entrée dans l’ère si bien nommée par Irène Théry (1993) du démariage. Avec la quasi-disparition des entreprises familiales, la transmission du patrimoine a perdu une grande part de son importance dans la définition de la place de la plupart des individus au bénéfice du capital scolaire, ce qui, en harmonie avec l’autonomisation des individus, a contribué à l’individualisation des choix conjugaux au détriment des logiques plus familiales ; en parallèle, la maîtrise de la contraception, tout en favorisant la liberté sexuelle, a délié les femmes de leur obligation de virginité et de fidélité en permettant de dissocier l’activité sexuelle de la procréation. Cette dissociation de la conjugalité de la reproduction et de la filiation s’est trouvée confortée par l’évolution de la médecine, qui, par l’Assistance médicale à la procréation a parachevé la possibilité de dissocier le conjugal du parental, le sexuel de la filiation. Dissociation qui s’est elle-même trouvée mise en actes par la montée brutale des divorces et séparations dans la décennie 1975-85, puis la reprise plus lente de la divortialité depuis 1995 ; alors que le développement tout aussi brutal des unions libres avait symbolisé la remise en cause massive du mariage-institution. Si dorénavant l’enfant naît bien toujours au sein d’un couple conjugal, la moitié du temps c’est hors de toute institution, et sans que soit garantie la pérennité d’une conjugalité essentiellement structurée autour du sentiment amoureux. C’est sur lui que s’est recentrée la valeur fondatrice du lien familial, c’est-à-dire le caractère inconditionnel du lien d’affiliation parental tout autant que son aspect indissoluble. Comme le souligne la formule d’Irène Théry (1996, 73) : « en se personnalisant et s’individualisant, le lien de filiation est devenu ce qu’il n’avait jamais été au temps où les statuts familiaux l’emportaient sur l’actualité de la relation interpersonnelle : l’idéal même du lien inconditionnel et indissoluble. »

21Ainsi, ce n’est plus l’institution du mariage qui est fondatrice et garante de la famille comme elle l’a jusqu’ici été, mais la venue de l’enfant qui, à travers la filiation qu’il cristallise, fonde la vie familiale autour de la parentalité. Ce n’est plus le couple institué qui fait famille mais l’enfant qui institue celle-ci par sa présence. La dimension centrale de la vie familiale en devient l’affiliation parentale, dans ses dimensions à la fois sociales (la reconnaissance/désignation des parents) et psychologiques (la parentalisation). Le dialogue constitue le principe de régulation de ce modèle, avec tout ce que cela implique de fragilité (Neyrand, 2009).

Une traduction juridique en décalage

22Ce modèle a trouvé sa traduction sur le plan juridique. Aujourd’hui, il est clair que l’autorité parentale n’est plus masculine, mais bisexuée. Mais, dans le registre des pratiques sociales et dans celui des fonctionnements psychiques, les choses sont loin d’être aussi nettes. Un triple hiatus s’est établi, d’une part entre les énoncés du droit et les situations vécues, d’autre part entre les diverses positions psychiques comme entre les divers milieux sociaux, et enfin entre les diverses théorisations. Les oppositions théoriques en présence montrent ainsi que, selon l’éclairage apporté, la scène ne présente pas le même aspect. Ce qui pour certains représente une autorité parentale partagée n’est pour d’autres que le masque d’une situation d’irréductibilité de l’assignation par la nature biologique d’une fonction propre à chaque sexe. Point d’achoppement des conceptions des fonctions parentales.

Des fonctions parentales en plein questionnement [3]

23Le terme de fonction renvoie au modèle biologique, qui définit l’utilité d’un organe dans la vie physiologique, le fonctionnement corporel. Or, la psychanalyse en fait une utilisation très métaphorique, en liant des fonctions psychiques portées par chaque parent à la différenciation sexuée des fonctions biologiques dans la procréation. Cette induction du psychique par le physique se révèle toute relative à la configuration historique de l’episteme où elle s’inscrit. Le discours social définit des rôles propres à chaque sexe au regard de sa représentation de la place de chaque parent, aussi bien dans le processus de procréation que dans la vie sociale. L’intériorisation de ses rôles, vécue comme une véritable incorporation, pousse à les identifier, plus ou moins largement selon les époques, à des fonctions (c’est-à-dire des caractéristiques corporelles). Mais, à proprement parler, ne relèvent d’une fonction maternelle que la gestation, l’accouchement et l’allaitement ; et d’une fonction paternelle que la fécondation. S’il est possible de rattacher à ces fonctions liées au biologique une fonction d’identification sexuée, qui a bien rapport avec la différence des sexes, il est difficile d’aller plus loin sans entrer dans les déterminations culturelles des fonctions maternelle et paternelle, c’est-à-dire l’assimilation de certaines dimensions des rôles à des fonctions. La difficulté réside en ce que la différence des sexes, l’anatomie différentielle des hommes et des femmes, a toujours un impact psychique, même s’il varie selon les sociétés et les époques. Ce qui entretient l’illusion de pouvoir déterminer et formaliser l’existence d’invariants psychiques liés à la différence des sexes (Eliot, 2011).

24Pourtant l’analyse des fonctionnements sociaux nous montre l’importance de la construction des différences de positions entre hommes et femmes, pères et mères, et de quelle façon les différences sexuelles servent à légitimer une divergence de pratiques, par exemple le maternage ou la préoccupation maternelle primaire d’un côté et l’autorité paternelle de l’autre. Mais notre époque, justement, par la diversification extrême des positions parentales qu’elle autorise, vient rappeler le caractère social de telles définitions, et pose la question de la normativité des formulations théoriques, qui peuvent venir délégitimer toute position qui n’est pas dominante, dans la norme ou dans la moyenne, en l’étiquetant comme anormale, voire pathologique.

25Dans la pratique, tout le jeu métaphorique sur le père et la mère à partir des positions assignées par la culture patriarcale débouche sur une prise de position ontologique, qui essentialise les rôles en fonction et les élèvent au rang de normes de référence. On glisse alors de la norme statistique (celle qui exprime le plus fréquent) à la norme transcendante (celle qui révélerait une nature humaine). L’atypique ne peut plus alors être pensé que comme déviance, et, pire, comme pathologie. C’est bien la question de l’homosexualité, puis de la nouvelle paternité qui contredit la norme ancienne, et plus encore celle de l’homoparentalité, qui révèlent le caractère culturel, acquis, des fonctions dites maternelle et paternelle.

Une désynchronisation de l’imaginaire parental et du symbolique ?

26Ces exemples témoignent de l’importance des interrogations actuelles sur la parentalité et le lien précoce, et des repositionnements en cours, car cette analyse rend compte de ce que l’on puisse être parent sans avoir enfanté, mais elle indique aussi la possibilité d’un décalage entre l’investissement imaginaire de la parentalité et la reconnaissance sociale du droit à occuper cette place. Un exemple de ce décalage est donné avec la non-reconnaissance d’une place de substitut parental à des « faisant fonction de » à la place de parents défaillants, comme avec les beaux-parents, la famille d’accueil dont on peut dire qu’elle constitue un substitut familial mais non parental, ou avec les compagnons homosexuels de parents.

27Cette évolution cadre avec le principe sociojuridique devenu dominant du maintien des liens de l’enfant avec ses deux parents d’origine au nom de l’intérêt de l’enfant. Mais ce qui semble caractéristique de la procédure même d’affiliation parentale de nos jours reste la diversification de ses modalités, sa mobilité croissante et la relative désinstitutionnalisation qui l’accompagne. L’importance de la volonté d’affiliation s’affirme au principe de la parentalisation alors que se multiplient les affiliations parentales électives résultant d’un choix. Les places parentales ne sont pas forcément données dès la conception, de plus en plus elles font l’objet d’une démarche d’affiliation souvent plus engageante que la plupart des conceptions ordinaires.

28Pourtant, ce que la société, et a fortiori le droit, ne peut encore arriver à concevoir, c’est justement la conséquence de ce phénomène : la pluriparentalité (Le Gall, Bettahar, 2001), le fait qu’un enfant peut effectivement avoir plus de deux parents dans la mesure où peuvent être dissociées du parental ses composantes et que plusieurs personnes peuvent occuper des places différentes à l’intérieur de ce dispositif de parentalité.

Tensions dans la représentation du familial et de l’enfance

29Ces multiples remises en cause de ce que F.R. Ouellette appelle le modèle généalogique de la filiation, qui liait exclusivement un enfant à un père et une mère, ne vont pas sans introduire une tension à l’intérieur même de la représentation de ce qu’est une famille. Elles contribuent à l’éclatement de sa représentation traditionnelle en renforçant la désintrication du conjugal et de la filiation qu’annonçait la généralisation de la contraception, et en contribuant à une autre désintrication, celle de la filiation biologique et du parental.

30Se dénouent ainsi les liens qui soutenaient un modèle de famille, celui que formalisait la fiction juridique d’une famille fondée sur le mariage et assumant la propriété d’enfants socialement reconnus comme issus de l’union de leurs parents. S’opère aujourd’hui une « désimbrication conceptuelle entre la famille d’une part et l’organisation généalogique de la parenté d’autre part, deux sphères dotées d’une autonomie relative dont les relations réciproques ont changé. » (Ouellette, 2000).

31Ce qui va de pair avec les autres tendances plus relationnelles d’évolution du lien familial : la centration du lien familial sur la relation à un enfant présenté comme un sujet, et la personnalisation des relations intrafamiliales tendant à les appréhender beaucoup plus comme une configuration de duos et beaucoup moins comme un groupe familial. Au cœur de ces tendances lourdes, la place de l’enfant apparaît déterminante, désormais c’est autour de lui que s’articule la famille, que se concentrent les préoccupations sociales et que se réaffirment les droits de l’humain (Neyrand, 2000). Face à la crise de la structuration classique de la famille et la diversification de ses modalités, l’affirmation de l’importance de la parentalité, et de ce qu’elle recouvre comme multiplication des places parentales, vient apporter une réponse à ce qui apparaît comme une fragilisation de l’enracinement relationnel de l’enfant et de son expression essentielle, le bébé. L’ensemble des savoirs produits par les sciences humaines s’en trouve affecté.

32Confronté au défi de la démocratisation de la famille qu’il a contribué à mettre en place dès le début des années 1970, l’Etat est soumis à la tentation croissante de s’appuyer sur les pesanteurs dissymétriques et inégalitaires de la vie sociale et des fonctionnements familiaux pour recadrer à travers la gestion des aides parentales chacun des partenaires familiaux au regard des fonctions parentales différenciées que la nature semble leur avoir assignées, remettant ainsi en question de façon plus ou moins implicite le processus d’égalisation des places sexuées. Le parental servant alors de support pour justifier une orientation des aides de l’Etat vers un pragmatisme accru, qui flirte avec un recadrage naturaliste de l’ordre des genres. Sans doute convient-il aujourd’hui que les analyses scientifiques puissent montrer toute l’importance prise par cette évolution, en étant en mesure d’opérer les reconsidérations théoriques qu’appellent les mutations sociales des mœurs, exemplairement en matière parentale.

Notes

  • [1]
    Sociologue, Professeur à l’Université de Toulouse, 175, rue Fernand Canobio, 13320 Bouc Bel Air, France
    gerard.neyrand@univ-tlse3.fr
  • [2]
    Pour plus de développement, voir Neyrand, 2009.
  • [3]
    Pour plus de développement, voir Neyrand, 2009.
Français

Résumé

Quatre types de références divergentes modélisent aujourd’hui les fonctionnements familiaux, conjugaux et parentaux : théocratique, laïc, naturaliste et démocratique. Se succédant dans l’histoire des sociétés occidentales, ils se sont en quelque sorte sédimentés, se superposant sans véritablement se remplacer et offrant aux individus la possibilité d’articuler des éléments de chacun de ces différents modèles dans leurs positionnements conjugal et familial concrets. Ce qu’autorise une telle situation de mutation sociale des références, c’est aussi bien une juxtaposition de modalités divergentes de fonctionnement entre les familles, comme à l’intérieur de chacune d’elles, qu’une possibilité d’évolution des positions individuelles tout au long des trajectoires de vie. Pris dans un tel bouleversement social, les savoirs des sciences humaines et sociales se trouvent convoqués avec la délicate mission d’avoir à légitimer le bien-fondé des options familiales possibles, alors qu’ils trouvent dans les rôles parentaux un point de divergence majeur de leurs interprétations.

Mots-clés

  • modèle familial
  • savoirs
  • mutations sociales

Références

  • 1
    BOURDIEU P. : La domination masculine, Seuil, Paris, 1998.
  • 2
    CASANOVA A. : « Figures du père et mouvements historiques des sociétés », La Pensée, 2001 ; 327.
  • 3
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Gérard Neyrand [1]
  • [1]
    Sociologue, Professeur à l’Université de Toulouse, 175, rue Fernand Canobio, 13320 Bouc Bel Air, France
    gerard.neyrand@univ-tlse3.fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 07/02/2013
https://doi.org/10.3917/dev.124.0275
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