1Je connaissais Salvador Celia depuis de nombreuses années, et sa disparition est évidemment pour moi, comme pour chacun d’entre nous, une perte immense et la source d’un grand chagrin.
2Salvador fait partie des quelques rencontre humaines et professionnelles exceptionnelles qu’il m’a été donné de faire, ce qui ne peut pas s’oublier, et ce qui ne s’oubliera jamais, en ce qui me concerne.
3J’ai fait plus d’une quinzaine de séjours au Brésil et, presque à chaque fois, ce fut pour travailler avec lui et avec son groupe, que ce soit à Porto Alegre ou à Canela qu’il aimait tant.
4Un lien amical très profond nous unissait, me semble-t-il, fait de chaleur humaine, de convivialité et de respect mutuel, et j’avais toujours un très intense plaisir à vivre quelques jours en sa compagnie et en celle de sa femme Isabel… ainsi qu’en celle de leur adorable chien, Mel, qui faisait, parfois, partie de la fête !
5Il y a eu, bien sûr, l’affiliation de l’ABEBE à la WAIMH (World Association of Infant Mental Health) que j’ai tenté de favoriser, du mieux que je pouvais, aux côtés de Regina Ooth de Aragao, de Maria-Elena Correa (elle aussi décédée et qui nous manque tant), de Salvador Celia lui-même et de plusieurs de leurs collègues mais, ici, je voudrais surtout évoquer deux actions qui importaient au plus haut point à Salvador et qu’il m’avait fait découvrir, à savoir « La semaine des bébés » de Canela, et l’introduction de l’observation directe des enfants au sein du cursus des étudiants en médecine.
6J’ai eu, en effet, le très grand honneur et le très grand plaisir d’avoir pu participer, à plusieurs reprises, à « La semaine des bébés » de Canela.
7Salvador Celia m’en avait souvent parlé, depuis longtemps, avec son enthousiasme coutumier et contagieux, mais j’ai également eu l’occasion de voir les choses de mes propres yeux, d’entendre les choses de mes propres oreilles…
8J’ai donc pu constater l’engagement émotionnel de toute une municipalité autour d’une cause, la cause des bébés, ainsi que la force de l’investissement des étudiants en médecine de l’Université ULBRA (Université Luthérienne du Brésil) dans cette même cause.
9D’où un mélange étonnamment émotionnel et informatif à la fois.
10Une chose est de le raconter, une autre chose est de le vivre personnellement.
11On a l’habitude de penser à la psychiatrie périnatale comme à un domaine éminemment transdisciplinaire, et on a raison de la penser ainsi puisque le bébé rassemble désormais autour de lui de très nombreuses professions (psychiatres, psychologues et psychanalystes d’adultes, psychiatres, psychologues et psychanalystes d’enfants, pédiatres, gynécologue-obstétriciens, endocrinologues, sages-femmes, puéricultrices, psychomotriciens, éducatrices, travailleurs sociaux…).
12Mais, à Canela, la transdisciplinarité va bien au-delà du seul champ professionnel. Elle implique de fait toute une population (familles, artisans, marchands, industriels…) qui a fort bien senti que les bébés sont notre avenir, que les bébés font notre avenir.
13La prévention la plus profonde et la plus radicale (c’est-à-dire celle qui touche vraiment aux racines des difficultés) passe effectivement par les soins physiques apportés aux bébés, par l’attention psychique qui leur est accordée et par le système éducatif qui leur est offert.
14Je n’ai jamais vu, pour ma part, de municipalité qui mise tant sur la première enfance.
15La mairie de Canela semble en effet avoir fait de cette question l’une de ses priorités absolues, et ceci sans l’ombre de la moindre démagogie et sans aucune idéalisation affadissante non plus.
16Chaque année, un bébé nouveau-né est déclaré « Citoyen d’honneur » de la ville de Canela !
17Lors de la bénédiction des bébés à l’église de Canela, j’ai senti également que chaque famille se vivait comme concernée par cette problématique de la première enfance bien au-delà de son propre bébé.
18C’est de tous les bébés du monde dont il s’agit en quelque sorte sauf qu’à Canela, on ne se contente pas de vœux pieux, on fait effectivement quelque chose et les choses changent : la mortalité infantile s’effondre, l’allaitement maternel progresse, l’implantation de crèches et d’écoles nouvelles particulièrement créatives transforment en profondeur des quartiers autrefois insalubres et rongés par la délinquance.
19J’ai vu aussi le charisme de Salvador Celia et les transferts affectifs intenses qu’il savait susciter parmi ses étudiants lesquels, dès le début de leur cursus, se confrontent aux réalités de la relation humaine au sein de familles qu’ils n’auraient sans doute jamais croisées sans cette occasion particulière, sans cette attention particulière qui associe des soins physiques (à l’occasion des campagnes de vaccination, par exemple) à la prévention et aux soins psychiques (dépistage des bébés à risque ou objets de dysfonctionnements interactifs précoces).
20Grâce à l’action universitaire de Salvador Celia, dès le début de leurs études, c’est-à-dire dès la deuxième ou la troisième année de leur cursus, chaque étudiant en médecine de l’Université Luthérienne du Brésil (ULBRA) se voit, en effet, désormais, affecté une famille dans les « favelas », et il va alors au domicile de cette famille une fois par semaine pendant deux ou trois années consécutives, soutenu par tout un dispositif de supervisions extrêmement soigneuses.
21C’est donc, ni plus ni moins, une observation directe de formation qui leur est proposée, selon une méthodologie très proche de celle décrite par Esther Bick.
22Il y a là pour tout futur médecin, quelle que soit la spécialité qui sera la sienne plus tard – et donc pas seulement pour les seuls futurs pédopsychiatres – une véritable leçon de vie et un authentique apprentissage de la relation.
23Leçon de vie, parce que dans ces familles très défavorisées et très différentes de leurs milieux d’origine personnelle, les étudiants vivent souvent des évènements existentiels très forts au cours de ces quelques années d’observation : des naissances, des mariages, des morts…
24Mais leçon professionnelle aussi, parce que cette immersion intense et précoce leur permet d’apprendre la juste distance, de se familiariser avec leurs propres émotions, de percevoir l’importance des fonctions d’attention, de contenance et de transformation et d’acquérir peu à peu cette fameuse « capacité négative » (W.R. Bion) si délicate mais si précieuse pour tous les soignants, et notamment ceux de la psyché.
25Leçon de vie et leçon professionnelle à la fois, donc, en ce que cette observation directe de formation leur montre aussi comment on ne peut s’engager émotionnellement de manière adéquate et utile dans une relation de soin que si l’on a d’emblée en tête le fait qu’un jour cette relation aura une fin…
26Deux souvenirs à ce propos.
27Tout d’abord celui d’une étudiante avec qui nous visitions le quartier de la favela où elle allait et qui soudain me dit en passant devant une maison très misérable : « Voilà ma famille ! »
28« Votre famille ? », lui dis-je alors.
29« Non pas ma famille, mais la famille où je fais mon observation. »
30C’est dire, me semble-t-il, l’intensité des liens qui se nouent au sein de cette pratique et qui offrent aux étudiants un inestimable matériau de travail.
31Deuxième souvenir : Dans cette favela, Salvador Celia m’avait présenté, un jour, la chef du quartier, une femme très âgée mais incroyablement belle et hiératique, qui me demande alors :
32« D’où venez-vous ? »
33Je réponds : « De Paris ».
34Elle commente : « C’est loin, Paris… » et je ne peux bien sûr qu’acquiescer.
35Mais elle ajoute alors :
36« Vous leur direz là-bas, à Paris, que depuis que Salvador Celia nous envoie des étudiants, quelque chose a changé ici, quelque chose de très important ».
37Cette rencontre est restée gravée dans ma mémoire comme un moment très fort, et que j’avais envie de faire ici partager.
38Bien entendu, on voit bien, à travers cet enseignement de Salvador Celia, qu’il ne saurait y avoir de transmission de savoir sans un véritable socle émotionnel et affectif qui fonde le mouvement même de la rencontre.
39Mais la création de liens nécessite aussi, on le sait, la préparation aux séparations et, de ce fait, un encadrement soigneux des étudiants par le biais d’un système de supervisions leur permet de trouver la juste distance avec les familles auxquelles ils s’adressent, la juste distance étant celle qui permet l’empathie mais aussi le départ futur (ni trop, ni trop peu, ni trop près, ni trop loin).
40Il me semble que cette action des étudiants à Canela qui s’inscrit dans le vif de leurs études, se trouve ainsi être fondatrice et profondément formatrice, parallèlement au contenu de leur formation scientifique et médicale à proprement parler.
41Avec l’aide de Monique Bydlowski, j’ai donc peu à peu introduit cette action de formation au sein de l’UFR Necker-Enfants Malades, à Paris, et une expérience-pilote se trouve ainsi menée, depuis plusieurs années maintenant, avec des étudiants volontaires de deuxième année, quant à une observation de formation au domicile de bébés sains.
42Dans le temple de la pédiatrie « high-tech », cette expérience me paraît essentielle et c’est là, ma manière à moi de saluer les richesses de l’observation directe dans le champ de la pédopsychiatrie, et bien au-delà aussi, bien entendu.
43Je suis, certes, redevable au doyen du CHU Necker-Enfants Malades (le Professeur Patrick Berche) d’avoir immédiatement compris l’importance des ouvertures offertes par cette expérience pédagogique innovante qui s’avère être d’abord une formidable expérience humaine, mais je me sens surtout infiniment reconnaissant à l’égard de Salvador Celia qui m’a ainsi transmis quelque chose qui lui tenait énormément à cœur, et je sais qu’il avait été très touché de savoir que son idée avait pu, ainsi, trouver des prolongements en France.
Salvador Celia a reçu, pour l’ensemble de son action, le prix « Sonya Bemporad » de l’Association Mondiale de Psychiatrie du Bébé, lors du congrès mondial de la WAIMH qui s’était tenu à Amsterdam en juillet 2002.
Quel prix devrions-nous, aujourd’hui, lui accorder pour l’ami et l’homme extraordinaires qu’il a été ?
Il n’y pas de prix ni de mots pour cela…
Merci seulement à Salvador, d’avoir existé… tout simplement !