Introduction
1Nous nous proposons dans cet article de restituer les résultats d’une étude épidémiologique réalisée dans un groupe d’enfants lyonnais et réunionnais âgés de 12 à 24 mois, et d’analyser, dans une perspective interculturelle, la fonction de l’objet transitionnel dans les troubles du sommeil de l’enfant.
2Cependant, nous nous limiterons à la fonction de cet objet dans l’endormissement, car les résultats concernant la corrélation entre les troubles du sommeil et les pratiques de soins ont été présentés d’une manière détaillée dans une publication précédente (Louis et Govindama, 2004) et débattus dans différents articles (Govindama, 2002, 2004 b).
3Si un certain nombre d’études analysent les pratiques culturelles d’endormissement comme le co-sleeping et son incidence sur les troubles du sommeil de l’enfant (Lozoff, 1984 ; Ferber 1985 ; Morelli, 1992 ; Kawasaki, 1994 ; Latz, 1999 ; Hunsley, 2002), l’objet transitionnel comme protecteur du trouble et qui pourrait constituer une défense contre l’angoisse de séparation d’avec la mère au moment du coucher, n’a pas donné lieu à des recherches transculturelles comparatives suffisantes pour dégager une conclusion scientifique consensuelle. Ainsi, il continue à être enseigné dans son aspect universel dans la formation des praticiens de la petite enfance, et son absence dans le tableau clinique de psychopathologie du nourrisson et du jeune enfant est considérée comme faisant partie des risques de psychopathologie (Mazet et Stoléru 1993).
4Dans un tel contexte, nous ne pouvons pas introduire nos résultats et les commenter sans revisiter la littérature concernant le concept « d’objet transitionnel » et sa fonction ainsi que les controverses qui en découlent.
5En effet, à partir du concept psychologique « transitionnel » de Fairbairn (1952), D.W Winnicott (1951-1953) élabore dans son article : « L’objet transitionnel et le phénomène transitionnel », sa théorie. Les psychologues de la Gestalt avaient déjà travaillé sur ce concept en 1910 ; cependant, c’est en privilégiant la notion « d’espace intermédiaire » dans lequel se déploient les phénomènes transitionnels que Winnicott introduit le concept « d’objet transitionnel ». Cet objet se définit par sa nature (couverture, tissu très doux…), sa spécificité qui est celle d’avoir été créée par l’enfant dans cet espace intermédiaire d’expérience. Il se met en place vers le 4e mois et sa fonction est de permettre à l’enfant d’expérimenter son monde interne dans une relation de projection tout en apprenant à le dissocier du monde externe. Cet objet joue un rôle important dans la gestion de l’angoisse de type dépressif qui accompagne la séparation, la perte de l’objet (la mère). Il contribue ainsi à soutenir le processus de séparation-individuation chez l’enfant.
6L’objet transitionnel est alors considéré comme une première possession du « non-moi » et qui assure une fonction intermédiaire entre les deux mondes pour l’enfant, et il ne sert que de support d’étayage à la construction psychique sans être internalisé. Toutefois, Winnicott lui attribue un caractère universel dont la présence est nécessaire dans l’étape du développement de l’enfant et de sa personnalité. Par contre, le babil, les berceuses, les chansons, les contes et les histoires qui accompagnent le sommeil de l’enfant dans cet espace intermédiaire sont qualifiés de phénomènes transitionnels.
7Avant même la publication de son article, le caractère universel de cet objet est contesté par les collègues de Winnicott lors de sa communication en 1949 dans une réunion scientifique de la société britannique de psychanalyse. Ces derniers révoquent l’objet transitionnel comme une première possession « du non-moi » en y opposant le sein qui assure cette même fonction. Winnicott établit alors d’emblée une différence entre la fonction du sein et celle de l’objet transitionnel. Le sein est introjecté dans l’activité créatrice primaire par l’enfant qui ignore son appartenance et il ne peut donc pas honorer sa dette à l’autre (non-moi), tandis que l’objet transitionnel, en tant qu’objet externe créé par lui, lui permet de reconnaître cette dette. En 1965, Spitz oppose implicitement la cavité primitive intégrant le pharynx comme une zone intermédiaire entre le monde interne et externe permettant à l’enfant d’expérimenter les deux réalités, à la fonction de l’objet transitionnel.
8Depuis la parution de cet article, l’objet transitionnel n’a pas cessé de susciter des controverses, quant à son caractère universel dans le développement de l’enfant ou encore aux variabilités de son usage en fonction des sociétés dans lesquelles sont élevés les enfants.
L’objet transitionnel revisité
L’objet transitionnel et son caractère universel : une nécessité psychique ?
9En 1951-1953, Winnicott montre à travers l’observation des schèmes comportementaux du bébé les processus de maturation cognitive et affective de l’enfant au cours de son développement. Ainsi, le bébé passe d’une stimulation de la zone orale avec les parties de son corps propre dans une activité auto-érotique à l’attachement à un objet (morceau de tissu, bout de couverture, peluche etc.) qui débute vers l’âge de 4 mois. Cet objet qu’il qualifie « d’objet transitionnel » est choisi par l’enfant dans l’expérience de l’espace intermédiaire. Ni internalisé, ni refoulé, cet objet est simplement désinvesti au fil de la maturation de l’enfant pour ne rester qu’un souvenir pour ce dernier. En tant que première possession du « non-moi » pour l’enfant, il lui permet d’affronter, sa réalité intérieure projetée dans le monde externe dans un processus de différenciation, et développer la relation objectale.
10Cette différenciation « du non-moi » semble anticiper implicitement celle des deux sexes dans la relation précoce avec la mère. En effet, selon Winnicott, l’objet transitionnel représente virtuellement le phallus maternel, ayant pour origine le sein, avec un caractère fétichique destiné à évoluer selon l’investissement que fait l’enfant de cet objet. Winnicott précise que ce caractère fait partie du développement normal, mais que sa prolongation ouvre la voie pathologique avec le déni de la réalité. C’est d’ailleurs, sur ce fond de croyance (le phallus maternel) qu’il accorde à cet objet dans ses écrits ultérieurs (Winnicott, 1971), à travers « l’aire transitionnelle », notamment « l’espace potentiel », une forme de sublimation dans la culture (valeurs culturelles, mythe, religion, art, etc.). C’est à partir de ce développement théorique centré sur la fonction de cet objet dans la construction psychique que Winnicott s’est exposé à des controverses.
11C’est ainsi que, dès 1954, on a vu apparaître une littérature psychanalytique (Stevenson, 1954 ; Provence et Ritvo, 1961 ; Provence et Lipton 1962 ; Schaffer et Emerson, 1964 ; Coppolillo 1967 ; Greenacre 1969 ; Bowlby 1969 ; Fintzy, 1971 cité par Hong et al. 1976), et quelques études expérimentales (Weisberg et Russel 1971, Gershaw et Schwarz 1971, cités par Hong et al., 1976) sur l’objet transitionnel et sa fonction.
12Tolpin (1971) considère que l’enfant internalise à travers l’objet transitionnel l’expérience apaisante découlant des phénomènes transitionnels qui entourent l’objet et que celle-ci contribue au processus de séparation-individuation. Quant à Busch et al. (1973), ils qualifient cette étape de créativité dans le développement de l’enfant comme « un stade primitif » et cet objet spécifique comme « objet transitionnel primitif ou originel » dans l’ontogenèse de l’enfant.
13Les théoriciens de l’égo-psychologie lui accordent un caractère relatif dans le développement de l’enfant (Henry, Coppolillo, 1976). Les auteurs établissent une équivalence entre la fonction de la personne étayante et celle de l’objet transitionnel dans la gestion de l’angoisse engendrée par des fantasmes primitifs.
14Mais l’absence d’objet transitionnel chez des enfants ayant subi une déprivation affective avec un syndrome d’hospitalisme et qui ne s’attachent pas à un objet transitionnel (Provence et Ritvo, 1961 ; Provence et Lipton, 1962) interroge quant à cette équivalence entre le corps de la mère et cet objet. Tout comme son absence chez les schizophrènes ou les patients gravement perturbés, qui n’ont pas pu élaborer le processus de séparation-individuation (Coppolillo, 1967 ; Horton et al., 1974), pose la question de sa nécessité dans l’élaboration de la relation objectale et de la perte d’objet. Différents auteurs anglo-saxons et français tentent de répondre à cette question.
15Bowlby (1969) considère cet attachement à l’objet inanimé comme l’expression d’un sentiment d’insécurité et non comme une étape normale du développement de l’enfant. Mais il doute d’emblée de sa nécessité dans la construction psychique en posant le postulat que l’attachement de l’enfant à un objet inanimé est moins fréquent dans les sociétés plus complexes. Il suggère que des études transculturelles soient développées pour affiner son implication dans la dynamique psychique.
16Bien qu’étant encore aussi fréquemment enseigné aux praticiens de la petite enfance en France comme une nécessité psychique, l’objet transitionnel n’a pas rencontré un consensus chez les psychanalystes qui l’ont accueilli avec beaucoup de réserves.
17Lebovici (Clancier et Klamanovitch, 1984) considère que l’objet transitionnel n’entre pas dans la théorie analytique mais reste du domaine phénoménologique. Il n’entre pas non plus dans l’élaboration de la relation objectale. de crainte d’une confusion possible avec le fétichisme.
18« L’espace intermédiaire d’expérience » est privilégié plutôt que l’objet transitionnel dans la construction psychique par J.B. Pontalis, Green, Widlöcher, (Clancier et Kalmanovitch, 1984). R. Diatkine (Clancier et Kalmanovitch, 1984) relativise les positions de ses collègues pour accorder un certain crédit à l’objet transitionnel et aux phénomènes transitionnels dans la gestion des émotions de l’enfant et de leur dramatisation.
19D’autres études réalisées par des auteurs français considèrent l’objet transitionnel comme une étape normale du développement de l’enfant (Balleyguier, 1987 ; Boulanger et Balleyguier, 1989 ; Solan, 1992).
20Entre ceux qui considèrent cet objet comme une étape normale du développement de l’enfant et ceux qui pensent qu’il représente une nécessité culturelle, il y a ceux qui décrivent la présence de l’objet transitionnel comme ouvrant la voie de la pathologie. En effet, sa présence exprimerait une faille dans la relation précoce mère-enfant avec une fixation à l’objet partiel empruntant d’emblée un caractère fétichique (Wulff, 1946 ; Sperling, 1963 ; Greenacre, 1969 ; Bourguignon, 1995). Une récente étude menée par Blondel (2004) différencie la fonction de l’objet transitionnel de celle du fétiche.
21Mais le débat est loin d’être terminé, car il vient d’être relancé par G. et M. Haag (2002) qui reprennent les objections émises en 1949 par la Société britannique de psychanalyse pour opposer le sein à l’objet transitionnel au niveau de sa fonction dans la construction psychique. Ainsi G. et M. Haag (2002) mettent en évidence que l’allaitement prolongé dans le maternage introduit un sein nourricier investi, dans un premier temps, dans l’ignorance de son appartenance par l’enfant, mais aussi, dans un deuxième temps, comme une première possession du « non-moi » avec lequel l’enfant développe, au fur et à mesure de sa maturation psychique, une relation singulière. Ainsi l’enfant qui bénéficie de ce mode de contact de proximité avec sa mère impliquant l’allaitement prolongé n’éprouve pas le besoin de mettre en place l’objet transitionnel. Le sein favorise, tout comme l’objet transitionnel, un dialogue postural, préverbal avec des processus de pensées, de symbolisation, et des fantasmes, dans un espace intermédiaire créé entre la mère et l’enfant. Les auteurs confirment donc la variabilité de l’usage de l’objet transitionnel en fonction des pratiques de maternage au sein d’une même société, et cette conclusion rejoint celle de Bourguignon (1995).
L’objet transitionnel relève-t-il d’une nécessité culturelle ?
22Le fait que Winnicott ait écrit : « il me faut mentionner le fait qu’il n’existe parfois pas d’objet transitionnel si ce n’est la mère elle-même » (1951-1953 : p. 113), établit une équivalence entre cet objet et la mère, mais comme il ne le démontre pas ensuite, ce paradoxe va susciter des controverses.
23Passman et Weisberg (1975) établissent une équivalence entre la fonction de la mère et celle de l’objet transitionnel en raison de la pertinence de l’odeur de celle-ci dans les deux cas et qui permet de réduire l’angoisse de l’enfant. Les auteurs déplorent d’emblée le caractère universel attribué à cet objet dans le développement de l’enfant, alors qu’il n’a été étudié que chez les enfants occidentaux (Angleterre et USA).
24Bien que plusieurs auteurs soulignent la nécessité de prendre en compte la variabilité de l’usage de l’objet transitionnel en fonction des sociétés dans lesquelles les enfants sont élevés, peu de recherches ont été menées dans une perspective transculturelle.
25Une des premières études transculturelles à notre connaissance orientées vers la variabilité de l’usage de l’objet transitionnel est celle de Gaddini (1970) menée en Italie auprès d’un groupe de primo-arrivant anglo-saxon et un groupe italien composé d’enfants vivant en milieu urbain (Rome) et en milieu rural. L’auteur montre que les Anglo-saxons développent un attachement à l’objet transitionnel dans 62% des cas par rapport au groupe italien 36% dont 31,1% en milieu urbain et 4,9% en milieu rural. L’allaitement prolongé et le mode de coucher (le co-sleeping) dans le maternage favorisant le contact physique expliquent le faible taux de présence de l’objet transitionnel dans le groupe italien.
26En 1976, K. Michael Hong, et Brenda D. Townes, menèrent une recherche transculturelle à propos de l’attachement de l’enfant à des objets inanimés (objets transitionnels) dans trois groupes : un groupe américain (Washington), un groupe de Coréens nés aux Etats-Unis et vivant dans ce pays, et un groupe de Coréens vivant dans leur pays (Séoul). Les enfants étaient âgés de 7 mois à 8 ans. Le questionnaire a été traduit en coréen pour le groupe de Séoul. L’analyse des résultats montre que la mise en place de l’objet transitionnel débute un peu plus tardivement qu’au 4e mois dans les trois groupes, ce que Stevenson constatait déjà en 1954. Par contre l’usage de la tétine et de la sucette débute vers le 6e mois dans les 3 groupes.
27Cependant on constate qu’une variabilité de l’usage de l’objet transitionnel existe dans les groupes en fonction des pratiques de soins. L’analyse des résultats montre que 53,9% d’enfants américains contre 34% d’enfants coréens nés aux USA et 18,3% d’enfants coréens de Séoul s’attachent à une couverture ou à une peluche dans les premiers mois (objet transitionnel). Les auteurs établissent alors une corrélation entre son usage et les modes de soins. Ils montrent que cette différence statistique s’explique par les variances culturelles du maternage notamment :
- Le contact physique dans le maternage favorisé par l’allaitement prolongé dans le groupe coréen de Séoul (sevrage environ à 1 an alors que les bébés américains sont sevrés à 6 mois ou avant).
- Le mode de coucher : 55% des bébés américains dorment seuls dans une chambre dès le 2e mois, après avoir partagé la chambre des parents dans les deux premiers mois en dormant dans leur berceau, alors que les bébés coréens de Séoul ne dorment seuls qu’à la fin de leur première année. Dans les deux premiers mois, les bébés coréens de Séoul dorment avec leur mère et un petit nombre dort dans une chambre différente mais avec leur grand-mère. Le co-sleeping est souvent pratiqué en raison de l’allaitement prolongé. Le lit d’enfant ou le berceau n’est pas utilisé.
- Le mode de garde : plus de 50% des mères coréennes travaillent dans les deux premiers mois et confient leur enfant à leur grand-mère, alors que 20% seulement des mères américaines travaillent pendant cette même période et les enfants sont gardés par des baby-sitters.
28Ainsi, la pratique du co-sleeping et du contact physique mère-enfant associée à l’allaitement prolongé dans le groupe coréen de Séoul comme mode explicatif du faible taux de l’usage de l’objet transitionnel dans ce même groupe, montre la pertinence de ces paramètres qui se retrouvent dans le groupe italien (Gaddini, 1970).
29En réalité, Stanjek Klaus (1979) fut l’un des premiers chercheurs à s’interroger, dans une perspective transculturelle extra-occidentale, sur la variabilité de l’usage de l’objet transitionnel. Pour cela, il définit l’objet transitionnel conformément à la théorie de Winnicott et s’inspire des idées de Busch et al. (1973) selon lesquelles cet objet est qualifié « d’objet transitionnel mou primitif » durant la première année de vie de l’enfant pour accéder ensuite, dans la seconde période (dans la deuxième année), à l’attachement à des objets inanimés avec une pensée animiste symbolisatrice. Il emprunte aussi la conception de M. Main (Main, 1967, cité par Busch et al., 1971) selon laquelle seul le contact corporel de la mère est considéré comme apaisant pour l’enfant en situation de stress, car ce mode de contact développe une « sécurité de base » chez l’enfant. Il s’inspire aussi des théories de Spitz (1965) et de celles d’Harlow (Harlow, 1958, cité par Busch et al., 1971) dans une perspective éthologique pour montrer l’implication du contact corporel dans le développement émotionnel et de l’attachement de l’enfant.
30Il étudie 188 enfants âgés de 5-6 mois à 7 ans dont 110 sont de Munich (entre 6 et 80 mois) et 50 de l’Inde du Sud (chrétiens, musulmans, et hindouistes) et enfin 28 enfants du Gabon âgés de 6 mois à 7 ans de l’ethnie Bantou de confession chrétienne. Le groupe de l’Inde du Sud et du Gabon privilégie le contact physique et pratique le co-sleeping jusqu’à environ l’âge de 4 ans.
31Les résultats mettent en évidence que 55% des enfants de Munich s’attachent à un objet transitionnel et 70% utilisent un objet entre 1 an et 4 ans pour dormir, alors que l’attachement à un objet inanimé est quasi absent dans les deux autres groupes.
32Dans le respect de ses choix théoriques, Stanjek conclut que l’isolement du bébé en Occident et la structure familiale nucléaire (dort seul dans un lit et dans une chambre) favorisent peu de contact physique entre la mère et l’enfant et orientent l’enfant vers l’attachement à des objets inanimés.
33Sans orienter ses travaux sur la variabilité de l’usage de l’objet transitionnel dans les différentes sociétés, H. Stork (1986) montre les variances culturelles des techniques de maternage entre l’Inde du Sud, la France et l’Afrique Noire. L’auteur en déduit que les interactions proximales (le toucher) prédominent dans les sociétés extra-occidentales par rapport à l’Occident qui privilégie les interactions distales impliquant la voix et le regard. S’intéressant aux rituels du coucher et aux phénomènes transitionnels tels que les berceuses et le bercement, Stork et al. (1993) montrent qu’un espace intermédiaire est créé entre la mère et l’enfant selon les sociétés, sans l’introduction forcément d’objets inanimés à l’exception de l’Occident. Ainsi, l’isolement du bébé en Occident associé au mode de contact distal pourrait être un facteur favorisant la mise en place de l’objet transitionnel.
34Lambert (1989, 1996) ouvre la question de sa nécessité culturelle après une étude menée en Afrique de l’Ouest.
35Une étude récente interculturelle comparant un groupe d’enfants japonais et un groupe de bébés américains confirme son caractère culturel (Hobara-Mieko, 2003). Et une étude intraculturelle menée entre deux groupes d’enfants japonais avec des variances culturelles de maternage montre que les bébés allaités par leur mère ont moins souvent besoin d’un objet transitionnel que des bébés nourris au biberon (Ikenchi-Hiromi et al., 2004). Cette étude confirme celle menée par Bourguignon (1995) montrant l’influence des variations des modes de maternage sur la présence ou l’absence de l’objet transitionnel au sein d’une même culture.
36Lorsque l’objet transitionnel est utilisé, peut-il être protecteur du trouble du sommeil ?
Objet transitionnel et troubles du sommeil ?
37Les troubles du sommeil dans la petite enfance ont été souvent mis en relation avec les troubles de l’attachement (Guedeney et al. 1967 ; Houzel et al. 1977 ; Kreisler 1981 ; Benoit et al., 1992 ; Stoleru et al., 1997 ; Armstrong et al. 1998 ; Thunstrom et al., 1999). Pourtant, si un consensus existe en ce qui concerne la relation entre un bon niveau d’appropriation de l’objet transitionnel en Occident et un bon sommeil chez l’enfant (Scher et al., 2000), les études portant sur le rôle protecteur de l’objet transitionnel des troubles du sommeil sont rares. D’après Boniface et al. (1979), l’utilisation par l’enfant d’un « objet confort » (tétine, sucette) facilite l’endormissement. Certains chercheurs établissent une forte corrélation entre l’attachement à un objet et le fait de sucer une tétine ou le pouce (Litt, 1981 ; Mahalski, 1983). Cependant, même si l’utilisation d’un « objet » est liée à l’appartenance culturelle (Gaddini, 1970 ; Hong, et al., 1976 ; Stanjek, 1979), peu d’études ont mis en évidence le rôle protecteur de l’objet transitionnel vis-à-vis du trouble du sommeil indépendamment des cultures dans une perspective de variations des modes de maternage.
38Certes, Stork et al. (2000) montrent que l’isolement précoce du bébé serait pourvoyeur des troubles du sommeil en Occident et démontre, par la même occasion, d’une manière implicite, que l’objet transitionnel privilégié dans cette société ne protège pas l’enfant du trouble du sommeil.
39Une première étude que nous avons réalisée sur les variations culturelles de soins maternels dans un groupe de bébés hindous et créoles blancs catholiques endogames à la Réunion (Govindama, 1993, 2000), a montré que la prévention du trouble de sommeil est une préoccupation constante chez les mères dès la naissance de l’enfant. Les techniques de maternage pratiquées pour éviter le trouble sont : le co-sleeping, l’évitement de l’isolement de l’enfant favorisant un mode de contact physique permanent avec l’adulte, l’allaitement plus ou moins prolongé, et les rites de passage (Van Gennep, 1909) qui s’inscrivent dans la continuité du processus de séparation-individuation qui accompagne le sens attribué aux pratiques de soins dispensés à l’enfant. En effet, c’est la représentation culturelle de l’enfant dans les deux groupes qui est sous-jacente aux pratiques de soins et qui attribue un sens aux gestes fonctionnels, sens basé sur l’autonomie psychique de l’enfant (séparation-individuation). Les rites de passage concrétisent dès la naissance l’espace intermédiaire entre la mère et l’enfant en permettant à ce dernier d’expérimenter son monde interne en intégrant une interprétation de ses angoisses et du monde externe à la lumière de ce que lui offre sa culture. Cette même observation a été remarquée dans une étude transculturelle élargie à d’autres cultures que nous avons réalisée en Afrique Noire et à Madagascar (Govindama, 2002). Ainsi l’introduction d’objet entre la mère et l’enfant est quasi absente, et son animation n’est guère favorisée au profit du contact physique pour calmer le stress de l’enfant.
Le cadre de la recherche
40Cette étude avait pour objectif de vérifier, conformément à la théorie de Stork (1993, 2000), si le contact de proximité entre la mère et l’enfant protège du trouble du sommeil, et en accord avec la théorie de Challamel et son équipe, si un rituel du coucher qui se prolonge jusqu’à l’endormissement favorise le trouble.
Le cadre ethnologique
41Cette étude s’est déroulée à Lyon auprès d’une population de culture française autochtone et à la Réunion auprès d’une population réunionnaise entre 1997 et 1999.
42Le peuplement de l’île de la Réunion débute vers 1660 environ avec des colons blancs venus de Madagascar accompagnés de quelques femmes esclaves. Des Indo-portugaises sont également introduites plus tard dans l’île. Le métissage devient inévitable. Le développement économique de l’île donne lieu à un recrutement officieux d’esclaves malgaches puis d’esclaves d’Afrique Noire, recrutement qui s’officialise avec l’application du code Noir en 1685. Cependant, l’application du code devient rigoureuse en 1723 à la Réunion avec l’interdiction des alliances entre la population noire et blanche (colons et esclaves). C’est dans ce contexte que les filles orphelines françaises de l’hôpital général de la Salpêtrière ont été déportées pour fixer les colons et restructurer les groupes ethniques sur un modèle endogamique. La population blanche fonctionne sur le modèle familial de type patrilinéaire conformément à celui de la Métropole. L’homme est le chef de famille et l’existence de la femme est subordonnée à celle de l’homme (son père puis son époux). Tandis que la population noire esclave s’organise selon le code Noir qui privilégie le rôle de la femme au détriment de celui de l’homme. L’homme est souvent vendu séparément pour des raisons économiques et est devenu celui qui « est de passage ». La femme est surinvestie en raison de son pouvoir de procréation pour apporter la main-d’œuvre. Elle perçoit une prime si elle a dix enfants et elle est vendue plus chère si elle est enceinte. Elle devient ainsi le référent privilégié de l’enfant. Cette population est éduquée dans la religion romaine, et nommée d’un nom et d’un prénom conformes à la tradition européenne. Cette configuration familiale décrite plus tard comme « matrifocale », c’est-à-dire regroupant trois générations de femmes sous le même toit sans accorder un rôle particulier à l’homme, au père biologique ou à l’oncle maternel comme c’est le cas dans la structure matrilénéaire selon le modèle africain, va perdurer après l’abolition de l’esclavage en 1848. Humilié et désavoué dans son rôle d’époux, d’amant, de père durant la période esclavagiste, l’homme libre s’enfuit craignant peut-être la honte et la culpabilité. N’ayant pas eu l’occasion d’assumer ses différentes responsabilités dans sa famille, il fuit toutes les contraintes y compris familiales, abandonnant mère et enfants.
43Après l’abolition de l’esclavage, les blancs prolétarisés se retirent dans les hauts de l’île, les cirques, pour se protéger du métissage, privilégiant le système endogamique et le modèle familial de type patriarcal. L’absence de main-d’œuvre conduit la France à recruter des travailleurs dans ses régions françaises mais aussi en Inde. Un contrat franco-anglais 1860-1861 gère la migration indienne vers la Réunion. Ce sont des travailleurs hommes engagés qui vont progressivement s’installer, développant leur religion et leurs coutumes. La population réunionnaise se complète ensuite au XIXe siècle par les Chinois venus de la région de Canton de confession bouddhique et shintoïste, par les musulmans de l’Etat de Gujrat (Inde du nord). Ces groupes se structurent progressivement en appliquant le système endogamique et familial de type patriarcal.
44Devenue département en 1946, la Réunion est soumise au droit français (droit civil qui organise les alliances et le droit commun, et le droit pénal) avec l’implication de la culture européenne. Ce statut va modifier les structures familiales, notamment celle des descendants des esclaves. En effet, le pouvoir de la femme noire à travers la perception des prestations sociales comme des ressources, activant ainsi son pouvoir de procréation au détriment de la place de l’homme, du père qui est souvent sans travail, est accentué. La structure matrifocale s’est alors transformée pour fonctionner aujourd’hui selon le modèle monoparental avec l’implication de la famille élargie. Ce système prédomine dans le milieu défavorisé avec les pères absents.
45Aujourd’hui, la Réunion compte avec non seulement ces différentes communautés avec leur religion, leurs coutumes, mais aussi avec la population créole métisse (particulièrement celle issue du croisement entre les Noirs africains et les Blancs), et les étrangers des pays voisins ou des pays originaires des différents groupes. C’est dans ce contexte que s’est déroulée notre enquête.
Populations d’étude
46Trois cents enfants (140 garçons et 160 filles) âgés de 1 à 2 ans répartis en deux groupes ont participé à l’enquête. Le premier groupe est constitué de 147 enfants (73 garçons et 74 filles) recrutés dans 42 centres de protection maternelle et infantile (PMI) de la région lyonnaise. Le deuxième groupe a été composé de 153 enfants (67 garçons et de 86 filles) recrutés dans 13 centres de PMI de l’île de la Réunion. Tous les enfants sont français depuis 2 générations afin de maîtriser la variable de transmission des pratiques de soins. Cependant, le groupe créole métis est surreprésenté dans la population réunionnaise (83% pour 14% d’Indiens hindouistes et absence des autres groupes).
47L’accord verbal des parents volontaires a été obtenu par le médecin-chef du département afin de respecter les principes éthiques. Compte tenu de la spécificité du contexte, à savoir qu’un grand nombre de mères fréquentant ces centres sont analphabètes et craignent d’apposer leur signature, cet accord verbal a été privilégié.
48Les critères d’exclusion ont concerné les enfants d’une même famille, les jumeaux, les enfants d’une même fratrie, les enfants souffrant des troubles psychologiques, afin d’isoler le trouble du sommeil de tout tableau clinique pathologique.
49Nos deux populations se différencient par leur niveau socioprofessionnel, et par leur composition familiale. Au niveau socioprofessionnel : 61% de la population réunionnaise sont des ouvriers et agriculteurs de petites exploitations contre 17% à Lyon. Les pères sont plus souvent au chômage (14% contre 8% à Lyon). Au niveau familial on trouve à la Réunion : – moins de couples mariés (38% contre 66% à Lyon) ; – des fratries plus nombreuses (12% de famille de plus de quatre enfants) ; – la présence des enfants extérieurs à la fratrie (14%) et des grands-parents (18% des cas). Les pères sont plus souvent absents à la Réunion par rapport à Lyon (36% de pères absents ou inconnus contre 10% à Lyon) et aucun homme n’est investi dans une fonction d’autorité dans cette structure familiale.
50Le type de logement est collectif à Lyon et individuel à la Réunion et l’enfant dort plus fréquemment avec d’autres enfants dans sa chambre à la Réunion (71% des cas).
Méthode de recueil des données
51Un questionnaire de 137 items a été construit par les différentes équipes citées à partir de celui élaboré par H. Stork et al. (1994) pour l’étude des « traditions familiales de soins aux jeunes enfants » et de celui de la « symptom check-list » de Cramer et al. (1989). Le questionnaire destiné aux mères réunionnaises a été traduit en créole et leur a été présenté dans la double langue (français et créole) pour éviter tout malentendu. Il a été expérimenté auprès des mères avant la passation de manière à ajuster les traductions. Les enquêtrices des deux départements ont reçu une formation à l’enquête afin d’harmoniser leurs attitudes et leurs réponses aux questions des parents. Pour respecter la loi de l’INSEE de 1951 qui interdit de dénombrer les Français à partir de leurs origines, nous avons contrôlé les questions portant sur les items relatifs à l’appartenance culturelle.
52La différence climatique n’a pu être prise en compte que partiellement dans le déroulement de l’enquête. En effet, l’enquête a eu lieu entre septembre et fin novembre 1997 à Lyon, avec trois semaines d’interruption au moment du changement d’horaire pour respecter le temps d’adaptation de l’enfant, alors qu’à la Réunion, elle s’est déroulée entre septembre 1997 et mars 1998 (entre le printemps et l’été). Ce facteur a été pris en compte dans l’analyse des données. L’analyse des données a eu lieu entre 1998 et 1999 avec le dépôt du rapport de recherche auprès des organismes impliqués.
53Les items du questionnaire présenté aux parents étaient centrés sur les difficultés d’endormissement, les pratiques de maternage et les rituels employés pour accompagner l’endormissement. Une liste de 20 rituels d’accompagnement de l’enfant au moment du coucher était proposée. Ces rituels étaient de type proximal et de type distal. Les conditions d’endormissement et le mode de coucher étaient pris en compte.
54Dans cet article, nous allons nous intéresser particulièrement à ceux qui mettent en évidence les conditions de couchage : lit seul, avec un autre enfant, dans le lit des parents ; partage ou non de la chambre avec d’autres enfants ou des adultes ; endormissement en suçant son pouce ou une tétine, avec un « doudou » ou un biberon, avec de la lumière, avec un parent présent dans la chambre ou dans le lit de l’enfant.
55Afin de comparer les différents objets utilisés dans les deux populations lors de l’endormissement, le tissu et le « doudou » ont été regroupés et considérés comme objets transitionnels et une variable « pas d’objet » a été créée. De même que le biberon et la tétine ont été regroupés comme « objets conforts ».
56D’autres données concernant le sommeil des enfants (heure du coucher et du lever, durée du sommeil tenant compte de la différence climatique, rituels d’endormissement) et les conditions matérielles de couchage et d’habitation intégrant le type de logement et sa construction, (composition du ménage impliquant la densité familiale dans le milieu réunionnais, niveau social, mode d’exercice professionnel de la mère et du père, mode de garde, recours aux somnifères et sédatifs) ont aussi été étudiées.
57La définition du trouble d’endormissement a été évaluée en accord avec la littérature concernant le sommeil de l’enfant (Challamel et al.) sur l’existence dans la semaine qui a précédé la passation du questionnaire d’au moins 3 difficultés d’endormissement ayant des durées de plus de 30 minutes et ayant entraîné des protestations et des pleurs.
58C’est à partir de cette définition que l’analyse comparative des résultats obtenus dans les deux groupes a été faite par le test non paramétrique de Khi-2 à partir de tableaux croisant les mêmes variables pour les 2 groupes et dont les résultats figurent dans un de nos articles (Louis et Govindama 2004).
59Dans ce présent article, la fréquence des troubles du sommeil dans nos deux populations a été analysée par rapport aux conditions de couchage et à la présence ou non d’objet transitionnel dans un modèle multivarié (régression logistique).
Analyse des résultats
60A Lyon, les enfants dorment majoritairement dans leur chambre (62%) contre seulement 14% à la Réunion. Ils dorment aussi plus souvent seuls dans leur lit à Lyon (98%).
61Les petits Réunionnais partagent plus souvent leur chambre (71%) mais dorment eux aussi seuls dans leur lit (60%). Les lieux d’endormissement à la Réunion sont multiples : lit de l’enfant, dans les bras, sur le canapé, dans la poussette, dans la voiture, dans le lit des parents.
62Lorsqu’on considère l’ensemble des « objets » (biberon, tétine, tissu, doudou etc.), une forte proportion des enfants, que ce soit à Lyon ou à la Réunion, s’endorment avec un objet (85% à Lyon versus 69% à la Réunion). Cependant on note une absence d’objet significativement plus fréquente à la Réunion par rapport à Lyon comme le montre notre tableau 1.
RÉUNION | LYON | p | |
---|---|---|---|
Pas d’objet | 31% | 15% | 0.001 |
Objet transitionnel | 15% | 35% | 0.0001 |
Biberon + tétine | 54% | 50% | NS |
Suce son pouce | 11% | 25% | 0.001 |
63Il existe des différences significatives entre les deux groupes concernant l’utilisation d’un objet transitionnel et le fait ou non de sucer son pouce. En revanche aucune différence significative n’est notée pour l’utilisation de la tétine et du biberon.
64Ainsi, l’objet transitionnel tel qu’il est décrit par Winnicott est significativement plus utilisé à Lyon qu’à la Réunion. L’accompagnement au coucher est beaucoup plus systématique à la Réunion puisque 53% des parents réunionnais attendent que l’enfant s’endorme pour quitter la pièce contre seulement 11% à Lyon. Le temps passé avec l’enfant pour l’endormir est en moyenne plus long à la Réunion (34 minutes versus 25 minutes à Lyon).
65Les durées de sommeil sur 24 h sont significativement différentes (p < 0.0001) entre Lyon et la Réunion avec une diminution de plus d’une heure à la Réunion.
66Il résulte des conclusions exposées dans notre précédent article que les troubles du sommeil sont beaucoup plus fréquents à la Réunion qu’à Lyon (35% à la Réunion contre 17% à Lyon) (Louis et Govindama, 2004). Nous avons cependant signifié dans notre article que ces résultats sont à prendre avec précaution dans la mesure où différents facteurs tels que la différence climatique, la densité familiale, la promiscuité liée à la pauvreté, le type de logement et de construction dans le milieu réunionnais peuvent influer sur le sommeil de l’enfant.
67Lorsqu’on applique la régression logistique sans tenir compte du lieu de recueil des données, le trouble du sommeil est corrélé au fait de s’endormir dans son lit avec l’accompagnement de l’un des parents jusqu’à ce que l’enfant s’endorme (CR = 0.706 p < 0.01) (le cas des Réunionnais), et au fait de s’endormir pour l’enfant dans le lit des parents (le co-sleeping) (CR = 0.989 p < 0.005) (souvent pratiqué par les parents réunionnais). Cependant, les attitudes parentales de type proximal ou distal sont indépendantes du lieu (Lyon ou la Réunion), mais non indépendantes du trouble de sommeil. Ainsi le contact de proximité pratiqué dans le groupe réunionnais ne protège pas du trouble et l’hypothèse n’est pas confirmée.
68Cette même régression logistique met en évidence un effet protecteur de l’objet pris dans son ensemble (peluche + tissu + tétine + pouce) pour le trouble du sommeil (CR = 0.576 p < 0.05). Cependant, lorsque les objets sont analysés séparément, le risque de développer un trouble de l’endormissement n’est lié à aucun de ces objets, qu’ils soient « transitionnels » ou non. L’utilisation par l’enfant d’un objet confort (la tétine, le pouce) ou d’un objet transitionnel (doudou ou tissu) pourrait jouer le même rôle lors de l’endormissement, à savoir un rôle globalement protecteur vis-à-vis du trouble de sommeil.
Discussion
69Il convient avant tout de discuter nos résultats contradictoires à partir des autres travaux. En effet, comment expliquer que le contact proximal pratiqué par les mères réunionnaises engendre des troubles du sommeil ? Et comment interpréter le faible taux de présence d’objet transitionnel dans ce même groupe ? L’objet transitionnel est-il réellement protecteur du trouble dans le groupe lyonnais ?
70Différentes variables peuvent laisser penser que le contact de proximité pratiqué dans le groupe réunionnais s’effectue inconsciemment dans l’intérêt de l’adulte (de la mère isolée, dépressive) et non dans celui de l’enfant. En effet, la disparition du sens du mode de maternage (contact de proximité intégrant le co-sleeping) engendre la confusion des liens entre la mère et l’enfant, car outre les facteurs socioculturels qui ont mis en évidence une disparité entre les deux groupes avec une promiscuité liée à la pauvreté dans le groupe réunionnais, une sélection ethnique (les Créoles métisses) s’est opérée naturellement à travers les lieux de recueils des données. Les groupes endogames (Musulmans, Chinois, Hindous, Blancs) n’ont pas participé à l’enquête.
71La compréhension de ces résultats controversés a été discutée en confrontation avec une première étude que nous avons réalisée dans deux groupes endogames (les Blancs catholiques et les Hindous) dans une précédente publication (Govindama, 2004b) pour montrer que le groupe d’étude (les Créoles métisses) a subi, à cause de l’esclavage, une acculturation forcée qui avait privilégié une relation de dépendance mère-enfant avec exclusion du père ou d’un référent (application du code noir de 1685). En effet, le jeune enfant remplissait tous les rôles auprès de la mère comblant son vide affectif. Les effets du traumatisme perdurent encore dans la rupture de transmission des traditions, de la généalogie, et dans la configuration familiale de type matrifocal ou « de mère seule ». Ainsi, la solitude des mères est plus fréquente à la Réunion qu’à Lyon avec l’absence de père (36% versus 10%). Les résultats ont montré que le contact de proximité intégrant le co-sleeping, plus fréquent à la Réunion, était pourvoyeur des troubles du sommeil de l’enfant.
72Le contact distal avec l’isolement du bébé dans le groupe lyonnais contribuerait aussi au trouble du sommeil, mais avec une incidence beaucoup plus faible.
73Bien que la différence soit importante, il existe des troubles du sommeil dans les deux groupes et nous avons montré que ce problème peut résulter d’un processus d’acculturation lié à la rupture de la transmission (Louis Govindama 2004). Il pourrait être corrélé à l’angoisse maternelle.
74Le contact de proximité à la Réunion rassure ainsi autant la mère dépressive que l’enfant. En effet, différentes études épidémiologiques menées à la Réunion ont mis en évidence l’importance du suicide et des tentatives de suicide, notamment celles de Baillet et al. (1995). Les auteurs ont montré que le suicide touche plus les hommes que les femmes, qui sont plus intégrées dans leur fonction de gardienne du noyau familial avec la perception des allocations familiales, alors que les hommes sont souvent au chômage. Mais les tentatives de suicide prédominent chez les femmes avec une surreprésentation. Cependant aucune corrélation n’a été faite entre cette pathologie et l’appartenance culturelle ou encore avec le traumatisme de l’esclavage. Ainsi la dépression dans la population réunionnaise est omniprésente notamment chez la femme. L’absence psychique de la mère dépressive annule sa présence physique et rend l’enfant tributaire de son angoisse. Les travaux d’Armstrong et al. (1998) portant sur les mères dépressives pratiquant le co-sleeping (le contact de proximité) en Occident, et ceux de Thunstrom (1999) étudiant les troubles anxieux parentaux et le mode de coucher en Suède ont révélé une corrélation entre le contact de proximité et les troubles du sommeil de l’enfant dans les liens pathologiques mère-enfant. C’est d’une part, l’absence de sens des pratiques de soins maternels qui introduit la confusion des places dans la relation précoce mère-enfant, et d’autre part le manque de rêverie maternelle dans le temps de la satisfaction des besoins de l’enfant, qui seraient générateurs du trouble. En effet, Blondel (2004) propose que ce n’est pas la présence de la mère qui entrave la capacité hallucinatoire chez l’enfant développant la dépendance affective et psychique chez celui-ci, mais ce manque de rêverie chez la mère.
75La présence d’objet lors de l’endormissement prédomine dans les deux groupes alors que le mode de contact diffère dans le maternage.
76Cependant, on constate des différences significatives : les enfants réunionnais sucent moins leur pouce que les enfants lyonnais (11% versus 25%) et ont beaucoup moins souvent un « objet transitionnel » (peluche, tissu) (15% versus 35% à Lyon) (voir tableau 1, p. 337).
77L’isolement du bébé dans son lit avec un objet transitionnel est considéré par la plupart des chercheurs et des praticiens se préoccupant des troubles du sommeil de l’enfant comme un bon moyen de gérer le stress qu’implique la séparation lors du coucher (Boulanger et al., 1984 ; Balleyguier, 1987). De fait, cette gestion du stress se fait soit par la présence de l’adulte et dans ce cas il n’y a pas d’objet, soit par l’objet ou le fait de sucer son pouce (Wolf et Lozoff, 1989). De même, Boniface (1979) préconise un objet « confort » pour faciliter l’endormissement. Bien que l’utilisation par l’enfant d’un objet (transitionnel ou non) pour s’endormir est protecteur du trouble, nous ne retrouvons pas ce rôle pour l’objet transitionnel (tissu, doudou, peluche) pris isolément dans notre étude.
78Plusieurs hypothèses peuvent être avancées :
- Bien que l’usage de l’objet transitionnel soit moins important à la Réunion à cause de la relation de proximité avec la mère intégrant le co-sleeping, le corps de la mère dépressive ne fait plus office d’objet transitionnel dans un souci d’efficacité symbolique et structurant psychiquement pour l’enfant. L’enfant est contaminé par l’angoisse pathologique maternelle qui entrave l’élaboration de la sienne dans la phase dépressive avec la perte d’objet. On constate des troubles de l’attachement entraînant une relation de dépendance impliquant des troubles du sommeil chez l’enfant. Le contact de proximité dénué de sens n’est plus pratiqué dans l’intérêt de l’enfant et transforme le corps de la mère en un objet fétiche qui ouvre la voie d’une distorsion relationnelle pouvant évoluer vers la pathologie.
Cependant, étant donné que l’allaitement prolongé n’a pas été pris en compte dans notre étude nous ne pouvons pas tirer de conclusions concernant la double fonction du sein conformément aux hypothèses avancées par Gaddini (1970), Hong et Townes (1976) et G. et M. Haag (2002), Hobara-Mieko (2003) et Ikeuchi-Hiromi et al. (2004).
Nemet-Pier (2000), psychologue et psychanalyste n’établit pas de lien entre le trouble et l’absence ou la présence d’objet transitionnel dans sa pratique clinique. Le rôle protecteur de l’objet transitionnel reste à interroger. - L’objet transitionnel ne semble pas relever d’une nécessité psychique, mais culturelle ou individuelle. Ce n’est pas tant l’objet en lui-même que l’enfant recherche mais l’odeur qui imprègne celui-ci, rappelant la préfiguration de l’empreinte maternelle et qui lui permet de se consoler (Passman et Weisberg, 1975). Ou encore, son usage varie, non seulement en fonction des techniques de soins mais aussi de la capacité de la mère à introduire du sens qui accompagne ses gestes fonctionnels impliquant une disponibilité psychique de sa part. Ainsi, toute absence de sens attribué à l’objet transitionnel ou encore à l’usage du corps maternel ou d’une partie du corps de la mère (le sein), entrave la capacité hallucinatoire chez l’enfant, les processus de pensées et de symbolisation.
Il ressort que la qualité relationnelle liée à une disponibilité psychique de la mère et exprimée par une adéquation des réponses aux besoins du petit enfant serait à même de le protéger contre le trouble du sommeil (Bourguignon 1995). Mais l’objet transitionnel ne semble pas figurer comme véritablement « protecteur du trouble ». Nos résultats confirment l’absence de caractère universel de cet « objet transitionnel » et vont dans le sens de sa dimension culturelle.
Conclusion
79L’objet transitionnel est aujourd’hui profondément réinterrogé dans sa fonction au niveau de la dynamique psychique du jeune enfant. Les différents travaux, y compris notre étude, contribuent à mettre en évidence le caractère culturel de cet objet pour remplacer la mère. C’est le style de maternage, avec le sens qui lui est conféré par la mère ou encore par la société dans laquelle est élevé l’enfant, qui introduit sa présence ou son absence.
80Par ailleurs, si le doute de Winnicott en ce qui concerne la nécessité de l’objet transitionnel dans le développement de l’enfant peut en partie être levé au profit d’une nécessité culturelle, il y a lieu d’étudier, dans une perspective transculturelle, la double fonction du sein impliquant une corrélation avec la disponibilité psychique de la mère au-delà des cultures pour amener une conclusion plus consensuelle sur la variabilité de l’usage de cet objet.
81Cependant, peut-on y voir à travers l’objet transitionnel un produit culturel mis en place par les modifications des techniques de soins en Occident et qui assure une fonction symbolique à la manière d’un rite de passage pour gérer la séparation et l’angoisse qui l’accompagne autant chez l’enfant que chez la mère ? Une étude plus précise des modes d’endormissement et de l’utilisation ou non d’un objet transitionnel pourrait permettre de répondre à la question.