1Beaucoup des innovations situées à l’interface de la psychanalyse et de l’anthropologie ont pris place dans un domaine théorique, sans doute parce que toutes deux touchent au problème du sens et du contexte social et culturel de la vie psychique (voir par exemple Hollan et Wellenkamp, 1994 ; Levy, 1973 ; Obeysekere, 1981, 1980). Jusqu’à il y a peu de temps, pourtant, ces deux disciplines ont eu relativement peu d’échanges dans le domaine de leurs pratiques, ce que nous faisons actuellement, de façon à rassembler des données et à en arriver a nos théories du sens et de la vie psychique. Dans ce court article, je souhaite exposer des pratiques ethnographiques, en illustrant mes propos généraux de quelques données issues de la recherche multidisciplinaire coordonnée par le Dr Robert Emde dans son Programme pour des Etudes sur le Développement Précoce, à l’Université du Colorado. Mon objectif final est de proposer quelques orientations grâce auxquelles les pratiques anthropologiques et psychanalytiques pourraient être associées pour générer une approche plus riche de l’expérience des sciences humaines.
2Durant les dernières années, j’ai eu la chance d’aller dans des réserves d’Indiens d’Amérique du nord, en compagnie du Dr Emde. Ce dernier, en tant que psychanalyste, menait ses proches recherches sur ce que font les anthropologues lorsqu’ils sont sur le terrain. Reflétant ma pratique ethnographique, il me fit remarquer récemment combien il avait été frappé par l’importance de ce que nous, essentiellement en Amérique, nous appelons « les conversation sans importance » (« small talk ») et par le fait de « faire des visites ». Je n’ai d’abord pas su quoi penser de cette remarque, pensant que peut-être il voulait dire que je devrais me tourner vers des préoccupations et des réflexions scientifiques et théoriques plus sérieuses. Mais en y repensant, il m’est apparu qu’un point méthodologique important pouvait être tiré de cette remarque : d’abord et avant tout, les méthodes ethnographiques sont basées sur une immersion dans les aspects quotidiens de l’existence humaine et, en conséquence, ils imposent un réel respect de la valeur des conversations quotidiennes et des visites informelles.
3Il me faut cependant être prudent ici, au sujet d’un fait que nous, anthropologues, connaissons sans doute tous, à savoir que les « conversations sans importance », comme tout autre comportement humain, sont des émergences culturelles. Cela n’aurait pas de sens que je dise qu’un flot de causeries informelles est toujours la seule façon, culturellement marquée, de connaître quelqu’un. On sait plus que cela. Paradoxalement, la meilleure preuve dont on dispose à ce sujet nous a été apportée grâce au travail de l’anthropo-linguiste Keith Basso, dont le travail auprès des Apaches de l’Ouest du sud des Etats-Unis souligne la profonde importance du silence pour les Apaches, dans beaucoup de situations où les Anglo-Américains s’engagent dans une conversation effrénée, par exemple lorsqu’ils rencontrent quelqu’un pour la première fois (Basso, 1990). On voit donc que le « small talk » est par lui-même un fait évidemment modelé par la culture. Mais même si nous reconnaissons ces différences culturelles, le discours quotidien et les interactions, tout en étant marqués par la coutume locale, demeurent au cœur du champ de travail ethnographique. Dans tous les contextes culturels où j’ai travaillé, qui incluent maintenant plusieurs communautés d’Indiens d’Amérique relativement différentes, en plus des soupes populaires et des centres de soins pour enfants des milieux urbains américains, la possibilité d’engager des conversations sur un grand nombre de sujets a été essentielle, même si ces conversations ne se sont pas produites au moment où j’aurais pu les attendre, par exemple lors d’une première rencontre, ou ne portaient pas sur des sujets directement liés à mes centres d’intérêt, par exemple le sport.
4Mais la raison principale pour laquelle j’ai cependant commencé par les « small talk » la discussion des méthodes de l’ethnographie est que cela parle d’une manière centrale de l’un des aspects les plus importants des pratiques ethnographiques, qui est la création de liens avec les gens dont nous cherchons à connaître le mode de vie (voir par exemple Agar, 1996). Notre capacité à soutenir une conversation est importante d’abord parce qu’elle nous fournit une occasion de faire la connaissance des gens et qu’elle leur fournit à eux la possibilité de faire connaissance avec nous. Les aspects relationnels sont le véritable cœur de ce qui est en jeu dans les pratiques ethnographiques ; en les établissant et en les fortifiant, nous nous intégrons de mieux en mieux dans le cadre social que nous essayons de comprendre, pas seulement comme des observateurs mais également, et de manière tout aussi importante, comme des participants.
5Il nous faut cependant éviter de considérer l’établissement de ces relations de manière trop naïve, car avec le plaisir de rencontrer et d’être acceptés par des gens très différents de nous vient aussi le prix d’avoir à être constamment attentifs aux termes de l’échange, à travers ce que Barbara Tedlock (1991) a désigné sous le terme de « l’observation de la participation ». Alors que les conditions de l’engagement de l’anthropologue sur le terrain ont rarement été décrites dans les textes classiques de notre discipline, les dernières années ont vu ces thèmes surgir avec vigueur. Et, puisque notre sensibilité sur ces questions s’est accrue, nous avons fait des réflexions concernant nos pratiques dans notre champ de travail un élément beaucoup plus central de notre discours professionnel, à la fois par écrit et oralement.
6Le champ de réflexion de l’ethnographie contemporaine est fondé sur la reconnaissance du fait qu’en tant qu’observateurs, nous participons inévitablement à ce que nous sommes en train d’étudier. Mais plutôt que de tenter de contrôler cette influence, comme il est de règle dans beaucoup de systèmes d’observations, nous considérons l’effet que nous produisons sur nos informateurs (comme l’effet qu’ils produisent sur nous) comme un des aspects les plus intéressants de ce que nous apprenons sur le terrain. Le fait que nous agissions ainsi rend les choses beaucoup compliquées – nos réactions à ce qui se déroule sont une co-construction entre nous et nos informateurs, qui ne peuvent être prévues à l’avance par des précautions méthodologiques sur l’observateur ou l’environnement – mais c’est aussi une des raisons pour lesquelles l’ethnographie est potentiellement une technique de recherche aussi productive. En effet, c’est précisément parce que la pratique ethnographique est une co-construction que nous pouvons être entraînés vers de nouvelles et intéressantes directions par les rencontres faites sur le terrain.
7J’ai eu beaucoup de discussions intéressantes avec des chercheurs de pratiques variées sur la validité de bon nombre d’hypothèses, mais il me reste toujours à en articuler ou à en tester une seule dans mon travail ethnographique, et je doute que j’y arrive jamais. Ceci est dû au fait que ceux qui travaillent dans le champs de l’ethnographie sont beaucoup plus intéressés par le développement d’hypothèses (que nous préférons en général appeler interprétations) que par le fait de les tester. En fait, c’est précisément parce que nos rencontres sur le terrain avec nos informateurs sont à ce point influencées par eux comme par nous que cela devient difficile, ne serait-ce que d’imaginer comment on peut tester une hypothèse en ethnologie. Pour le dire assez directement, nous n’avons pas ce type de contrôle sur notre domaine de travail. Je ne veux pas dire que nos observations participantes ne possèdent pas d’objectif : nous ne participons ni n’observons indéfiniment ; nous participons dans certaines conditions afin de répondre à certaines questions. Mais nous nous serions assurément leurrés sur l’un des plus grands intérêts du travail ethnographique si, à la fin de notre travail, nous n’avions fait que porter notre attention sur ce que nous avions, avant de venir, décidé de ce qui serait important.
8La pratique ethnographique est fondée sur le pré-supposé que l’investigation doit rester ouverte aux changements apportés par la réalité des rencontres sur le terrain, et c’est cet aspect de notre approche qui en fait la méthode idéale pour les études transculturelles, puisque la majorité de ce que nous faisons est exploratoire. Ce que nous perdons en comparabilité et en contrôle, nous le gagnons dans l’ouverture à la spécificité et l’unicité d’un phénomène. Et c’est parce que nous restons ouverts à la possibilité d’être changés par nos rencontres sur le terrain, à travers notre participation, que nous sommes en mesure de voir cette dynamique. Sans la mise en écrit de ces rencontres et de ces transformations, nous aurions de grandes chances de passer à côté des manières les plus profondes par lesquelles nous avons été transformés sur le terrain. C’est pourquoi je vais maintenant me centrer sur quelques brefs propos au sujet de la prise de notes.
La prise de notes sur le terrain
9Il existe beaucoup de techniques différentes pour la prise de note de terrain en ethnographie, incluant l’enregistrement des interactions et comportements actuels, la description de nos propres comportements sur le terrain et la réaction des gens à ceux-ci, la notation de notre compréhension dynamique des phénomènes qui nous intéressent, et l’identification des futures directions de recherches. Mais compte tenu de l’incertitude et de l’ouverture décrites plus haut, et qui sont au cœur de notre observation participante, on peut affirmer que la fonction centrale de la prise de notes est de nous obliger à réfléchir à la manière dont nous avons été transformés sur le terrain, ce qui nous confronte à l’enregistrement des événements, et ce qui en découle dans nos pensées.
10J’attends toujours de rencontrer un anthropologue qui prendrait du plaisir à la prise de notes – l’immense somme de travail de consigner ce que l’on vient d’entendre ou de voir ou de faire étant plutôt ennuyeuse, il est vrai. Mais sans cette prise de notes, il serait vraiment trop facile d’être séduits par notre participation sur le terrain d’une manière irréfléchie et potentiellement dangereuse. C’est ainsi que la prise de notes n’est pas seulement une source d’information importante – généralement la seule dans l’observation participante –, mais qu’elle est probablement encore plus importante du fait qu’elle instille une sorte d’ordonnancement de la pensée, requise lorsque l’on est immergé dans un autre cadre culturel que le sien.
11Parce que l’ethnographie nous oblige à nous immerger dans la vie quotidienne de ceux que nous cherchons à comprendre – une immersion dans laquelle notre participation est aussi cruciale que notre observation –, la principale source d’information dans ce processus est la prise en compte de ce qui en découle sur nous-même, en tant que participant actif à ce processus. Je voudrais maintenant illustrer mon propos en référence à l’un des projets de recherche récents que j’ai conduit avec le Docteur Emde dans le champ de la petite enfance. Je terminerai ensuite par une discussion sur les limites du savoir généré par l’approche ethnographique et par quelques propositions sur la manière dont ces méthodes pourraient être incorporées dans un plus large programme de recherche psychanalytique culturelle.
Les pratiques dans le domaine de la petite enfance
12Grâce à une subvention de l’Administration des Nourrissons, des Jeunes Enfants et de leurs Familles, qui fait partie du Département Américain des Services de Santé, le docteur Emde et moi-même avons essayé d’apporter un regard anthropologique à notre participation dans une évaluation nationale des services d’interventions pour la petite enfance. Le programme auquel nous avons participé concernait un centre de soins pour enfants fondé sur la méthode Montessori, desservant une population à prédominance (mais pas exclusivement) Mexicaine et Américano-Mexicaine. En Amérique, les programmes Montessori pour les enfants vivant dans la pauvreté sont rares – on associe plus volontiers ce type de programme avec les classes moyennes les plus favorisées –, si bien qu’une de nos questions centrales était de voir jusqu’où les familles pauvres accepteraient ce type d’intervention, et l’idéologie dans laquelle elle s’inscrit. Répondre à cette question nous imposait de comprendre divers aspects de ce type d’intervention ainsi que son cadre – les idées sur le développement de l’enfant qui sont le soubassement du programme, la manière dont ce programme est compris et integré par l’équipe, les pratiques actuelles d’application dans les classes, le voisinage et la communauté des familles, les idées des parents sur le développement de leur enfant, (en y incluant leurs espoirs et leurs rêves pour leurs enfants), et la manière dont les parents acceptent ou rejettent cette intervention. Pour poser ces questions, je me suis placé dans différents contextes, comme participant et observateur.
13Ce que nous avions en tête d’abord et par-dessus tout en commençant cette étude, c’était notre besoin de comprendre l’intervention, à la fois dans son idéal et dans sa réalité. En fonction de ce projet, j’ai passé trois ans à observer ce qui se passait effectivement dans les classes de ce programme, tout en engageant de longues conversations avec un grand nombre d’équipes sur ce qu’ils faisaient et pourquoi ils le faisaient. Nous avons été extrêmement récompensés par ce travail, qui nous a fait comprendre à la fois les possibilités des interventions de type Montessori et la manière dont les programmes en cours reflétaient un compromis entre les idées de Montessori et la réalité du contexte dans lequel ces programmes étaient appliqués.
14En tant que programme basé sur un endroit donné, la plupart des actions surviennent nécessairement dans les salles de classe, et c’est donc là que s’est situé le site principal de mon travail ethnographique. Une de nos questions particulières concernait les différents genres de routines scolaires qui donnaient forme au quotidien des enfants, et les objectifs qui sous-tendaient ces pratiques. Par exemple, une des règles à peu près constantes suivie par l’équipe formée aux méthodes Montessori qui anime les classes est de « suivre l’enfant », et mes observations ont mis en évidence qu’une part importante du sens de cette règle est qu’elle donne la priorité au respect de ce qui intéresse l’enfant dans des activités scolaires variées, toutes appelées « travail » dans le programme. Cette injonction de « suivre l’enfant » permet à l’équipe de se souvenir de ne pas exiger d’un enfant qu’il s’engage dans une activité particulière, à aucun moment particulier au cours de cycle de travail du matin, ce qui donne aux routines de la classe une fluidité particulière, au fur et à mesure que les enfants passent d’une activité à une autre, en grande partie du fait de leur propre initiative.
15C’est en fait jusqu’à ce point que l’équipe suit l’enfant : alors que le choix du travail appartient à l’enfant, ce n’est pas lui qui décide d’où et comment il doit accomplir son travail. Chaque objet possède une utilité particulière dans le programme Montessori, et une fois qu’un enfant a choisi une tâche particulière, il ou elle est aidé(e) par l’équipe à trouver une place particulière (bien qu’un certain nombre soient disponibles), et est guidé sur la manière de l’accomplir correctement, s’il ne le sait pas encore ou a besoin qu’on le lui rappelle. Beaucoup des instructions initiales sont basées sur l’imitation, mais il y a également un bon nombre d’instructions verbales données à ce moment-là. Ainsi, les habitudes de la classe reflètent le subtil mélange des objectifs des enfants et des adultes, ce qui amène à une hybridation particulière entre la liberté et les contraintes dans l’expérience de l’enfant.
16Bien que tout cela nous soit apparu clairement, au bout d’une année environ d’observation participante, nous étions curieux de voir comment tout cela s’adaptait (ou ne s’adaptait pas) avec l’environnement de l’enfant chez lui, et spécialement comment cela allait être façonné par des croyances culturelles locales sur le rôle des parents et le développement de l’enfant. Afin de mieux comprendre la manière dont les pratiques scolaires s’adaptaient à ce que vivaient les enfants chez eux, nous avons sélectionné 12 familles Américano-Mexicaines pour un travail longitudinal ethnographique plus détaillé. Dans tous les cas, les enfants ont été sélectionnés du fait de leur familiarité avec moi durant le travail scolaire. Nous nous sommes limités à des familles Américano-Mexicaines parce qu’elles étaient les plus nombreuses dans le voisinage desservi par le programme, et parce que nous étions conscients de la nécessité de nous limiter à un groupe culturel particulier pour cette partie de l’étude. Une de nos contraintes principales était que l’ensemble des familles participantes parle anglais, pour nous assurer qu’elles étaient capables de s’engager dans des conversations informelles avec moi, ce qui a impliqué que les immigrants aux Etats-Unis les plus récents aient été exclus de l’étude.
17Cette partie de l’étude à domicile comprenait trois visites au domicile de l’enfant, à des moments où un des deux parents (ou les deux) et l’enfant étaient à la maison. Parce que beaucoup des parents concernés par l’étude avaient un travail ou poursuivaient des études, ces visites avaient le plus souvent lieu en début de soirée, en général après le dîner mais avant que l’enfant ne se prépare à aller se coucher. Ces visites duraient généralement deux heures chacune, la première arrivant une fois que l’enfant avait suivi une année du programme. J’ai visité chaque famille une seconde fois six mois après la première visite, et une dernière fois six mois plus tard. Ainsi, nous avons eu un contact assez régulier avec les familles participantes tout au long de la seconde année de programme suivi par leur enfant.
18Bien que visant un ensemble de sujets dont j’essayais de discuter avec les parents durant ces visites – centrés sur leur compréhension et leur implication dans le programme, mais comprenant aussi des sujets plus généraux comme leurs projets pour eux-mêmes et le développement de leurs enfants –, l’objectif principal de ces visites était de nous donner une idée de la vie de la famille à domicile et de la manière dont cette vie avait été (ou n’avait pas été) influencée par le programme. Nous étions intéressés par ce que les parents rapportaient de l’approche Montessori chez eux, comme par exemple l’idée d’installer de petites tables pour que les enfants puissent travailler, mais nous voulions surtout découvrir ce que les enfants pouvaient évoquer à propos de ce programme.
19Concernant ce dernier point, ce qui nous est apparu de plus notable était la manière dont les enfants essayaient de reproduire leurs habitudes scolaires à la maison. Un des domaines peut-être les plus importants où cela était apparent était la propreté, sur laquelle on insistait particulièrement en classe. Les parents décrivaient avec délectation leur surprise en voyant leurs tout-petits prendre leurs assiettes pour les vider de leurs restes dans la poubelle, et de tels comportements ont été régulièrement mis en évidence durant mes visites. Plus généralement, les parents appréciaient l’indépendance et l’esprit d’initiative dont leurs enfants faisaient preuve, remarquant combien ils étaient plus avancés dans ce domaine que beaucoup d’enfants de leur âge qui ne participaient pas au programme.
20Pourtant, ces parents n’étaient pas formés au programme Montessori et, ayant beaucoup d’autres choses en tête, ne pouvaient pas toujours faire preuve de la même patience avec leurs enfants que les équipes scolaires. Ces aspects du programme, particulièrement le respect de l’autonomie de l’enfant, étaient plus difficile à importer à la maison, mais pas forcément pour les raisons que nous avions anticipées. Cela ne semblait pas lié aux croyances des parents sur la place de l’enfant dans la famille, ni à un désir de garder leur enfant petit et dépendant. C’était plutôt parce que les interactions parents-enfant semblaient plus dépendre des contraintes dans lesquelles les parents se battaient pour sortir de la pauvreté, contraintes qui, selon eux, ne leur accordaient pas le temps nécessaire pour « suivre leur enfant », comme le programme aurait souhaité qu’ils le fassent.
Les limites de l’ethnographie
21Alors que nous avons insisté sur les avantages de l’ethnographie – au regard de la possibilité d’obtenir des descriptions riches, surprenantes, et d’ouvrir de nouvelles questions –, il semble important, pour conclure, de résumer aussi quelques-unes des limites de cette approche. Tout d’abord, l’ethnographie consomme énormément de temps. Depuis que c’est l’ethnologue qui est l’instrument de ce type de recherches, quiconque se prépare à s’engager dans une étude ethnographique doit prévoir le temps qu’une immersion dans un cadre culturel requiert, et ce temps est considérable si on veut que cela soit bien fait. Deuxièmement, l’ethnographie ne s’enseigne pas aisément. Il faudrait inventer des recettes de cuisine pour les recherches ethnographiques, mais la voie royale pour devenir ethnologue est de pratiquer et développer son métier. Troisièmement, et c’est peut-être le point le plus important, l’ethnographie ne fournit pas des résultats généralisables et répliquables. D’ailleurs, elle ne le peut pas. Si nous faisons en sorte que ce soit nos rencontres sur le terrain qui donnent forme à nos recherches, alors il tombe sous le sens que nos recherches ne seront jamais reproduites par personne d’autre, même par quelqu’un qui travaillerait dans la même communauté. Le mieux que nous puissions faire est d’articuler les manières dont nous arrivons à savoir ce que nous croyons savoir, et de discuter de nos résultats publiquement, afin de pouvoir partager différentes interprétations.
Vers une psychanalyse culturelle ?
22Ce sont les relations qui sont le véritable cœur de la recherche ethnographique, ce qui signifie que nos données et notre compréhension d’un problème sont aussi bonnes que le sont nos relations. L’anthropologie a historiquement beaucoup manqué d’une théorisation de cet aspect du travail sur le terrain. Il faut dire que beaucoup d’anthropologues évitent soigneusement toute référence au psychologique, préférant se concevoir comme des chercheurs du social. Cela a pour conséquence que, même lorsque nous avons un intérêt pour la dynamique de notre engagement sur le terrain, beaucoup d’entre nous le font avec bien peu de connaissances relevant du domaine de la psychologie. Dès lors, une collaboration étroite avec des psychanalystes, pour lesquels la relation est depuis longtemps un sujet central, n’est pas seulement importante, elle est essentielle. Nous, anthropologues, avons besoin d’une bien meilleure conscience de l’impact que nos informateurs ont sur nous, et de l’impact que nous avons sur eux, si nous voulons sérieusement nous confronter à une réflexion sur nos pratiques sur le terrain. Enfin, je voudrais dire que l’anthropologie a autant à recevoir d’une collaboration étroite avec la psychanalyse que la psychanalyse avec l’anthropologie.
23Mais franchir l’espace qui sépare nos disciplines exige que nous ayons conscience des différences de nos objectifs. Alors que la plupart des anthropologues s’intéressent à la constitution significative des différences d’expérience entre les populations, la plupart des analystes s’intéressent probablement plutôt aux différences entre les individus qu’entre les populations. Il y a beaucoup à apprendre pour chacun d’entre nous du regard de l’autre. En anthropologie, nous tirons un grand bénéfice à garder à l’esprit que les individus d’un certain contexte culturel peuvent avoir différents liens avec les symboles-clés et les pratiques culturelles – liens conditionnés par les variations d’expériences antérieures et le mystère des préférences individuelles et des choix. Et en psychanalyse, il y a autant à gagner par la prise de conscience de ce que l’empreinte culturelle apporte à la puériculture et au développement de l’enfant, dans des buts et des contextes différents. Ainsi, alors que la psychanalyse peut enseigner à l’anthropologie à être moins convaincue du pouvoir de la culture, l’anthropologie peut, en retour, enseigner à la psychanalyse à être moins persuadée de l’existence d’une nature humaine universelle ou d’un mécanisme central de développement, comme Richard Shweder l’a exposé (1990).
24Les méthodes que j’ai décrites ici ne représentent, bien sûr, qu’une partie de ce qui constituerait une psychanalyse culturelle, mais pourtant, si nous partons de la question centrale qu’est la constitution significative de l’expérience humaine, nous devons inclure des méthodes qui nous laissent ouverts aux variations de sens, à la fois culturelles et individuelles. Et les méthodes ethnographiques, avec leur indétermination et leur cohérence, dont j’ai présenté ici les mérites, sont peut-être exactement conçues pour nous laisser surprendre là où nous seront emmenés dans cette quête.