CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les programmes d’interventions précoces sont apparus aux Etats Unis dans le but d’aider les enfants vivant dans des conditions de pauvreté et de stress multiples, qui en font des sujets à risque d’échec scolaire, de maltraitance et d’autres formes de handicap ou de troubles. Des recherches telles que celles actuellement menées dans le Programme pour des Etudes sur le Développement Précoce ont fait leur apparition pour évaluer les programmes d’interventions. Cet article veut présenter une approche modifiée des interventions dans le domaine de la petite enfance, modification qui s’est fait jour lors de la dernière décade. C’est une modification lente, mais c’en est une incontestablement. Il s’agit du passage d’un objectif unique fixé dans un programme à la prise en compte, beaucoup plus complexe, de tous les facteurs internes et externes qui font que les familles s’engagent dans et répondent différemment à une intervention. Il s’agit de l’abandon de la question réductionniste « Est-ce que cette intervention est efficace ? » et de l’abord de questions beaucoup plus dérangeantes comme : « Comment une intervention agit-elle ? Pour quelles familles ? Dans quelles circonstances ? »

2Ce n’est pas une question nouvelle. La demande d’étude des processus des programmes engagés et des différentes réponses qu’ils génèrent date de plus de trente ans (voir par exemple Gray et Wandersman, 1980). La recherche en psychothérapie chez les adultes comme chez les enfants a examiné ce problème depuis encore plus longtemps, et a consacré des livres entiers au sujet (voir par exemple Lebovici, Diatkine et Soulé, 1985 ; Dahl, Kaechele et Thomae, 1988 ; Shapiro et Emde, 1994 ; Roth et Fonagy, 1996). Mais les interventions dans le domaine de la petite enfance – un champ quelque peu fractionné qui inclut la santé mentale de l’enfant, les soins publics de santé, les centres pour le développement de l’enfant et les programmes de soutien des familles, pour ne citer que ceux-là, ont été plus lentes à reprendre à leur compte cette importante question.

3C’est le but de ce court article que de montrer que les êtres, y compris les nourrissons, ont des expériences singulières et individuelles des programmes d’interventions dans la petite enfance. Comprendre la variabilité des expériences que les familles font avec les programmes, et comprendre le sens attaché à cette expérience est crucial. J’insiste sur l’utilisation du terme « sens », parce que c’est là qu’est le cœur d’une intervention. Robert Emde a mené ce concept jusqu’au bout dans un de ses propos, disant :

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« Le sens, particulièrement dans un contexte relationnel, renvoie à la façon dont un individu expérimente un ensemble d’événements. Ce terme comprend la perception, le sentiment, et une action d’interprétation ; il comprend encore la référence à une expérience passée et à l’évaluation du caractère familier ou nouveau de l’événement, plaisant ou déplaisant ».
(Emde, 1988 ; p. 257)

5Emde suggère que les expériences du passé vont influencer la réaction au traitement, et que les interventions peuvent être définies par les relations qui leur sont inhérentes. En d’autres termes, les théories opérantes devraient être celles qui articulent les effets des expériences relationnelles avec les autres relations. Ce sont des idées banales dans le domaine des thérapies psychodynamiques, mais pas assez bien explorées dans celui des interventions précoces.

6Il existe trois facettes importantes et liées de l’évaluation qui sont opérantes dans l’évaluation du sens :

  1. l’évaluation de l’expérience que fait la famille avec les programmes d’intervention ;
  2. l’évaluation des relations nouées par les acteurs de l’intervention avec la famille ;
  3. l’évaluation du réseau relationnel à l’intérieur d’un programme, incluant la relation au programme de l’évaluateur. Chacun de ces points amène à une conclusion générale : compte tenu des nombreuses portes d’entrées possibles, dans les programmes et pour les acteurs de ces programmes, afin d’entrer dans le système des soins au bébé, étudier les processus par lesquels les acteurs parviennent à leurs objectifs est tout aussi important que d’étudier ces objectifs eux-mêmes.

L’évaluation de l’expérience vécue par les participants au programme

7Les familles entrent dans une intervention de santé mentale en fonction de motivations différentes, et avec des attentes différentes. Nous avons trop tendance à croire que, parce que les familles acceptent au départ de faire partie d’un programme d’intervention, elles seront des consommatrices reconnaissantes et des participantes enthousiastes, comprenant parfaitement où elles s’engagent et soutenant nos tentatives pour les aider. Il peut arriver que des parents donnent leur accord pour entrer dans un programme d’intervention sous la pression d’un autre membre de la famille, ou pour s’accorder à une institution qui les aide, ou parce qu’ils attendent des changements dans leur environnement sans avoir à s’engager dans des changements à l’intérieur d’eux-mêmes. Une fois dans le programme, ces familles vont connaître des expériences différentes, basées en partie sur leurs différences de motivations et d’attentes, mais aussi en fonction de variation dans les éléments du programme, comme les relations nouées avec les acteurs du programme (voir ci-dessus), ou la survenue d’événements importants durant le déroulement du traitement. En bref, les caractéristiques des participants au début du traitement, ainsi que les expériences faites durant ce programme, vont avoir une influence sur le sens qu’ils vont attacher au traitement reçu.

8Il est possible d’étudier cette expérience, bien que cela exige une focalisation plus en profondeur sur les participants que celui dont on a habituellement besoin pour l’évaluation des objectifs. On peut par exemple recenser en graphiques la quantité de contacts que les familles ont avec celui qui intervient auprès d’eux, afin d’étudier les différentes « posologies » du traitement (Hoxard, Moras, Brill, Martinovich et Lutz, 1996). Olds et Korfmacher (1998) ont montré, dans un programme de visites à domiciles d’infirmières pour des primipares, que les mères ayant un faible sentiment de self-contrôle recevaient plus de visites que les mères ayant un sentiment de contrôle plus important. Les mères, de manière très basique, avaient des expériences différentes selon leur niveau de ressources psychologiques, et ces différences dans leur expérience ont probablement contribué au taux inférieur de maltraitance observé à une période ultérieure dans ce groupe de femmes à bas niveau de revenu ayant bénéficié de visites à domicile, par comparaison avec des mères qui n’avaient pas bénéficié de telles visites (Olds, Henderson, Chamberlin et Tatelbaum, 1986).

9La quantité des contacts, pourtant, est plus probablement la mesure superficielle d’un aspect plus compliqué de la question de la « posologie ». Ces autres caractéristiques, qualitatives, de l’expérience comprennent la manière dont les membres de la famille s’engagent émotionnellement au cours des séances, ou le contenu concret de l’intervention (par exemple les sujets discutés, ou l’utilisation de techniques spécifiques comme le visionnage ensemble d’enregistrements vidéo). Différentes études ont par exemple démontré empiriquement que l’engagement des parents dans une intervention est prédictif de la réussite du programme (voir revue dans Heinicke, 1993). Les méthodes qualitatives sont aussi des outils d’évaluation importants, et seraient peut-être même en fait la meilleure façon de mesurer les aspects complexes de l’expérience des participants. Les interviews que j’ai réalisées avec des visiteurs à domicile et des mères adolescentes montrent les enjeux extrêmement difficiles du travail à domicile (Korfmacher et Marchi, 2001). Par exemple, si un visiteur à domicile non professionnel met en place une relation très personnelle avec une cliente, en la considérant comme une amie ou une fille, comment va-t-il gérer son angoisse et sa déception lorsque cette « fille » va laisser tomber le programme ? Les méthodes qualitatives et quantitatives peuvent et devraient être utilisées de concert pour l’étude d’éléments importants des programmes.

10Jusque là, je me suis uniquement référé aux parents dans ma discussion sur l’expérience des clients. Il est nécessaire et important de marquer la distinction entre les parents et l’enfant en tant que participant à un programme. Les jeunes enfants ont aussi une expérience de ce programme. Bien que cela ait été moins étudié, il existe de nombreuses preuves dans la littérature sur les soins aux enfants aux Etats-Unis (par exemple Howes et Smith, 1995) que les activités et les relations d’un enfant dans un ensemble institutionnel peuvent être mesurées de manière fiable. Dans un « Early Head Start Program » évalué au sein du Programme pour les Etudes sur le Développement Précoce, Paul Spicer et moi avons étudié comment des enfants issus de familles à bas niveaux de revenus avaient répondu à un environnement structuré et enrichi selon la méthode Montessori à travers le temps, en utilisant à la fois des échelles d’évaluation remplies toutes les semaines par les enseignants et les notes prises sur le terrain par mon collègue ethnologue (Korfmacher et Spicer, 2001). Nos premières analyses montrent de grandes variations dans la manière dont les enfants se familiarisent avec le matériel scolaire, engagent des relations avec les enseignants et entre eux, et régulent leurs émotions en réponse à des stress et à des changements. Dans ce programme particulier, le passage pour les enfants d’une classe de plus jeunes à une classe plus âgée aux environ de 15 mois, et la combinaison de nos données, ont mis en évidence l’importance de cette transition pour les enfants. Alors que beaucoup d’enfants semblaient vivre cette transition de manière relativement sereine, d’autres éprouvaient ce changement vers un nouvel environnement de manière plus stressante.

11Par exemple, dans l’un des cas de cette étude, un jeune garçon est passé d’une classe où il bénéficiait d’une attention particulière en tant que « favori » de l’enseignant, vers une classe où un enseignement plus indépendant était favorisé. Les évaluations de l’enseignant ont montré que cela a été une transition très difficile pour lui, et qu’il s’est détourné de façon notable des activités et du matériel de la classe. Au fur et à mesure, pourtant, il a « récupéré », grâce à l’apprivoisement du matériel de la classe et une demande d’aide et d’assistance accrue auprès de l’enseignant. Les observations ethnographiques nous ont aidés à comprendre les éléments de l’évaluation de l’enseignant, en nous montrant que, bien que ce soit une transition stressante pour l’enfant, les attentes accrues du deuxième enseignant pour son indépendance ont aidé l’enfant à contrôler son environnement. Comme le montre cet exemple, les enfants peuvent montrer différents modes de réponse à ce riche programme, et l’étude d’un sujet commun est enrichie par la comparaison et le contraste des données qualitatives et quantitatives.

L’évaluation du soutien relationnel

12Un élément important de l’expérience individuelle dans une intervention est la qualité de la relation constituée avec le thérapeute ou l’institution qui fournit l’intervention. Les relations thérapeutiques ou de soutien sont souvent considérées comme de très bons prédicteurs pour la réussite d’une psychothérapie d’adulte (Orlinsky, Grawe et Parks, 1994 ; Orlinsky et Howard, 1986), de même que dans la recherche sur les interventions dans le domaine de la petite enfance (Osofsky, Culp et Ware, 1988 ; Lieberman, Weston et Pawl, 1991). Le concept de soutien relationnel a le plus souvent été mesuré en fonction des contributions des parents ou de ceux qui donnent les soins à l’enfant, par exemple en mesurant l’adhésion au programme (Osofsky et coll., 1988), ou par le fait d’atteindre les buts fixés par le traitement (Barnard et coll., 1988), ou en terme d’engagement (Korfmacher, Adam, Ogawa et Egeland, 1997). De telles constructions sont des mesures de base de l’alliance thérapeutique.

13Il faut reconnaître que, bien que l’importance de la relation de soutien soit mise en évidence dans les programmes concernant la petite enfance, cette relation est très difficile à mesurer. Les individus – clients et acteurs du programme – construisent à l’intérieur d’une relation de soutien des significations psychologiques de cette relation basées sur leur propre histoire personnelle et leur interprétation des événements, et ils percevront cette relation d’une manière très différente les uns des autres. Pour répéter un point déjà abordé plus haut, les familles vont entrer en relation avec le thérapeute ou celui qui les aide d’une manière significative pour eux. Le sens donné à une intervention n’est pas la même chose que le besoin que l’on en a. Des familles à faible risque pourront trouver du sens à l’intervention, s’y engager et y trouver un bénéfice, même si elles auraient probablement obtenu des résultats corrects sans cette intervention. Le contraire est aussi vrai : des familles à haut risque ont désespérément besoin d’aide, mais sont enfermées dans une telle armure de déni et de souffrance qu’elles sont à peu près inaccessibles. Voici un exemple pour illustrer les différentes manières avec lesquelles des familles sont en relation avec les acteurs du programme. Dans le travail que nous avons particulièrement étudié, ces acteurs étaient des visiteurs à domicile travaillant avec de jeunes mères primipares, à bas niveau de revenus. L’intervention était basée sur les principes de la théorie de l’attachement, dans laquelle la première relation essentielle développée entre un donneur de soin et un bébé sert de modèle pour les relations ultérieures (Bowlby, 1988 ; Cassidy et Shaver, 1999). En fonction de cette théorie, des réponses sensibles de la part du parent créent chez l’enfant des modèles internes relationnels sains et sécures. Ces modèles sont à la base de notre capacité à entrer dans une relation significative avec les autres et à contrôler les bouleversements de nos vies, y compris le fait de devenir parent à notre tour.

14Cette intervention particulière a pour but de corriger les modèles internes opérants relationnels inadaptés de ces mères (Erickson, Korfmacher et Egeland, 1992). On espère que la relation de soutien qui se développe entre la mère et le visiteur à domicile sera un vecteur positif pour ces femmes dénuées d’amour et d’aide, et que cette alliance modifiera la manière dont elles construisent leur relation avec leur enfant. Comme il est de mise dans le domaine des interventions en petite enfance, ce programme admet une définition très large du concept d’intervention : on se doit de soutenir ces familles dans tous les domaines qu’elles souhaitent ou dont elles ont besoin. Ainsi, aider une mère à trouver un logement, à dialoguer avec les membres de sa famille ou dans ses propres projets pour son avenir sont autant d’éléments de l’intervention considérés comme importants pour aider la jeune femme à être un parent efficace et sensible.

15Les notes des visiteurs à domicile ont été étudiées pour comprendre comment ces jeunes mères s’engageaient dans la relation avec leur visiteur tout au long du programme qui durait un an, et quel « niveau » d’aide thérapeutique elles supportaient durant ce temps. Par exemple, pouvaient-elles parler de sujets personnels avec leur visiteur, ou le temps passé ensemble ressemblait-il plus à une conversation vide ? Le visiteur et la mère pouvaient-ils travailler ensemble à résoudre des problèmes sur un long terme, ou faisaient-ils juste face aux crises ponctuelles ? Il a émergé de tout cela que les représentations mentales que ces mères avaient de leur propre relation d’attachement dans l’enfance était corrélé avec leur capacité à utiliser le programme de manière théoriquement significative (Korfmacher, Adem, Ogawa et Egeland, 1997). En d’autres termes, les modèles internes des mères sur leur propre histoire infantile de soin (mesuré par leurs réponses à une interview semi-structurée) étaient corrélés à la manière dont elles s’engageaient émotionnellement dans l’intervention. Comme la théorie de l’attachement le prédit, les mères qui avaient un sens secure de leur histoire (c’est-à-dire qui peuvent en évoquer à la fois les souvenirs positifs et négatifs, d’une manière cohérente et réaliste) ont montré une meilleure capacité à entrer en relation avec leur visiteur et à utiliser le programme comme un support émotionnel. Les mères coupées de leurs expériences significatives précoces (considérées comme évitantes dans leurs relations infantiles précoces) ont fait preuve de relations plus superficielles avec leur visiteur à domicile. Celles qui étaient désorganisées et émotionnellement débordées par leurs souvenirs (considérées comme non résolues au regard de leurs souvenirs précoces) utilisaient les visites à domicile essentiellement pour résoudre les crises. On voit donc que ce sont les mères qui auraient le plus grand besoin d’un support relationnel qui sont le moins susceptibles d’utiliser une relation d’une manière qui pourrait les aider.

16Les mères évitantes ont eu le même haut niveau de contact avec leurs visiteurs à domicile que celles ayant des représentations plus sécures. Mais les notes prises par les visiteurs montrent que leur engagement émotionnel est passablement plus bas. En d’autres termes, bien que ces mères soient souvent disponibles pour les visites, elles semblent tenir leur visiteur à distance émotionnelle, parallèlement à leur évitement des émotions reflété dans leur histoire relationnelle. Lors d’une seconde intervention, un programme de « Early Head Start » comportant une part importante de visites à domicile, des résultats très similaires furent retrouvés (Robinson et coll., 2001). Cette fois-ci, les visiteurs à domicile évaluaient eux-mêmes l’engagement émotionnel de la mère durant la séance après chaque visite. Les mères plus évitantes de relations de proximité (mesurées par un auto-questionnaire) faisaient preuve d’un engagement plus superficiel durant ces visites que les mères moins évitantes. Encore une fois, il est notable que ces mères étaient présentes pour les visites, mais sans investissement émotionnel.

17Ces travaux illustrent la complexité des relations de soutien, et la difficulté à les évaluer au cours des interventions concernant la petite enfance. Comment une relation de soutien peut-elle être une expérience corrective pour celui ou celle qui y participe, si il ou elle l’assimile tout simplement à ses propres modèles relationnels ? Comment utiliser la relation afin de modifier de manière significative la manière dont un parent se considère et considère son enfant ? Et comment mesurer ces changements au cours du temps ? Bien qu’il existe un faisceau de preuves pour défendre l’importance de ces relations de soutien dans les programmes de santé mentale infantile, nous ne comprenons pas encore les dimensions critiques de la relation de soutien qu’il nous faut étudier, et comment le faire au mieux. Bien que la théorie et la pratique mettent en évidence l’importance cruciale que nous devons mettre à essayer de construire cette relation de soutien, cette dernière apparaît comme une cible mouvante. Cet aspect de la recherche dans le domaine de la petite enfance nécessite plus d’attention de notre part, ainsi que le développement de mesures quantitatives et qualitatives plus à même de nous faire comprendre sa nature complexe.

L’évaluation du réseau relationnel

18Bien que j’ai mis l’accent jusqu’ici sur l’alliance entre acteurs du programme et parents, ce n’est pas le seul aspect des relations qui mérite attention. Dans les interventions en petite enfance, l’acteur ne crée pas seulement une relation avec le parent, mais aussi avec l’enfant, tout en espérant en plus avoir une influence sur la relation parent-enfant. Ces différentes relations, comme les relations qui peuvent se nouer avec d’autres membres de la famille dans le cadre de l’aide à la dyade parent-enfant, s’expriment toutes de manière simultanée et évolutive (Emde, Korfmacher et Kubicek, 2000).

19Ces autres relations ne sont, dans la plupart des cas, pas évaluées. Bien que l’on sache que l’alliance établie entre l’acteur du programme et le parent prédise des résultats positifs, comment peut-on mesurer la relation entre l’acteur et le nourrisson, et en quoi cela intervient-il dans la relation établie avec le parent ? Ce sujet est relativement peu exploré au sein des interventions en petite enfance, bien que la recherche sur les relations entre les parents et les fournisseurs de soins quotidiens puisse en fournir un modèle d’étude (voir par exemple Elicker, Noppe, Noppe et Fornter-Wood, 1997). Dans l’étude du centre mentionnée plus haut (Korfmacher et Spicer, 2002), nous avons tenu compte de la relation entre le jeune enfant et l’enseignant, comme de la relation entre les parents et l’enseignant, en tant qu’éléments importants de l’expérience du programme, contribuant de manière forte à la mise en sens par la famille de l’intervention. Il faut aussi que les interventions à domicile se confrontent avec la question de ces multiples relations. Lors de mes interviews avec les visiteurs à domicile (Korfmacher et Marchi, 2001), s’il est un sujet qui est revenu fréquemment, c’est bien celui de l’obligation faite à ces visiteurs de diviser leur temps entre l’attention aux besoins développementaux, souvent conflictuels, des nourrissons et des jeunes parents.

20Pour ajouter à la complexité déjà évoquée plus haut, il y a encore une relation de plus dans ce réseau : c’est celle existant entre le programme et le chercheur. Les avocats d’une méthode scientifique stricte mettront l’accent sur l’importance pour l’évaluateur de garder une distance objective envers le programme qu’il étudie, et de limiter ses relations avec l’équipe menant ce programme. La méthodologie prônée est similaire à celle des essais cliniques thérapeutiques, comportant une randomisation des sujets pour le contrôle et les conditions de traitement, ainsi qu’une évaluation en double aveugle des résultats. Dans cette optique, il faudrait donc que le chercheur agisse de manière discrète dans l’intervention, en observant et en mesurant de manière silencieuse, en interviewant les familles et en faisant des enregistrements vidéo des enfants, mais sans livrer ses impressions d’évaluation avant un temps très ultérieur à la fin de l’intervention. Les tentatives pour livrer un feedback du programme serait considérées comme « un effet dû à l’expérimentateur », nuisibles à la validité interne de l’étude, et donc découragées.

21Bien que ces préoccupations autour de la perte de l’objectivité et de la rigueur empirique soient valides dans certains contextes d’évaluation, il faut considérer le prix à payer pour les effets de cette rigueur. De telles approches positivistes dans la recherche établissent des contraintes artificielles dans le programme, mettant en place des frontières et des limites qui rompent le flux naturel des familles dans le programme et dans l’institution. Un essai randomisé par exemple, modifierait la motivation des participants pour se joindre à l’étude/intervention, mettant à l’écart certaines familles qui refuseraient l’incertitude de leur assignation, tandis que cela en encouragerait d’autres n’ayant aucun intérêt pour l’étude en elle-même, mais qui aurait la motivation financière fréquente pour participer à une recherche.

22Bien que des évaluations de programme basées sur un protocole expérimental strict (et donc connues comme des essais efficaces) n’autorisent pas, par nature, un dialogue actif entre cliniciens et chercheurs, certains de ces essais sont tout de même des outils d’évaluation. Le modèle de l’amélioration continue est un exemple d’une stratégie d’évaluation alternative. Dans ce modèle d’amélioration continue, les évaluateurs travaillent avec l’équipe du programme pour définir les objectifs et le développement de ce programme pour les familles participantes. L’équipe développe une « théorie du changement » pour concevoir la manière dont le programme peut créer ces résultats positifs. Enfin, en même temps qu’ils collectent les informations auprès des participants, les évaluateurs transmettent ces informations en retour aux acteurs du programme tout au long de l’intervention, afin d’aider à obtenir des changements et de améliorations. Par exemple, l’équipe du programme peut étudier les cas fournis par les évaluations de l’enseignant et les observations de l’ethnologue décrits plus haut (Korfmacher et Spicer, 2001), et utiliser ces informations pour travailler avec l’enseignant les relations qu’il met en place avec les enfants de la classe. Ce processus peut de plus, en retour, modifier la théorie du changement de l’équipe.

23L’analyse des améliorations continues n’est qu’un exemple de méthode post-positiviste qui permet une relation plus dynamique et de collaboration entre l’évaluateur et l’équipe du programme. Ces méthodes d’évaluation alternatives devraient être sérieusement envisagées pour les interventions actuellement en période de création et de développement, ou qui sont déjà en place dans des communautés ou des contextes qui ne permettent pas une efficacité suffisante de l’évaluation. De telles stratégies sont très compatibles avec des interventions fondées sur les aspects relationnels.

Conclusion

24Nous commençons juste à comprendre ce qui amène à une expérience significative dans le domaine de la petite enfance. Pour des familles ne disposant que de peu de ressources et en grande détresse, ce sens peut provenir d’une forme de soutien qui existe dans le cadre des services d’aide de base pour des familles ayant au départ un peu plus de ressources, le sens peut surgir de formes de travail plus intensives et plus déroutantes. En comprenant comment modifier notre approche afin d’engager plus de gens dans les processus d’intervention, nous pouvons faire que ces services soient plus efficaces.

25Une des leçons les plus importantes issue des travaux exposés ici est qu’il ne suffit pas de faire entrer des familles dans un programme (ou de faire en sorte que le programme aille jusqu’à elles) pour pouvoir les aider. Nos clients sont susceptibles d’appliquer aux relations de soutien leurs propres modèles concernant ce à quoi des relations doivent ressembler. Pour qu’une intervention soit une expérience d’aide efficace pour une famille hautement malmenée, il faut une quantité considérable d’élaboration et d’efforts de la part des acteurs de l’intervention. Rencontrer une personne aimable qui vient en visite et donne des conseils aux parents n’est pas suffisant pour beaucoup de familles qui souffrent et sont dans la détresse. Il a déjà été dit auparavant qu’un aspect crucial d’une intervention est, pour celui qui la fait, d’être « quelqu’un qui écoute et prend réellement soin » (Pharis et Levin, 1991). Mais nous avons besoin d’en savoir plus sur ce que signifie exactement prendre soin, et comment les familles reconnaissent et valorisent ce soin.

26Les interventions en petite enfance font beaucoup de choses pour les familles qui vivent dans la pauvreté et dans des conditions de stress. Elles fournissent des informations pratiques aux parents. Elles les mettent en lien avec les services dont ils ont besoin. Elles proposent des modèles de réussite et d’habileté à résoudre les problèmes. Mais elles peuvent également donner quelque chose d’autre, de plus intangible. Elles peuvent donner un sentiment de soutien et de sécurité aux participants. Et en faisant cela, elles peuvent influencer favorablement les voies du développement du nourrisson, des parents et de la famille tout entière. Si une intervention prend sens, elle engagera émotionnellement le parent ou l’enfant, et les aidera à considérer leurs relations et leur monde d’une manière différente. Cela s’ajoutera à, voire modifiera, l’histoire de leurs vies. En résumé, être dans un bon programme peut être une expérience transformante. Et comprendre la nature de cette expérience est essentiel. Cela impose de s’intéresser au sens de l’intervention pour l’individu. Ce que cela signifie de participer à une intervention, et comment cette participation peut motiver une famille pour faire bien, est le véritable cœur de ce que nous essayons d’étudier.

Français

Résumé

Cet article présente une nouvelle approche de la recherche sur les programmes d’intervention précoce, tels qu’ils existent depuis un dizaine d’années aux Etats-Unis. Cette approche insiste sur l’expérience specifique de chaque famille dans le programme, et sur le sens que prend cette expérience Ceci implique d’évaluer ce qui arrive effectivement quand ces familles participent au programme d’intervention, d’évaluer la relation que les intervenants etablissent avec la famille, et le réseau de relations a l’intérieur même du programme, ce qui inclut la relation des intervenants avec l’évaluateur. Chacun de ces points conduit à la même conclusion : du fait des multiples points d’entrée dans le système de soins qui sont offerts aux programmes et aux intervenants, l’examen des processus par lesquels les intervenants aboutissent à un résultat est aussi important que l’examen des résultats.

Mots-clés

  • évaluation
  • interventions précoces
  • alliance thérapeutique

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    ROTH A., FONAGY P. : What Works For Whom ? A Critical Review of Psychotherapy Research, New York : The Guileford Press, 1996.
  • 24
    SHAPIRO T., EMDE R.N. (Eds.) : Research in Psychoanalysis – Process, Development, Outcome, Madison, CT : International Universities Press, 1994.
John Korfmacher [*]
  • [*]
    Le Dr Korfmacher est professeur assistant à l’Institut Erikson de Chicago, Illinois. Il a collaboré durant les 5 dernières années avec le Dr Emde et les collègues de ce dernier dans le Programme pour des Etudes sur le Développement précoce, en lien avec les programmes de « Early Head Start Programs ». L’auteur tient à remercier la Fondation de la Famille Jay et Rose Phillips et l’Administration des Nourrissons, des Jeunes Enfants et de leurs Familles, pour l’aide qu’elles ont apportée à ces travaux de recherche.
Traduction française : 
Frédérique Le Houezec-Jacquemain
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Mis en ligne sur Cairn.info le 30/11/-0001
https://doi.org/10.3917/dev.024.0363
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