CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1En 1996, la Caisse Nationale des Allocations familiales lance un appel d’offres de recherche sur le thème Petite enfance. L’un des sujets proposés est spécifique, se démarquant des autres plus opérationnels, il s’agit de proposer un bilan des travaux réalisés depuis les années 70 sur la petite enfance et son accueil, en accordant une attention particulière à une question transversale à l’ensemble de l’appel d’offres, celle de la place du père. Ma primo-formation de psychologue, poursuivie jusqu’au DESS de psychopathologie, et mes travaux sur l’enfance qui m’ont vu aborder successivement d’un point de vue sociologique la place de l’enfant après la séparation de ses parents (Neyrand, 1994), l’importance sociale des lieux d’accueil enfants-parents de type Maison verte (Neyrand, 1995) et leur signification dans la redéfinition contemporaine des liens familiaux (Bastard et coll., 1996), m’incitent à élaborer une proposition de recherche.

2Il m’apparaît cependant difficile de faire débuter cette approche généalogique des savoirs dans les années 70. Ces années, en effet, sont l’occasion de tels bouleversements sociaux et remises en cause théoriques, qu’il est nécessaire pour bien les comprendre de montrer avec quoi elles font rupture. De fil en aiguille s’impose à moi l’idée de remonter jusqu’à la période d’après-guerre qui, avec la théorie de l’hospitalisme et de la carence maternelle, me semble symboliser la conjonction du primat en Occident de la famille nucléaire patriarcale et de la théorisation de son fonctionnement, en même temps qu’elle marque l’irruption de la psychanalyse dans la pédiatrie. Désormais, l’importance de la vie psychique précoce n’y pourra plus être méconnue.

3En fait, cette période met clairement en évidence la place que tiennent les parents dans l’élaboration du psychisme enfantin et m’incite à aborder le sujet sous cet angle-là. Ce qui va permettre à la fois de mettre en perspective le statut des lieux d’accueil selon le regard porté sur les parents et de rendre compte des raisons pour lesquelles le père fait aujourd’hui question.

4Le rapport, rendu en 1999 sous le titre Évolution des savoirs sur la petite enfance et parentalité. Une approche sociologique de la constitution de l’enfant en sujet, est publié aux Presses Universitaires de France en 2000. L’intitulé de l’ouvrage L’enfant, la mère et la question du père met en évidence la dissymétrie des positions parentales à l’égard de l’enfant, à partir de l’analyse de l’évolution des positionnements théoriques sur le rapport de chacun au bébé.

5Si «les rapports familiaux tendent à fonctionner comme principe de construction et d’évaluation de toute relation sociale» (Bourdieu, 1993), on conçoit que leur organisation soit si difficilement remise en cause par les acteurs familiaux, et par les constructions théoriques destinées à en rendre compte. La théorie clinique, qu’elle soit d’inspiration psychiatrique ou psychanalytique, qui prend appui et se développe sur l’analyse des pathologies induites par un certain ordre familial, historiquement déterminé, ne manque pas alors – si elle n’y prend garde – de développer un discours familialiste, dont la fonction seconde est de légitimer le système familial à partir duquel il s’est érigé. La diffusion massive de ce discours, ou plutôt de sa version mass-mediatisée, contribue à la validation d’une certaine organisation de la famille où le père apparaît dans la vie quotidienne secondarisé, alors même que certains théoriciens de l’approche analytique s’élèvent contre une telle interprétation (Tort, 1988; Olivier, 1994).

6L’étude de l’évolution des conceptions de la petite enfance suppose donc d’analyser la place qu’y tient chacun des parents et des autres personnes intervenant dans la socialisation. Elle traite d’un processus complexe qui voit se confronter les discours scientifiques à l’évolution sociale puis se diffuser de façon incontrôlée les savoirs par les médias.

Une méthode qui met en relation les mutations sociales avec les contenus théoriques et leur médiatisation

7La méthode utilisée pour rendre compte de cette évolution articule une relecture critique des principaux écrits sur la petite enfance et la parentalité à chaque période, avec les événements sociaux les plus marquants. Il s’agit de mettre en relation les divers positionnements théoriques sur le sujet aussi bien entre eux que par rapport à l’histoire sociale. La théorie de l’hospitalisme par exemple est liée aux conséquences de la Deuxième Guerre mondiale sur la petite enfance, c’est-à-dire la prise en charge par des institutions de soin d’un grand nombre de bébés privés de leurs parents par la guerre. Elle entraînera, avec l’idée de la carence maternelle, le discrédit chez beaucoup d’auteurs de l’accueil collectif de la petite enfance, discrédit d’autant plus marqué que cet accueil est assimilé à une pratique «collectiviste» en pleine période de guerre froide. On le voit, si certaines théories font système en se développant dans le même sens, elles restent tributaires des événement sociaux et politiques qui les conditionnent, et peuvent faire polémique en entrant en contradiction avec d’autres théories aux présupposés divergents.

8Ce qui caractérise le passage dans une autre période est sans doute la restructuration du consensus épistémologique (Foucault, 1966) qui autorise la prise de recul à l’égard des oppositions antérieures, y compris par les acteurs parties prenantes de ces polémiques. Ainsi par exemple Myriam David écrit: «A la faveur des courants idéologiques de l’époque, ces deux théories de la carence [institutionnelle ou familiale] s’opposent l’une à l’autre sans pouvoir prendre en compte le fait pourtant flagrant de la coexistence et de l’interdépendance de ces facteurs multiples.» (David, 1989, 39); ou bien Michel Soulé «Les difficultés précoces chez l’enfant sont les mêmes, quel que soit le mode de garde, y compris chez l’enfant gardé à domicile par sa mère. C’est-à-dire que ce credo dans lequel nous avons été élevés, qu’il valait mieux que l’enfant soit élevé par sa mère, ne s’impose finalement pas» (Soulé, 1986; Norvez, 1990, 329).

9En définitive, dépourvues d’une méthode d’objectivation de leur objet, les sciences humaines se trouvent soumises aux fluctuations mêmes des interprétations de cet objet, et ne peuvent se concevoir que comme espace de discussions, parfois polémiques, entre des systèmes théoriques de représentation de l’ordre des choses humaines, dont les dominances et les recompositions participent tout autant des confrontations d’argumentations dans «l’espace public» que des positions institutionnelles des acteurs, de leurs investissements subjectivo-idéologiques et des stratégies politiques des gestionnaires du social.

10Les objets de savoir traitant de l’humain apparaissent alors souvent comme des lieux où s’affrontent des constructions interprétatives divergentes, à l’intérieur d’une même discipline mais aussi et peut-être encore plus entre des disciplines différentes, selon les accentuations de l’évolution historique des approches disciplinaires comme de la demande sociale. Dans le domaine familial, «plus peut-être que dans beaucoup d’autres domaines, les vérités “scientifiques” apparaissent bien comme des constructions sociales où l’argument d’autorité de la science ne fait souvent que masquer, sous l’apparence du raisonnement scientifique, la réalité de la position idéologique: celle d’une minorité s’arrogeant le droit de produire les valeurs pour la société tout entière, celle de l’“air du temps”». Dès lors, le champ scientifique nécessite d’être questionné quant à la validité des discours qu’il produit, et à la normativité qui s’en dégage. «Il doit devenir lui-même objet quand il apparaît, d’une part, qu’il varie sensiblement dans le temps, d’autre part, qu’il est en quelque sorte en symbiose avec les attentes sociales, celles des “opérateurs” du social, celles des citoyens “ordinaires”, avec les représentations collectives» (Commaille, 1996, 38-42).

11C’est exemplairement le cas de l’évolution des théorisations sur les bébés. En effet, la question de la petite enfance et de son traitement nous donne l’exemple de la façon dont s’élaborent les théories: les références conceptuelles qu’elles convoquent, les expériences de terrain qu’elles sollicitent, les réfutations qu’elles administrent et les processus de légitimation qu’elles mettent en place pour accéder au statut de «vérités scientifiques» et affermir leur position dans le champ concerné.

12Dès lors, si l’on essaye de prendre en compte ces diverses perspectives pour aborder les savoirs sur la petite enfance, cela suppose un travail de mise en correspondance entre des disciplines et des problématiques hétérogènes, dans une perspective historique où les configurations épistémologiques et les espaces sociaux qui les englobent varient. L’intégration d’éléments critiques ou d’apports nouveaux peut donner lieu à des cassures, voire des mutations du discours dominant, discours dont l’équilibre reste instable et en perpétuelle recomposition. C’est ce que l’approche «socialisante» de Françoise Dolto a pu représenter pour le discours familialiste d’inspiration analytique.

La problématique de la rupture

13L’évolution des savoirs semble donc bien s’effectuer fréquemment à l’occasion de ruptures épistémologiques coupant avec le sens commun (Bachelard, 1967) ou avec l’état des savoirs scientifiques à un moment donné (Althüsser, 1965), et qui contribuent à restructurer ce champ des savoirs. La difficulté tient dans le fait que ces ruptures apparaissent aussi bien liées à l’évolution des connaissances et des analyses elles-mêmes qu’à l’évolution des mœurs et des pratiques sociales ou à l’évolution d’autres champs de connaissances, par exemple pour les sciences humaines, la physique ou la biologie. Il y a donc interférences constantes entre différents niveaux de la praxis sociale et ce serait une erreur de penser les savoirs scientifiques se développant indépendamment des systèmes sociaux où ils sont produits. A fortiori lorsqu’il s’agit des sciences humaines, car les sciences humaines se caractérisent non seulement par leur immersion dans les phénomènes qu’elles étudient, mais aussi par la diffusion généralisée de leurs principaux résultats par le biais de leur médiatisation. Comme le fait remarquer Anthony Giddens, «La révision chronique des pratiques sociales à la lumière de la connaissance de ces pratiques fait intimement partie du tissu des institutions modernes», si bien que les phénomènes familiaux «ne seraient pas ce qu’ils sont aujourd’hui, s’ils n’étaient complètement “sociologisés” et “psychologisés”.» (Giddens, 1994, 47-49). D’où l’importance de comprendre comment les savoirs des sciences humaines sont diffusés par différents procédés de médiatisation.

L’approche de la médiatisation

14La troisième dimension de notre travail a ainsi consisté dans l’étude de la médiatisation des savoirs scientifiques. Il s’agissait de rendre compte aussi bien de ce qui est médiatisé – sur quoi porte la diffusion des connaissances – que de la façon dont s’effectue la médiatisation – les déformations et simplifications que subissent les contenus vulgarisés. Le choix de supports écrits pour réaliser cette analyse s’est vite imposé comme le plus pertinent. Celui-ci permettant de comparer les formalisations des scientifiques à celles des journalistes, et de dégager la spécificité des procédures de vulgarisation ou de diffusion. Cependant, à l’intérieur de ce mode d’expression qu’est l’écrit, le choix reste très large. En effet, non seulement les supports varient selon leur périodicité ou leur mode d’édition (journaux, revues, livres, rapports…) mais aussi selon les publics auxquels ils sont destinés. J’ai effectué cette analyse essentiellement par le biais de revues grand public, soit généralistes (le Nouvel Observateur, l’Express…), soit spécialisées à destination des parents (Parents, Enfants…) ou du public féminin (Marie-Claire, Biba…), alors que le thème de la petite enfance est quasiment exclu des publications à vocation masculine. L’analyse a porté sur la façon dont s’effectuent la vulgarisation et la diffusion des savoirs à partir d’un corpus de 17 revues «grand public» parues durant un trimestre (avril, mai, juin) de 1997.

15Les articles analysés ont été sélectionnés en raison de leur rapport aux thèmes étudiés: l’accueil de la petite enfance, l’apprentissage, les processus cognitifs et la socialisation des tout-petits, la place de chacun des parents.

16Les périodiques retenus sont les suivants. Généralistes: l’Événement du jeudi, l’Express, le Figaro magazine, l’Humanité dimanche, le Nouvel Observateur, le Point, V.S.D., La Vie; spécialisés: Vie de famille (revue CAF), l’École des parents (revue FNEPE); Biba, le Figaro madame, Marie-Claire, Question de femmes, Enfants magazine, Famili, Parents.

17L’analyse s’appuie sur une comparaison entre les propos scientifiques originaux et les versions qui en sont données par les supports de vulgarisation, à la suite de la mise en correspondance entre eux des textes scientifiques parus dans les revues spécialisées et les ouvrages retenus.

18Il va de soi que le discours des magazines pris en compte traite rarement du sujet-même des publications des chercheurs, sauf lorsqu’il s’agit du compte-rendu d’une de ces publications; aussi est-il nécessaire, la plupart du temps, de s’attacher à la façon dont est fait référence au sein du discours journalistique, à des publications ou à des savoirs dits scientifiques, c’est-à-dire aux modalités de sélection, de présentation et d’évocation des savoirs diffusés ou de ce qui est présenté comme des connaissances acquises par le savoir psychologique, médical, psychiatrique, sociologique, juridique ou toute autre forme de savoir institué.

Une avancée des savoirs par ruptures successives

19Je présente ici ce qui m’a paru constituer les grandes ruptures structurant ce panorama historique des savoirs sur la petite enfance. Sur la base de ce que les grands précurseurs ont posé, trois ruptures, au moins partielles, avec l’état des connaissances élaboré lors des époques antérieures se dégagent: la fin de la guerre, la fin des années 60, les années 80.

Les grands précurseurs

20Sans doute la philosophie des Lumières et la Révolution française constituent-elles les références premières de la constitution des sciences humaines, en ce que l’homme devient sujet d’étude en lui-même, débarrassé de son encombrante proximité avec un Dieu qui fit l’homme à son image. La mise en place de la médecine dans les toutes dernières années du XVIIIe siècle symbolise cette appréhension, en constituant le corps humain en objet de savoir empirique par-delà toute transcendance. «De là, la place déterminante de la médecine dans l’architecture d’ensemble des sciences humaines: plus qu’une autre, elle est proche de la disposition anthropologique qui les soutient toutes.» (Foucault, 1963, 201).

21Dans ce mouvement historique de familialisation porté par le corps médical, la mère se trouve requalifiée comme principale éducatrice de l’enfant, d’abord dans le monde bourgeois puis dans l’ensemble des couches sociales. Avec les hygiénistes et les médecins, «c’est le rapport parents-enfants qui est discipliné de manière extrêmement précise, à partir des pratiques d’élevage du nourrisson.» (Joseph, Fritsch, 1977, 57) La conséquence en est l’assimilation de la femme à la maternité, l’articulant à ce qui apparaît alors comme les traits caractéristiques du féminin/maternel: sensibilité, faiblesse et irrationalité.

22Parallèlement, la naissance de la psychiatrie avec Pinel, puis Charcot, pose le malade mental comme un sujet souffrant, mais c’est véritablement Freud qui va donner à la petite enfance et la relation parentale l’importance que l’on sait dans la genèse de l’esprit humain et des troubles psychiques. La coupure que l’approche freudienne opère est radicale. Il rompt avec la représentation portée par le pouvoir médical et son appréhension organiciste des besoins et des fonctionnements du corps humain de l’enfant, de la mère et de la sexualité. La «psychologie des profondeurs», telle qu’on a pu l’appeler, en est encore à ses balbutiements et sa montée comme référentiel incontournable des dispositifs institutionnels de soin ne se fera que très lentement. Cette coupure que l’approche freudienne institue avec les conceptions médico-psychiatriques dominantes de son temps, organicistes et fonctionnalistes, va progressivement imposer la prédominance d’un modèle philologique en termes de significations et procéder, par le statut fondateur donné à l’interprétation, à une «rupture épistémologique» dans le champ du savoir psychiatrique constitué, et plus globalement au sein même de la visée anthropologique. «C’est depuis Freud que nous commençons de soupçonner ce qu’écouter donc ce que parler (et se taire) veut dire; que ce “veut dire” du parler et de l’écouter découvre, sous l’innocence de la parole et de l’écoute, la profondeur assignable d’un second, d’un tout autre discours, le discours de l’inconscient.» (Althüsser, 1973, 12-13).

23D’autres auteurs comme Piaget, Vigotsky, Wallon ou des pédagogues comme Decroly, Montessori, Freinet marqueront de leurs travaux l’étude du jeune enfant, mais la rupture introduite par la psychanalyse est sans doute la plus fondamentale, mettant en évidence l’importance de l’imaginaire et du fantasme dans le fonctionnement psychique. Cependant, si des auteurs comme Anna Freud ou Mélanie Klein développent l’analyse psychanalytique du jeune enfant, l’audience de la psychanalyse va rester limitée jusqu’à la deuxième guerre mondiale.

La nouvelle rupture de l’après-guerre, ou l’avancée de la psychanalyse dans la pédiatrie

24En effet, l’attitude et les croyances à l’égard de la petite enfance qui ont pu être développées entre la Première et la Seconde Guerre mondiale nous paraissent étonnamment archaïques. Les besoins du tout petit sont considérés essentiellement sous l’angle physique, peu d’importance étant accordée aux besoins affectifs, ludiques ou psychomoteurs, alors que nous sommes désormais habitués à considérer que le bébé affirme dès la naissance une sensibilité extrême à son environnement, notamment relationnel. «Les savants pensent que les bébés sont sourds, presque aveugles, insensibles au monde qui les entoure. Selon leurs analyses, qui n’ont été remises fondamentalement en cause que depuis peu, ce n’est que très lentement que le petit enfant sort de cette nébuleuse inintelligible, que ses perceptions se forment et s’affirment, qu’il entre en contact avec autrui» (Rollet, 1995). Ou bien «Dans le monde médical et psychologique, on a longtemps pensé que le nouveau-né était un organisme vivant sur un mode végétatif, très primitif, et n’obéissant qu’à des réflexes. On disait que son système nerveux était rudimentaire, mal terminé et qu’il ne pouvait en aucun cas entrer en relation avec le monde ambiant, sinon sur le mode d’une passivité fondamentale. Il était bien évident, selon cette vision du bébé, que ce dernier n’avait pas de vie psychologique, et on entend même encore aujourd’hui des collègues éminents qui soutiennent que le bébé est au fond comme un pigeon ou un poisson, uniquement gouverné par des lois biologiques. Par ailleurs, on a longtemps soutenu que le seul point d’intérêt réel pour le bébé était ce qui se passait dans le domaine alimentaire. On faisait du bébé un être entièrement tendu dans le désir d’assouvir sa faim et on désignait ainsi le nouveau-né comme un être organisé autour de ce qu’on appelait son oralité.» (Cramer, [1985] 1987, 223-224).

25Il faut cependant reconnaître que cette attitude, longtemps dominante, n’était pas universellement partagée. Un certain nombre des pédiatres qui ont fondé l’école française de pédiatrie dans les années 30-40, comme Robert Debré (1965), Marcel Lelong (Lelong, Alison, 1951) ou Edmond Lesné, manifestaient déjà une certaine reconnaissance de l’importance du premier âge pour le développement psychique ultérieur, en qualifiant cette période de «période primordiale». Qu’il s’agisse des controverses sur ce qui chez le bébé peut être considéré comme inné ou acquis, de l’importance reconnue à la mère pour le développement du bébé ou même des consignes qu’ils donnaient pour l’examen clinique, il est clair que pour eux l’image d’un bébé réduit à un tube digestif ne convenait pas. En fait, comme permet de le comprendre l’analyse d’Alain Norvez sur les débuts de la PMI, cette prépondérance accordée aux besoins physiologiques a été particulièrement marquée après-guerre, du fait de l’urgence de la lutte contre la mortalité infantile. La mise en place de la PMI en 1945 correspond ainsi à une phase où la survie du nourrisson apparaît primordiale, l’accent y est d’autant plus mis sur la dimension biologique que les personnels de la PMI ne disposaient pour leur grande majorité d’aucune formation psychologique.

26Toujours est-il que là comme ailleurs le modèle de l’évolution des savoirs – savoirs sur lesquels s’articule l’évolution des pratiques – n’est pas celui d’une accumulation de connaissances aboutissant à une harmonieuse progression de celles-ci, mais plutôt celui d’une tension entre des positions contradictoires, qui peuvent entrer en conflit, susciter des retours en arrière, s’alimenter à des justifications idéologiques, voire économiques ou matérielles, pour repartir ensuite dans une autre direction lorsque le consensus scientifique ou le consensus social s’avère favorable à une nouvelle évolution. Il n’y a donc par progression linéaire des savoirs, mais conflits, ruptures, décalages, détournements, et parfois progressive synthèse.

27A cet égard, si la période d’après-guerre présente une particulière pertinence dans cette entreprise, c’est qu’un problème particulier s’est posé à l’époque. Il a véritablement permis à la psychanalyse de faire irruption dans la pédiatrie et marquer de son emprise celle-ci. Ce problème, c’était le nombre exceptionnel de bébés privés plus ou moins durablement de leurs parents suite à la guerre et placés en institution, et les graves perturbations psychologiques que l’on a constatées chez ces bébés.

28C’est à partir de ce moment que les deux courants de la pédiatrie et de la puériculture traditionnelles, d’une part, qui s’intéressaient avant tout à la dimension biomédicale de l’enfant, et de la psychanalyse, d’autre part, vont véritablement s’interpénétrer pour donner la pédiatrie moderne.

29En effet, se développe dès 1945 avec le psychanalyste américain René Spitz la critique de ce qu’on a appelé l’hospitalisme, c’est-à-dire les graves perturbations psychiques présentées par les bébés bénéficiant de soins physiques adéquats, mais qui restent totalement impersonnels et produisent chez l’enfant des carences affectives pouvant entraîner des troubles très graves. L’idée, jusqu’alors prévalante dans le milieu médical, du bébé comme «tube digestif» tombe alors en désuétude au profit d’une représentation de l’enfant qui accorde à la vie affective une place grandissante.

La reconnaissance de l’affectif précoce et la prévalence maternelle

30Cette reconnaissance de l’importance de la vie affective dès la naissance que portent les pathologies de la relation précoce s’appuie sur la mise en exergue d’un lien fondamental: le lien mère-enfant. Et l’exhaussement de cette dyade mère-enfant – qui entre en congruence avec les présupposés de l’époque – est porté à un tel niveau que toutes les autres relations en sont minimisées (le père) ou disqualifiées (l’accueil collectif). Ainsi, au terme de carence affective va progressivement être préféré celui de carences de soins maternels, puis, plus directement, de carence maternelle (Bowlby, 1951; Aubry et coll., 1955). Cette approche donne à la mère une place d’autant plus centrale par rapport au bébé qu’est reconnue par le biais de Jacques Lacan une fonction symbolique au père qui le console du déclin du patriarcat et justifie son éloignement de l’enfant. En parallèle, les lieux de garde subissent de nombreuses critiques sur leur caractère trop collectif et dépersonnalisant. A une époque où redouble la guerre froide, ils pâtissent de leur assimilation à une pratique «collectiviste». La psychanalyse se trouve alors constituée en théorie de référence quant au bien-être du bébé et contribue, dans le champ du savoir mais aussi de sa vulgarisation dans les médias, à l’affirmation du familialisme ambiant.

31Dans l’ordre de la théorie largement dominante à l’époque la chose est entendue. L’équilibre de l’enfant dépend de la phase primaire de fusion avec la mère, le père étant dévolu à «s’occuper de l’environnement de la mère» (Winnicott, 1958), les étrangers (à la triade) constituant des substituts toujours plus ou moins insatisfaisants. Cette position théorique reste d’actualité pour beaucoup de pédiatres, par exemple Aldo Naouri (1985) pour lequel l’implication du père dans les soins au bébé «véhicule, de manière suspecte, une dangereuse dénégation de la différence des sexes». On comprend dès lors la virulence de certains à l’égard de toute prise en charge de l’enfant où la triangulation classique n’est pas respectée et le désarroi qu’ont pu entraîner les mutations sociales en matière de parentalité.

32Pourtant, nombre de psychologues et de cliniciens sont revenus d’une telle conception structuro-fonctionnaliste statique qui attribue une position spécifique et inaltérable à chaque parent, qui distribue des rôles et des fonctions strictement ordonnés autour de l’opposition père/mère, sans reconnaître son historicité.

Mouvement sociaux et réévaluations théoriques

33Il faut distinguer deux dimensions différentes dans la réévaluation théorique qui s’est effectuée. Elles ne constituent pas vraiment des moments ou des étapes qui se succéderaient au plan de l’organisation des savoirs, car non seulement elles se chevauchent dans le temps mais la réorganisation des connaissances qu’elles provoquent participe plus d’un réaménagement, d’une sédimentation autorisant la coexistence d’énoncés contradictoires.

34De plus, ces deux remises en cause s’effectuent à deux niveaux très différents: celui du mouvement des idées fin des années 60-années 70, et celui de la recherche biomédicale avec l’introduction des Procréations Médicalement Assistées fin des années 70-années 80.

35Alors que l’époque voyait se diffuser des comportements remettant en cause l’ordre familial antérieur (virginité, divorce, union libre…) ou se revendiquer des mœurs jusqu’alors clandestines (homosexualité…) et surtout devenir massive la revendication féministe d’émancipation, de nombreux écrits sont venus soutenir ou alimenter les mouvements sociaux et les mutations en cours. La conception de la parentalité a constitué un des éléments centraux des débats, alors qu’était remise en cause de façon virulente la version autoritaire de l’autorité paternelle et parentale aussi bien que les contraintes sociales limitant la relation amoureuse, et que venait symboliser la recherche de nouveaux repères éducatifs, ceux que l’on a appelés, faute de pouvoir les légitimer par une désignation adéquate, les «nouveaux pères».

36Dans ce débat, plusieurs écrits ont fait date. Elisabeth Badinter (1980) est venue infliger une blessure narcissique au féminin traditionnel en contestant l’existence d’un instinct maternel et d’un amour inné de la mère pour son enfant. L’écho donné à sa thèse ne pouvait laisser indifférents les chercheurs, d’autant plus que Bruno Bettelheim (1969) était venu, de l’intérieur même du champ des cliniciens, remettre en cause l’idée de la prévalence de la mère dans toute éducation à partir de l’analyse des kibboutz.

37Mais la plus significative de ces réévaluations venait de ceux-là mêmes qui avaient contribué à théoriser en France la prévalence maternelle. Deux membres de l’équipe de Jenny Aubry – Myriam David et Geneviève Appel – relativisent l’importance considérée jusqu’alors comme irremplaçable de la mère dans la socialisation du jeune enfant par la publication de leur étude: «Loczy ou le maternage insolite» en 1973. Partant de l’observation de la façon dont des bébés séparés de leurs parents étaient pris en charge, sous la direction d’Emmi Pickler, à l’Institut National de Méthodologie des Maisons d’enfants de Budapest (plus connu sous le nom de sa rue, Loczy), elles concluaient – fait extraordinaire pour les tenants de cette école – à la valeur d’un tel établissement, qui évite aux enfants «des carences graves, leur assure un bon développement, une organisation de leur appareil psychique et des possibilités de relation à autrui», sans pour autant se départir de leur présupposé théorique selon lequel le soin à l’enfant est l’affaire de la mère. Ce qui les incite ainsi à qualifier les pratiques de soin à Loczy de «maternage insolite» tout en reconnaissant par ailleurs que «c’est un leurre de penser qu’une femme peut soigner des enfants en institution au travers d’une relation qui fait appel à ses sentiments maternels» et qu’on se trouve en présence d’une «attitude fondamentale apparemment dépouillée de spontanéité qui donne un caractère artificiel et si peu “maternel” aux rapports nurse-enfant».

38En fait, la théorie de référence ne permet pas de nommer le rapport de socialisation en question, et le recours à la notion de maternage est révélateur de la difficulté-même à penser une socialisation [1] de l’enfant qui ne soit pas centrée et organisée autour de la mère.

39Toujours est-il qu’une brèche est ouverte dans la conception gynocentrique de la socialisation, qui va permettre de donner une nouvelle légitimité aussi bien à l’action des lieux d’accueil – qui ont répondu aux critiques sur leur attitude dépersonnalisante en intégrant l’idée d’enfant-sujet (Dolto, 1985) – qu’à celle des pères s’essayant à la mise en œuvre d’une présence nouvelle à leurs jeunes enfants.

L’arrivée sur le devant de la scène de la question du père

40Toute une fraction des psychanalystes va s’évertuer à théoriser cette présence des pères à partir des années 80, aussi bien de l’intérieur du champ lacanien avec par exemple Bernard This ou Françoise Hurstel, qu’en s’opposant à son emprise comme Christiane Olivier; alors que si les sociologues commencent à s’intéresser sérieusement à la question du père c’est d’abord par le biais de l’analyse des dissociations familiales et de leurs conséquences sur la paternité ou la beau-parenté.

41Bien que perdure la position traditionnelle selon laquelle «le père est incapable de tirer du plaisir du rôle qu’il doit jouer et incapable de partager avec la mère la grande responsabilité qu’un bébé représente toujours pour quelqu’un» (Winnicott, 1957) et doit se satisfaire de son rôle de séparateur de la dyade et de médiateur du social, les contestations à l’égard de cette position dominante sont de plus en plus nombreuses et s’organisent en faisceau. Elles remettent en question pour chaque moment de la vie la légitimité d’une telle opposition entre les positions parentales.

42Ainsi, «les idées reçues dans ce domaine constituent un écran idéologique qui se superpose à la réalité physiologique» dit Geneviève Delaisi de Parseval (1981), car «au regard de la procréation, l’homme et la femme, le père et la mère, ont un fonctionnement psychique identique. Ils partent, si l’on peut dire, avec le même bagage psychologique (conscient et inconscient) et sont, en ce sens, des êtres humains avant d’être des êtres sexués».

43Les manifestations d’une couvade [2] masculine durant la grossesse de la femme montrent l’importance du rapport imaginaire de l’homme à la grossesse et l’enfantement et son implication fantasmatique, à l’opposé d’une représentation qui fait de l’enfant la «chose» de la mère. Ainsi affirme Bernard This (1980): «Si l’enfant n’est pensé que dans le “continuum mère-enfant, comme faisant partie du corps de sa mère”, ne faisant qu’un avec elle, tout père porteur d’enfant ne sera qu’un usurpateur, un voleur, un pédéraste. Le corps à corps sera réservé à la mère, le père ne pouvant qu’aimer son enfant à distance

44Le refus d’une telle position, bien d’autres le prendront en charge, y compris des femmes, comme par exemple Christiane Olivier (1994). «Comment pouvoir dire ou écrire qu’un père ne se fera pas aimer par le contact physique, alors que c’est le seul moyen d’entrer dans la bulle du très jeune enfant qui, dans ses premiers mois, n’a comme repères que l’odeur du corps de l’Autre, la peau spécifique et particulière de l’Autre, le holding (façon de tenir l’enfant) de l’Autre, le bruit des pas de l’Autre, et enfin la chanson que fait sa parole quand il parle, qu’il soit content ou en colère?…».

45Sans doute est-ce de l’extraordinaire valorisation de l’utérus comme producteur de l’enfant dans notre culture que découle une représentation du père comme portion congrue de l’enfantement et de ses suites; mais l’une des conséquences de la généralisation de la contraception moderne va bien être d’éroder cette représentation en obligeant à «penser» l’enfant avant de le faire. «Faire œuvre de père et mère est aujourd’hui un travail qui s’effectue au stade de la conception d’un enfant, plutôt en amont qu’en aval de la naissance: plutôt au moment où les parents pensent l’enfant qu’au moment où ils l’éduquent.» (Bataille, 1989). L’effet de libération va alors être double concernant aussi bien la maîtrise par elles-mêmes du corps des femmes que la revalorisation d’une paternité beaucoup plus volontaire que subie.

46Confortée par les résultats d’un nombre croissant d’études, la compétence paternelle s’affirme de plus en plus comme équivalente à celle de la mère, sans pour autant y être isomorphe. En fait «maternage et paternage restent pour les intéressés sans confusion possible» (Saint-Marc, 1988)… et le paternage ne menace nullement les identités de sexe, alors même qu’est démontrée l’adaptabilité sans problème des enfants à différentes figures d’attachement (Lamb et coll., 1982) lorsque, par exemple, le couple met en œuvre une stratégie novatrice d’éducation. Car le changement n’est viable que s’il est régulé, autrement dit «les formes relationnelles qui se tissent du père à l’enfant ne peuvent se modifier que dans une régulation consciente des rôles complémentaires des deux parents et dans leur responsabilité partagée envers l’enfant» (Hurstel, 1985).

47Dans ce débat, les travaux de psychologie du développement servent à étayer l’idée de la reconfiguration des relations du bébé aux deux parents, que ceux-ci soient d’origine américaine ou réalisés en France, notamment par Jean Le Camus et son équipe (Le Camus et coll., 1997; Le Camus, 1999). Ils contribuent à légitimer la compétence paternelle en matière de soins et d’éducation du jeune enfant, aussi bien d’ailleurs que l’importance d’autres acteurs de l’entourage de l’enfant comme les autres enfants du même âge (Espinoza, Le Camus, 1991).

48Cela n’est pas sans conséquence au niveau de la légitimité sociale des nouvelles attitudes parentales, mais aussi au niveau de la théorie clinique, qui doit se reconfigurer.

Repositionnement du paradigme clinique

49En effet, autant de résultats présupposent un certain nombre de réorganisations de la théorie clinique, dont un auteur comme Michel Tort (1989) va brillamment montrer les enjeux. Et ces enjeux sont d’importance puisqu’à la disqualification antérieure de la position paternante du père, c’est-à-dire la délégitimation de son action concrète à l’égard du bébé, a correspondu une entreprise de «désymbolisation du maternel» par assignation de la mère à tenir la place de la matière fusionnelle d’où émerge le bébé, et, par contrecoup, délégitimation de sa capacité à s’inscrire dans le symbolique. En d’autres termes, il n’était de ce point de vue ni vraiment légitime pour les pères de soigner leur bébé, ni vraiment légitime pour les mères de travailler ou d’investir le politique. Chose que les évolutions sociales ont largement battue en brèche.

50Ce qui amène Michel Tort à conclure que «la théorie analytique dite de la fonction paternelle du Nom-du-Père, si elle rend compte de certains aspects de l’expérience clinique, où le phallicisme exerce ses effets dans l’inconscient, fonctionne en même temps comme version métapsychologique du procès du féminin, d’une désymbolisation du maternel».

51On le voit la critique est sévère, mais sans doute nécessaire. Ces énoncés critiques répondent au risque que l’organisation de la reproduction humaine, méconnue comme le lieu implicite de la reproduction sociale, n’en soit invitée à fonder l’historique comme naturel, en figeant une représentation d’un certain ordre familial pourtant historiquement daté. Ce qui est loin d’être sans importance pratique, car pour être véritablement fondées dans la réalité sociale, les nouvelles attitudes qu’expriment les mutations des mœurs demandent à être légitimées sur le plan des savoirs, et de ce qu’ils autorisent au niveau de la symbolique sociale et de la formalisation juridique, ainsi que des acteurs et de leur identité.

52Mais ces réévaluations contradictoires et largement inabouties de la théorie dominante ont dû composer avec des bouleversements tout aussi fondamentaux, ceux apportés par le progrès biomédical qui a permis d’intervenir sur le processus-même de la reproduction.

Retour du biomédical et bouleversements éthiques

53La rupture que vont provoquer les progrès de la biologie médicale appliquée à la reproduction sur les conceptions de la parentalité, avant même que d’intéresser l’ordre des savoirs constitués sur l’Homme, va être d’ordre éthique. Les sciences humaines ne peuvent fournir de réponses aux questions que d’emblée posent les Procréations Médicalement Assistées, dès 1978, avec la naissance en Angleterre du premier «bébé éprouvette» Louise Brown. Très rapidement les médecins, devant la réticence des psychanalystes à répondre à leurs interrogations, à leur offrir «une garantie pour les assurer qu’il étaient pas en train de fabriquer des psychotiques à la chaîne» (Delaisi, 1985), vont se tourner vers les philosophes et les représentants des instances de régulation morale du social que sont les religions.

54L’apparition des comités d’éthique symbolise cette réorganisation tout autant qu’elle exprime le désarroi ambiant, car ce dont il faut bien prendre la mesure est que ces nouvelles techniques d’aide à la procréation apportent désormais de l’incertitude là où les théories traditionnelles se sont élaborées au regard de l’immuabilité des données constitutives de la parentalité. Le plus bel exemple en est fourni par la remise en question de ce qui de tout temps a permis d’asseoir les représentations du parental: la certitude de la maternité biologique. Avec le transfert d’embryon se pose la question de savoir qui est la mère biologique: la donneuse d’ovocytes ou la porteuse de l’embryon. L’enfant pourrait-il être issu de deux mères, puisque l’une et l’autre sont indispensables à sa survie avant qu’il n’en vienne à naître? La question est choquante, presque irrévérencieuse à l’égard de l’éternel maternel, et la tendance sera très vite à la refouler en instituant en France l’anonymat et le secret en ce qui concerne les donneurs de gamètes. Mais la science va plus loin encore, lorsque son conjoint est lui aussi stérile une femme pour être mère peut porter un embryon constitué de l’union de deux gamètes dont l’origine leur demeure inconnue, et une mère peut porter pour une autre femme un embryon qui, devenu un bébé, sera remis au couple (ou à la personne) pour lequel elle l’a porté.

55Le désarroi est grand puisque selon les pays, ou même les moments de l’histoire d’un pays, telle ou telle pratique sera ou non légalisée et autorisée ou interdite. Les donneuses d’ovocytes seront selon les cas anonymes ou pourront faire partie de l’entourage de la mère, et les mères «porteuses» autorisées ou non à exister. Pour l’homme, le don de sperme pose le même problème, mais il est moins choquant pour l’esprit (et pour la théorie) car la paternité a toujours été réputée incertaine biologiquement et définie socialement. De plus, la question de la double paternité biologique ne se pose pas puisque l’homme n’est pas le «porteur» de l’enfant.

56Ajoutons à cela que ces techniques peuvent concerner d’autres personnes que celles vivant en couple hétérosexuel, qu’il s’agisse de personnes seules ou de couples homosexuels de l’un ou l’autre sexe, voire de femmes ménopausées, et l’on conçoit que la représentation normale de la parentalité en prenne un drôle de coup.

La diffraction des savoirs dans les médias

57Confrontés à ce foisonnement des discours ayant trait à la petite enfance et à la parentalité, et à cette exacerbation des questions relatives à la conception, la gestation, la naissance, le très jeune âge et la filiation, les médias ont adopté un positionnement jouant sur la complémentarité: c’est-à-dire, un écho relativement faible dans les publications à vocation généraliste (et même celles spécifiquement destinées au public féminin), qui vont traiter plus spécifiquement des questions d’actualité (exemplairement celles relatives à la filiation) compensé par l’apparition et le développement de supports exclusivement consacrés à la petite enfance et à la parentalité. Parmi eux des livres bien sûr, dans la tradition déjà ancienne des manuels de puériculture, mais surtout ce phénomène nouveau qu’a constitué l’apparition de périodiques voués aux bébés et leurs parents, dont l’ancêtre et le prototype est constitué par la revue Parents fondée au moment où les questions relatives au Privé font irruption sur la scène publique, en 1969. L’actualité y est presque ignorée, au profit d’une position de soutien pragmatique à la parentalité et à l’élevage du bébé.

58Ce dont il est question dans ces revues, c’est d’abord la périnatalité et la toute petite enfance, dans le but de satisfaire la soif d’informations des parents et répondre à leurs angoisses quant à la bonne façon de se comporter vis-à-vis de cet enfant. Les savoirs évoqués apparaissent ainsi fonctionnalisés et présentés un peu comme des «recettes» pour réussir une éducation a priori problématique. En ce sens, ils semblent relever d’une double logique, répondre à une demande suscitée par l’engouement pour la petite enfance et les questions relatives à la parentalité, et, dans le même temps, étendre et renforcer cette demande pour entretenir la logique de mise sur le marché de savoirs transformés en objets de consommation.

59Dans ce processus en spirale de vulgarisation incontrôlée, les connaissances scientifiques apportent, malgré elles, une légitimité à un discours dont la caractéristique majeure reste de ne pas satisfaire aux exigences de rigueur du domaine dont il s’inspire.

60Est ainsi le plus souvent gommée la dimension de discussion et de mise en perspective des énoncés les uns par rapport aux autres propre à l’espace public et au champ scientifique, comme si la nouvelle conscience sociale de l’enfant comme paradigme de la valeur de l’être trouvait dans les médias son espace le plus approprié.

Une légitimité scientifique qui se suffirait à elle-même

61On rencontre ainsi parfois une grande rigueur dans la présentation des connaissances actuelles sur un sujet, avec interview ou citation de plusieurs spécialistes et mise en perspective de ceux-ci entre eux; mais l’on rencontre aussi souvent des résultats (ou présentés comme tels) assénés sans aucune référence ni identification des auteurs, où un pseudo-savoir est considéré comme légitime parce que référé à une scientificité d’autant plus transcendante qu’elle n’est qu’invoquée. Le procès est alors proprement idéologique dans le sens où ce n’est pas la constitution d’un énoncé en savoir par référence à sa procédure démonstrative interne qui est en jeu mais le supposé savoir qui devient sa propre référence, tirant sa légitimité de son statut annoncé comme légitime, c’est-à-dire scientifique, alors même que toute allusion à la production de ce savoir, son origine et sa mise en discussion est évacuée. La formule devient alors: «des chercheurs américains ont trouvé que…», quand ce n’est pas: «les psychologues nous disent que…». Dans ce procédé discursif dont sont friands les médias, c’est la référence à l’expert qui tient lieu d’expertise, et permet de légitimer n’importe quel énoncé.

62Le stade ultime est sans doute constitué par «l’idée reçue» savante, qu’il suffit d’invoquer sans justification de son origine, y compris par les représentants du savoir savant, comme un certain nombre de formulations sur la carence maternelle ou le rôle du père nous l’ont bien montré. Rappel qui relativise les manques ou les ratés de la vulgarisation, qui ne font alors que masquer le caractère insuffisamment construit de certains énoncés considérés un peu hâtivement comme «scientifiques».

Les risques des procédés de médiatisation

63En ce qui concerne les procédés mêmes de médiatisation, l’un des premiers risques de la diffusion de masse des idées savantes est celui de leur excessive simplification, au bénéfice bien souvent de la tentation à laquelle est confrontée tout discours journalistique: le sensationnalisme. Sans doute est-ce là la fonction des «brèves», objets d’une consommation hâtive et superficielle, que d’attirer l’attention du lecteur, de le distraire en l’intriguant, même si c’est au prix d’une certaine liberté avec le sérieux de l’information et des références qui la contextualise et bien souvent lui donne sens.

64La principale critique que l’on peut alors adresser à la diffusion mass-médiatique des savoirs constitués réside bien dans ce que j’appellerai leur décontextualisation, c’est-à-dire la disparition du contexte de production des savoirs en question, ce qui en fait leur intérêt, leur spécificité, mais aussi leur caractère relatif et la possibilité de leur mise en discussion. L’oubli fréquent de la référence à l’énonciateur ou de l’identification des énoncés participe de ce procédé qui confère au savoir invoqué une apparence de vérité scientifique révélée.

65Ainsi, bien souvent la logique de démonstration de l’énoncé (méthode, champ d’enquête, référentiels théoriques…) disparaît au bénéfice de la seule légitimité du discours de l’expert et de ce qui en fait son autorité: le statut symbolique de la source, le statut du scientifique, du «savant». Et ce d’autant plus lorsque le savoir de référence apparaît comme plus «scientifique», c’est-à-dire plus médical. L’exemple de la meilleure façon de coucher le bébé pour prévenir la mort subite du nourrisson apparaît caricatural de l’effet d’imposition d’une norme considérée comme scientifique, et de la relativité de celle-ci lorsqu’elle est subitement transformée en son contraire: le repos sur le dos, pour cause de nocivité de l’ancienne norme légitime, le repos sur le ventre.

66Ce qu’évacue bien souvent la vulgarisation médiatique c’est la dimension de la contradiction entre plusieurs théories scientifiques, le contexte parfois polémique ou conflictuel à l’intérieur duquel celles-ci peuvent être énoncées. Cette perte de relativité du savoir aboutit en quelque sorte à sa réification, la surlégitimation de ce qui est dit au détriment de ce qui ne l’est pas.

La fonction positive de la diffusion des savoirs

67Mais les critiques que l’on peut adresser à la diffusion de masse des savoirs constitués ne sauraient masquer l’importance des médias comme caisse de résonance, support d’information et espace d’incitation au développement des connaissances qu’ils représentent. En sollicitant les chercheurs, en diffusant leurs propos, en mettant en discussion entre elles la multiplicité des sources médiatiques, ils participent d’un renouvellement des interrogations, et d’une mise en perspective de celles-ci, au-delà des imperfections des discours, leur manque fréquent de rigueur, les effets de mode et les consensus idéologiques dont, on l’a vu, les savoirs eux-mêmes participent.

68Il y a ainsi, malgré tout, dans la profusion des débats et la diffusion des idées incitation à la réflexion et à l’approfondissement des connaissances dont peuvent bénéficier aussi bien les profanes que les scientifiques. Et il faut reconnaître qu’il n’est pas si rare de rencontrer dans les magazines des articles de vulgarisation sérieux et bien documentés, utilisant avec rigueur citations, références et interviews.

69Mais le risque, on le sait, reste double: celui d’une «psychologisation» excessive du regard sur l’homme, alliée à une «réification» des savoirs présentés comme atemporels et révélés. Le lecteur-consommateur se trouve en effet confronté à une profusion de discours, dont il n’est pas toujours à même d’appréhender en quoi ils s’articulent, selon les deux axes de leur concomitance et de leur succession dans le temps.

70L’impact des propos tenus est donc relatif au contexte de discussion où ils s’inscrivent, à la chronologie où ils s’insèrent, au statut de l’énonciateur, du support, et à l’adéquation des idées exprimées avec les attentes de l’époque, en d’autres termes la configuration particulière de l’épistémé à ce moment-là: les jeux de pouvoir, les présupposés idéologiques, les représentations sociales. «Le sens d’un énoncé ne serait pas défini par le trésor d’intentions qu’il contiendrait (…) mais par la différence qui l’articule sur les autres énoncés réels et possibles, qui lui sont contemporains ou auxquels il s’oppose dans la série linéaire du temps» (Foucault, 1963).

Les deux pôles du savoir vulgarisé

71On a l’impression, à lire la façon dont les savoirs sont utilisés et présentés dans les magazines étudiés, que la manière de procéder oscille entre deux pôles ou deux manières de faire assez différenciées. D’un côté, un savoir qui fonctionne un peu comme un alibi pour exprimer la position du journaliste ou du journal, ou pour satisfaire à un objectif de distraction ou d’amusement. C’est un peu le savoir-spectacle, où s’établit avec un lecteur placé en position de consommateur une sorte de connivence. De l’autre côté, un savoir beaucoup plus construit qui place le lecteur en position d’analyste ou de témoin, et participe beaucoup plus de la volonté de démonstration. Les références sont alors nombreuses et rigoureuses et le propos comporte une dimension pédagogique.

72L’ensemble des utilisations du savoir savant rencontrées participe de l’un ou l’autre pôle, souvent des deux, oscillant entre une volonté démonstrative et une volonté plus ludique, mais ils semblent tous assumer une même fonction. Cette fonction des discours médiatiques se décline sur deux registres: celui du cadrage référentiel des comportements des lecteurs-consommateurs et celui de la légitimation des attitudes préconisées ou induites.

73Dans le champ de la petite enfance et de la parentalité, ce qui est ainsi produit c’est en quelque sorte un espace personnel de positionnement éducatif socialement légitime. Des normes savantes se dégagent de la lecture des articles et le lecteur se retrouve de facto invité à se positionner à leur égard, et ce de façon d’autant plus impérative que le support entretient avec la petite enfance un rapport privilégié. Ce discours sur les parents apparaît d’autant plus normatif qu’il est désigné comme légitime, avec cette conséquence paradoxale que l’effet d’imposition de la normativité augmente avec la baisse de la scientificité du discours. Ce sont les énoncés qui se rapprochent le plus de recettes, de modèles de pratiques et d’attitudes à adopter, qui, en réduisant la prise de distance critique, sont susceptibles d’influer le plus sur le positionnement des parents et des éducateurs. Dans ce cas, l’angoisse éducative des parents trouve à s’alimenter dans un système qui fonctionne sur l’implicite d’une incompétence des parents, voire de leur démission. Isolés par la nucléarisation de la famille, angoissés par l’accueil d’un enfant qui est souvent le premier, les parents cherchent peut-être avant tout dans la lecture des magazines la réduction de leur culpabilité et la recette pour incarner l’objectif social intériorisé: être de «bons parents».

Différences de positionnement des revues et mise en perspective des normes

74Mais, le rapport à la question de l’enfant et de la parentalité est différent selon le type de revues. Pour les revues généralistes, la question du jeune enfant apparaît assez secondaire et c’est surtout par le biais de la parentalité que celle-ci est abordée, à travers un certain nombre de sujets alors d’actualité (gay pride, adoption, réforme des allocations…). La position qui est défendue (lorsqu’une position se dégage) traduit alors la ligne du journal sur les sujets de société et se veut globalement «moderniste», à l’image de la norme libérale affichée en matière d’homosexualité, même si quelques supports comme Le Figaro ou La Vie expriment quelques réserves à l’égard de cette attitude plutôt permissive.

75A l’opposé, les revues parentales commerciales semblent consacrer de façon très globale et indifférenciée un modèle de famille, celui de la famille conjugale modernisée, mais où le rapport au bébé demeure traditionnel: la femme pouponne et l’homme s’intéresse à son enfant de façon intermittente et secondarisée. Il est très peu fait référence aux parentalités atypiques, à la séparation ou à l’évolution des mœurs pour se centrer sur le bien-être d’un bébé élevé dans le cadre parental. Ce que le nom de la revue mère en la matière indique explicitement: Parents, même si un élément très moderne est fortement présent, celui de la redéfinition du rôle du père, secondaire certes mais de plus en plus complémentaire de celui de la mère.

76L’approche y est médico-psychologico-publicitaire, marquant la prégnance du procès contemporain de psychologisation consommatoire, ce que Gilles Lipovetsky a désigné sous le terme de procès de personnalisation, où, dans une ambiance marquée par la dominance du rapport marchand de consommation, l’accomplissement personnel – et celui de cet autre soi que constitue le jeune enfant – passe par l’intériorisation de normes individuelles de comportement dominées par la référence au psychologique (et secondairement au médical), en tant que discipline qui détient la clé de l’être individuel. «Chacun se tourne davantage sur lui-même à l’affût de sa vérité et de son bien-être, chacun devient responsable de sa propre vie» (Lipovetsky, 1983)… et de celle de son double enfantin. Les savoirs savants sur l’homme, et exemplairement sur l’enfant, y jouent alors le rôle de révélateur privilégié.

77Spécifique est la démarche suivie par les revues parentales institutionnelles, n’étant plus dans une logique commerciale dominante mais dans une approche répondant à des objectifs véritablement pédagogiques, elles se positionnent sur un registre d’abord informatif, plus ludique (L’École des parents) ou plus austère (Vies de famille) selon l’insertion institutionnelle. En ce sens, elles participent d’une entreprise réussie de vulgarisation.

Le paradoxe de la diffusion

78Est-il possible dans ce contexte de poser un regard général sur le processus de diffusion mass-médiatique des savoirs, alors que types de supports et types de discours apparaissent si divergents?

79Sans doute, si l’on prend la précaution de faire ressortir le caractère paradoxal d’une telle médiatisation. Paradoxe, en effet, que de vouloir diffuser à destination d’un large public des savoirs destinés à un public de spécialistes; paradoxe ensuite que de passer pour cela par le biais de supports dont l’objectif premier reste marchand; paradoxe enfin que ce circuit de médiatisation à visée générale et à logique commerciale contribue à la mise en relation des discours savants et à leur inscription dans l’espace public de discussion des idées savantes, en l’occurrence sur les bébés.

80On aboutit ainsi à la production d’un espace public «consommatisé» (c’est-à-dire indexé à la logique de la consommation), où par exemple le livre prend – sous la forme privilégiée de l’essai en sciences humaines – le statut d’un support de mise en discussion publique d’un savoir savant susceptible de faire écho dans tous les cercles de diffusion. La controverse savante se retrouve ainsi mass-médiatisée, et c’est peut-être la qualité de ce système imparfait que de mettre en place des conditions – bien que partielles et orientées – d’une démocratisation possible du savoir, de l’accessibilité possible à celui-ci si le lecteur prend la peine d’en déchiffrer les codes.

81Dans ce contexte pluridimensionnel des discours que je viens d’évoquer, qu’en est-il d’abord de la place faite à l’enfant, puis de l’image qui en est donnée?

Quelle place pour l’enfant?

82Le faisceau des réponses aux questions posées par le rapport de la parentalité à la petite enfance met en évidence le renouveau d’une morale sociale de l’enfance qui va le poser comme un individu à part entière, un sujet. Que ce soit à travers les dispositifs émanant de la société civile qui visent à soutenir la parentalité: lieux d’accueil enfants-parents, centres de médiation familiale, lieux pour l’exercice du droit de visite, ludothèques… ou que ce soit par des réponses plus institutionnalisées, comme les comités d’éthique, aux nouvelles interrogations d’ordre véritablement philosophique que posent les techniques de procréation médicalement assistée, ou plus récemment encore de clonage, ce dont il est désormais question c’est bien des droits de l’enfant, et ce avant même sa conception.

L’enfant dans l’aide médicale à la procréation

83Nous sommes ainsi passés en un demi-siècle de l’exhaussement par la théorie d’un lien fondamental qui paraissait immuable de par sa contexture biologique même, le lien mère-enfant, à la mise en question de l’immuabilité de ce lien jusque dans son caractère jusqu’ici inaliénable: son substrat biologique. Non seulement il y a désormais dans certains cas «concurrence» entre l’ovule et l’utérus pour établir la maternité biologique mais l’éventualité d’une conception entièrement in vitro n’est plus utopique. seules les règles humaines peuvent y contrevenir…

84Le processus que la contraception moderne a permis de généraliser progressivement à la majeure partie de la population, la dissociation entre la sexualité et la procréation, s’est ainsi trouvé élargi par une nouvelle dissociation, celle de la procréation et de la filiation (Théry, 1996). Dans les deux cas, les progrès de la médecine ont exacerbé des mutations en cours dans le domaine des mœurs pour en faire ressortir le caractère fondamental en systématisant les interrogations.

85La baisse de la fécondité avait commencé au milieu des années 60 avant l’introduction des méthodes contraceptives modernes, elle correspondait à l’adoption d’une nouvelle attitude sociale à l’égard du désir d’enfant et la problématique émergente de la réalisation de soi. Les méthodes contraceptives ne l’avaient donc pas produite mais seulement facilitée (Roussel, 1989; Segalen, 1991).

86De même, la dissociation entre la procréation et la filiation ne date pas de l’assistance médicale à la procréation, l’adoption et surtout la montée des dissociations familiales et leur conséquence: les recompositions familiales avaient déjà permis de mettre le doigt sur cette dissociation et sa gestion aussi bien publique (les politiques familiales) que privée (le rôle des beaux-parents).

87Mais là les choses se complexifient et se systématisent, il faut désormais distinguer pour la mère comme pour le père la dimension socio-juridique (filiation), la dimension éducative (élevage) et la dimension biologique (procréation, devenue incertaine… pour la mère!), et le droit doit véritablement renouer avec la transcendance d’une prise de position philosophique, indiquant le statut de chacun des individus concernés et les règles de fonctionnement du nouveau système de la parenté. De quelque côté qu’on le prenne il y a bien nécessité comme nous l’avions noté de reconstruire les liens familiaux.

Le statut du petit enfant dans l’imaginaire social

88Ce qui ressort du statut de jeune enfant pris entre l’importance que lui accorde les discours et la multiplication des situations de parentalité est sans doute la complexité de son image. Elle présente plusieurs facettes renvoyant à différents processus sociaux.

89L’enfant-sujet se situe à la conjonction du processus général d’individualisation, qui a recentré sur le vécu psychologique l’attention accordée à la personne, et de la valorisation de la petite enfance portée par les savoirs psychanalytiques et psychologiques. L’enfant est désormais perçu et investi comme un être humain à part entière dès la naissance (et souvent bien avant), comme un individu. Ce qui s’est traduit par l’émergence parallèle dans la sphère publique de l’affirmation de ses droits et leur officialisation avec la Convention internationale des droits de l’enfant en 1992.

90Articulée à cette dimension, la facette de l’enfant performant ou de l’enfant acteur de son propre développement, qu’ont particulièrement mise en évidence les travaux récents sur les apprentissages, corrige quelque peu la vision d’un bébé doté d’emblée de tout un potentiel dont il suffit de favoriser l’épanouissement. Le bébé est capable d’apprentissages précoces insoupçonnés jusqu’à peu. Ce qui a pour conséquence le possible surinvestissement de cette dimension par ses parents, soucieux face à la compétition sociale qui l’attend de développer au mieux ses capacités précoces.

91Ce bébé surinvesti s’articule lui-même à deux dimensions qui l’éclairent: son statut d’élément majeur de la réalisation de soi parentale, et les craintes quant à sa vulnérabilité face à des sollicitations excessives. En fait, le modèle moderne d’affirmation de l’autonomie individuelle dans le relationnel trouve dans la réussite en tant que parent un élément majeur de la réussite personnelle. Ce qui favorise la surenchère des attentes parentales et le désir projectif de la réussite scolaire et sociale de l’enfant.

92L’image de l’enfant vulnérable vient alors compléter en négatif ces différentes dimensions. Elle participe de plusieurs ordres de risques: celui du gavage intellectuel par surapprentissage précoce dû à des parents trop zélés, celui des perturbations relationnelles liées à l’instabilité des formes familiales (divorces, recompositions…), réactivant l’idée de carence affective, celui des désordres généalogiques susceptibles d’être générés par ces situations ou les nouvelles procréations assistées, celui enfin de la séduction pédophile ou incestueuse. Autant d’éléments qui montrent l’ambivalence actuelle de l’image du jeune enfant dans la société, ses acteurs et ses institutions, et cette «ambiguïté fondamentale qui a présidé à la personnalisation du lien à l’enfant.» (Théry, 1998). En effet, ce processus de personnalisation, de promotion d’un enfant-sujet, met l’accent sur la dimension de l’épanouissement de l’enfant au détriment de ce que Hannah Arendt (1991) désignait comme la deuxième dimension de la socialisation: l’apprentissage du monde. Dans cette optique, la tension entre ces deux dimensions inhérente à toute éducation serait évacuée au profit d’une vision d’un enfant préformé, disposant en lui de toutes ses potentialités, qu’il suffirait alors de «révéler» ou de «réaliser». Pour elle, «considérer l’enfant comme une personne déjà constituée, dont il ne s’agirait que d’accompagner le développement et de favoriser les potentialités propres, consiste très précisément à refuser cette tension, et à dévaluer la tâche de l’apprentissage du monde au profit de celle de l’émancipation vitale». Ceci ne va pas sans conséquence sur le positionnement éducatif des parents, et peut éclairer les difficultés que rencontrent nombre d’entre eux à l’exercice de leur fonction parentale.

93A notre époque de renouvellement des représentations du destin social de l’enfance, l’accueil collectif constitue alors l’une des valeurs premières de la socialisation, et la multiplication des figures éducatives et sociabilitaires le garant de l’équilibre de ce petit enfant de plus en plus reconnu comme relationnel, dans un mouvement qui réconcilie la problématique de l’épanouissement avec celle de l’apprentissage.

Conclusion: De la légitimité de la diversification des modèles de socialisation

94On voit que la tradition des analyses qui s’inscrivaient dans la perspective de l’élucidation du bon fonctionnement de la famille nucléaire asymétrique encore dominante se situe en porte-à-faux avec l’évolution tendancielle des savoirs. Elle était en cela assez normative, car ayant tendance à considérer les autres modes de fonctionnement comme des déviances, présentant alors les traits de la dysfonction.

95Pourtant s’élabore une théorisation des nouvelles formes de la vie familiale et de la socialisation de l’enfant qui met en évidence l’intérêt pour le jeune enfant aussi bien du nouvel investissement des pères que de l’ouverture vers un cadre collectif de socialisation, tout en insistant sur la spécificité des places parentales et l’impossibilité d’une indifférenciation de celles-ci, notamment quant à leur caractère sexué.

96A travers les débats et les analyses se dégage ainsi l’existence d’un nouveau modèle de parentalité, dont on voit poindre la légitimation théorique en suivant l’évolution des savoirs sur le petit enfant et son cadre relationnel. Ce nouveau modèle s’articule aux revendications égalitaristes dans le couple et à l’avènement de l’enfant sujet, s’appuyant sur la recomposition des rapports familiaux et du contexte de socialisation. Il suppose la reconnaissance de la légitimité du travail de la mère, de l’investissement du père dans le soin à l’enfant, de l’ouverture aux pairs et aux éducateurs par l’accueil collectif. Il s’inscrit dans la logique de l’avènement des valeurs républicaines dans le domaine privé et pose la question de l’articulation du Public et du Privé dans une perspective où «ce qui est généralement considéré comme relevant strictement de l’ordre de la vie privée, est bien directement tributaire de l’organisation sociale elle-même dans ses différentes dimensions» (Neyrand, 1999).

97Ce qui s’ouvre désormais aux couples, bien que seulement partiellement légitimé par un consensus des savoirs sur la parentalité toujours largement conflictuel, est un espace de négociation de leur façon propre d’investir leur rapport à l’enfant sans qu’il leur soit nécessairement assignées des places spécifiques à tenir. La normativité de la désignation d’attitudes ou de comportements parentaux différenciés pour chaque sexe comme partie prenante de chacune de leur fonction se trouve aujourd’hui remise en cause et s’estompe progressivement, même si elle demeure très forte dans bien des discours. Aujourd’hui, il est de plus en plus reconnu que si la fonction maternelle et la fonction paternelle concourent à la définition de l’identité sexuée des individus, l’évidence fondamentale de la différence sexuelle pourrait suffire à la soutenir, avec tout ce qu’elle implique dans sa gestion psychologique et sociale (Œdipe, prohibition de l’inceste, organisation de la filiation…) et que la décodification d’un certain nombre de comportements ou domaines considérés comme sexués (activités domestiques, soins à l’enfant, participation politique…) ne peut que contribuer à l’objectif affiché des sociétés démocratiques: l’épanouissement de l’individu, qu’il soit femme, homme ou petit enfant. Petit enfant alors advenu dans l’ordre des discours et des représentations à la place de sujet que l’idéal républicain octroie à chacun des citoyens.

Notes

  • [*]
    Sociologue. Directeur du CIMERSS (Centre Interdisciplinaire Méditerrranéen d’Etudes et de Recherches en Sciences Sociales), 175 rue Fernand Canobio, 13320 Bouc-Bel-Air.
    Tél. + Fax: 04 42 22 99 81 E-mail: cimerss@ wanadoo. fr.
  • [1]
    Socialisation dans son sens large d’élevage, éducation et intégration des règles de la vie sociale.
  • [2]
    Nombre de pères produisent des symptômes durant la grossesse, dont beaucoup tournent autour de l’idée de modification du ventre (prise de poids, ballonnements, vomissements…) et semble traduire la participation inconsciente du père à la gestation. Le terme de couvade pour désigner cet état réfère aux pratiques ritualisées d’accompagnement des pères à l’accouchement de leur femme, bien connues des ethnologues, que l’on rencontre dans de nombreuses sociétés tout au long de l’histoire.
Français

Résumé

L’étude de l’évolution des savoirs sur la petite enfance montre ses liens avec, d’une part, les conceptions de la parentalité, d’autre part, les changements techniques, socio-politiques, idéologiques et l’évolution des mœurs. Depuis la Seconde Guerre mondiale, plusieurs ruptures épistémologiques, politiques ou sociales scandent cette évolution. L’apparition de la théorie de l’hospitalisme et de la carence affective, liée aux dégâts provoqués par le placement en institutions des bébés privés de leurs parents, marque l’irruption de la psychanalyse dans la pédiatrie par le biais de la pédopsychiatrie. Désormais, l’importance de la dimension affective chez le bébé ne pourra plus être méconnue. Mais cette importance est articulée à une surévaluation du rapport mère-enfant, qui sert aussi bien à délégitimer l’accueil collectif qu’à marginaliser les pères. Il faudra attendre la fin des années 60 et les mouvements de constestation pour que commence à être remise en question cette excessive prévalence maternelle et soient requalifiés aussi bien l’accueil collectif et la présence des autres enfants, que la compétence paternelle. Celle-ci s’affirme à partir des années 80 autant à travers les écrits des cliniciens que des psychologues du développement. C’est alors que les procréations médicalement assistées provoquent un nouveau bouleversement et amènent à réinterroger la problématique de la filiation. Au terme de cette évolution, l’image de l’enfant qui se trouve portée par les savoirs et vulgarisée par les médias est celle d’un enfant sujet, épanoui, performant et vulnérable, qui interpelle la société quant à la conception de la personne qu’elle sous-tend.

Mots-clés

  • parentalité
  • petite enfance
  • savoirs

Références

  • 1
    ALTHÜSSER L.: Lire le capital, tome I, Paris, Maspéro, 1968, éd. de poche, 1973.
  • 2
    ALTHÜSSER L.: Pour Marx, Paris, Maspéro, (1965) 1973.
  • 3
    ARENDT H.: La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1991.
  • 4
    AUBRY et coll.: La carence de soins maternels. Les effets de la séparation et de la privation de soins maternels sur le développement des jeunes enfants, C.I.E., Paris, PUF, 1955; réédité en 1983 sous le titre Enfance abandonnée, Paris, Scarabée-Métailié.
  • 5
    BACHELARD G.: La formation de l’esprit scientifique, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1972 (1967).
  • 6
    BADINTER E.: L’amour en plus, Paris, Flammarion, 1980.
  • 7
    BASTARD B., CARDIA-VONÈCHE L., EME B., NEYRAND G.: Reconstruire les liens familiaux. Nouvelles pratiques sociales, Paris, Syros-Fondation de France, 1996.
  • 8
    BATAILLE P., «Les anciennes féministes et les nouveaux pères: le nouveau désir d’enfant dans le couple», Dialogue «Cherche père désespérément. Nouvelles conceptions, nouveaux pères?», n° 104, 2e tr. 1989.
  • 9
    BETTELHEIM B.: Les enfants du rêve. Une expérience communautaire dans un kiboutz d’Israël, R. Laffont, 1969.
  • En ligne
    10
    BOURDIEU P.: «La famille comme catégorie réalisée», Actes de la recherche en sciences sociales, n° 100, décembre 1993.
  • 11
    BOWLBY J.: Soins maternels et santé mentale, OMS, Genève, 1951.
  • 12
    COMMAILLE J.: Misères de la famille question d’Etat, Paris, Presse de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1996.
  • 13
    CRAMER B.: «Ils nous entendent», in Geneviève Delaisi de Parseval (dir.), Autrement «Objectif bébé: une nouvelle science, la bébologie», 1985, (Paris, réédition de poche remaniée 1987).
  • 14
    DAVID M.: Le placement familial, Paris, ESF, 1994 (1989).
  • 15
    DEBRÉ R.: «La France et ses enfants», La Revue de Paris, 1965.
  • 16
    DELAISI DE PARSEVAL G. (sous la dir. de): Dialogue «Bioéthique et désir d’enfant», n° 87, 1985.
  • 17
    DELAISI DE PARSEVAL G.: La part du père, Paris, Seuil, 1981.
  • 18
    DOLTO F.: La cause des enfants, Paris, Laffont, 1985 (Livre de poche, 1987).
  • 19
    ESPINOZA O., LE CAMUS J.: «Les relations interpersonnelles précoces», in Hanna Malewska-Peyre et Pierre Tap (dirs.), La socialisation de l’enfance à l’adolescence, Paris, PUF, 1991.
  • 20
    FOUCAULT M.: Les mots et les choses, Une archéologie des sciences humaines, Paris, nrf Gallimard, 1966.
  • 21
    FOUCAULT M.: Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical, Paris, PUF, 1963.
  • 22
    GIDDENS A.: Les conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1994 (Cambridge, 1990).
  • 23
    HURSTEL F.: «Les changements dans la relation père-nourrisson en France: qui sont les pères qui “paternent”?», Neuropsyhiatrie de l’enfance, 1985; 33: 2-3.
  • 24
    JOSEPH I., FRITSCH P.: Disciplines à domicile. L’édification de la famille, Fontenay-s/Bois, Recherches, n° 28, 1977.
  • En ligne
    25
    LAMB M.E., HWANG CARL, FRODI A., FRODI M.: «Security of mother and father-infant attachment and its relation to sociability with strangers in traditional and non traditional Swedish families», Infant behavior and development, 1982; 5 (4).
  • 26
    LE CAMUS J., LABRELL F., ZAOUCHE-GAUDRON C.: Le rôle du père dans le développement du jeune enfant, Paris, Nathan, 1997.
  • En ligne
    27
    LE CAMUS J.: Le père éducateur du jeune enfant, Paris, PUF, 1999.
  • 28
    LELONG M., ALISON F.: «Maternité et petite enfance», Informations sociales, n° 24, 1951.
  • 29
    LIPOVETSKY G.: L’ère du vide: essai sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1983.
  • 30
    NAOURI A.: Une place pour le père, Paris, Seuil, 1985.
  • 31
    NEYRAND G.: L’enfant, la mère et la question du père. Un bilan critique de l’évolution des savoirs sur la petite enfance, Paris, PUF, 2000.
  • 32
    NEYRAND G.: Pluralité des formes de régulation des relations privées. Des incertitudes de la famille au flottement des discours publics, mémoire d’Habilitation à la direction de recherche en sociologie, Le Gall D. et Counaille J. (dir.) Université de Caen, janvier 1999.
  • 33
    NEYRAND G.: Sur les pas de la Maison verte. Des lieux d’accueil pour les enfants et leurs parents, Paris, Syros/Fondation de France, 1995.
  • 34
    NEYRAND G.: L’enfant face à la séparation des parents, Paris, Syros, 1994 (nouvelle édition actualisée 2001).
  • 35
    NORVEZ A.: De la naissance à l’école. Santé, modes de garde et préscolarité dans la France contemporaine, Paris, INED/PUF, 1990.
  • 36
    OLIVIER C.: Les fils d’Oreste ou la question du père, Paris, Flammarion, 1994.
  • 37
    ROLLET C.: «Le statut familial et social du tout-petit: aspects historiques», in Le bébé et les apprentissages, M. Glaumaud-Carré et M. Manuélian-Ravet (dirs.), Paris, Syros/Idef, 1995.
  • 38
    ROUSSEL L.: La famille incertaine, Paris, Odile Jacob, 1989, éd. de poche.
  • 39
    SAINT-MARC C.: «La compétence relationnelle du père. Son influence sur le développement socio-personnel du jeune enfant», Revue Française des Affaires Sociales «Pères et paternité dans la France et l’Europe d’aujourd’hui», Actes du colloque DPM-DAS, 1988.
  • 40
    SEGALEN M.: «Les métamorphoses de la famille», L’Histoire, n°150, déc. 1991.
  • 41
    THÉRY I.: Couple, filiation et parenté aujourd’hui, Paris, Odile Jacob/La Documentation française, 1998.
  • 42
    THÉRY I.: «Différence des sexes et différence des générations. L’institution familiale en déshérance», Esprit «Malaise dans la filiation», n° 227, décembre 1996.
  • 43
    THIS B.: Le père, acte de naissance, Paris, Seuil, 1980.
  • 44
    TORT M.: «Les situations monoparentales et la question psychanalytique», Dialogue, n° 101, 3e tr. 1988.
  • 45
    TORT M.: «Artifices du père», Dialogue «Cherche père désespérément», n° 104, 2e trimestre 1989.
  • 46
    WINNICOTT D.W.: L’enfant et sa famille. Les premières relations, Paris, Payot, 1971, réédité en 1991 (Londres, 1957).
  • 47
    WINNICOTT D.W.: De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1971 (Londres, 1958).
  • En ligne
    48
    ZAOUCHE-GAUDRON C. (dir.): La problématique paternelle, Ramonville Saint-Agne, Érès, 2001.
Gérard Neyrand [*]
  • [*]
    Sociologue. Directeur du CIMERSS (Centre Interdisciplinaire Méditerrranéen d’Etudes et de Recherches en Sciences Sociales), 175 rue Fernand Canobio, 13320 Bouc-Bel-Air.
    Tél. + Fax: 04 42 22 99 81 E-mail: cimerss@ wanadoo. fr.
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/11/-0001
https://doi.org/10.3917/dev.021.0027
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Médecine & Hygiène © Médecine & Hygiène. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...