CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 En novembre 2021, l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) publiait une mesure avancée [2] du taux de pauvreté monétaire pour l’année 2020 indiquant que 14,6 % des personnes disposaient, en France, d’un niveau de vie inférieur au seuil de pauvreté étalonné à 60 % du revenu médian (Buresi et Cornuet, 2021). Cette estimation, qui montrait une stabilité du taux de pauvreté monétaire par rapport à l’année précédente, a suscité quelques interrogations [3]. D’une part, elle semblait contre-intuitive compte tenu de l’ampleur des conséquences économiques de la crise sanitaire qui s’étaient manifestées sans tarder. Sans doute, l’intervention des pouvoirs publics, notamment à travers les aides aux entreprises et les mesures de chômage partiel largement utilisées, laissait entrevoir une situation sociale mieux amortie que lors de la crise financière de 2008. D’autre part, le résultat de cette simulation statistique semblait contredire, ou du moins atténuer, la portée d’autres indicateurs montrant l’augmentation rapide du nombre de bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA) [Cazain, 2021] et la multiplication des sollicitations des services sociaux ou des réseaux caritatifs pour obtenir une aide financière ou alimentaire [4]. Collectées dans les semaines et mois qui suivirent le déclenchement de la pandémie, les données sur l’aide alimentaire soulignaient, à l’inverse, l’ampleur du processus engagé et sa gravité.

2 Ces représentations contradictoires illustrent, chacune à leur manière, la complexité et le caractère multidimensionnel des phénomènes de pauvreté. Les différents indicateurs servant à en mesurer l’importance et à caractériser les populations touchées, qu’ils fassent référence au niveau de vie, aux privations, à une appréciation subjective ou à d’autres dimensions, telles que le non-accès à des droits sociaux (santé, éducation, logement, participation à la vie sociale, etc.) [5], présentent des limites non négligeables. En effet, leur caractère nécessairement conventionnel contribue à construire des représentations particulières de la pauvreté qui ne se recouvrent pas entièrement. Sur ce point, les travaux de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (Onpes) montrent, par exemple, que les populations pauvres appréhendées par les niveaux de vie ou par les privations ne sont pas entièrement similaires, de sorte que l’effectif total de la population touchée est plus important que ne le laisse penser l’un ou l’autre des indicateurs usuellement utilisés (Onpes, 2018). Ce phénomène est accentué par un décalage entre la perception de la pauvreté et la mesure du phénomène : un tiers des personnes qui se déclarent pauvres ne le sont pas selon la définition monétaire (Papuchon, 2018).

3 À la suite de la crise sanitaire qui a débuté en mars 2020, la dégradation de la situation matérielle d’une partie des ménages, soit du fait de revenus amoindris malgré les compensations offertes par l’État social, soit du fait de charges accrues, ne s’est sans doute pas inscrite dans la même dynamique. Pour les uns, elle a eu un effet déclencheur, les faisant basculer en deçà du seuil de pauvreté monétaire. Pour d’autres, elle a agi comme un phénomène aggravant une situation déjà défavorable. Pour d’autres, enfin, elle a révélé la fragilité de leur situation vécue, confortant un sentiment de vulnérabilité, sans nécessairement les faire entrer dans la catégorie des personnes recensées comme pauvres selon les critères usuels [6].

4 Dans ce cadre, une approche longitudinale de la pauvreté constitue un enjeu crucial de connaissances et le complément indispensable d’une analyse multidimensionnelle. En effet, bien qu’il existe un indicateur de pauvreté monétaire persistante publié tous les ans par l’Insee et par Eurostat [7], l’analyse dynamique de la pauvreté, à l’agenda des travaux de recherche depuis une vingtaine d’années, reste moins visible dans le débat public [8]. Les enquêtes et les études statistiques sur le sujet tendent à montrer l’existence de trois phénomènes importants (Onpes, 2018). D’abord, les mouvements d’entrée et de sortie de la pauvreté sont nombreux. Ils renvoient, en partie, à la question du « halo » [9] existant autour des seuils de pauvreté. Ensuite, l’emploi joue un rôle plus déterminant dans ces mouvements que les évènements familiaux. Enfin, le fait de trouver un emploi n’est pas nécessairement une garantie de sortie de la pauvreté monétaire (Lelièvre, 2015). Sur un plan plus particulier, les données de la Caisse nationale des Allocations familiales (Cnaf) montrent régulièrement que le nombre d’allocataires du RSA à la fin d’une année est sensiblement inférieur au nombre de ceux qui ont perçu la prestation au cours de cette même année [10]. Cette observation confirme l’importance des flux d’entrée et de sortie dans la constitution d’une population de bénéficiaires.

5 Plus généralement, ces remarques sur le caractère multidimensionnel de la pauvreté et l’importance d’une approche longitudinale pour en appréhender la dynamique conduisent à se demander ce que signifie « sortir de la pauvreté » (Albouy et Delmas, 2020). Elles interrogent les caractéristiques des politiques de lutte contre la pauvreté et, en particulier, le niveau du revenu minimum garanti, les dispositifs et les modalités d’accompagnement des personnes. Les contributions de ce dossier thématique (deux articles scientifiques, un article de synthèse et perspective, un article d’étude et deux comptes rendus d’ouvrage) apportent quelques éléments d’éclairage spécifiques sur chacune de ces dimensions.

6 Dans son article « “Éradiquer la pauvreté” ou accompagner, des approches diverses de la pauvreté dans la mise en œuvre d’une politique sociale locale », C. Cayol explore les débats auxquels a donné lieu la mise en place d’une prestation d’aide sociale locale destinée à assurer aux habitants de la commune des ressources au moins égales au seuil de pauvreté monétaire à 50 % du niveau de vie médian. L’analyse est fondée sur une enquête qualitative réalisée dans le cadre d’une bourse de la convention industrielle de formation par la recherche (Cifre). Cette approche ethnographique permet à l’auteur d’appréhender finement la position des différents acteurs, élus et professionnels impliqués dans la définition et la mise en œuvre du nouveau dispositif.

7 La première partie de l’article expose les deux conceptions de la pauvreté en présence. Pour le maire, la pauvreté provoque une situation d’urgence sociale dont il s’agit de sortir les personnes afin de leur permettre de s’investir dans des démarches d’insertion sociale et professionnelle. Pour les travailleurs sociaux, la pauvreté, au-delà de l’insuffisance des revenus, renvoie à une privation des possibilités de participer à la vie collective, ce qui implique un accompagnement dans le règlement des situations défavorables.

8 La deuxième partie montre que l’approche substantialiste de la pauvreté, à travers le franchissement d’un seuil de pauvreté sur critère administratif, a des conséquences importantes. Jugée implicitement suffisante pour que les personnes retrouvent de l’autonomie, cette approche contrevient à la vision que les travailleurs sociaux se font de leur mission d’accompagnement et transforme leur relation avec les usagers. De plus, elle a tendance à instaurer un clivage réducteur entre les personnes qui peuvent être aidées et celles qui ne relèvent plus de l’accompagnement par un professionnel. Le niveau de revenu ne permet pas d’appréhender la complexité des situations ni leur instabilité. Dans cette perspective, la simplification opérée par ce dispositif se révèle illusoire et ne conduit pas véritablement à répondre à la question : « Qu’est-ce que sortir de la pauvreté ? »

9 En s’interrogeant sur la manière de nommer les « nouveaux pauvres », A. Lavabre examine la confrontation du secteur caritatif, depuis une trentaine d’années, à l’indétermination qui caractérise le statut des publics accueillis, du fait de la persistance d’un haut niveau de chômage, des mutations de l’emploi et de leurs conséquences en termes de pauvreté. L’autrice examine une double dynamique : celle, diachronique, du rapprochement entre pauvreté et emploi, à partir d’une analyse lexicale de l’objet social que sont les associations créées entre 1945 et 2020 ; celle des modes de désignations utilisés à partir d’une enquête auprès de trois associations caritatives.

10 Dans une première partie, l’autrice étudie la mise en perspective du vocabulaire du chômage avec celui de la pauvreté dans le champ associatif depuis les années 1980. Cette approche entérine une rupture avec les quarante années antérieures, visible à travers des usages sémantiques allant de la simple juxtaposition à une assimilation des catégories. Ces évolutions lexicales semblent marquer également plusieurs changements dans l’histoire institutionnelle de l’assistance en France et une recomposition partielle des catégories utilisées pour désigner les nouveaux publics. Ces observations générales pourraient être contextualisées dans de futurs travaux, en fonction, par exemple, du type d’associations ou du profil des bénévoles les formulant.

11 Dans la deuxième partie, A. Lavabre s’intéresse à la production institutionnelle de l’indétermination statutaire. Elle découlerait d’abord d’un rapport ambivalent à la règle institutionnelle impliquant d’être inscrit à Pôle emploi pour être accompagné par les associations enquêtées. Or la pratique montre que cette obligation est en partie théorique. Elle tiendrait ensuite à un positionnement incertain dans le parcours de l’insertion, marqué par l’incertitude entre ceux qui relèveraient d’une insertion professionnelle et ceux qui relèveraient d’une insertion sociale ou d’un parcours d’accès aux droits, préalable ou concomitant. Enfin, le facteur de la distance sociale entre les accompagnateurs et les accompagnés aurait des conséquences sur la qualité même de l’accompagnement. Les résultats de cet article invitent à cerner à l’avenir la manière dont les trois associations observées forment les bénévoles à cette fonction d’accompagnement.

12 K. Babinska présente quant à elle une analyse de l’expérience Territoires zéro chômeurs de longue durée (TZCLD). Les éléments empiriques découlent d’une enquête ethnographique conduite pendant deux ans combinant des observations participantes et 43 récits de vie. Cette étude a permis de recueillir des informations, plus ou moins complètes, sur les trajectoires scolaires, professionnelles et résidentielles et quelques éléments relatifs à la gestion des budgets familiaux.

13 Dans une première partie, l’autrice cherche à montrer que l’organisation du travail au sein de l’entreprise à but d’emploi contribue à porter un regard déqualifiant sur la nature du travail effectué. D’abord, l’affectation à des tâches semble découler plutôt de l’ancienneté ou d’une hiérarchie implicite de prestige que de la liberté affichée de les choisir. Ensuite, les qualités pour exécuter le travail sont naturalisées à travers une affectation genrée aux différents postes et fonctions, ce qui semble les invisibiliser et dispenser de les reconnaître comme des qualifications professionnelles. Enfin, la désignation de salarié polyvalent et les situations récurrentes de « bouche-trou » concourent à ce regard déqualifiant.

14 La deuxième partie porte sur le travail vécu comme déqualifié. Ce sentiment de déclassement est lié à la nature même des tâches réalisées en décalage avec les aspirations personnelles et au manque de travail valorisant, d’où une perception occupationnelle de ces emplois. L’idée selon laquelle l’intégration dans un collectif de travail, de type entreprise à but d’emploi (EBE), pourrait compenser, à des degrés divers, le sentiment de dévalorisation qui est ici souligné serait intéressante d’être approfondie dans de futures publications.

15 Enfin, C. Bouchet, N. Duvoux et M. Lelièvre présentent un bilan du séminaire « Trajectoire et parcours des personnes en situation de pauvreté et d’exclusion » que l’Onpes avait organisé en 2019-2020. Après un rappel des principaux constats en matière d’analyse dynamique de la pauvreté, l’article évoque d’abord les déterminants des trajectoires de pauvreté sur le plan individuel ou au niveau des groupes sociaux. Il examine ensuite le rôle de l’action publique dans ces parcours. Enfin, il analyse les reconfigurations des dynamiques de pauvreté sur le long terme. Au-delà d’une approche nécessairement multidimensionnelle pour en cerner les différentes facettes, la prise en compte de la dimension temporelle est indispensable. Elle interroge aussi bien les indicateurs utilisés pour la mesurer, les méthodes d’analyse pour en appréhender les manifestations et les interventions publiques pour en apprécier la pertinence.

16 En complément de ces quatre articles, deux recensions d’ouvrage viennent alimenter ce dossier thématique sur la pauvreté. Le premier, Policing Welfare (de S. Headworth), effectué par É. Chelle, restitue les résultats d’une enquête qualitative auprès d’agents de contrôle de la fraude aux aides sociales aux États-Unis. Le second, Une solidarité en miettes (de J.-N. Retière et J.-P. Le Crom), rédigé par G. Canepa, propose une sociohistoire de l’aide humanitaire à Nantes des années 1930 à nos jours.

17 À ce dossier thématique sont joints, dans ce numéro de la Revue des politiques sociales et familiales (RPSF), deux articles scientifiques. Le premier traite du non-recours de jeunes sans diplôme à l’offre de raccrochage scolaire. J. Vollet et J. Zaffran y soulignent, à partir d’une enquête par une succession d’entretiens réalisés auprès de ces jeunes, les effets du temps dans le rapport à l’offre de formation ciblant les individus ayant interrompu leurs études sans avoir obtenu de diplôme. Le second, de M.-N. Dabestani, se concentre sur les cahiers de vie à l’école maternelle et, plus précisément, sur leurs modalités d’élaboration par les enseignants et de réception au sein des familles, en se fondant sur une enquête qualitative employant des méthodes mixtes (analyse de contenu de cahiers de vie, de questionnaires et d’entretiens avec des enseignants et avec des mères et observations d’interactions entre professionnels et parents).

Notes

  • [1]
    Le contenu de cet article n’engage que ses auteurs.
  • [2]
    En France, la mesure du taux de pauvreté est basée sur les enquêtes Revenus fiscaux et sociaux (ERFS). Afin d’assurer la robustesse des données, ces enquêtes et les indicateurs d’inégalités qui en découlent sont disponibles après un délai de près de deux ans : à titre d’exemple, l’Insee a publié le taux de pauvreté de 2019 au début du mois d’octobre 2021. Pour fournir une information plus contemporaine, l’Insee propose depuis 2015 une estimation avancée du taux de pauvreté monétaire dix mois après la fin de l’année. Cette estimation est basée sur des méthodes de microsimulation qui permettent une projection de court terme de la distribution des revenus.
  • [3]
    Ces interrogations sont notamment venues des associations caritatives et des reprises médiatiques de la publication de l’Insee (Buresi et Cornuet, 2021). Pour répondre à ces questionnements sur le décalage entre les perceptions et la mesure statistique du phénomène, le directeur général de l’Insee, Jean-Luc Tavernier, a publié une note sur le blog de l’Insee, disponible à l’adresse suivante : https://blog.insee.fr/le-taux-de-pauvrete-serait-stable-en-2020-ce-que-dit-cette-premiere-estimation-et-ce-quelle-ne-dit-pas/ (consulté le 20 avril 2022).
  • [4]
    Voir le communiqué de presse publié par l’Insee et la Drees le 26 juillet 2021 (Drees et Insee, 2021).
  • [5]
    L’approche monétaire de la pauvreté en niveau de vie mesure la part relative de la population vivant sous le seuil de pauvreté correspondant à 60 % du niveau de vie médian. La pauvreté en condition de vie retient, quant à elle, une définition par les privations en combinant plusieurs dimensions relatives au logement, aux difficultés financières rencontrées et aux biens et services non accessibles : les ménages pauvres sont définis comme tels dès lors qu’ils cumulent plusieurs difficultés matérielles (restriction de consommation, difficultés de logement, etc.).
  • [6]
    À cet égard et de manière plus générale, les travaux de l’Onpes (2015) portant sur les budgets de référence montrent que le niveau de vie nécessaire pour mener une vie digne et participer à la vie sociale est sensiblement supérieur au seuil de pauvreté à 60 % du revenu médian.
  • [7]
    Voir l’indicateur de pauvreté monétaire persistante par sexe sur le site d’Eurostat : https://ec.europa.eu/eurostat/databrowser/view/tessi020/default/table?lang=fr (consulté le 20 avril 2022).
  • [8]
    Les données de l’ECHP (European Community Household Panel) et de EU-SILC (European Union Statistics on Income and Living Conditions) ont donné lieu à un grand nombre de travaux d’analyses longitudinales depuis près de 20 ans, avec une augmentation conséquente des publications au cours des dernières années (Guio et al., 2017 ; Guio et Pomati, 2017 ; Thévenot, 2017).
  • [9]
    Ce « halo » correspond aux individus qui se situent à proximité du seuil de pauvreté. Le définir est un enjeu important au regard des débats sur la correspondance partielle des différents indicateurs et du décalage entre la mesure du phénomène et sa perception (voir supra).
  • [10]
    Ces données peuvent être consultées sur le site d’Open Data de la Cnaf (http://data.caf.fr/site/, consulté le 20 avril 2022).

Références bibliographiques

Vincent Lignon
Maître de conférences en sciences économiques, université de Perpignan – Via Domitia, Centre de droit économique et du développement Yves-Serra (CDEDYS, UR 4216).
Jean-Luc Outin
Économiste, membre du conseil scientifique du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale. [1]
  • [1]
    Le contenu de cet article n’engage que ses auteurs.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 22/09/2022
https://doi.org/10.3917/rpsf.144.0003
Pour citer cet article
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