CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Qualifié de « hikikomori » par le psychiatre T. Saito (1998), le phénomène de retrait social que connaissent certains jeunes, au Japon et ailleurs, a été l’objet d’une certaine exposition médiatique ces dernières années et de différentes publications de recherche en France [2].

2 Cet ouvrage dirigé par N. Vellut, C. Martin, C. Figueiredo et M. Fansten [3], réunit des chercheurs et des praticiens de plusieurs disciplines : sciences de l’éducation, sociologie et psychologie (psychologues, psychiatres, psychothérapeutes et psychanalystes). Au travers de son prologue, de son épilogue et de ses onze chapitres répartis en deux parties (« Éclairer le phénomène hikikomori » et « Accompagner les jeunes pendant le retrait et après ») portant sur la France, le Japon, en comparant ces deux pays et en passant parfois par l’Italie, il traite des expériences de retrait social des jeunes, qui sont, tout comme leur isolement, qualifiés au Japon d’« hikikomori ». Ses auteurs en proposent une déconstruction à partir de la mise au jour de l’entrecroisement complexe de différents « phénomènes sociaux, psychiques, anthropologiques lors du passage à l’âge adulte » (« phobies », « décrochage scolaire », « dépression », « difficultés d’insertion professionnelle » [p. 12]). Par la mobilisation d’études de cas et d’analyses de littératures grises, ils font apparaître différents aspects saillants dans l’observation des expériences de retrait social des jeunes : la définition du ou des hikikomori(s) (selon que l’on qualifie les individus concernés ou le phénomène social), son identification et sa mesure et, enfin, son caractère à la fois social et individuel.

3 Les contributions de cet ouvrage convergent dans la qualification du hikikomori comme étant « une situation, non un symptôme » (p. 170), dans le sens où il ne s’agit pas d’une maladie psychique qui pourrait être diagnostiquée ou traitée, mais d’une condition de retrait social vécue par des individus. Comme le souligne G. Sagliocco (chapitre 3), l’ambivalence du caractère pathologique du hikikomori provient de la « confusion entre troubles préalables ou consécutifs au retrait » (p. 53) ainsi que de la demande d’une forme de reconnaissance sociale au travers d’un diagnostic qui permettrait de justifier les absences à l’école et au travail, d’accéder à certains soins et droits ou de donner l’espoir aux familles de l’existence d’un traitement et d’une guérison.

4 Mais s’il ne s’agit pas d’une pathologie, comment expliquer que certains jeunes se retirent de la société ? Les sociétés d’appartenance ou les caractéristiques sociales des individus ont-ils des effets sur ces formes de retrait social ? Si, au Japon, aussi bien les travaux de recherche que les discours politico-médiatiques antérieurs sur le hikikomori ont eu tendance à mettre en avant la dimension culturelle, proprement japonaise, du phénomène (prologue), différentes études, dont celles dont il est rendu compte dans cet ouvrage, montrent qu’il dépasse les frontières du pays. Sans que les analyses sur le sujet ne soient particulièrement approfondies, différents contributeurs observent en outre que, au Japon comme ailleurs, les hommes de catégories sociales moyennes et supérieures sont surreprésentés parmi les hikikomoris. Parallèlement, A. Brochard, C. Martin et C. Rothé (chapitre 1) s’appuient sur la sociologie de la jeunesse (c’est-à-dire de cette période de passage de l’adolescence à l’âge adulte) et sur les travaux de A. Ehrenberg (2018) sur les hikikomoris pour émettre l’hypothèse d’un effet conjoint sur les jeunes, dans nos sociétés occidentales contemporaines, des normes sociales d’injonction à l’autonomie et à la réussite sociale et des crises économiques vécues depuis les années 1970. C. Figueiredo (chapitre 8) affirme ainsi qu’« il ne s’agit pas seulement d’un individu qui s’enferme, et qui entraîne sa famille dans ce retrait du monde ordinaire, c’est l’acte d’un sujet qui crie son désespoir d’avoir honte de décevoir » (p. 137).

5 Au-delà de ses déterminants sociaux, le caractère sociétal du hikikomori est perceptible dans ses effets. Premièrement, le retrait social du jeune marque son entourage : il peut entraîner celui de sa famille. Dans le chapitre 7, l’hypothèse d’un « double hikikomori » (p. 113), à savoir le retrait social de parents pourtant très insérés socialement, du fait de celui de leur enfant, est ainsi émise. Le processus d’invisibilisation sociale de leur progéniture engendre culpabilité, honte et peur du jugement de la part de leurs proches (les parents notamment sont « souvent accusés de manquer d’autorité, de laisser le jeune imposer sa loi au domicile », p. 117), qui s’isolent à leur tour pour éviter le stigmate. Deuxièmement, les hikikomoris peuvent intégrer différents dispositifs d’accompagnements, selon leur maillage à l’échelon national et local, ainsi que la manière dont ces jeunes ont été identifiés. Au Japon, l’accompagnement des hikikomoris semble se faire de manière plus globale, par le biais de dispositifs dédiés provenant d’initiatives privées (associatives principalement [voir le prologue et le chapitre 11 notamment]), alors que, en France, il s’effectue par des dispositifs publics, certes plus nombreux qu’au Japon, mais dont l’objectif initial n’est pas d’accompagner les hikikomoris de manière spécifique. P. Blum (chapitre 9) montre que le suivi de jeunes en retrait peut se faire, en cas de décrochage scolaire ou de détection d’une « phobie scolaire », par l’intermédiaire de différents dispositifs d’école « hors les murs », tandis qu’A. Brochard, C. Martin et C. Rothé (chapitre 10) mettent en avant le suivi des jeunes en retrait par les missions locales, dans un contexte où la visée de ces structures est plus généralement de permettre l’insertion sociale des jeunes.

6 Cet aspect conduit à s’interroger sur l’identification des hikikomoris et sur la mesure statistique du phénomène. Sa complexité et les multiples formes de retrait social de ces jeunes mènent certains auteurs, dont M. Fansten et C. Bernot-Caboche (chapitre 2), à en prôner une définition floue et leur absence de quantification, dans un contexte où les outils de mesure semblent pêcher. Différents chapitres soulignent par exemple que les enquêtes sur le phénomène hikikomori réalisées par le cabinet du Premier ministre japonais [4] doivent être interprétées avec parcimonie. D’une part, l’échantillon initial d’enquête est faible et cette dernière est menée sur un territoire circonscrit. D’autre part, le cabinet a, dans son rapport de 2016, exclu les individus présentant certaines pathologies mentales (la schizophrénie notamment) et employé une définition large du phénomène, sans limiter l’enquête à un groupe d’âge, ni prendre en compte l’âge d’isolement initial, ce qui a pour effet de considérer comme hikikomori différentes populations ayant des liens de sociabilités faibles. Les conclusions de ce rapport, discutées par N. Tajan, M. Shiozawa et T. Matsumoto (chapitre 5), qui révèlent le vieillissement de la population hikikomori au Japon et l’absence de surreprésentations de pathologies psychiques, posent donc question. Les analyses produites dans les rapports de la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail (Eurofound) [Mascherini et al., 2012 ; Mascherini et Ledermaier, 2016] sur les NEETs (Not in Education, Employment or Training, ou « les jeunes ni en emploi, ni en études, ni en formation ») ne semblent pas elles non plus permettre de rendre compte du phénomène hikikomori (chapitre 2), la distinction entre ceux qui se retirent et ceux qui n’arrivent pas à s’insérer socialement n’étant pas possible. Derrière cela se pose la question du caractère plus ou moins subi ou choisi de la situation de jeunes qui ne sont pas (ou pas suffisamment) insérés socialement. Cette dernière n’est pas tout à fait tranchée dans cet ouvrage, dont les chapitres oscillent entre la mise en avant d’une forme de « militantisme » (chapitre 3) dans le « désengagement » (chapitre 2) volontaire et une qualification du phénomène par ses déterminants psychosociaux.

7 Ainsi, la lecture transversale de ces contributions remet en cause une multitude de prénotions et de confusions vis-à-vis des jeunes en retrait. Elle permet d’aborder ce phénomène complexe par différentes approches disciplinaires et méthodologiques. Ces dernières sont certes parfois contradictoires, mais elles rendent possible l’appréhension du retrait social des jeunes dans une perspective globale permettant au lecteur de s’interroger plus largement sur l’« intégration », dans sa dimension durkheimienne duale, à savoir l’intégration de l’individu à la société (l’insertion sociale des jeunes) et l’intégration sociale (les mécanismes permettant la cohésion sociale incluant les jeunes).

Notes

  • [1]
    Le contenu de ce compte rendu n’engage que son autrice.
  • [2]
    Comme M. Fansten et al. (2014) ou encore N. Tajan (2017).
  • [3]
    Respectivement psychologue, ingénieure d’études hors classe au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Centre de recherche médecine, sciences, santé, santé mentale, société (Cermes3) ; sociologue, directeur de recherche au CNRS, Arènes ; anthropologue, maîtresse de conférences à l’Université de Paris, Laboratoire éducation, discours, apprentissages (Eda) et sociologue, maîtresse de conférences à l’Université de Paris, Cermes3.
  • [4]
    L’écho des conclusions de ces rapports est d’envergure nationale et sert d’appui à de nombreuses orientations politiques.

Références bibliographiques

  • Ehrenberg A., 2018, La mécanique des passions. Cerveau, comportement, société, Paris, Odile Jacob.
  • En ligneFansten M., Figueiredo C., Pionnié-Dax N., Vellut N. (dir.), 2014, Hikikomori, ces adolescents en retrait, Paris, Armand Colin.
  • Mascherini M., Ledermaier S., 2016, Exploring the diversity of NEETs, rapport de la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail (Eurofound), www.eurofound.europa.eu/sites/default/files/ef_publication/field_ef_document/ef1602en.pdf (consulté le 8 juin 2021).
  • Mascherini M., Salvatore L., Meierkord A., Jungblut J.-M., 2012, NEETs - Young people not in employment, education or training: Characteristics, costs and policy responses in Europe, rapport de la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail (Eurofound), www.eurofound.europa.eu/sites/default/files/ef_publication/field_ef_document/ef1254en.pdf (consulté le 8 juin 2021).
  • Saito T., 1998, Shakaiteki hikikomori-Owaranai shishunki [Retrait social : une adolescence sans fin], Tokyo, PHP KenkyuÌ.
  • Tajan N., 2017, Génération hikikomori, Paris, L’Harmattan.
Anne Unterreiner
Chargée de recherche et d’évaluation, Caisse nationale des Allocations familiales (Cnaf), Direction des statistiques, des études et de la recherche (DSER) [1].
  • [1]
    Le contenu de ce compte rendu n’engage que son autrice.
Mis en ligne sur Cairn.info le 28/06/2022
https://doi.org/10.3917/rpsf.142.0127
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