1En France, les différents attributs qui font du logement un espace de vie digne, voire confortable, se sont améliorés au cours du xxe siècle (Merlin, 2005 ; Jacquot, 2006 ; Laferrère et al., 2017). Tant dans l’habitat individuel que collectif, tant pour les locataires que les propriétaires, la surface par personne a augmenté, la part des logements en situation de surpeuplement a diminué et les équipements sanitaires (eau courante, douche, etc.) sont plus fréquents. Toutefois, si les conditions de logement ont connu en moyenne une évolution favorable depuis les années 1980, les écarts se creusent entre les catégories de ménages. Que l’on considère les caractéristiques intrinsèques du logement, son coût ou encore sa localisation, les travaux de sociologie et d’économie urbaine convergent pour montrer une polarisation sociale des conditions de vie en France depuis les années 2000 (Driant et Lelièvre, 2018).
2Ce phénomène de polarisation des conditions de vie et des lieux d’habitation, qui est lié à la hausse des prix dans les grandes métropoles et à la dégradation parallèle des conditions d’emploi des travailleurs peu qualifiés, n’est pas propre à la France (Musterd et al., 2017 ; Quillian et Lagrange, 2016). Il se manifeste à la conjonction de deux processus. D’un côté, les ménages modestes ont vu, en France, leurs conditions de logement se dégrader depuis le milieu des années 2000, ce qui est visible au travers de plusieurs indicateurs. Le nombre de sans-domicile a augmenté (Driant et Lelièvre, 2018 ; Fondation Abbé Pierre, 2020). En outre, les personnes qui vivent dans un logement présentant au moins deux défauts graves de confort (tels que l’absence de salle d’eau, de WC, de moyen de chauffage, d’eau courante, des problèmes d’infiltration ou d’inondation, etc.) sont encore 75 500 d’après le recensement de la population et sont davantage le fait de ménages habitant dans de petites surfaces et dans le secteur locatif privé (Laferrère et al., 2017 ; Rougerie, 2020). Par ailleurs, la baisse du surpeuplement, régulière depuis les années 1990, connaît un coup d’arrêt dans le secteur locatif et un regain depuis 2006 chez les ménages à bas revenus et les ménages modestes (indépendamment de leur statut d’occupation) (Driant et Lelièvre, 2018). Au total, 4 millions d’individus vivent ainsi en marge du logement ordinaire en 2020 (Fondation Abbé Pierre, 2020), tandis que certaines catégories de ménages sont systématiquement plus souvent exposées aux défauts et inconforts de logement : c’est le cas des familles monoparentales (Calvo et al., 2019 ; Crepin et Bugeja-Bloch, 2020), des immigrés, des locataires HLM (habitat à loyer modéré) et de ceux du secteur privé (Laferrère et al., 2017).
3D’un autre côté, l’écart entre les conditions de logement des ménages aisés et le reste la population tend à se creuser (Driant et Lelièvre, 2018). Plus de 54 % des multipropriétaires [2] appartiennent au 4e quartile de revenu par unité de consommation. Ils sont surreprésentés dans l’unité urbaine de Paris (Insee, 2017), où les hauts revenus sont de plus en plus concentrés (Piketty, 2013 ; Roger, 2020). Depuis les années 2000, les écarts se sont également creusés entre classes sociales et générations en matière d’accès à la propriété et d’inégalités devant les coûts du logement (Bugeja-Bloch, 2013 ; Lambert, 2015). Après avoir doublé en cinquante ans, la proportion de ménages propriétaires de leur logement stagne autour de 58 %. La conjugalité et la biactivité sont devenues une condition nécessaire, mais non suffisante, pour accéder au crédit bancaire, mode principal d’accès à la propriété dans la société française contemporaine (Gollac, 2011), tandis que les aides sociofiscales [3] qui sont mises en œuvre dans le cadre de la politique de logement ne contribuent que peu à réduire les écarts entre groupes sociaux (Gobillon et al., 2005 ; Gobillon et al., 2021). Les transferts privés au sein de la famille deviennent, à l’inverse, de plus en plus déterminants dans l’accès à la propriété des moins de 45 ans, renforçant le rôle des inégalités de patrimoine dans les parcours d’accession (Arrondel et al., 2014 ; Bonnet et al., 2018). Au total, sur la période de 1984 à 2013, les inégalités d’accès à la propriété tendent ainsi à s’accentuer, opposant ceux qui y ont accès et concentrent toutes les caractéristiques favorables à l’accès à la propriété (niveau élevé et stabilité de revenus, biactivité) et ceux qui ne peuvent y prétendre et qui cumulent un ensemble de facteurs défavorables (Arnold et al., 2017).
4La crise sanitaire qui a éclaté au printemps 2020 en France et les mesures de confinement [4] qui ont été mises en œuvre pour lutter contre l’épidémie ont considérablement renforcé le rôle du logement dans le déroulement de la vie quotidienne. Une large partie des activités sociales (travail, loisirs, sociabilités, etc.) qui se déroulent habituellement à l’extérieur du domicile (Lambert et al., 2018), dans des proportions variables selon l’âge, la catégorie sociale et le sexe, se sont trouvées concentrées dans le logement du fait des mesures strictes de restriction des déplacements du 17 mars au 11 mai 2020, puis de nouveau à l’automne 2020 et au printemps 2021. Eu égard au rôle central que le logement a occupé dans la vie quotidienne de la population française, cet article propose une synthèse des conditions de logement en France à partir de la dernière source nationale de données disponible à ce jour, afin de rappeler le contexte inégalitaire dans lequel la crise sanitaire s’inscrit.
5Cet article s’appuie sur des traitements statistiques originaux de la principale source nationale d’informations sur le logement en France, qui constitue la dernière enquête disponible à ce jour : l’enquête Logement 2013 de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) [5]. Ces analyses donnent à voir et confortent des résultats bien connus à ce jour, dont il s’agit précisément de proposer une synthèse qui en renouvelle, cependant, l’approche à deux titres. Alors que les rapports sur les conditions de logement (Rougerie, 2020) et le mal-logement (Driant et Lelièvre, 2018 ; Fondation Abbé Pierre, 2020) étudient les inégalités de conditions de logement selon les niveaux de vie des ménages, cet article propose une analyse des inégalités entre groupes sociaux à partir de la nomenclature socioprofessionnelle rénovée au niveau du couple, appelée « PCS ménage » (nomenclature des professions et des catégories socioprofessionnelles) [6]. En incluant la situation socioprofessionnelle des femmes dans la définition de la catégorie sociale du ménage, cette nomenclature permet depuis 2020 de répondre aux limites des catégorisations qui reposent sur la seule « personne de référence du ménage ». Elle fournit une appréhension plus fine des ressources détenues par les ménages et des styles de vie susceptibles de les unir ou de les séparer en distinguant, au premier niveau, sept catégories de ménages (encadré).
Encadré. La PCS ménage
Construite à partir de la catégorie socioprofessionnelle à deux chiffres de la personne de référence du ménage et celle du conjoint, la PCS ménage se décline en deux niveaux, avec sept groupes et seize sous-groupes.
- Ménages à dominante cadre
- Cadre avec cadre
- Cadre avec profession intermédiaire
- Ménages à dominante intermédiaire
- Cadre avec employé ou ouvrier
- Cadre avec inactif [*] ou sans conjoint
- Profession intermédiaire ou cadre avec petit indépendant
- Profession intermédiaire avec profession intermédiaire
- Ménages à dominante employée
- Profession intermédiaire avec employé ou ouvrier
- Profession intermédiaire avec inactif [*] ou sans conjoint
- Employé avec employé
- Ménages à dominante indépendante
- Petit indépendant avec petit indépendant, avec inactif [*] ou sans conjoint
- Petit indépendant avec employé ou ouvrier
- Ménages à dominante ouvrière
- Ouvrier avec employé
- Ouvrier avec ouvrier
- Ménages d’un employé ou ouvrier
- Ménages inactifs [*]
-
[*]
Hors retraités.
6En outre, nous adoptons une approche multidimensionnelle des inégalités de logement (indicateurs de la qualité du logement, de statut d’occupation du logement [7], de pression financière et d’environnement résidentiel) grâce, notamment, aux méthodes d’analyse factorielle, au lieu d’envisager ces dimensions séparément, ou de se concentrer sur un segment spécifique du marché comme c’est plus souvent le cas dans les études urbaines. Citons par exemple le travail d’A. Lambert sur les pavillonnaires (Lambert, 2015), celui de R. Habouzit sur les copropriétés dégradées (Habouzit, 2017) ou encore celui de P. Gilbert sur le logement social et les quartiers (Gilbert, 2020).
7Dans un premier temps, nous rappelons les contrastes des conditions de logement selon le statut d’occupation du ménage. Nous montrons ensuite à quel point la société française est traversée par des inégalités d’accès à un statut d’occupation stable et protecteur, avant d’examiner celles qui touchent au poids du logement dans les budgets domestiques.
Quel logement pour quel statut d’occupation ?
8Afin de fournir une analyse synthétique des liens entre les différentes dimensions du logement qui contribuent à définir la position résidentielle des ménages [8] (Grafmeyer, 2010), nous avons d’abord construit une analyse factorielle à partir des variables de conditions de logement (type d’habitat, espace extérieur, indice de peuplement [9]), d’environnement (vis-à-vis, bruit, type d’habitations dans le voisinage) et de statut d’occupation. La taille de l’unité urbaine, la classe d’âge, la PCS du ménage et la composition du ménage ont été projetés en variables supplémentaires (figure 1 et figure 2). Cette méthode d’analyse statistique offre ainsi une photographie de la manière dont s’articulent position résidentielle et position sociale en France métropolitaine en 2013.
Espace des positions résidentielles (variables actives sur le plan factoriel des axes 1 et 2)

Espace des positions résidentielles (variables actives sur le plan factoriel des axes 1 et 2)
Espace des positons sociales (variables supplémentaires sur le plan factoriel des axes 1 et 2)

Espace des positons sociales (variables supplémentaires sur le plan factoriel des axes 1 et 2)
Champ : tous les ménages.Lecture : l’ACM (analyse factorielle des correspondances multiples) a été construite a partir des variables actives présentées dans la figure 1. Le premier facteur (axe) explique 29 % de l’inertie du nuage de points (la dispersion des individus statistiques dans ce plan) et le second 10 %. Les variables supplémentaires représentées sur la figure 2 ont été projetées sur les plans factoriels 1 et 2, le degré d’urbanisation n’est pas représenté par souci de clarté de la présentation.
9L’habitat individuel, plus souvent associé à la présence d’espaces extérieurs, l’absence de vis-à-vis et de bruits, un fort sous-peuplement et au statut de propriétaire (accédant ou non), accueille plus fréquemment des familles et des couples biactifs à dominante cadre, intermédiaire ou indépendante selon la nomenclature présentée dans l’encadré [10] (axe 1). Au contraire, l’habitat collectif, dont la part augmente avec le degré d’urbanisation comme le montre l’ACM, est plus souvent caractérisé par l’absence d’espaces extérieurs, un taux de peuplement normal ou élevé, du vis-à-vis et des bruits, ainsi que par la part des locataires en son sein. Il abrite plus souvent des ménages composés d’un employé ou d’un ouvrier ou d’inactifs, ainsi que les familles monoparentales.
10L’habitat collectif n’est toutefois pas homogène (axe 2). Le parc locatif social (associé à la présence d’immeubles en cité ou de grands ensembles, à bruits ciblés sur le voisinage et à des vis-à-vis lointains) s’oppose au parc locatif privé, davantage disséminé dans les villes ou dans des environnements résidentiels mixtes. En dépit de ces différences de contexte urbain, le secteur locatif privé offre en moyenne, de moins bonnes conditions de logement que le secteur locatif social dans la mesure où les situations de surpeuplement y sont nettement plus fréquentes et l’absence d’espace extérieur, plus répandue.
11Le tableau 1 détaille les écarts de conditions de logement des ménages selon leur statut d’occupation. Si les propriétaires sans charge de remboursement d’emprunt bénéficient, sans surprise, de meilleures conditions de logement que les autres catégories d’occupants (Laferrère et al., 2017), les locataires du parc social se distinguent de ceux du parc privé eu égard à la surface du logement par habitant et à son coût, contrevenant à l’image négative plus souvent associée à ce parc dans le débat public (Gilbert, 2020). Ainsi, la situation des locataires HLM apparaît d’abord meilleure que celle des locataires du privé (voir supra) et des accédants à la propriété du point de vue financier. Lorsque l’on considère uniquement les communes de plus de 100 000 habitants où est concentrée la demande en logement et où l’envolée des prix a été la plus forte au cours des vingt dernières années, le logement social diminue la pression budgétaire de 11 points en moyenne tandis que le taux d’effort net des aides au logement des occupants est, contrairement à celui des locataires du secteur libre, inférieur à celui des accédants (tableau 1).
Conditions de logement et taux d’effort comparés selon le statut d’occupation du logement (en %)
Propriétaire non accédant | Accédant | Locataire privé | Locataire social | |
---|---|---|---|---|
Part d’habitat en maisons (en %) | 84 | 80 | 38 | 16 |
Part d’habitat en appartements avec un espace extérieur (en %) | 10 | 12 | 26 | 49 |
Part d’habitat en appartements sans espace extérieur (en %) | 6 | 7 | 36 | 35 |
Nombre de pièces d’habitation1 | 4,69 | 4,71 | 2,97 | 3,29 |
Surface moyenne (en m²)2 | 104 | 109 | 65 | 69 |
Surface moyenne par personne (en m²) | 59 | 41 | 35 | 37 |
Nombre moyen d’habitants du logement | 2,18 | 3,18 | 2,21 | 2,51 |
Part des situations de surpeuplement (en %) | 0,7 | 1,0 | 6,2 | 3,8 |
Taux d’effort net du logement (en %)3 | 12 | 31 | 37 | 28 |
Taux d’effort net du logement dans les communes de moins de 100 000 habitants (en %)3 | 12 | 29 | 33 | 28 |
Taux d’effort net du logement dans les communes de 100 000 habitants ou plus (en %)3 | 12 | 32 | 39 | 28 |
Taux d’effort net pour disposer d’une pièce par personne (en %)3 | 6 | 22 | 29 | 18 |
Conditions de logement et taux d’effort comparés selon le statut d’occupation du logement (en %)
1. Y compris la cuisine de plus de 12 m² et hors pièces à usage professionnel.2. En dehors des vérandas, y compris les pièces annexes utilisées par le titulaire du logement, en dehors des pièces professionnelles.
3. Le taux d’effort net du logement rapporte les dépenses totales de logement (loyers et charges, remboursements d’emprunt, impôts et taxes, dépenses d’énergie), aides au logement déduites, au revenu des ménages.
Champ : tous les ménages (les logés gratuitement ne sont pas présentés). Pour les taux d’effort, les ménages dont la personne de référence est étudiante ou déclarant des revenus négatifs sont exclus.
12En outre, le logement social fournit des logements de meilleure qualité que le parc locatif privé, comme en témoignent la part deux fois plus élevée d’appartements avec balcons ou loggias ainsi que la surface par occupant. Des analyses complémentaires (non présentées ici) montrent aussi que ces écarts de conditions de logement et de coûts entre les deux secteurs locatifs sont encore plus marqués lorsque l’on considère les seuls ménages des classes populaires (groupes V, VI et VII), plus souvent logés en leur sein.
Accéder à un statut d’occupation stable et protecteur : une situation de moins en moins fréquente pour les catégories moyennes et populaires
13Le parcours résidentiel traditionnel des Trente Glorieuses menait de la location à la propriété et consacrait la maison individuelle comme signe de réussite sociale (Bourdieu, 2000 ; Bonvalet et Bringé, 2013). Aujourd’hui, le franchissement de ces étapes est moins linéaire en même temps qu’il est devenu de plus en plus difficile pour certaines catégories de la population. La diversification des formes de la vie familiale (familles recomposées, couples vivant à distance, etc.) et la multiplication des étapes conjugales (séparation, vie en solo, etc.) rendent ce parcours résidentiel moins adapté aux besoins de certains ménages (Bugeja-Bloch, 2013). Par ailleurs, la dégradation des conditions d’emploi des catégories populaires, avec la multiplication des formes d’emploi atypiques et des contrats temporaires, favorise leur décrochage en matière d’accession à la propriété depuis la fin des années 1980 (Lambert, 2015). La figure 3, qui s’appuie sur le traitement de l’enquête de 2013 et de celle de 1988, offre une perspective temporelle longue nécessaire à l’appréhension de ce décrochage progressif.
Évolution de 1988 à 2013 de la répartition des statuts d’occupation selon la PCS ménage

Évolution de 1988 à 2013 de la répartition des statuts d’occupation selon la PCS ménage
Champ : tous les ménages.Lecture : parmi les ménages d’un ouvrier ou d’un employé (groupe VI), 20 % étaient propriétaires non accédants en 1988, contre 29 % en 2013.
14Ainsi, en 2013, la part des ménages propriétaires (non accédants et accédants confondus) diminue à mesure que le statut social (définit ici par la PCS ménage) est plus modeste, à l’exception des ménages à dominante indépendante qui sont très majoritairement propriétaires de leur logement, notamment du fait de leur localisation résidentielle, plus souvent périurbaine ou rurale, et de la nature de leur activité professionnelle (figure 4). La propriété culmine chez les ménages à dominante cadre (groupe I), au point que la location y apparaît marginale (15 %). Chez les ménages de catégorie intermédiaire (groupe II), les taux de propriétaires atteignent également des niveaux élevés, en particulier au sein des couples biactifs (groupes II.C. et II.D.). En bas de l’échelle sociale, la part des propriétaires se rétracte pour atteindre 29 % chez les ménages inactifs et 37 % chez les ménages composés d’un seul employé ou ouvrier. Alors que les classes populaires sont surreprésentées dans les zones rurales et périurbaines (Mischi et al., 2016), où les prix du foncier sont moins élevés que dans le centre des grandes agglomérations, la propriété du logement y représente également une moindre réserve de richesse (la valeur du bien, comprenant terrain et logement, étant plus faible) compte tenu de la hiérarchie des valeurs immobilières sur le territoire (Bonnet et al., 2018).
Distribution du statut d’occupation du logement selon la catégorie sociale du ménage en 2013 (en %)

Distribution du statut d’occupation du logement selon la catégorie sociale du ménage en 2013 (en %)
Champ : tous les ménages.Lecture : parmi les ménages composés d’un couple d’ouvriers, 43 % sont propriétaires non accédants en 2013.
15En décomposant la catégorie de propriétaires entre les accédants, d’une part, et les non-accédants, d’autre part, on observe que les écarts sociaux sont plus marqués au sein du groupe des accédants, indice d’une dégradation sociale différenciée des conditions d’accès à la propriété au cours du temps. De fait, alors que les propriétaires non accédants sont en moyenne plus âgés et ont accédé à la propriété dans un contexte historique plus favorable, les accédants récents doivent faire face à une conjoncture dégradée : la hausse des prix immobiliers [11], avec le développement d’une bulle immobilière à partir de 2002, et la stagnation des salaires marquent la sortie du tunnel de Friggit [12], tandis que la baisse historique des taux d’intérêt a permis d’allonger la durée d’emprunt des ménages. Le marché immobilier devient ainsi plus sélectif socialement. Si les chances d’être accédant se sont effondrées pour tous, les ménages à dominante cadre (groupe I) et intermédiaire (groupe II) ont été moins touchés que les autres catégories sociales (figure 3). L’accès à la propriété se réduit en effet davantage en bas de l’échelle sociale, alors que la propriété semble y fournir des ressources compensatoires pour les ménages marginalisés par l’emploi ou durablement exclus du marché du travail, par exemple par la mise en sous-location ou pour abriter une activité marchande ou associative (Collectif Rosa Bonheur, 2019).
16Sans surprise, le statut de locataire du parc social suit une logique de répartition sociale quasi inverse. Il est le plus répandu chez les ménages composés d’un employé ou d’un ouvrier (40 %). La spécialisation sociale du parc HLM s’accentue depuis la fin des années 1980, avec la surreprésentation progressive des populations précaires ou modestes en son sein, au détriment de la fonction généraliste initiale de la filière HLM (figure 4).
17Enfin, le statut de locataire dans le parc privé est moins discriminant socialement. Il est répandu chez les ménages inactifs (hors retraités), les cadres vivant seuls ou avec un conjoint inactif et, dans une moindre mesure, chez les couples d’employés et les ménages composés d’un employé ou d’un ouvrier. Si le statut de locataire chez les ménages cadres peut paraître contre-intuitif eu égard à la hiérarchie des statuts d’occupation qui prévaut en France, il renvoie en réalité au poids de la carte scolaire dans leurs stratégies résidentielles (Ramond et Oberti, 2020) ainsi qu’à des enjeux symboliques de maintien dans le centre des agglomérations, notamment à Paris (Vermeersch et al., 2018). Au total, peu de travaux se sont intéressés au rapport au statut de locataire dans le parc privé. Ce statut semble apprécié des populations mobiles, par exemple des employés de bureau en situation d’ascension professionnelle (Grafmeyer, 1992), ou des jeunes qui, en quête d’emploi, ont un besoin élevé de mobilité (Eyméoud et Wasmer, 2016) ; ce statut d’occupation répond aussi à des besoins spécifiques lors de tournants biographiques, comme pour les femmes qui ont plus souvent la charge de retrouver un logement après une séparation conjugale (Crepin et Bugeja-Bloch, 2020).
L’effort budgétaire en matière de logement : des aides publiques insuffisantes pour compenser le creusement des inégalités
18Quel que soit le statut d’occupation, les ménages dont le budget domestique est grevé par le logement subissent des répercussions en chaîne sur l’ensemble des pratiques de consommation (alimentation, loisirs, etc.) [Bugeja-Bloch, 2013]. La part du budget que les classes populaires consacrent au logement est supérieure à celle qu’allouent les ménages aisés pour des logements comparables en termes de nombre de pièces par personne (les taux d’effort nets pour une pièce par personne sont respectivement de 16 % pour les ouvriers en couple avec un inactif ou sans conjoint et de 10 % pour les ménages composés de deux cadres) [figure 6]. Conséquences directes des inégalités de revenus, les difficultés financières face au logement sont également plus fréquentes pour les classes populaires (figure 5).
Situation actuelle d’impayés et difficultés rencontrées au cours des 12 derniers mois selon la PCS ménage (en %)

Situation actuelle d’impayés et difficultés rencontrées au cours des 12 derniers mois selon la PCS ménage (en %)
Champ : tous les ménages.Lecture : parmi les ménages d’inactifs (groupe VII), 6 % déclarent être actuellement en situation d’impayé (pour leur crédit immobilier ou leur loyer) en 2013.
Taux d’effort nets et bruts pour disposer d’une pièce d’habitation par personne selon la PCS ménage

Taux d’effort nets et bruts pour disposer d’une pièce d’habitation par personne selon la PCS ménage
Champ : sont exclus les ménages dont la personne de référence est étudiante ou déclarant des revenus négatifs ou nuls.Note : le taux d’effort net du logement rapporte les dépenses totales de logement (loyers et charges, remboursements d’emprunt, impôts et taxes, dépenses d’énergie), aides au logement déduites, au revenu des ménages. Pour taux d’effort brut, les aides ne sont pas déduites. Cet indicateur est rapporté au nombre de pièces d’habitation par personne, afin de rendre comparable l’effort budgétaire des ménages, en tenant compte des écarts de conditions de logement entre le haut et le bas de l’échelle sociale.
19La figure 6 montre la part du logement dans le budget des ménages en fonction de la position sociale. Le taux d’effort a été calculé à partir d’une définition extensive des dépenses de logement qui inclut, outre les loyers et remboursements de crédits, les charges, les dépenses d’eau, d’électricité et de combustibles, ainsi que les taxes foncière et d’habitation. Le taux d’effort brut (aides au logement non déduites), rapporté à la surface du logement et à la composition du ménage, diminue à mesure que l’on monte dans la hiérarchie sociale : les ménages à dominante cadre dédient 10 % de leur budget pour disposer d’une pièce par personne, tandis que les plus modestes, c’est-à-dire les couples d’inactifs ou les inactifs sans conjoint (groupe VII.B), consacrent un tiers de leur budget pour obtenir des conditions de logement équivalentes.
20Le taux d’effort net permet d’appréhender la contrainte de logement qui reste in fine à la charge du ménage et de caractériser le rôle redistributif des aides au logement (Bugeja-Bloch, 2013). Pour les ménages des groupes VI (composés d’un seul actif ouvrier ou employé) et des groupes VII (les inactifs), les aides au logement ont des effets positifs et significatifs qui contribuent à réduire très largement le coût du logement dans le budget domestique (figure 6). La pression budgétaire passe ainsi de 35 % à 20 % pour cette dernière catégorie sociale. Néanmoins, si les dispositifs d’aides publiques (aide à la pierre via le logement social et aide à la personne via les allocations logement) réduisent les écarts entre les deux bouts de l’échelle sociale, ils ne suffisent pas à rééquilibrer les coûts du logement supportés par les différentes catégories de ménages.
21Les aides peuvent aussi être indirectes. Les ménages de catégories populaires, qui logent le plus fréquemment dans le parc réglementé, présentent ainsi des taux d’effort plus bas que dans le secteur locatif privé ou dans les parcours d’accession à la propriété (voir supra).
Conclusion
22Ce panorama synthétique des inégalités de logement en France, qui combine des traitements statistiques originaux à partir de la PCS ménage sur l’enquête nationale Logement la plus récente (2013) et des références classiques sur les conditions de logement et leurs évolutions, montre comment, avec l’explosion du coût du logement dans les métropoles et l’accroissement des inégalités de richesse, les écarts entre groupes sociaux se sont creusés au cours des deux dernières décennies. Entre, d’un côté, la spécialisation sociale du parc HLM et l’allongement des files d’attente en son sein (Chauvin, 2020) et, de l’autre, le rétrécissement de l’accès à la propriété, le parc locatif privé semble offrir des solutions peu satisfaisantes pour les ménages de catégories intermédiaires et modestes tant en termes d’aménagement, de surface, que de loyer.
23Le poste logement pèse, en outre, lourdement dans le budget des classes populaires, dont les chances d’accéder à des statuts d’occupation protecteurs (propriété occupante, logement locatif social) et/ou à des espaces socialement valorisés, se sont réduites depuis les années 1980. Ces inégalités favorisent l’accroissement des situations d’exclusion face au logement, comme l’atteste la hausse du nombre de personnes sans domicile ou vivant dans des logements non ordinaires – bidonvilles, squats et habitats informels, campings à l’année (Fondation Abbé Pierre, 2020). Eu égard à ces évolutions, des travaux récents montrent que l’attrait pour le statut de locataire du parc HLM perdure pour une partie des ménages modestes, qui y voient un support pour stabiliser leur trajectoire sociale (Dietrich-Ragon, 2013 ; Habouzit, 2017).
24Le rôle protecteur du logement social est apparu de manière renforcée avec la crise sanitaire de Covid-19 du printemps 2020. En période de récession, le secteur du logement social peut jouer un rôle contracyclique au niveau macroéconomique, en soutenant la construction par l’achat de logements produits en Vefa (vente en l’état futur d’achèvement) et par les activités de promotion (Gautier et al., 2014). Au niveau des ménages, le logement social joue également un rôle d’amortisseur de crise en permettant aux populations modestes, les plus impactées par l’arrêt du travail et les pertes d’emploi, de faire face à la fluctuation des revenus (Dietrich-Ragon, 2013 ; Lambert et Cayouette-Remblière, 2021). Pourtant, le rôle du logement social ne s’arrête pas à un aspect économique et financier. La qualité intrinsèque du logement et de l’environnement résidentiel dans lequel il s’insère jouent un rôle sur le bien-être et la santé des populations et sur leur capacité à répondre à un choc épidémique. Plusieurs travaux épidémiologiques récents révèlent en effet les corrélations qui existent entre les mauvaises conditions de logement, le risque de contamination et la mortalité par la Covid-19 (Baggett et Gaeta, 2021 ; Brandén et al., 2020 ; Roederer et al., 2021 ; Ahmad et al., 2020 ; Brandily et al., 2020 ; OCDE, 2020). Ainsi, si la crise sanitaire a rendu visibles certaines inégalités de logement, elle en a donc décuplé les effets en augmentant le temps d’exposition à des conditions de vie dégradées et en renforçant les difficultés des populations aux statuts les plus précaires (Lambert et Cayouette-Remblière, 2021).
Notes
-
[1]
Le contenu de cet article n’engage que ses autrices.
-
[2]
La multipropriété est définie comme le fait de posséder au moins un autre logement que sa résidence principale.
-
[3]
Afin d’aider les ménages à acheter un logement et de soutenir le secteur de la construction, l’État a mis en place depuis plus d’un siècle des aides publiques à l’accession à la propriété. Les aides à l’accession à la propriété reposent sur des prêts (prêt à taux zéro, prêts conventionnés, prêt d’accession sociale, prêt épargne logement, etc.), des subventions destinées aux ménages (aides personnelles au logement) et des réductions de taux de TVA pour certaines opérations (en zone définies par l’Agence nationale pour la rénovation urbaine, en location-accession, etc.), qui sont distribuées principalement par l’État mais aussi par des organismes spécialisés (Action logement) ainsi que par certaines collectivités territoriales. Ces aides ont fait l’objet d’une réforme en 2011 (Cour de comptes, 2016).
-
[4]
Décret n° 2020-260 du 16 mars 2020 portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus Covid-19.
-
[5]
Réalisée à périodicité régulière, la prochaine enquête Logement de l’Insee est en cours de test au moment de rédaction de cet article.
-
[6]
Pour en savoir plus : www.cnis.fr/wp-content/uploads/2018/12/GT-r%C3%A9novation-PCS_3%C3%A8-r%C3%A9union-pl%C3%A9ni%C3%A8re_agr%C3%A9gat-m%C3%A9nage_diaporama.pdf (consulté le 10 février 2021).
-
[7]
Le statut d’occupation du logement distingue, pour les résidences principales, les propriétaires accédants et non accédants, les locataires du parc privé et du parc social. Les propriétaires accédants ont un crédit immobilier en cours, les non-accédants sont dégagés des crédits d’achat.
-
[8]
La position résidentielle résulte de trois éléments : la localisation du logement, ses caractéristiques matérielles (taille, nombre de pièces, confort, etc.) et enfin le statut d’occupation du logement (propriété, location sociale et privée, logement à titre gratuit) [Grafmeyer, 2010].
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[9]
La densité du peuplement est un indicateur statistique construit à partir du nombre de pièces d’habitation et du nombre de personnes dans le logement. Selon la définition de l’Insee, la situation de surpeuplement (0 ou 1) correspond aux cas où il y a, pour une ou deux personnes du ménage, plus de personnes que de pièces ; à partir de trois personnes, il y a surpeuplement si cinq ou six personnes vivent dans trois pièces ou moins.
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La PCS Ménage propose une nomenclature de position sociale des ménages qui ne donne la priorité ni au sexe ou à l’âge, ni à la position économique d’un seul de leurs membres. Elle rend compte de la situation de plusieurs adultes du ménage : elle distingue les ménages homogames et hétérogames, ainsi que ceux ne comportant qu’un actif (ou retraité). Les « ménages à dominante cadres » regroupent les cadres en couple avec des cadres ou professions intermédiaires ; les « ménages à dominante intermédiaire » regroupent les cadres avec un employé ou un ouvrier, les cadres avec un inactif ou sans conjoint, les professions intermédiaires ou cadres avec un petit indépendant, les professions intermédiaires avec un profession intermédiaire ; les « ménages à dominante indépendante » regroupe les indépendants avec un indépendant, inactif ou sans conjoint, et les indépendants avec un employé ou un ouvrier.
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www.cgedd.developpement-durable.gouv.fr/prix-immobilier-evolution-a-long-terme-a1048.html (consulté le 10 février 2021).
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La courbe de Friggit rapporte l’indice du prix des logements relativement au revenu par ménage.