Introduction
1Au printemps 2020, la première vague de Covid-19 a mis en évidence les profondes inégalités résidentielles qui traversent les sociétés européennes (Lambert et Cayouette-Remblière, 2021 ; Launay et Grossetti, 2021 ; Safi et al., 2020 ; Kuhn et al., 2020). En Suisse, où les niveaux de confort du logement sont parmi les plus élevés d’Europe (Eurostat, 2013), ces inégalités restent encore mal connues [2] mais ont ressurgi dans le débat public lors de l’instauration de mesures de « semi-confinement » (encadré 1) [3].
Encadré 1. Les spécificités de la réponse à la pandémie en Suisse
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www.rts.ch/info/suisse/11166687-la-suisse-en-etat-de-situation-extraordinaire-jusquau-19-avril.html (consulté le 10 septembre 2021).
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[**]
www.letemps.ch/suisse/contre-coronavirus-discipline-suisse (consulté le 10 septembre 2021).
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[***]
www.swissinfo.ch/fre/coronavirus_covid-19--en-suisse--une-progression-plus-forte-et-des-mesures-plus-souples-qu-ailleurs/46130682 (consulté le 10 septembre 2021).
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Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999, article 41.
2Alors que la taille du logement et l’accès à un espace extérieur sont apparus encore plus discriminants qu’à l’ordinaire, c’est toute l’organisation de la vie domestique qui a été touchée par la fermeture des écoles et l’adoption du télétravail dans de nombreux secteurs d’emploi. Le logement est devenu le lieu resserré du travail productif et reproductif, tout en constituant dans de nombreux pays le seul espace pouvant accueillir les activités récréatives. Alors que le maintien au domicile est apparu durant ces quelques mois comme « un mode de vie à part entière » (Safi et al., 2020, p. 95), pouvoir se livrer à ses activités de loisirs ordinaires est largement resté le privilège de catégories supérieures « hors d’atteinte », du fait de leurs ressources économiques, de leur cadre de vie et de leur facilité à s’arranger avec le droit (Lambert et Cayouette-Remblière, 2021). L’obligation de rester chez soi est par ailleurs venue travailler les rapports de pouvoir qui se jouent à l’intérieur du logement et exacerber les risques de violences faites aux femmes et aux enfants (Bessière et al., 2020 ; Boring et al., 2020).
3En conséquence de ces bouleversements, les débuts de la crise sanitaire ont été vécus très diversement sur le plan émotionnel. Le premier objectif de cet article est de mieux caractériser les sentiments contrastés que cette situation est venue activer en les rapportant aux positions sociales et aux conditions de logement des individus. Le deuxième objectif est de comprendre ce que ces expériences différenciées de la crise doivent à l’organisation de la sphère domestique. En effet, si les travaux récents montrent que la pandémie exacerbe des disparités sociales anciennes, les effets indissociablement sociaux, spatiaux et émotionnels de la crise sanitaire mettent en jeu une dimension moins connue des inégalités résidentielles : celle des plus ou moins bonnes conditions dans lesquelles les individus peuvent accueillir de nouvelles pratiques et de nouvelles formes d’interaction au sein de leur logement [4]. Cet article part de l’hypothèse que les différences de vécu de la crise s’expliquent en partie par la plus ou moins grande « plasticité » de la sphère domestique.
4Associée au logement, la notion de plasticité apparaît dans deux champs de recherche souvent mis en dialogue : celui de l’architecture, lorsqu’elle étudie les pratiques de construction « flexibles » ou « réversibles » (Eleb, 2013 ; Schneider et Till, 2007) ; celui de la sociologie du vieillissement, dans laquelle l’adaptation du logement favorise le maintien à domicile et offre ainsi une voie alternative à l’entrée dans un établissement spécialisé (Membrado et Rouyer, 2013). Pour M. Eleb, la transformation des modes d’occupation du logement au fil de l’avancement en âge et de la reconfiguration du ménage conduit « à rêver que l’habitat suive, s’adapte, que sa surface augmente ou se réduise selon les moments sans qu’on ait à quitter son espace de familiarisation, son quartier, l’école des enfants, ses voisins-amis, ses commerçants » (Eleb, 2013, p. 79). Une plus grande plasticité ouvrirait ainsi la possibilité d’une « mobilité chez soi », remplaçant la « mobilité externe » (ibid.) : ces termes résonnent particulièrement bien avec les restrictions imposées lors de la première vague de Covid-19. Chez J. Till et T. Schneider (2007), l’habitat flexible est paré de vertus à la fois sociales, économiques et environnementales.
5La notion de flexibilité s’inscrit pourtant dans une idéologie néolibérale intimant les individus à suivre les mouvements du capital dans un monde de plus en plus interconnecté (Boltanski et Chiapello, 2011) [5]. L’objectif de plasticité pourrait, de ce point de vue, renfermer une injonction à l’autonomie dans le contexte d’une transformation du rôle de l’État dans la production de logement, davantage orienté vers le soutien du marché et l’aide individualisée (Abdelnour et Lambert, 2014 ; Pollard, 2010). L’ancrage résidentiel, pourvoyeur de ressources (Collectif Rosa Bonheur, 2019), risque alors de se trouver en contradiction avec le redoublement d’exigences d’adaptation depuis l’intérieur. À rebours de cette perspective, nous retiendrons une définition de la plasticité distincte de celle du projet architectural « réversible », qui rende plutôt compte des arrangements concrets qui se déroulent au sein de la sphère domestique et à travers lesquels les cohabitants composent avec la matérialité contrainte de leur logement (Miller, 2001). Dans une perspective critique, nous définirons donc la plasticité de la sphère domestique comme l’ensemble des possibilités, inégalement distribuées, de transformer et d’ajuster les objets, leur configuration, les relations et les pratiques qui prennent place à l’intérieur du logement.
6Pour explorer cette inégale plasticité de la sphère domestique et la manière dont elle s’articule avec des expériences différenciées de la pandémie en Suisse, l’article s’appuiera sur les résultats d’une enquête quantitative menée en avril 2020 (encadré 2). La première partie présentera une classification des différents vécus de la crise. La deuxième partie analysera la relation entre ces vécus différenciés et les positions sociorésidentielles des individus. Enfin, une troisième partie montrera à quelles transformations des intérieurs et des pratiques récréatives ces différents vécus se rapportent, afin d’éclairer la relation entre expérience de la crise et plasticité de la sphère domestique.
Encadré 2. Méthodes d’enquête et d’analyse
Dans un premier temps, nous avons réalisé une analyse en composantes principales (ACP) [***] sur une sélection de 13 variables qui proposaient d’évaluer différentes difficultés nées de la crise sanitaire et du semi-confinement. Ces variables prennent toutes la forme d’une échelle de 1 (« Pas du tout d’accord ») à 5 (« Tout à fait d’accord ») et nous les avons traitées comme des variables continues [****]. Après une rotation varimax [*****], l’ACP a permis de réduire les 13 variables à 4 composantes expliquant 50 % de la variance. Une classification ascendante hiérarchique (CAH) [******] a ensuite été effectuée à partir des scores individuels pour chacune de ces composantes. Elle nous a permis de distinguer six classes qui ont été croisées avec un ensemble de caractéristiques sociodémographiques des individus, leurs conditions de logement et leurs pratiques domestiques. À chaque fois, nous avons testé la solidité de la relation entre les variables par un test du chi2 (avec un seuil de significativité retenu à p = 0,05). Dans le texte ne seront cités que les pourcentages qui s’écartent significativement de la moyenne.
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Nous remercions toutes les personnes impliquées dans ce projet : V. Kaufmann (LaSUR, EPFL), C. Binder (Herus, EPFL), A. Pagani (Herus, EPFL), D. Gatica (Idiap, EPFL) et M. Santiago (Institut de psychologie, Unil). Nous remercions également A. Gumy (LaSUR, EPFL) pour ses relectures et conseils avisés.
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OFS, 2021, www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/population/langues-religions/langues.html (consulté le 29 septembre 2021).
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[***]
L’ACP a été réalisée à l’aide de la fonction PCAmix du logiciel R.
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[****]
Les échelles de Likert constituent des variables qualitatives ordinales de 1 à 5. Bien qu’il ne soit pas possible de vérifier que les intervalles d’un score à l’autre aient la même signification pour les répondants, elles ont été construites ici pour évaluer l’intensité d’un ressenti. Les traiter comme des variables continues empêche de saisir toute la finesse des variations d’un score à l’autre mais facilite leur interprétation.
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[*****]
La rotation varimax permet de modifier les composantes afin que les axes se superposent à des ensembles de facteurs corrélés. Il s’agit d’une méthode qui facilite l’interprétation des composantes.
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[******]
La CAH a été réalisée à l’aide de la fonction hclust du logiciel R, en appliquant la méthode de Ward.
Les vécus contrastés du semi-confinement
7La pandémie et les mesures sanitaires qui l’ont accompagnée n’ont pas suscité les mêmes types d’émotions au sein de toute la population. La construction d’une classification des vécus du semi-confinement aide à appréhender de quelle manière différents sentiments nés de la crise s’associent et se cumulent. Elle éclaire à ce titre la relation entre les pressions ressenties au sein de la sphère domestiques et le reste des difficultés éprouvées durant le semi-confinement.
Des expériences davantage structurées par les effets sociaux de la crise que par la peur sanitaire
8L’analyse en composantes principales fait ressortir quatre dimensions qui structurent l’expérience du semi-confinement (tableaux 1 et 2). Malgré le contexte relativement souple du semi-confinement suisse (encadré 1), la première composante à ressortir de l’analyse est celle du « sentiment d’isolement ». Elle distingue les personnes qui ont le plus souffert de l’ennui ou du manque d’interactions sociales de celles qui ont moins fait face à ce problème. Elle révèle ainsi les effets différenciés des injonctions à rester chez soi et de la fermeture des lieux de sociabilité.
Valeur propre et variance expliquée de chaque composante de l’ACP
Composantes | Valeur propre | Part de la variance totale expliquée (en %) | Part de la variance totale expliquée (en % cumulé) |
---|---|---|---|
1 : « Sentiment d’isolement » | 2,4 | 19 | 19 |
2 : « Sentiment de confiance » | 1,6 | 12 | 31 |
3 : « Sentiment d’accumulation » | 1,4 | 10 | 42 |
4 : « Sentiment de crainte sanitaire » | 1,1 | 9 | 50 |
Valeur propre et variance expliquée de chaque composante de l’ACP
Champ : échantillon complet (n = 2 735).Lecture : 19 % de la variance de l’échantillon est expliqué par la composante « Sentiment d’isolement ». Cumulées, les composantes « Sentiment d’isolement » et « Sentiment de confiance » expliquent 31 % de la variance totale.
Contributions des variables aux quatre premières composantes de l’ACP (en %)
Variable | Isolement | Confiance | Accumulation | Crainte sanitaire |
---|---|---|---|---|
La vie collective me pèse | 2,95 | 0,53 | 24,95 | 0,65 |
Je me sens en insécurité par rapport à d’autres membres du ménage* | 0,38 | 0,11 | 11,60 | 0,02 |
J’ai peur de faire du mal à mes proches* | 3,49 | 0,08 | 4,89 | 8,08 |
J’ai peur pour ma santé | 1,52 | 2,11 | 0,32 | 39,48 |
Je m’ennuie | 28,11 | 1,21 | 0,03 | 0,12 |
Je suis surchargé de travail | 0,41 | 0,03 | 26,18 | 1,18 |
J’assume trop de tâches domestiques ou de travail de soin | 0,02 | 0,24 | 31,03 | 0,79 |
Je manque d’interactions et de contacts physiques | 37,14 | 0,00 | 0,37 | 0,04 |
Mes proches me manquent | 25,19 | 0,39 | 0,01 | 3,09 |
Je me sens informé sur la maladie | 0,65 | 22,33 | 0,22 | 0,00 |
Je me sens pris en considération par les décideurs politiques | 0,02 | 34,81 | 0,36 | 0,76 |
Je me sens exposé au risque de contamination | 0,10 | 0,10 | 0,02 | 45,18 |
Je me sens confiant dans le système de santé et la recherche médicale | 0,01 | 38,06 | 0,01 | 0,60 |
Contributions des variables aux quatre premières composantes de l’ACP (en %)
* Ces deux variables, qui concernent les situations de violence physique ou psychique au sein du ménage, ne ressortent que dans la cinquième composante. Nous les avons écartées pour préserver une distribution plus homogène des classes obtenues à l’aide de la CAH.Champ : échantillon complet (n = 2 735).
Lecture : la variable « mes proches me manquent » contribue à 25,19% à la définition de la première composante de l’ACP (« Isolement »).
9La deuxième composante montre que le fait d’avoir confiance dans le système de santé, de se sentir suffisamment informé et pris en considération par les pouvoirs publics sont des attitudes qui sont fortement associées entre elles. Cette composante distingue les individus qui partagent un fort « sentiment de confiance » face à la gestion politique et sanitaire de la crise de ceux qui se disent faiblement confiants.
10La troisième composante permet ensuite de saisir les différences individuelles vis-à-vis d’un « sentiment d’accumulation », lié à la combinaison d’une surcharge de travail rémunéré et de tâches domestiques. Le fait que les rapports au travail rémunéré et non rémunéré s’associent dans cette composante met en évidence la plus grande porosité des sphères productive et reproductive [6] durant le semi-confinement. Cette composante suggère également, en lien avec notre hypothèse principale, que les différences de vécu sont fortement liées à la plus ou moins grande concentration des activités au sein du logement et aux conditions plus ou moins favorables dans lesquelles l’espace domestique accueille cette recomposition du quotidien.
11La dernière composante saisit le « sentiment de crainte sanitaire ». Contrairement à la composante de « confiance », elle différencie les individus inquiets pour leur propre santé de ceux qui ne le sont pas ou peu. Le fait que cette composante n’arrive qu’en quatrième position montre que la dimension sanitaire de la crise structure moins fortement les vécus que ses dimensions pratiques et affectives.
12Ces quatre composantes soulignent la diversité des sentiments nés de la crise. Elles mettent en évidence la différence entre les peurs générées par la maladie elle-même et celles associées plus globalement aux conséquences économiques et sociales de la crise. Au travers de l’isolement et de l’accumulation, elles permettent enfin de mieux cerner ce qui a trait aux situations domestiques.
Six classes de vécu du semi-confinement
13La classification réalisée à partir de ces quatre composantes a ensuite permis de faire ressortir six classes de vécu du semi-confinement. Afin de mieux comprendre ce qui fait leur spécificité, ces classes sont projetées sur deux plans factoriels constitués à partir des quatre composantes retenues : le plan « isolement-accumulation » (graphique 1), qui renvoie aux effets du confinement et de distanciation sociale, et le plan « confiance-crainte sanitaire » (graphique 2), qui renvoie aux effets économiques et sanitaires de la crise.
Projection des six classes de vécu sur le plan factoriel « isolement-accumulation »

Projection des six classes de vécu sur le plan factoriel « isolement-accumulation »
Champ : échantillon complet (n = 2 735).Lecture : la classe des « éprouvés », à la valeur la plus élevée sur l’axe vertical, se caractérise par un plus fort sentiment d’accumulation que les autres.
Projection des six classes de vécu sur le plan factoriel « confiance-crainte sanitaire »

Projection des six classes de vécu sur le plan factoriel « confiance-crainte sanitaire »
Champ : échantillon complet (n = 2 735).Lecture : la classe des « méfiants », à la valeur la plus faible sur l’axe horizontal, se caractérise par un plus faible sentiment de confiance que les autres.
14Dans le cadran supérieur droit du premier plan –(graphique 1) se trouve la classe qui éprouve à la fois un fort sentiment d’isolement et d’accumulation : les « éprouvés » (11 % de l’échantillon). Dans le cadran inférieur gauche se trouve celle qui exprime le moins ces sentiments : les « relâchés » (25 % de l’échantillon). En bas à droite du plan, trois classes partagent un fort sentiment d’isolement et un faible sentiment d’accumulation : les « esseulés » (26 %), les « exposés » (11 %) et les « méfiants » (14 %). La classe des « surchargés » (13 %) se situe à l’opposé du plan. Comme les « éprouvés », ces derniers déclarent de hauts niveaux d’accumulation mais, contrairement à eux, ils n’éprouvent qu’un faible sentiment d’isolement. De plus, ce ne sont pas les mêmes contraintes de travail qui les caractérisent. Alors que la classe des « éprouvés » est d’abord définie par les scores élevés de la variable « tâches domestiques », celle des « surchargés » l’est par la variable renvoyant à l’activité professionnelle.
15Alors qu’ils s’opposaient sur le premier plan factoriel, les « méfiants » et les « éprouvés » se trouvent dans le même cadran supérieur gauche (graphique 2). Ce sont les deux classes qui partagent un fort sentiment de crainte sanitaire et un faible sentiment de confiance dans la gestion de la crise. Les « esseulés » sont, cette fois, dans le cadran opposé et se caractérisent par leur plus forte confiance et leur plus faible crainte sanitaire. Les « exposés » et les « surchargés » sont les deux classes qui partagent une plus forte crainte sanitaire tout en se disant confiantes vis-à-vis de la gestion de la crise. Au contraire, les « relâchés » se disent moins inquiets par rapport à la maladie mais aussi moins confiants.
16Comme le montre le tableau 3, ces différents vécus de la crise sanitaire ne renvoient pas aux mêmes changements émotionnels. Les classes « éprouvés », « exposés », « méfiants » et « esseulés » sont associées aux plus fortes augmentations des sentiments de dépression et aux plus faibles augmentations des sentiments de joie et de sérénité.
Changements émotionnels par classe de vécu (en %)
Plus souvent déprimé | Plus souvent anxieux | Plus souvent joyeux | Plus souvent serein | |
---|---|---|---|---|
Éprouvés | 48 | 62 | 4 | 4 |
Exposés | 32 | 52 | 5 | 7 |
Méfiants | 36 | 47 | 5 | 5 |
Relâchés | 13 | 25 | 13 | 14 |
Esseulés | 28 | 34 | 7 | 10 |
Surchargés | 12 | 24 | 14 | 14 |
Ensemble | 26 | 37 | 9 | 10 |
Changements émotionnels par classe de vécu (en %)
Champ : échantillon complet (n = 2 735), parts pondérées.Lecture : 62 % des « éprouvés » se disent plus anxieux qu’avant, 4 % d’entre eux se disent plus joyeux.
17La classification montre ensuite que la population ne se différencie pas seulement par l’intensité des sentiments d’isolement, de confiance, d’accumulation et de crainte sanitaire mais également par leurs différentes articulations. La classe des « relâchés », la plus importante de la population, semble avoir vécu le semi-confinement à l’abri de ces différentes épreuves émotionnelles, ce qui va dans le sens des indicateurs de « bien-être » relativement bons établis par une autre enquête pour la même période (Ehrler et al., 2020). Au contraire, la classe des « éprouvés », bien que minoritaire, est celle qui se dit la plus affectée par le semi-confinement. Il s’agit à présent d’interroger les positions sociales et les configurations domestiques auxquelles se rapportent ces différents vécus.
Des expériences socialement situées
18Les enquêtes sociologiques lancées lors de la première vague de Covid-19 pointent les effets du genre, de l’âge et de la classe sociale [7] sur les sentiments d’isolement (Lambert et Cayouette-Remblière, 2021 ; Safi et al., 2020) et d’inquiétude nés de la crise, que ce soit par rapport à ses conséquences économiques (Brülhart et Lalive, 2020) ou sanitaires (Tillmann et al., 2021). L’examen des caractéristiques sociodémographiques (tableaux 4, 5, 6 et 7), des six classes de vécu du semi-confinement confirment ces résultats. Le croisement de ces vécus avec les conditions de travail (tableaux 8, 9 et 10) et les situations résidentielles (tableaux 11, 12, 13, 14) des individus révèle une inégale exposition à la « saturation » de leur logement.
Répartition des sexes (en %)
Hommes | Femmes | Total | |
---|---|---|---|
Éprouvés | 33,0 | 67,0 | 100,0 |
Esseulés | 53,6 | 46,4 | 100,0 |
Exposés | 47,1 | 52,9 | 100,0 |
Méfiants | 43,8 | 56,2 | 100,0 |
Relâchés | 54,5 | 45,5 | 100,0 |
Surchargés | 50,0 | 50,0 | 100,0 |
Total | 49,0 | 51,0 | 100,0 |
Répartition des sexes (en %)
Champ : échantillon complet (n = 2 735), parts pondérées.Lecture : 56,2 % des individus de la classe des « méfiants » sont des femmes.
Répartition des classes d’âge (en %)

Répartition des classes d’âge (en %)
Champ : échantillon complet (n = 2 735), parts pondérées.Lecture : 25,1 % des « relâchés » ont 65 ans ou plus.
Répartition des niveaux de diplômes (en %)*

Répartition des niveaux de diplômes (en %)*
*La maturité est l’équivalent suisse du baccalauréat.Champ : échantillon complet (n = 2735), non réponses exclues, parts pondérées.
Lecture : 25 % des « méfiants » sont diplômés d’un master.
Expression d’un manque de ressources économiques (en %)
Tout à fait d’accord | Total | |
---|---|---|
Éprouvés | 15,8 | 100,0 |
Esseulés | 2,8 | 100,0 |
Exposés | 2,0 | 100,0 |
Méfiants | 9,2 | 100,0 |
Relâchés | 3,8 | 100,0 |
Surchargés | 1,3 | 100,0 |
Total | 5,0 | 100,0 |
Expression d’un manque de ressources économiques (en %)
Champ : échantillon complet (n = 2 735), parts pondérées.Lecture : 15,8 % des éprouvés se disent « tout à fait d’accord » avec le fait de manquer de ressources.
Les caractéristiques sociales, professionnelles et résidentielles des six classes
Les « éprouvés »
19La classe des « éprouvés », qui dit ressentir à la fois de l’isolement, une accumulation de travail et une faible confiance dans la gestion de la crise, regroupe la population la plus féminine (67 % de femmes) et se compose plutôt de jeunes actifs (67 % ont moins de 44 ans). Elle se caractérise aussi par son plus faible niveau de diplômes (21 % a suivi un apprentissage contre 17 % au sein de l’échantillon) et ressent plus fortement que les autres un manque de capital économique (tableau 7). C’est par ailleurs dans cette classe que le télétravail partiel (11 % des individus de cette classe) ou complet (47 %) a été le plus largement adopté. Ce changement s’accompagne d’une plus forte impression de dégradation des conditions de travail (60 % contre 38 % de l’échantillon en moyenne). En outre, les « éprouvés », qui vivent principalement en couple avec enfants (44 %) ou sans (19 %) sont ceux qui partagent le plus souvent leur espace de vie avec un ou plusieurs télétravailleurs. Leurs tranches d’âge expliquent qu’ils aient plutôt de jeunes enfants et forment en conséquence la classe qui a le plus pris en charge l’école à la maison (43 % contre 26 % dans tout l’échantillon). Enfin cette classe se caractérise par une plus forte rareté des maisons (71 % vit en appartement) et la plus petite taille de leurs appartements (17 % vit dans un cinq pièces contre 27 % dans tout l’échantillon). Elle est la plus encline à exprimer un important manque de confort dans son logement (9,1 % l’affirment contre 2,8 % dans tout l’échantillon).
Les « esseulés »
20Les « esseulés », principalement marqués par un sentiment d’isolement, forment une classe plus masculine (54 % d’hommes) où les jeunes sont surreprésentés (13 % ont entre 18 et 24 ans contre 10 % dans la population). Les jeunes s’associent dans cette classe avec une population plus âgée puisque 23 % ont plus de 65 ans (contre 21 % dans l’échantillon). Les « esseulés » sont plus souvent diplômés du supérieur (56 % de cette classe ont une licence, un master ou un doctorat) et, contrairement à la classe précédente, ils n’expriment que rarement un manque de ressources économiques. En dehors du poids plus important des étudiants et des retraités, leur situation professionnelle ne présente pas de traits particuliers. Cette classe occupe à la fois de petits logements (6,7 % de studios) et de grands logements (31 % de cinq pièces et plus) et les personnes seules et vivant en colocation y sont surreprésentées.
Les « exposés »
21Chez les « exposés », principalement inquiétés par la dimension sanitaire de la crise, la population est plutôt féminine et la répartition des classes d’âge plus équilibrée que dans les autres. Leur situation se rapproche de celle des « éprouvés » en ce qui concerne les bas niveaux de diplômes mais s’en éloigne par la plus faible perception d’un manque de ressources économiques (tableau 7). C’est la classe qui a été la plus concernée par le maintien du travail en présentiel (12,8 %), ce qui coïncide avec l’expression d’une détérioration des conditions de travail (45 % indiquent qu’elles ont empiré). Ces spécificités professionnelles la distinguent davantage que ses conditions de logement qui, en dehors de la plus grande part d’appartements (66 %), ne présentent pas de caractéristiques particulières.
Les « méfiants »
22La classe des « méfiants », qui exprime les plus bas niveaux de confiance dans la gestion de la crise, est plutôt féminine et comprend plutôt de jeunes actifs (44 % ont entre 25 et 44 ans). Elle réunit les personnes les moins diplômées et qui expriment, comme les « éprouvés », un manque de ressources plus important que les autres classes. Bien que minoritaires, les indépendants y sont surreprésentés (6 %), de même que les personnes sans emploi (2 %). Il s’agit des individus qui ont le plus souvent perdu leur emploi du fait de la pandémie (5 % contre 2 % dans tout l’échantillon). Les « méfiants » vivent plus souvent en studio (8,8 %) et plus rarement dans de grands logements (19,5 % contre 27,4 % dans toute la population). Cette situation ne s’associe pas pour autant à un important sentiment de manque de confort.
Les « relâchés »
23Les « relâchés », qui ne déclarent pas ressentir de difficultés particulières, constituent la classe la plus âgée, avec une surreprésentation particulièrement forte des plus de 55 ans (43 % des individus) et une surreprésentation des hommes (55 %). Cette classe se caractérise par les situations sociales les plus favorables. Elle comprend plutôt des diplômés du supérieur (12 % de doctorats contre 8 % dans l’échantillon) qui disent rarement manquer de ressources. Cette classe regroupe une part importante de retraités (20 %) et peu d’étudiants (9 %). C’est par ailleurs celle qui déclare le plus souvent avoir connu une amélioration de ses conditions de travail (33 % contre 22 % dans tout l’échantillon). Les grands logements y sont surreprésentés, alors que cette classe vit globalement dans de plus petits ménages (17 % de personnes seules et 34 % de couples sans enfant). C’est aussi la moins privée d’espace extérieur (contrairement aux « esseulés » qui sont les plus défavorisés de ce point de vue) et celle qui possède le plus souvent un jardin.
Les « surchargés »
24Les « surchargés » représentent la classe la plus équilibrée en termes de genre, tout en se caractérisant par une sous-représentation des jeunes (20 % de cette classe ont moins de 34 ans contre 27 % dans l’ensemble de l’échantillon). Ils sont socialement proches des « relâchés » en termes de niveaux de diplômes et d’appréciation de la situation économique. Ils s’en distinguent par leur ressenti plus marqué d’une surcharge de travail mais leur activité, plutôt en télétravail (pour 44 % des individus de cette classe), se déroule dans des conditions inchangées (40 %) ou meilleures (26 %). Les « surchargés » habitent plus souvent que les autres une maison (47 % contre 40 % dans tout l’échantillon) et des logements de grande taille. Ils expriment très rarement un manque de confort.
Des contraintes pesant plus fortement sur les femmes et les jeunes
25La répartition des classes d’âge au sein de chaque classe (tableau 5) indique qu’une plus forte crainte sanitaire affecte davantage les individus en milieu de parcours de vie (chez les « exposés » en particulier) que les jeunes (les « esseulés ») et les plus vieux (les « relâchés »). Ensuite, comme le montrent d’autres enquêtes (Barhoumi et al., 2020 ; Lambert et Cayouette-Remblière, 2021), l’isolement dû à la pandémie est ressenti à la fois par les plus jeunes et les plus âgés, qui se regroupent au sein de la classe des « esseulés ». Le sentiment d’isolement est par ailleurs plus fortement associé au fait d’être un homme (chez les « esseulés »). La dimension genrée des vécus de la pandémie (tableau 4) apparaît plus encore dans le rapport au travail : alors que le sentiment d’accumulation lié au travail est partagé par les deux sexes (chez les « surchargés »), l’accumulation spécifiquement liée au travail domestique est davantage ressentie par les jeunes femmes (chez les « éprouvés »).
Le diplôme, les ressources financières et la place sur le marché du travail comme protections face à la crise
26Les classes peu diplômées (tableau 6), même si elles ne paraissent pas toutes faire face à un manque de ressource, sont soit les plus exposées à la maladie, soit les plus pénalisées par le transfert des activités professionnelles à la maison. Le diplôme apparaît ainsi comme une protection face à la dégradation des conditions de travail et semble favoriser l’adhésion au télétravail (chez les « surchargés ») lorsqu’il n’est pas conjugué à la prise en charge de jeunes enfants (au contraire de ce qui caractérise les « éprouvés »). Les sentiments plus négatifs des classes à majorité féminine s’associent à des positions économiques (tableau 7) et professionnelles (tableau 8) plus vulnérables, ainsi qu’à une expérience plus pénible du télétravail (chez les « éprouvés » et les « exposés », tableaux 9 et 10).
Situation vis-à-vis de l’emploi (en %)

Situation vis-à-vis de l’emploi (en %)
Champ : échantillon complet (n = 2 735), non réponses exclues, parts pondérées.Lecture : 17,1 % des « éprouvés » sont des étudiants.
Forme prise par le travail (en %)

Forme prise par le travail (en %)
Champ : échantillon complet (n = 2 735), non réponses exclues, parts pondérées.Lecture : 4,6 % des « méfiants » déclarent avoir perdu leur emploi du fait de la pandémie.
Évolution des conditions de travail (en %)
Meilleures | Inchangées | Pires | Total | |
---|---|---|---|---|
Éprouvés | 9,6 | 30,3 | 60,1 | 100,0 |
Esseulés | 17,6 | 42,1 | 40,3 | 100,0 |
Exposés | 19,9 | 35,4 | 44,7 | 100,0 |
Méfiants | 21,7 | 38,9 | 39,4 | 100,0 |
Relâchés | 33,0 | 43,5 | 23,5 | 100,0 |
Surchargés | 25,7 | 40,5 | 33,8 | 100,0 |
Total | 22,2 | 39,5 | 38,3 | 100,0 |
Évolution des conditions de travail (en %)
Champ : échantillon complet (n = 2 735), non réponses exclues, parts pondérées.Lecture : 33,8 % des « surchargés » déclarent que leurs conditions de travail ont empiré durant le semi-confinement.
Derrière le confort du logement, une inégale saturation de l’espace domestique
27L’ensemble de l’échantillon se caractérise par des conditions de logement satisfaisantes, ce qui est à l’image des niveaux élevés exprimés avant la pandémie pour la Suisse entière (Eurostat, 2013). Il existe cependant des différences de vécu et de perception du confort (tableau 11), objectivées par la relation entre les classes de vécu, le type de logement et les formes prises par la cohabitation (tableaux 12, 13 et 14). Les « esseulés » et les « méfiants » ressortent comme les classes les plus confrontées aux contraintes de logement en termes de taille et d’accès à un espace extérieur. Certains individus (chez les « éprouvés » et les « surchargés ») semblent faire plus que d’autres l’expérience d’une « saturation de sollicitation », forme d’épuisement ou de stress liée à la démultiplication des postes d’attention et donnant le sentiment de ne pas pouvoir « tenir le rythme » (Pattaroni, 2021). Les « éprouvés » et les « relâchés » apparaissent de ce point de vue comme les groupes les plus opposés : d’un côté, une population plutôt jeune, plutôt féminine et plus souvent étudiante ou sans emploi a subi un cumul de difficultés matérielles et relationnelles ; de l’autre, une population plutôt masculine, plus âgée, plus diplômée et plus souvent retraitée semble avoir été davantage épargnée par la crise durant cette première vague de Covid-19.
Expression d’un manque de confort dans le logement (en %)
Tout à fait d’accord | Total | |
---|---|---|
Éprouvés | 9,1 | 100 |
Esseulés | 2,4 | 100 |
Exposés | 2,2 | 100 |
Méfiants | 2,2 | 100 |
Relâchés | 1,7 | 100 |
Surchargés | 1,7 | 100 |
Total | 2,8 | 100 |
Expression d’un manque de confort dans le logement (en %)
Champ : échantillon complet (n = 2 735), parts pondérées.Lecture : 9,1 % des « éprouvés » qui se sont dits « tout à fait d’accord » avec le fait de manquer de confort appartiennent à la classe des « esseulés ».
Types de logement (en %)
Appartement | Maison | Total | |
---|---|---|---|
Éprouvés | 71 | 29 | 100 |
Esseulés | 59 | 41 | 100 |
Exposés | 66 | 34 | 100 |
Méfiants | 64 | 36 | 100 |
Relâchés | 57 | 43 | 100 |
Surchargés | 53 | 47 | 100 |
Total | 60 | 40 | 100 |
Types de logement (en %)
Champ : échantillon complet (n = 2 735) sans les « autres situations » de logement (0,4 %), parts pondérées.Lecture : 47 % des « surchargés » vivent en maison.
Type de ménage (en %)

Type de ménage (en %)
Champ : échantillon complet (n = 2 735), parts pondérées.Lecture : 19 % des « esseulés » vivent seuls.
Enseignement à domicile (en %)
Prise en charge de l’enseignement d’un ou de plusieurs enfant(s) au domicile | |||
---|---|---|---|
Oui* | Non | Total | |
Éprouvés | 43 | 57 | 100 |
Esseulés | 21 | 79 | 100 |
Exposés | 23 | 77 | 100 |
Méfiants | 20 | 80 | 100 |
Relâchés | 24 | 76 | 100 |
Surchargés | 32 | 68 | 100 |
Total | 26 | 74 | 100 |
Enseignement à domicile (en %)
*Que l’enseignement ait été pris en charge directement par la personne, un autre membre du ménage ou une personne extérieure au ménage.Lecture : 43 % des « éprouvés » ont pris en charge l’enseignement d’un ou de plusieurs enfants à la maison.
Champ : échantillon complet (n = 2 735), parts pondérées.
28Même s’il a été possible de sortir et de se déplacer librement en Suisse durant la première période de la pandémie, l’enquête confirme bien l’existence d’une relation entre la manière dont a été vécu le semi-confinement et la configuration résidentielle, au sens des caractéristiques matérielles du logement et des relations au sein du ménage. Ces éléments nous invitent à nous pencher plus avant sur la relation entre vécu de la pandémie et transformations de la sphère domestique.
L’inégale plasticité de la sphère domestique
29Après avoir mis en évidence que les expériences du semi-confinement sont socialement situées et se rapportent à des configurations de logement inégales, cette partie analyse la manière dont les différentes classes ont ajusté leur espace et leurs pratiques domestiques durant le semi-confinement.
Les transformations discrètes des intérieurs
30À l’image de la situation observée en France (Ined, 2020), une très large majorité des enquêtés (91 %) ont continué à occuper leur logement principal durant le semi-confinement. Les différentes classes de vécu ne se différencient pas particulièrement de ce point de vue mais il faut noter chez les « relâchés » une tendance plus forte à circuler entre plusieurs logements (tableau 15), qui pourrait, au vu de leurs positions sociales favorisées et de leur âge plus avancé, être attribuée à la possession plus fréquente d’une résidence secondaire.
31La majorité des individus (64 %) n’a ensuite effectué aucun changement particulier au sein de son domicile (tableau 16). Lorsque c’est le cas, il s’agit surtout de changements ponctuels liés à une réorganisation de l’espace au fil de la journée (tableau 17). De même, seulement un tiers des individus ont réalisé des achats spécifiquement liés à la situation de semi-confinement (tableau 15). Après environ un mois de semi-confinement, la plupart des logements semblent donc avoir accueilli les bouleversements du quotidien amenés par la crise sans connaître d’importantes mutations.
Changement de résidence durant le semi-confinement (en %)
Changement de résidence | Pas de changement | Circulation entre plusieurs logements | Total | |
---|---|---|---|---|
Éprouvés | 6,6 | 91,7 | 1,7 | 100 |
Esseulés | 5,7 | 90,9 | 3,4 | 100 |
Exposés | 3,9 | 93,7 | 2,4 | 100 |
Méfiants | 5,1 | 93,2 | 1,7 | 100 |
Relâchés | 4,6 | 87,8 | 7,6 | 100 |
Surchargés | 7,9 | 88,7 | 3,4 | 100 |
Total | 5,6 | 90,5 | 3,9 | 100 |
Changement de résidence durant le semi-confinement (en %)
Champ : échantillon complet (n = 2 735), non réponses exclues, parts pondérées.Lecture : 3,4 % des « esseulés » ont circulé entre deux logements durant le semi-confinement.
Transformations du logement et achats durant le semi-confinement (en %)

Transformations du logement et achats durant le semi-confinement (en %)
Champ : échantillon complet (n = 2 735), non réponses exclues, parts pondérées.Lecture : 66 % des « esseulés » n’ont effectué aucun réaménagement dans leur logement au moment de l’enquête.
Types de transformations effectuées durant le semi-confinement* (en %)
Déplacement des meubles | Changement d’usage des pièces | Réorganisation des couchages | Changements au fil de la journée | |
---|---|---|---|---|
Éprouvés | 17 | 23 | 5 | 27 |
Esseulés | 14 | 12 | 2 | 15 |
Exposés | 7 | 14 | 4 | 18 |
Méfiants | 15 | 12 | 3 | 14 |
Relâchés | 12 | 11 | 3 | 12 |
Surchargés | 13 | 15 | 5 | 19 |
Total | 13 | 14 | 3 | 16 |
Types de transformations effectuées durant le semi-confinement* (en %)
*Question à choix multiple.Champ : échantillon complet (n = 2 735), parts pondérées.
Lecture : 18 % des « exposés » ont changé l’usage de certaines pièces ou meubles au fil de la journée et 4 % d’entre eux ont réorganisé les couchages.
32La classification permet d’aller au-delà de ce constat et d’interpréter les transformations matérielles de la sphère domestique à la lumière des difficultés spécifiques auxquelles chaque classe a fait face. Les « relâchés » se distinguent par leur plus faible réalisation de transformations et d’achats (33 % contre 36 % dans tout l’échantillon). À l’inverse, les « éprouvés » et les « surchargés » sont ceux qui ont le plus systématiquement effectué des transformations (respectivement 49 % et 39 %). Comme le montre le tableau 18, les premiers, qui ont de plus petits logements, ont plus souvent acheté du matériel informatique (16 % d’entre eux) et des appareils électroménagers (11 % d’entre eux), qui peuvent venir en soutien à la multiplication des activités introduites dans le logement.
Types d’achats réalisés pendant le semi-confinement (en %)
Mobilier | Appareils électroménagers | Matériel informatique | Matériel médical et de soin | |
---|---|---|---|---|
Éprouvés | 5 | 11 | 16 | 12 |
Esseulés | 5 | 5 | 11 | 5 |
Exposés | 4 | 7 | 14 | 16 |
Méfiants | 5 | 7 | 17 | 7 |
Relâchés | 3 | 6 | 9 | 5 |
Surchargés | 7 | 5 | 14 | 5 |
Total | 5 | 6 | 13 | 7 |
Types d’achats réalisés pendant le semi-confinement (en %)
Champ : échantillon complet (n = 2 735), parts pondérées.Lecture : 5 % des « méfiants » ont acheté du mobilier durant le semi-confinement et 17 % d’entre eux ont acheté du matériel informatique.
33La classification vient ainsi souligner les ambiguïtés des transformations de la sphère domestique durant la période de semi-confinement. D’un côté, l’absence de réaménagement important et les faibles sentiments d’inconfort exprimés signalent que le logement détient le plus souvent des propriétés matérielles (une taille suffisante, une distribution des pièces adaptées à la taille du ménage, l’accès à un espace extérieur) qui lui confèrent une capacité de réponse aux nouveaux besoins en termes de cohabitation, de place de travail ou d’occupation des enfants. Plus nombreux sont, en tout cas, les individus qui s’en sont accommodés le temps du premier semi-confinement, probablement avec l’espoir qu’il ne s’agissait que d’une période transitoire et exceptionnelle. D’un autre côté, chez certains groupes, la plus forte instabilité des intérieurs éclaire les contraintes de surface, de cloison, de distribution des pièces ou d’ameublement, qui introduisent des conflits d’usage ou des gênes durables. Les classes les plus contraintes par la configuration de leur habitat et par les formes de la cohabitation (les « éprouvés » et les « surchargés ») sont alors celles qui doivent se livrer à un travail d’ajustement quotidien de leur espace de vie.
L’ajustement du temps libre
34Au-delà des aménagements matériels, le semi-confinement a exigé une adaptation des activités concrètes réalisée au sein du domicile. À l’échelle de tout l’échantillon, il existe une corrélation positive entre l’augmentation du temps consacré aux activités non professionnelles et celle du temps consacré au sommeil, ce qui suggère que l’adoption de pratiques récréatives coïncide avec un relâchement des contraintes sur les horaires (tableau 19). Le temps passé sur les réseaux sociaux fait toutefois exception puisque son augmentation va de pair avec une diminution du temps de sommeil.
Augmentation du temps consacré aux activités non rémunérées (en %)

Augmentation du temps consacré aux activités non rémunérées (en %)
Champ : échantillon complet (n = 2 735), parts pondérées.Lecture : 64 % des « esseulés » déclarent avoir augmenté le temps passé devant la télévision durant le semi- confinement et 25 % d’entre eux déclarent avoir augmenté le temps consacré à l’activité physique.
35De manière générale, c’est le temps consacré à l’activité physique qui a le plus pâti de la période de semi-confinement, ce qui conduit à relativiser les spécificités du semi-confinement suisse. La possibilité de sortir et de se déplacer à travers le pays ne paraît pas avoir permis de compenser la perte d’accès aux équipements sportifs fermés. Le temps consacré à la cuisine est, à l’inverse, celui qui a le plus augmenté durant le semi-confinement, en lien avec la fermeture des cantines d’entreprise, des écoles et des services de restauration rapide. Cela vaut pour 60 % de l’échantillon, quand seulement 2 % déclarent y avoir consacré moins de temps (le reste ne déclarant pas de changement). Le fait de qualifier le temps passé à cuisiner de temps libre pose toutefois question dans la mesure où ce poste d’activité fait pleinement partie du travail domestique. Chez les « éprouvés » et les « surchargés », le temps passé à cuisiner semble davantage relever d’une contrainte car, contrairement au reste de l’échantillon, son augmentation n’est pas corrélée positivement à celle du temps de sommeil. Il pourrait ainsi s’agir d’un surplus d’activité et non d’un report, comme cela semble être le cas pour d’autres classes moins soumises à la surcharge de travail professionnel et domestique.
36Les données relatives aux activités privilégiées dans la période prépandémique (tableau 20), même si elles restent peu détaillées dans le questionnaire, permettent ensuite d’approcher les styles de vie qui ont précédé le semi-confinement et de les comparer aux pratiques adoptées durant le semi-confinement (tableau 21).
Les dix activités les plus citées pour décrire les préférences avant le confinement (en %)

Les dix activités les plus citées pour décrire les préférences avant le confinement (en %)
Champ : échantillon complet (n = 2 735), parts pondérées.Lecture : 77 % des « éprouvés » ont cité « voir des amis » comme l’une de leurs activités préférées avant le semi-confinement.
Les dix activités les plus citées pour décrire l’usage du temps libre pendant le confinement (en %)

Les dix activités les plus citées pour décrire l’usage du temps libre pendant le confinement (en %)
Champ : échantillon complet (n = 2 735), parts pondérées.Lecture : pour 20 % des « esseulés », la pratique des jeux vidéo a été l’une des activités les plus réalisées durant le semi-confinement.
37Chez les « éprouvés », le travail et les études (cité par 43 % de cette classe) semblent déborder nettement plus qu’auparavant sur le temps libre, ce qui montre le caractère particulièrement perturbant de la pandémie pour les ménages en train d’entrer dans la vie adulte, devant gérer les études à distance, la recherche d’emploi ou l’arrivée de jeunes enfants. Ce résultat est également à mettre en relation avec le tableau 22, qui montre qu’il existe chez les « éprouvés », et dans une moindre mesure chez les « surchargés », une plus forte tendance à pointer une absence de temps libre.
Part des répondants qui disent ne pas avoir de temps libre (en %)
Avant le semi-confinement | Pendant le semi-confinement | |
---|---|---|
Éprouvés | 3,0 | 8,9 |
Esseulés | 0,4 | 0,9 |
Exposés | 1,6 | 2,5 |
Méfiants | 1,3 | 2,2 |
Relâchés | 2,0 | 1,8 |
Surchargés | 2,2 | 5,8 |
Total | 1,6 | 3,0 |
Part des répondants qui disent ne pas avoir de temps libre (en %)
Champ : échantillon complet (n = 2 735), parts pondérées.Lecture : 8,9 % des « éprouvés » déclarent qu’ils ne disposent pas de temps libre au moment de l’enquête, alors que 3 % d’entre eux déclarent qu’ils n’en disposaient pas avant la pandémie.
38Les « relâchés » citent la lecture comme activité privilégiée dans la période préconfinement (tableau 20) et restent ceux qui déclarent le plus s’adonner à cette activité au moment de l’enquête (56 % d’entre eux contre 47 % dans tout l’échantillon, tableau 21). Ils déclarent aussi moins que les autres ne pas avoir de temps libre (tableau 22).
39Les « esseulés » se présentent comme la classe la plus extravertie avant le semi-confinement. La place des pratiques de sociabilité coïncide avec le profil jeune et retraité de ce groupe (85 % citent le fait de voir des amis). Pendant le semi-confinement, cette classe continue d’accorder une place importante au sport en plein air (32 %) et semble utiliser plus souvent les réseaux sociaux (53 % contre 46 % dans tout l’échantillon). Pour ce groupe caractérisé par un fort sentiment d’isolement, la place des contacts virtuels ne semble cependant pas compenser la perte de liens sociaux.
40En ce qui concerne la période préconfinement, les « méfiants » et les « exposés » déclarent davantage d’activités solitaires ou se déroulant au domicile (cocooning ou télévision). Durant le confinement, la télévision reste un loisir privilégié de même que l’usage des réseaux sociaux. Ils sont moins nombreux à se livrer à la pratique du sport en plein air.
41Les groupes sociaux les plus diplômés et habitant les logements les plus confortables ont davantage pu préserver leur temps libre et le dédier à des activités qu’ils affectionnaient déjà avant le semi-confinement, du fait de leur plus grande adéquation avec le repli sur la sphère domestique. À l’inverse, les plus jeunes (et une partie des retraités), dont l’extraversion est la plus dépendante des lieux de sociabilité fermés durant la première vague de la pandémie, sont ceux qui ont dû le plus transformer leurs occupations et rogner sur leur temps libre. Quant aux groupes de jeunes actifs les plus précaires et les moins diplômés, c’est davantage le manque de temps libre qui a caractérisé l’organisation de leur sphère domestique durant cette période.
Conclusion
42Le croisement des différents vécus de la crise avec les positions sociorésidentielles, les transformations apportées au logement et l’évolution des activités du temps libre montre l’importance, moins souvent pointée par les enquêtes récentes, de la plasticité de la sphère domestique, au sens des conditions inégalement distribuées d’ajustement à l’arrivée soudaine de contraintes sociales, matérielles et spatiales. Il ressort de l’analyse que les personnes ayant eu à faire face à un cumul des difficultés émotionnelles sont celles qui sont le plus intervenues sur leur intérieur et ont le plus modifié leurs pratiques domestiques. Au contraire, les plus faibles sentiments d’accumulation, de crainte et d’isolement sont allés de pair avec une préservation de l’état du logement et des routines domestiques.
43Derrière les inégalités résidentielles liées aux propriétés structurales des logements (surface, typologie, orientation, espace extérieur) se cacherait ainsi une inégalité plus difficile à cerner par la statistique : celle de la possibilité d’accueilir de nouvelles formes de liens sociaux et de nouveaux usages imposés dans l’urgence par la crise. En lien avec la taille du logement, la plasticité est davantage un acquis des ménages aux conditions sociorésidentielles plus favorisées tandis que les catégories les plus jeunes, les plus exposées à la précarité et les plus féminines doivent davantage s’engager dans un travail de mise en adéquation de leur logement pour faire face à la crise. Il nous semble que ce résultat est d’autant plus intéressant qu’il est produit dans un contexte suisse marqué par une plus grande liberté de sortir qui soulage potentiellement la sphère domestique. Ces éléments invitent à explorer plus avant, à l’aide de méthodes ethnographiques, ce que recèlent les ajustements des catégories les plus éprouvées par la crise et comment ces transformations ont été repensées au cours des mois qui ont suivis la première vague de Covid-19.
Notes
-
[1]
Le contenu de cet article n’engage que ses autrices.
-
[2]
Les enquêtes sur le logement portent sur des secteurs spécifiques du marché du logement ou certains groupes sociaux (par exemple les gentrifieurs ; voir Rérat et Lees, 2011) mais nous n’avons pas connaissance de travaux examinant finement les inégalités de logement au sein du pays.
-
[3]
Dans les médias, voir par exemple : www.rts.ch/info/suisse/11235798-les-inegalites-sociales-se-trouvent-exacerbees-par-la-crise-du-covid19.html (consulté le 10 septembre 2021). L’association suisse des locataires a par ailleurs alerté sur la situation des locataires : www.asloca.ch/blog/la-crise-du-coronavirus-rend-les-locataires-suisses-anxieux-sur-la-perte-de-leur-logement/ (consulté le 10 septembre 2021).
-
[4]
Cette réflexion s’inscrit dans le projet de recherche « Domotopie. Chez soi dans un monde en mouvement », dirigé par L. Pattaroni (Laboratoire de sociologie urbaine, École polytechnique fédérale de Lausanne) et financé par le Fonds national de la recherche suisse (n° 192831). Ce projet explore les recompositions de la sphère domestique sous l’effet de la transformation des rythmes de vie contemporains.
-
[5]
Les réflexions sur les rapports entre transformations du marché du travail et habitat flexible sont abordées dans la thèse (en cours) de Fiona del Puppo (LaSUR, EPFL).
-
[6]
La sphère reproductive renvoie au travail domestique incluant les tâches domestiques mais aussi l’ensemble des activités de soin assurant la reproduction de la famille. La division sexuelle du travail se traduit par l’assignation des femmes à cette sphère reproductive (Kergoat 2001).
-
[7]
Bien que nous ne disposions pas de mesure objective des revenus (encadré 2), nous avons approché les différenciations sociales à partir du niveau de diplôme, de la place sur le marché du travail et d’une perception du manque de ressources sur une échelle de 1 à 5.