1L’épisode de la crise sanitaire traversée depuis le printemps 2020 a non seulement eu un impact considérable sur nos vies personnelles, familiales et professionnelles, à l’échelle de la planète, mais a également généré un grand nombre d’études et de recherches pour en comprendre les conséquences. En France, de nombreuses enquêtes ont été initiées pour apprécier ces bouleversements, parmi lesquelles on peut mentionner les projets Sapris (Santé, pratiques, relations et inégalités sociales), EpiCov (Enquête nationale sur l’épidémie du Covid-19) [2] ou encore Coconel [3] (Coronavirus et confinement : enquête longitudinale). Ces enquêtes, entre autres, permettent de saisir l’importance qu’a pris la cohabitation dans le même logement, associée à l’absence de rencontres physiques, ce que l’on a bien figuré par le terme de « confinement », ainsi que les différents modes d’habiter du logement, domestique et familial, bien sûr, mais aussi scolaire, professionnel, ludique, voire sportif. Les contributions de ce numéro organisent cette mise en lumière autour de deux axes, le premier montrant comment les personnes confinées ont habité ou fait usage de leur logement, le deuxième saisissant le confinement comme révélateur d’inégalités et de tensions.
2Ce dossier thématique regroupe quatre articles scientifiques, un article de synthèse, deux articles d’études, un article de méthodologie et cinq comptes rendus [4]. Il permet d’appréhender le logement en situation de confinement sous différents angles. Les articles sont fondés sur des enquêtes réalisées en France ou en Suisse. Ancrés empiriquement, ils emploient des méthodes quantitatives et/ou qualitatives par observations ethnographiques ou entretiens.
Des usages du logement
3Avec le confinement, la mobilité quotidienne est réduite, voire inexistante, et la « résidence principale » prend tout son sens, quelle que soit la forme d’habitat. En période de confinement ou non, les usages du logement et les modes d’habiter rendent compte de la relation de l’habitant à l’espace (Lefebvre, 1970). Expérience spatiale individuelle mais aussi familiale, relationnelle et collective, elle participe à l’élaboration des places dans la famille, le logement étant le lieu dans lequel « s’identifient non seulement le groupe familial, mais également l’individu à l’intérieur de ce groupe » (Bonvalet, 1991, p. 169). Le logement est inscrit dans « l’espace de vie », où l’individu effectue ses activités : lieux de passage et de séjour, mais également tous les lieux avec lesquels il est en rapport (Courgeau, 1988). En réduisant les déplacements pour se rendre au travail, à l’école, au lycée, à l’université et en imposant des limites aux sorties pour faire ses courses et pour se divertir ou faire du sport, le confinement restreint considérablement l’espace de vie. Pour faire face à cette réduction, de nouvelles manières de vivre son logement sont développées. Cependant, la perception du confinement comme contrainte et confiscation de liberté n’est pas la seule ressentie, ces perceptions et ces manières d’habiter étant très hétérogènes.
4L’hétérogénéité des vécus fait l’objet de l’article scientifique « Habiter en Ehpad au temps de la Covid-19. Les logiques sociales des expériences du premier confinement ». F. Balard, V. Caradec, M. Castra, A. Chassagne-Jacquot, G. Clavandier, P. Launay, C. Schrecker et H. Trimaille s’intéressent à 37 résidents vivant dans 15 établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) lors du premier confinement et montrent qu’ils ont vécu la période de manière très contrastée. Alors que les uns expriment un sentiment d’enfermement ou d’absence de liberté, d’autres indiquent avoir plutôt bien vécu la période et ne pas avoir perçu beaucoup de changements. L’expérience du confinement prend également des formes différentes en fonction des modes d’habiter en Ehpad. Ceux qui vivaient repliés dans leur chambre ont vu peu de différences avec la vie d’avant. Ceux qui habitaient l’Ehpad en s’appropriant les lieux collectifs tendent à percevoir le confinement comme une privation de ces lieux. Enfin, ceux qui étaient tournés vers l’extérieur de l’établissement insistent plutôt sur l’absence de liberté de circuler en dehors de l’Ehpad qui a marqué la période. L’article montre que la prise en compte des trajectoires de vie des résidents permet de mieux comprendre la diversité des vécus et des difficultés rencontrées pendant le confinement.
5Même sans sortir, des utilisations de l’espace peuvent être développées pour conserver des marges de manœuvres personnelles. Dans l’article scientifique « S’en sortir sans sortir ? L’expérience du semi-confinement saisie par l’écriture diariste de personnes âgées », C. Hummel analyse 25 journaux de confinement, tenus à la façon de journaux intimes, par des personnes de plus de 65 ans résidant pour la plupart en Suisse romande, de mi-mars à fin juin 2020. Ces journaux consignent des éléments factuels (activités, contacts) ainsi que des ressentis et des réflexions personnelles. L’injonction au confinement à domicile, en particulier pour les personnes âgées, soulève la question du rapport au chez-soi des aînés, d’autant plus qu’elle les a projetés dans une obligation de déprise. Après quelques jours de sidération, un processus de renégociation des lieux s’est mis en place sous la forme du déploiement de tactiques individuelles. Les personnes recourent à des astuces, des tours de passe-passe, des ruses – marcher de nuit, à l’abri des regards – afin de garder une certaine latitude pour préserver leur liberté et leur qualité de vie.
6« Faire avec » est également à l’œuvre dans les modes d’habiter dans des contextes de sobriété financière. F. Hugues souligne ainsi, dans son article d’étude « Se débrouiller chez soi en milieu rural en temps de confinement. L’espace domestique, support du travail de subsistance », comment dans les campagnes françaises l’espace domestique, qui dépasse le cadre strict du logement, est la scène principale d’existence de modes de vie sobres et ruraux. Lieu de vie très investi par ses habitants, il fait l’objet d’usages multiples en s’étendant à la nature environnante et à des réseaux d’entraide locale. Les personnes enquêtées « se débrouillent » avec de faibles revenus en récupérant, en réparant ou encore en jardinant, le domicile restant cependant un support inégal selon les propriétés sociales et les conditions matérielles de chacun et chacune. Ce travail de subsistance apparaît ainsi inégalement réparti en fonction des socialisations de genre, d’apprentissage de savoir-faire et des socialisations économiques.
7En milieu rural comme en milieu urbain, et quelles que soient leurs ressources, les individus ont affaire avec un espace de vie qui se rétrécit, leur latitude d’action étant modifiée par le confinement. Dans l’article de méthode « Explorer par la carte l’espace pendant le confinement. Une expérimentation de cartographie sensible », L. Jolivet, C. Domingues, É. Mermet et S. Seten présentent une expérimentation de cartographie sensible visant à documenter l’espace de vie tel qu’il a été vécu et perçu pendant le premier confinement. Au-delà de la proposition méthodologique, les cartes mettent en lumière le resserrement dans et autour du domicile, dans un environnement qualifié par une nouvelle accessibilité avec des modalités d’utilisation qui se sont adaptées et relocalisées.
8Les modes d’habiter se caractérisent ainsi par des manières de faire qui tentent d’optimiser l’espace vécu alors même que ce dernier se rétrécit : restrictions de déplacements, assignation à domicile ou en chambre, superposition des temps personnels, familiaux et professionnels de chacun des membres de la famille et des cohabitants. Ces contraintes amènent à des développements de tactiques et de négociations pour tenter de préserver une vie à soi en rendant le plus vivable possible les zones limitées à disposition. Le rapport à l’espace et les marges de manœuvre des uns et des autres sont néanmoins marqués par des inégalités, ce qui est abordé dans la section suivante.
Le confinement comme révélateur d’inégalités et de tensions
9Dans les usages de l’espace privé, l’expérience de confinement a pu contribuer à exacerber des tendances préexistantes en termes d’inégalités et de tensions au moins dans quatre dimensions : sociale, territoriale, relationnelle et numérique. Dans la première, on peut mentionner les inégalités sociales de genre, de génération, de classe, d’origine et d’appartenance ethnique. La taille des logements et les conditions de vie différenciées selon les milieux sociaux, la précarité d’hébergement des demandeurs d’asile, les violences faites aux femmes et aux enfants pendant le confinement en sont quelques exemples. Dans la deuxième, les inégalités territoriales opposent en particulier le rural et l’urbain, la densité de population des territoires différenciant les environnements géographiques et humains proches du logement. Dans la troisième, celle des tensions relationnelles, familiales et conjugales, des liens forts et des liens faibles se dessinent, entre ceux avec qui on choisit (ou non) d’être confinés, ceux que l’on évite, ceux avec qui on reste en contact (pourtour de la famille). Des solidarités ou l’absence de solidarités intergénérationnelles, de l’entourage et du voisinage se révèlent. Dans cette dernière dimension, retenons la fracture numérique qui est à la fois sociale, géographique et générationnelle.
10L’analyse combinée de ces quatre dimensions permet de rendre compte d’une variété de situations et d’un certain nombre de limites de l’assignation à résidence. Les manières de vivre au domicile mises en lumière par le confinement viennent interroger le sens de cette cohabitation particulière caractérisée par une proximité physique quasi continue des membres du ménage en présence. Le vécu du logement change quand la fréquentation des membres du ménage s’intensifie et devient contrainte dans une surface donnée. Les ressources du logement, qu’elles soient spatiales (taille, nombre de pièces, existence d’espaces extérieurs auxquels on peut ajouter le type d’exposition à la lumière), matérielles (notamment le taux d’équipement numérique des ménages et de chacun de ses membres), relationnelles (qualité des liens conjugaux, parentaux, fraternels et sororaux), montrent leurs limites dans la situation d’assignation au domicile. Privés d’un espace extérieur qui peut également fonctionner comme échappatoire, les individus doivent faire avec les contraintes et le périmètre du logement, caractérisé par des zones personnelles : activités professionnelles, de loisirs, de sociabilité, etc. La cohabitation contrainte prend le sens d’une vie en mitoyenneté, qui met elle-même l’accent sur les limites et la séparation, mais aussi sur l’empiètement (mouvement, bruit). Le logement peut ainsi devenir un terrain de recouvrement des lieux des uns et des autres où se jouent des rapports de force − hiérarchie des places (parents/enfants), domination (hommes/femmes, fratrie, etc.) − et des rapports de dépendance accrus − jeunes, personnes âgées, etc. −, les inégalités s’exacerbant ou se recomposant.
11La manière dont les inégalités se sont manifestées entre et au sein des ménages, en fonction de la structure familiale, du sexe et du milieu social fait l’objet de l’article scientifique « L’enfermement domestique des mères : conditions de logement et espace à soi en confinement ». A. Lambert, V. Girard, É. Guéraut, G. Le Roux et C. Bonvalet les analysent à partir de matériaux quantitatifs et qualitatifs. Les chercheurs s’appuient sur l’enquête Coconel « Logement et Conditions de vie » (voir ci-dessus) réalisée au printemps 2020, à la huitième semaine de confinement, complétée par 21 portraits sociologiques, afin d’explorer les liens entre différents aspects matériels (revenus, emploi, logement) et subjectifs (sentiment d’isolement, pénibilités ressenties, relations au conjoint et aux enfants) du vécu du confinement. Cette contribution révèle comment le confinement a renforcé les rôles sexués dans le monde privé en n’épargnant aucune catégorie sociale.
12Les effets de genre sont également soulignés par P.-Y. Baudot, A. Martin, A. Lebrun, M. Clerc, A. Carrier, M. Guellier, C. Taillefer et L. Clavier dans leur article d’étude « Le confinement de l’intérieur. Appropriations genrées de l’espace domestique ». Les auteurs rendent compte d’un travail de réallocation spatiale qui attribue aux femmes « l’espace qui reste », les hommes et les enfants étant prioritaires. Leurs analyses des entretiens menés avec douze femmes cheffes de famille ayant participé à l’enquête longitudinale « Confinements de classe » menée au printemps 2020 montrent comment, dans la mesure où la répartition des différents lieux du foyer n’a pas été discutée, la « lutte des places » n’a pas eu lieu, la place résiduelle des femmes contribuant à naturaliser l’inégale distribution du travail domestique en temps de confinement.
13Ces effets liés à la crise sanitaire sont néanmoins à mettre en regard des conditions de logement dans la période qui la précède. Un article dresse ainsi un état des lieux des inégalités sociales de logement en France à la veille de la crise sanitaire. Dans « Les conditions de logement en France. Une approche multidimensionnelle des inégalités de logement selon les classes sociales », F. Bugeja-Bloch, A. Lambert et C. Noûs soulignent que si des enquêtes récentes montrent que le confinement a davantage dégradé les conditions de vie des jeunes et des ménages modestes, les analyses issues de la dernière enquête « Logement » (ENL 2013) de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) permettent d’établir le contexte dans lequel la crise sanitaire a éclaté. Cet article de synthèse rappelle comment les différentes dimensions du logement relatives au type d’habitat, au contexte urbain, au financement et au statut d’occupation se combinent entre elles, préfigurant les vulnérabilités résidentielles durant la pandémie.
14Les utilisations du logement en confinement sont un révélateur précieux des inégalités face à la crise sanitaire. G. Clément, L. Daffe et L. Fritz s’intéressent, dans l’article scientifique « Vécu de la pandémie et plasticité du logement. Le cas du “semi confinement” en Suisse romande », au vécu de la crise sanitaire en Suisse lors de la première vague de Covid-19 à partir de la « plasticité » de la sphère domestique, entendue au sens des possibilités, inégalement distribuées, de transformer et d’ajuster les objets, les relations et les pratiques qui prennent place à l’intérieur du logement pour faire face à la crise. Elles y analysent les résultats d’un questionnaire en ligne diffusé en avril 2020 dans le cadre d’une recherche pluridisciplinaire (« Corona Citizen Science ») et mettent en avant que cette plasticité est davantage un acquis des ménages aux conditions sociorésidentielles les plus favorisées, tandis que les catégories les plus jeunes, les plus exposées à la précarité et les plus féminines doivent davantage s’engager dans un travail de mise en adéquation du logement.
15La mise au jour des inégalités avant et pendant la période de confinement, au-delà de ces quatre articles qui leurs sont consacrés, font l’objet des ouvrages bénéficiant de comptes rendus dans ce numéro. « Comparing and contrasting the impact of the Covid-19 Pandemic in the European Union » de L. Hantrais et M.-T. Letablier, recensé par J. Ogg, souligne ainsi comment la gestion contrastée de la crise sanitaire s’explique notamment par la récolte et l’usage différenciés des données statistiques disponibles au sein de l’Union européenne. « L’explosion des inégalités » dirigé par A. Lambert et J. Cayouette-Remblière, « Personne ne bouge » dirigé par N. Mariot, P. Mercklé et A. Perdoncin et « Familles confinées. Le cours anormal des choses » du collectif d’Analyse des familles en confinement, dont les comptes rendus ont été réalisés respectivement par K. Diter, A. Mary et C. Charlap, se penchent sur le cas français. Les enquêtes sur lesquelles se fondent ces ouvrages démontrent toutes l’existence d’un renforcement des inégalités, sociales et de genre, au temps du confinement. Enfin, la thèse publiée de M. Bourgeois, « Tris et sélections des populations dans le logement social », dont la recension a été effectuée par L. Jacquemard, permet de revenir sur le temps hors pandémie de la sélection des habitants en logement social, lui aussi marqué par des inégalités selon les modes d’articulation des règles étatique et locale d’attribution.
16En somme, l’ensemble de ces contributions permet une appréhension des différents facteurs qui interviennent sur les usages et les modes d’habiter en temps d’épidémie de la Covid-19 et de confinement en soulignant les inégalités sociales, de genre, de génération et de territoire. Les modes d’habiter peuvent se révéler en continuité ou en rupture avec ceux qui avaient cours avant le confinement et prennent des formes hétérogènes et des significations contrastés. Les changements sont vécus positivement ou sur le mode de la contrainte et différencient des types d’expériences qui amènent dans tous les cas à une reconfiguration des fonctions et des manières de vivre son logement et parfois les relations au sein du foyer et de la famille.
Notes
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[1]
Le contenu de cet article n’engage que ses auteurs.
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[2]
Le projet Sapris est une enquête longitudinale en population générale qui permet d’appréhender les principaux enjeux épidémiologiques et sociaux de l’épidémie de SARS-CoV2 et les mesures prises pour la combattre. Sont notamment étudiés l’incidence des symptômes de la Covid-19 et d’autres problèmes de santé, dont la santé mentale, la perception du risque et les pratiques préventives, le recours ou le renoncement aux soins, les effets sur la vie quotidienne, les violences intrafamiliales, les relations sociales et le travail, la prise en charge des enfants, la confiance dans les recommandations publiques et scientifiques. Sapris est porté par une équipe pluridisciplinaire associant des chercheurs de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), de l’Ined, du CNRS et des universités, en épidémiologie, sociologie, démographie et économie. Menée par l’Inserm avec le concours de la Drees, de l’Insee et de Santé publique France, l’enquête Epicov a interrogé en trois vagues à partir de mai 2020 un échantillon représentatif de 135 000 personnes âgées de 15 ans ou plus.
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[3]
L’enquête longitudinale Coconel est une enquête en ligne déployée auprès d’un panel d’un millier de personnes, représentatif de la population française adulte sur divers aspects de la crise actuelle. Conduite par un consortium de chercheurs de l’unité mixte de recherche (UMR) Vitrome, du centre d’investigation clinique Cochin-Pasteur, de l’École des hautes études en santé publique (EHESP) et de l’observatoire régional de la santé Sud-Provence-Alpes-Côte d’Azur, l’enquête longitudinale Coconel vise à suivre plus spécifiquement la réponse psychologique, émotionnelle et comportementale de la population française à l’épidémie de Covid-19 et au confinement. L’enquête Coconel « Logement et conditions de vie » a été réalisée par l’Ined lors de la sixième vague, dans le cadre d’un partenariat avec le consortium Coconel, l’Agence nationale de la recherche (ANR), l’Institut de recherche pour le développement (IRD), l’Inserm et l’Institut français d’opinion publique (Ifop). L’enquête a été menée pour cette vague auprès d’un échantillon de 2 003 personnes représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus.
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[4]
Quatre articles « hors-thème » paraissent également dans ce numéro. Il s’agit d’articles déjà parus en français dans la Revue des politiques sociales et familiales (RPSF) qui ont été sélectionnés par le comité de rédaction de la revue pour être traduits en anglais (pour plus de précisions, voir l’éditorial p. 3).