CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1En Suisse, les personnes âgées de plus de 65 ans sont majoritairement satisfaites de leur habitat, tant à l’échelle du logement que du quartier, estimant bénéficier de qualité de vie et de sécurité (Höpflinger et al., 2019). Nos récents travaux montrent que le rapport à l’habitat n’est pas seulement fondé sur des qualités objectives de l’environnement (par exemple, proximité des commerces, aménagements urbains adaptés au grand âge, accès à des parcs, etc.), mais aussi forgé par les personnes âgées elles-mêmes par le biais de que nous avons appelé, dans le sillage de M. de Certeau (2010), les « arts d’habiter ». Ces derniers sont constitués par un ensemble de connaissances, de pratiques et d’attachements qui participent à leur « puissance d’agir » (au sens de agency) sur et avec l’environnement (Riom et al., 2018).

2L’un des éléments essentiels du vieillir chez soi est le maintien de la familiarité, tant du point de vue spatial que social. Arpenter quotidiennement son quartier (« marcher la ville » [2]), engager et maintenir des interactions avec les habitants et les commerçants, s’adapter aux changements de son propre corps (par exemple, une réduction de mobilité) ou de l’environnement (par exemple, des travaux dans une rue), tout cela participe à faire sien le quartier au quotidien et à nouer des liens dans des relations apparemment anodines, voire anecdotiques (Hummel et al., 2017 ; Felder, 2021). Ces liens, que M. Granovetter (1973) a nommés (de façon un peu contre-intuitive) « liens absents » (absent ties), ont été réexaminés dans des travaux récents et renommés « liens invisibles » (Felder, 2020) ou « liens ténus » (Deml, 2017 ; Riom et al., 2018). Ils unissent, par le biais d’une interconnaissance faible mais significative, les habitants d’un quartier : on reconnait la boulangère sans pour autant connaître son nom ni rien de sa vie hors de la boulangerie, on reconnait le monsieur qui promène tous les matins son chien dans la rue piétonne.

3Sortir de chez soi, fréquenter l’espace public et se rendre dans les commerces rassemblent ainsi deux fonctions : pourvoir à ses besoins alimentaires de façon autonome et s’inscrire dans la familiarité du quartier par le biais de l’entretien des liens ténus. Les travaux de A. Bezirgani et U. Lachapelle (2020) vont dans le même sens en soulignant que, pour de nombreux seniors, la fréquentation des marchés et des commerces de proximité par le biais de la marche à pied est associée à une sortie plaisante et sociale, même si cela les oblige à faire des courses plus souvent du fait de l’impossibilité de transporter beaucoup de denrées à la fois.

4Le confinement et l’injonction à rester chez soi transforme, de façon inédite, des questions travaillées dans le domaine de la sociologie du vieillissement : que se passe-t-il lorsque le chez-soi « repère » et « repaire », pour reprendre les mots de B. Veysset (1989), synonyme de privacité et de sécurité, devient un chez-soi contraint et imperméable à la vie sociale ? Comment se transforme l’expérience de l’habiter, au sens de l’exercice intime du pouvoir sur soi (Breviglieri, 2012), lorsque ce pouvoir ne s’exerce plus que dans un logement coupé de son environnement social et spatial ? Comment habiter chez soi sans plus habiter son quartier ou sa ville ? Ces questions ne sont pas nouvelles en tant que telles et font l’objet de l’attention des sociologues depuis une vingtaine d’années, notamment par le biais du concept de « déprise » (Caradec, 2007, 2012) [3] en lien avec le repli progressif sur le domicile au grand âge (Riom et al., 2015). Ce qui est inédit, c’est la rupture soudaine que les mesures contre la pandémie de Covid-19 font intervenir dans l’expérience de l’habiter des âgés, alors que cette expérience a toujours été étudiée dans la perspective du temps long du processus de vieillissement, en relation avec la perte d’autonomie.

5Le projet « Journaux de confinement d’aînés » nous permet de questionner l’expérience d’un habiter refaçonné par des contraintes externes.

Éléments méthodologiques

6Le matériau présenté ici n’est pas issu d’une enquête au sens classique du terme. Il est le produit de la prise de conscience de la nécessité, pour la sociologue spécialisée dans l’étude de la vieillesse et du vieillissement, de documenter cette période telle qu’elle a été vécue par les personnes âgées de plus de 65 ans. Mais comment approcher cette population en mars 2020, alors même que la distance était de mise et que l’ensemble des intermédiaires (associations, services d’aide et de soin à domicile, services sociaux des collectivités locales) paraient au plus urgent – une enquête sociologique ne faisant clairement pas partie des urgences ?

7Le choix fut fait de récolter des écritures personnelles portant sur l’expérience du confinement. Une semaine après l’annonce du semi-confinement suisse (encadré 1), des personnes âgées de plus de 65 ans ont été invitées à tenir un journal durant la période allant de mars à fin juin 2020. L’appel à participation a été relayé par voie électronique par des associations d’aînés ainsi que par des services sociaux. L’information a également circulé par le biais de médias régionaux (émissions de radio et presse).

Encadré 1. Le semi-confinement suisse

Le 16 mars 2020, le Conseil fédéral déclare la Suisse en « situation extraordinaire » et « appelle la population à éviter tous les contacts superflus, à garder ses distances et à respecter les règles d’hygiène. Il demande en particulier aux plus âgés de rester chez eux » (Conseil fédéral, 2020a). À l’instar des pays voisins, les écoles ont été fermées, tout comme l’ensemble des commerces dits « non essentiels » ainsi que les guichets des administrations. Les activités sportives, culturelles et religieuses ont été mises à l’arrêt et les rassemblements de personnes limités, tant dans l’espace public que dans l’espace privé. Le semi-confinement suisse se voit assoupli, dès la fin du mois d’avril, avec une stratégie de « sortie de confinement » en trois étapes (27 avril, 11 mai et 8 juin 2020). Toutefois, le Conseil fédéral précise que « les personnes vulnérables doivent continuer de rester à la maison » (Conseil fédéral, 2020b), les personnes âgées de 65 ans étant globalement incluses dans cette catégorie. Le 11 mai 2020, l’Office fédéral de la santé publique adapte les recommandations et autorise les sorties des plus de 65 ans sous condition de « la stricte observance » des règles d’hygiène et de l’évitement de lieux très fréquentés.
Il convient de souligner qu’aucune interdiction relative au mouvement des personnes n’a jamais été prononcée. En Suisse, les résidents pouvaient se déplacer librement sur l’ensemble du territoire, raison pour laquelle le confinement suisse est qualifié de « semi-confinement ».

8Le corpus des « Journaux de confinement d’aînés » est composé de 21 journaux écrits et de 5 entretiens effectués par téléphone avec des personnes qui avaient signalé leur souhait de participer mais étaient confrontées à divers obstacles à l’écriture (par exemple, problèmes de vue ou de mobilité de la main). Les journaux ont été remis par voie postale ou par voie électronique. L’ensemble des journaux manuscrits et des entretiens ont été transcrits préalablement à l’analyse.

9La consigne était de documenter de façon à la fois précise et subjective la façon de vivre cette période particulière (encadré 2). Excepté l’âge (seul critère d’inclusion dans le projet), qui devait être indiqué sur la première page du journal, aucune information de type sociodémographique n’a été demandée aux participants. Nous ne possédons donc pas d’informations systématiques qui feraient office de variables ou, du moins, de caractéristiques sociales des participants. Nous avons pu tirer du contenu des journaux des informations sur le lieu de résidence, sur le fait de vivre seul ou non et sur le genre du locuteur, mais ces informations sont fragiles (par exemple, ce n’est pas parce qu’une participante ne mentionne pas son conjoint dans son journal qu’elle n’en a pas).

Encadré 2. Écrire un journal pour une sociologue

À l’exception d’une personne, la tenue du journal de confinement a été une première expérience d’écriture diariste pour les participants. Ils mentionnent, souvent lors des premières pages, l’exercice inhabituel que constitue pour eux l’écriture régulière. Ils étaient libres de choisir le type de support d’écriture ainsi que le rythme d’écriture. Les cahiers reçus témoignent de cette liberté : certains cahiers sont manuscrits (cahiers reçus par la poste), d’autres sont tapuscrits (envoyés imprimés par la poste ou envoyés en fichiers électroniques par mail). Certains comportent des photos (essentiellement de l’extérieur : balcon, jardin, parc, nature), d’autres des schémas ou des dessins. La longueur des journaux est très variable, allant d’une page qui résume la période pour le plus court à 100 pages tapuscrites pour le plus long.
La plupart des journaux comportent des entrées régulières, voire quotidiennes, avec un ralentissement dès fin avril et le début du déconfinement. Plusieurs personnes mentionnent que l’écriture régulière et datée les a aidées à maintenir un rapport au temps, alors même que le quotidien n’est plus rythmé par des activités agendées (activités de loisirs, rencontres familiales et amicales, rendez-vous médicaux, achats, etc.) et que tous les jours se ressemblent. Le journal a servi de marqueur temporel, ainsi que d’espace de réflexivité où discuter « avec soi-même » de la grande incertitude qui traverse l’ensemble des écrits : sortir ou ne pas sortir, puis sortir, mais quand et comment ?
Certaines personnes avaient conscience d’écrire non pas à elles-mêmes, mais bel et bien à un tiers. Les traces de cette conscience transparaissent lorsque les personnes commentent certaines entrées (dans la marge ou en fin d’entrée), notamment celles où sont exprimées les baisses de moral, la lassitude, la solitude : on y trouve des atténuations (« mais je ne dois pas me plaindre, j’ai mon logement, j’ai ma retraite, je suis à l’abri ») ou des autoencouragements (« il faut que je tienne bon »). Parfois, les mentions de coup de blues sont suivies d’excuses (« je ne devrais pas écrire cela, ce n’est pas intéressant »). D’autres traces sont constituées par l’apparition soudaine du « vous » dans la rédaction, à l’instar de cette ultime entrée, le 25 juin, dans le journal J08 : « Je pense que c’est la dernière fois que j’écris. C’est bizarre, j’avais pris l’habitude de m’adresser à vous via le cahier. Ce fut une bonne expérience, une aide précieuse aussi, une occupation certainement. »

10Les participants se répartissent en 22 femmes et 3 hommes, résidant en Suisse romande, en France (3) et en Belgique (1). Quatre participants ont donc rédigé leurs journaux dans des contextes de confinement formellement plus stricts que le confinement suisse, mais nous avons choisi de les intégrer tout de même dans le corpus [4]. L’âge des participants s’étale de 65 ans à 84 ans. Six participants vivent avec leur conjoint (4 femmes et 2 hommes). On devine que 13 participants habitent dans des environnements urbains (appartements), 7 dans des zones suburbaines (appartement ou maison de type villa [5]) et 5 dans des zones rurales (maison). La majorité bénéficie d’un balcon (même petit), d’une terrasse ou d’un jardin. Excepté un couple ayant fait ponctuellement usage de l’offre de livraison de repas à domicile proposée par sa commune, aucun participant ne semble recevoir de l’aide de la part d’un service d’aide et de soin à domicile. Une femme mentionne fréquenter un centre de jour pour personnes âgées (centre fermé durant le premier confinement).

11La participation même au projet ainsi que la forme et le contenu des journaux indiquent que la majorité des participants possède un certain capital scolaire et culturel. Il convient toutefois de préciser que si certains journaux montrent un maniement aisé de l’écriture, d’autres restituent la difficulté face à un exercice inhabituel. Certains sont très réflexifs (surtout les journaux tenus par des femmes), d’autres se limitent à des descriptions du quotidien. À part quelques rares personnes en ayant fait mention, nous ne savons rien de la profession antérieure à la retraite des participants. Les éléments de description du mode de vie ordinaire (hors pandémie) semblent indiquer que les participants sont à situer dans la classe moyenne (supérieure pour certains, inférieure pour d’autres, notamment ceux qui mentionnent vivre avec des ressources limitées).

12Les sections qui suivent, fondées sur l’analyse qualitative à laquelle ont été soumis les journaux, restituent d’abord la prédominance du thème de la sortie dans l’ensemble du corpus, puis déplient trois enjeux liés à la sortie : l’alimentation, la mobilisation physique et, enfin, le lien social.

Un horizon commun à l’ensemble des journaux : sortir !

13Au moment de lancer l’appel à participation au projet, une de nos principales interrogations portait sur la façon dont le (semi)-confinement a modifié le rapport au chez-soi − ce chez-soi incluant le logement ainsi que les espaces intermédiaires, en tant qu’interfaces entre l’espace privé et l’espace public (Pattaroni et al., 2009). Ainsi, l’une des deux brèves consignes pour la rédaction des journaux concernait le rapport au logement : ce rapport s’est-il modifié ? Si oui, en quoi ? [6]

14Pourtant, à la lecture des journaux, un constat s’impose : à de rares exceptions près, les participants n’ont pas décrit leur logement ni documenté leur rapport au logement et c’est au contraire le thème de la sortie du domicile qui prédomine. La sortie comme horizon d’abord impossible, puis négociable et négocié traverse l’ensemble du corpus, ainsi que l’opposition intérieur/extérieur (dedans/dehors). Tous les journaux sont parsemés de « j’aimerais sortir », « je manque d’air », « j’aimerais me promener », « demain je sors ! ». La sociologue en quête de rapport au logement se trouve face à quelques miettes de descriptions qui sont le fait de personnes qui habitent un logement spacieux et lumineux et qui mesurent leur chance. Décrire l’intérieur semble inutile, ce qui compte c’est l’extérieur. Ainsi, celles et ceux qui ont signalé l’existence d’un balcon ou d’un jardin ont tous déclaré que c’était un espace très précieux et investi durant le confinement.

Sortir sans quitter le domicile

15La possibilité de « sortir » tout en restant chez soi trace une ligne de démarcation entre les personnes qui ont l’usage d’un espace extérieur où elles peuvent se mouvoir et avoir des activités de loisirs (jardin, grande terrasse) et celles pour qui sortir est synonyme de fréquentation de l’espace public. Entre deux se trouvent les personnes dont le logement comporte un balcon de taille variable, allant du mini-balcon qui permet tout juste l’installation d’une petite table et d’une chaise, jusqu’au grand balcon où l’on peut se tenir à plusieurs et pratiquer le jardinage en bacs. Il est à souligner que cette démarcation ne se superpose pas avec la distinction rural/suburbain/urbain, puisque les logements de centre-ville comportent parfois des jardinets et, à l’inverse, que certaines maisons villageoises n’ont pas de jardin. L’injonction à « rester chez soi » n’a donc pas eu la même résonance chez toutes les personnes, puisque les frontières du chez-soi sont variables : pour certains, rester chez soi est équivalent à rester à l’intérieur alors que, pour d’autres, il est possible de sortir en restant chez soi. Une participante écrit ainsi : « Chic, j’ai une terrasse. C’est comme si un coin échappait aux directives fédérales » [64 ans, rural, vit seule, 22 avril] [7].

16Durant le mois de mars 2020, le chez-soi a été perçu par beaucoup comme un territoire qu’il n’était plus possible de quitter et sur lequel aucun visiteur n’était bienvenu. Une femme de 71 ans, vivant seule dans un quartier suburbain, écrit ainsi : « Depuis quelques jours, je prends mes repas à la salle à manger, comme si j’étais en visite. Avec décorum, vin rouge et musique. Seul sur son île, Robinson ne peut inviter que lui-même. » Il convient alors de sortir autrement, de travailler à la perméabilité du chez-soi, notamment par le biais des technologies du numérique. Grâce à la présence préalable d’un outil (ordinateur, tablette) ou la réception de celui-ci par un proche au début du confinement, les aînés confinés rapportent la découverte ou l’intensification de ce que l’on pourrait appeler des « sorties numériques » [8], notamment dans les domaine culturel et sportif. Ils s’initient aussi à la possibilité de recevoir des visites numériques familiales ou amicales par le biais d’applications sur le téléphone, la tablette ou l’ordinateur. Au-delà de la sortie et du maintien, à distance, des liens avec les proches, c’est aussi l’évasion qui est recherchée par le biais de diverses « fenêtres » – évasion de chez soi, évasion du contexte pandémique. On regarde des vieux classiques du cinéma à la télévision (« où les gens s’embrassent », précise une femme), on apprend une langue étrangère, on écoute de la musique, les yeux fermés.

Sortir quand même

17À partir de début avril, la question des sorties matérielles se pose avec une intensité croissante dans les journaux. Deux entraves à la sortie commencent à perdre le statut d’évidence : les injonctions officielles et le risque de contamination. Commencent alors les négociations avec soi-même, l’évaluation personnelle de la désobéissance civique et du risque de contamination. La décision de sortie est alors le produit d’une mise à l’équilibre entre besoin physique et psychologique, d’une part, et risque sanitaire, d’autre part (« je ne vais pas me contaminer en faisant seule le tour du pâté de maisons »). Outre le délitement du temps avec des jours qui se suivent et se ressemblent ainsi que la dépendance à autrui pour l’approvisionnement, le confinement altère aussi le soin de soi comme le mentionnent plusieurs femmes âgées. Ne plus sortir de chez soi devient synonyme de laisser-aller physique, tant du point de vue fonctionnel que de l’apparence. Lorsque l’une d’elles, habitant le centre-ville, en prend conscience, elle décide : « Je me maquille et m’habille bien pour sortir ma poubelle ! » Une autre écrit : « Dès le début du confinement, j’ai décidé de maintenir un ordre dans ma vie de tous les jours, même si je ne sors que pour jeter les poubelles, je pense que cela peut m’aider à le supporter en conservant ma dignité de personne » [84 ans, suburbain, vit seule, 18 avril].

18Toutes et tous finissent par ressortir, entre avril et mai, et prennent le large à des distances variables de chez eux. Une troisième entrave apparaît lorsque sont rapportées les intentions de sortie ou les sorties réalisées : le regard de l’autre. Une partie des aînés a fait face à une interdiction de sortir de la part de ses enfants, pendant le confinement, puis durant la première étape du déconfinement. C’est, par exemple, le cas pour un fils qui a, d’une part, interdit à son père de sortir faire des courses et, d’autre part, a contacté sa femme de ménage pour lui interdire l’accès au logement. Les personnes âgées ont donc eu à gérer une double crainte : leur propre crainte (ou non) de sortir et celle de leurs proches (« peur altruiste », autrement dit la peur éprouvée par une personne à l’égard des risques qui, selon elle, menacent une autre personne ; Roché, 1998 ; Kimber et al., 2018.). La deuxième altérité à laquelle sont confrontés les aînés qui sortent est constituée par les moins de 65 ans, celles et ceux qui ne sont pas considérés comme « vulnérables » et qui s’érigent parfois en « entrepreneurs de morale » (Becker, 1985).

19Les écrits font également état de regards, voire de commentaires désapprobateurs de la part de passants ou de commerçants, cette désapprobation pouvant aller jusqu’au refus de servir un client (par exemple, tel pharmacien qui, fin avril, ne veut pas livrer de masques à une personne âgée car il estime qu’elle « n’a pas à sortir »). Une participante sortie prendre l’air après plus d’un mois de confinement strict et qui a rencontré une connaissance relate l’épisode suivant : « Il était en haut d’un escalier et moi en bas ; une femme de 45-50 ans passe et nous dit “Qu’est-ce que vous faites là ? Vous seriez mieux chez vous !” C’est méchant, je trouve » [74 ans, centre-ville, vit seule, 21 avril]. L’expression de la désapprobation par un anonyme envoie le message que le grand âge est momentanément indésirable dans l’espace public.

Une préoccupation permanente : se nourrir

20Avec l’instauration du confinement, les personnes âgées autonomes se sont retrouvées, du jour au lendemain, en situation de dépendance sur une dimension essentielle à leur survie, leur alimentation, puisque l’approvisionnement devait être délégué à un tiers [9]. Cette dépendance subite contraste avec le processus habituel de perte progressive de l’autonomie concomitante de la fragilisation de la santé (Lalive d’Épinay et Spini, 2008). Demander ou accepter de l’aide pour l’approvisionnement et accepter de se trouver en situation de « dépendance culinaire » (Cardon et Gojard, 2008) vis-à-vis de proches a été très durement ressenti par les participants. Au ressenti s’ajoutent les choix à faire pour l’organisation des courses : par quel biais communiquer la liste de ce dont on a besoin ? Est-ce que l’on se limite à l’essentiel – le besoin – ou peut-on se permettre d’avoir une demande précise sur un article dont on a envie ? Comment faire la transmission des courses ? Comment ne pas trop charger, au sens propre et au sens figuré, la personne qui fait les courses ? Dans les journaux, de nombreuses personnes âgées s’étonnent – ou s’agacent – de la place que prend désormais la nourriture et tout ce qui tourne autour dans leur quotidien.

La délégation des courses à des tiers

21Les personnes qui ont fait les courses sont les enfants (majoritairement les filles), des voisins, des bénévoles (souvent jeunes) gérés par les communes ou des associations (par exemple, des scouts). Pour les listes de courses, diverses techniques ont été employées : la liste simple, communiquée par oral ou par écrit avec le téléphone, « je lui fais confiance pour choisir les choses », la liste agrémentée de photos d’emballages des produits à acheter, la liste puis l’assistance téléphonique photographique depuis le magasin (photos des produits envoyées sous forme de question du tiers et de réponse du destinataire). Les courses étaient ensuite déposées dans l’ascenseur ou directement devant la porte de la personne âgée, dans son jardin, sur sa terrasse ou son balcon, si le logement est de plain-pied, ou encore passées par la fenêtre. La réception était l’occasion – ou non – d’échanger quelques mots à distance sur le palier, depuis le balcon ou la fenêtre, ou dans le jardin.

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« Ma voisine me propose de faire les courses pour moi, comme elle les fait déjà pour ses parents, j’accepte. Elle me demande juste une photo de ce dont j’ai besoin : je réunis sur la table une nature morte de boîtes, cartons et emballages divers, j’en prends une photo et la lui envoie par WhatsApp. Le remboursement se fera par échange d’enveloppes dans nos boîtes aux lettres respectives, façon agents secrets. »
[Femme, 78 ans, rural, vit seule, 11 avril.]

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« Le plus gros changement pour moi, c’est que je ne peux plus aller faire mes courses. Ça c’est quelque chose qui est un petit peu difficile, parce que passer commande d’articles sans les voir, c’est pas évident. Du coup, je me suis bien organisée : j’ai plusieurs feuilles sur lesquelles j’inscris ce que j’ai chez moi, dans mes armoires et dans mon frigidaire, donc je sais ce que j’ai. Et j’ai une autre feuille pour les menus, d’un jour à l’autre je vois ce que je vais manger demain. Et sur la troisième feuille, je prépare déjà la prochaine commande. Je ne vais pas faire mes courses parce que ma fille insiste pour que je ne le fasse pas, étant donné que je suis dans la tranche d’âge critique. Donc elle me fait les courses et me les dépose dans l’ascenseur, comme ça on ne se voit pas du tout, sauf par la fenêtre. »
[Femme, 77 ans, centre-ville, vit seule, 17 mai.]

24À l’arrivée des courses se pose la question, du moins au début du confinement, de la possible contamination des surfaces. Certains ont mis leurs courses « en quarantaine » ou enlevé les emballages des produits à l’extérieur du logement pour ne faire entrer que la matière première. Ces pratiques ont toutefois rapidement cessé.

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« Nos enfants, ils sont très rigoureux. Comme on ne sait pas quelle est la permanence du virus sur les différentes surfaces, notamment sur les emballages, au début on a mis nos courses en quarantaine dans le garage, pendant 24 heures au moins. Nos courses étaient en quarantaine. C’est vrai que quand il y avait des courses pour une semaine, on ne touche pas les choses tout de suite ! On fait des évaluations puisqu’on ne sait pas. Donc c’est vrai, les courses en quarantaine ; par contre, on n’allait pas laver tout et passer tout à l’alcool. Parce que à un moment donné, on ne peut plus, c’est trop compliqué. »
[Femme, 80 ans, suburbain, vit en couple, 10 mai.]

26Confier ces achats à d’autres a en outre conduit les aînés diaristes à s’adapter au contenu des courses.

« Faire avec » les achats effectués par autrui et aménager des espaces de liberté

27Une fois arrivés à domicile, les sacs ne comportent pas toujours ce qui a été commandé et s’ouvrent sur de bonnes ou mauvaises surprises : on a commandé une salade composée sous vide et arrive un mélange pour soupe ; on a souhaité quelques légumes et il en arrive 3 kg ; on se réjouit du chocolat mais il est de la marque que l’on n’aime pas. Pourtant, aucun aidant n’est tancé, on prend sur soi et c’est l’occasion « d’apprendre des nouveaux goûts », comme l’exprime une participante. Parfois, la nourriture livrée comporte une plus-value émotionnelle :

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« Deux garçons masqués sont venus m’apporter mes courses. Pour les biscuits, j’avais dit : “N’importe quoi. Comme ça j’aurai la surprise.” Lors de ma commande par téléphone, le collaborateur de la mairie a écrit : “biscuits au choix”. Et les gars m’ont acheté littéralement un paquet contenant six sortes de biscuits. J’aurai le choix. Et le paquet s’appelle “Petit amour”. »
[Femme, 77 ans, suburbain, vit seule, 31 mars.]

29Lorsque les courses se présentent en grande quantité, par exemple lorsqu’elles sont faites à la semaine, il faut cuisiner les produits frais (viande, légumes) pour pouvoir les conserver plus longtemps. Une femme s’exclame par écrit : « Livraison de légumes. C’est de la folie, je me retrouve à la tête d’une grande quantité et il va falloir cuisiner ! » Lorsque les quantités sont importantes, il arrive que les personnes cuisinent pour des voisins qui, ensuite, rendent la réciproque.

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« Ce matin, sur le rebord de ma fenêtre, le fils de mes voisins a posé un Tupperware vide. Il se tient en retrait, attendant que j’ouvre la fenêtre. Il sait qu’il ne doit pas s’approcher. Ça me fait étrange, l’impression d’être une pestiférée… [Mon jeune voisin] Alex me remercie pour la soupe d’hier et me dit qu’il a fait de la purée pour moi ! »
[Femme, 65 ans, rural, vit seule, 21 mars.]

31Au fil du confinement, certains découvrent comment reprendre la main sur leur approvisionnement par le biais de sites internet qui proposent des produits frais. C’est un « très grand changement » pour ceux qui ont l’habitude d’aller faire leur marché, mais cela permet de choisir ses produits. Les premières tentatives de commande de « paniers du terroir » directement chez les producteurs sont parfois des épreuves pour les nerfs :

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« De nouveau, le stress pour remplir le formulaire pour commander des fruits et légumes à la ferme. Elle ferme cinq jours à Pâques et je souhaite avoir quelques réserves. Fin d’après-midi, patatras. Mail de la ferme : “complets jusqu’à Pâques, nous ne pouvons pas assurer votre commande”… Je deviens anxieuse puis je retrouve mon calme, mais incroyable comme cette question des courses prend de l’importance et devient obnubilante. »
[Femme, 66 ans, suburbain, vit seule, 6 avril.]

33L’impossibilité d’acheter soi-même ce dont on a envie est pesante et les magasins se transforment en un lieu de tentation, provoquant des élans de désir très surprenants pour celles et ceux qui les éprouvent.

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Madame J15 doit se rendre en ville pour régler des problèmes de succession : « Le conseiller m’attendait, porte ouverte. Et lorsque je reviens à la voiture, garée juste devant un magasin, j’ai tellement envie d’aller m’acheter quelque chose. N’importe quoi. Moi qui n’aime pas faire mes courses… qui déteste les magasins… Je dois vraiment me faire violence pour ne pas y rentrer. »
[Femme, 65 ans, rural, veuvage récent et vit seule, 24 mars.]

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« Je suis sortie faire une promenade près de chez moi et suis allée jusqu’à la boulangerie-pâtisserie, suis entrée et j’ai acheté n’importe quoi juste pour acheter, délice[10], pâté, sandwich, tresse. Le plaisir que j’ai eu à manger mon délice en me promenant ! »
[Femme, 74 ans, centre-ville, vit seule, 28 avril.]

36La perte de pouvoir sur l’alimentation est doublée de la rupture des liens ténus qui se tissent, discrètement, lors des sorties d’approvisionnement. L’absence de ces contacts routiniers, à la fois rassurants et tonifiants, est souvent évoquée de façon pudique, au détour d’une description ou d’une anecdote surgissant brièvement dans le journal :

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« Et ça me manque, aussi, d’aller dans les magasins, parce que la plupart du temps j’y faisais des rencontres, des voisins, des amis, donc ça me manque énormément, quand même, le contact humain… Voilà, c’est une chose qui me manque vraiment. »
[Femme, 77 ans, centre-ville, vit seule.]

38On découvre ainsi que ne pas sortir faire ses courses constitue une rupture du lien social à l’échelle locale, puisque tant le commerce d’alimentation que le chemin qui y mène sont des occasions de rencontres et de maintien de l’interconnaissance.

Maintenir le corps malgré la sédentarité : se mouvoir

39Le confinement a interrompu la pratique d’activités sportives en groupe, les plus citées étant la gymnastique, la marche nordique et le yoga. Pour les pratiquants d’activités sportives, nombreux dans notre corpus, ainsi que pour ceux qui entretiennent leur santé physique par le biais de pratiques de mobilité telles que le vélo, l’enjeu de la mobilisation physique apparaît dans les journaux dès les premières entrées : comment rester en forme ? Comment éviter de « rouiller », de perdre de la musculature, cette perte présentant le risque d’apparition de douleurs et de réductions de mobilité impactant négativement la qualité de vie (Luthy et al., 2015) ? Une participante relate ainsi que sa mère de 93 ans se forçait à faire des mini-promenades malgré le confinement, car « si elle s’arrêtait, elle n’aurait plus la force de remettre ses muscles en marche ».

Rester en mouvement chez soi

40Une première option pour se mouvoir chez soi consiste à profiter des cours en ligne pour seniors offerts par divers organismes [11] ou par des clubs qui maintiennent le lien avec leurs membres. Les participants mentionnent la pratique en ligne de la gymnastique, du yoga et même des cours de « marche à la maison » proposés par un club de marche nordique. L’effet de ces cours est salué par celles et ceux qui l’expérimentent : « Quel plaisir de bouger », « Je me sens en vie ».

41La marche reste néanmoins l’activité la plus recherchée et les tactiques pour la pratiquer sans prendre de risques sont multiples : marche dans le logement, « autour des meubles », marche dans les escaliers, marche dans le jardin, jusqu’à la course à pied dans un appartement vide.

42

« Bientôt la fin de notre troisième semaine hors du monde. En effectuant ma marche autour des meubles, je me demandais ce qui me manquait le plus ? L’air, bien sûr. Pouvoir respirer même si dans Paris l’air est pollué. Marcher. »
[Femme, 82 ans, centre-ville, vit en couple, 2 avril.]

43

« Alors le jardin, je le compte comme étant chez nous n’est-ce pas ? Et… on s’est permis de… de se promener dans notre jardin, de marcher ! On a vu qu’on avait à disposition 100 m entre le fond de notre jardin et la route. Nous faisions des allers-retours dix fois, ça fait deux kilomètres et ça durait une demi-heure. Donc ça permettait de faire deux kilomètres à l’intérieur de la propriété. On a fait ça durant deux semaines et demie, parce que c’est insupportable de ne pas marcher. Si on est en bonne santé à notre âge, c’est parce qu’on continue à marcher. »
[Femme, 80 ans, suburbain, vit en couple, 10 mai.]

44Pour ceux qui ne bénéficient pas d’un jardin, la tentation de la marche hors de chez soi devient en revanche vite pressante, d’autant plus que la météo est magnifique en ce printemps 2020.

Sortir marcher en négociant les risques

45Les participants sans accès à l’extérieur chez eux (jardin, balcon) soupirent devant leurs fenêtres en relatant « l’impression d’étouffer » et de « manquer d’air ». Alors, certains commencent à sortir malgré tout, en étant conscients d’enfreindre les injonctions officielles et en opérant, avec eux-mêmes, des arrangements avec la prise de risques :

46

« Je fais donc quelques balades à 1h ou 3h du matin. Je les aime bien, mes balades nocturnes : c’est calme, très peu de voitures, un ou deux cyclistes, je découvre des petits coins ignorés. »
[Femme, 78 ans, suburbain, vit seule, 26 mars.]

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« Je vais marcher tous les matins tôt ; donc dès que je me réveille, je m’habille et je vais marcher dans mon voisinage, dans les rues autour de chez moi. C’est la meilleure heure, il n’y a personne dans les rues, donc je ne vais pas faire de rencontres de joggeurs ou de gens qui sont… qui risquent de m’infecter. J’aime bien les heures matinales pour marcher, ça me plait beaucoup. »
[Femme, 77 ans, centre-ville, vit seule, 18 avril.]

48Progressivement, durant le printemps, tous les participants se remettent à sortir : les premiers sont ceux qui habitent à la campagne ou dans les territoires suburbains, puis ce sont les habitants de la ville, certains en catimini, comme on l’a vu ci-dessus, d’autres plus ouvertement. Ce qu’ils restituent est une réappropriation de leur espace et de leur liberté de s’y mouvoir : ils marchent la ville, entretenant leur lien au monde, mais aussi leur santé – ils marchent la vie. Cette liberté retrouvée, ou plutôt reprise, constitue une dimension essentielle de la qualité de vie dans le grand âge : la liberté de se mouvoir dans les espaces publics (Pennec, 2006).

49La prédominance de la marche dans notre corpus dialogue également avec les premiers résultats de l’enquête française Transicovid portant sur la gestion du temps durant le confinement du printemps 2020 (Barthou et al., 2020) : d’une part, la pratique du sport a fortement baissé chez les plus de 66 ans durant le confinement et, d’autre part, c’est au sein de cette classe d’âge que l’on retrouve les personnes qui sont sorties le plus souvent pour se promener. Ces résultats suggèrent donc que, pour les aînés, la pratique du sport (souvent collective) a été remplacée par des promenades. La reprise des promenades, même modeste, n’est pas toujours aisée : plusieurs personnes soulignent quelques difficultés lors de leurs premières sorties après une première partie de confinement très strict, à l’instar de cette participante :

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« Je suis sortie ce matin à 9h15, j’ai croisé trois personnes, les distances respectées. Il y a un petit parc près de chez moi. J’y ai fait un tour. En marchant, je me suis sentie comme une convalescente, mes jambes me portaient bien, mais avec une certaine instabilité malgré les exercices quotidiens que je fais à la maison. J’ai aussi ressenti comme de légers vertiges, est-ce que c’est parce que je respirais à me remplir les poumons à fond ? Cela faisait quatre semaines que je n’étais pas sortie et cela se ressent. Je marche beaucoup en général. Ça m’a fait du bien quand même, je suis plus détendue. J’ai décidé que je devais sortir pour mon moral et ma santé au moins une fois par jour, ça pourrait être le matin ou à 19h30 quand tout le monde regarde les nouvelles. Je ne sortirai pas les dimanche et lundi de Pâques, je laisse la place aux plus jeunes qui auront besoin de sortir. »
[Femme, 74 ans, centre-ville, vit seule, 9 avril.]

51Le risque de contamination n’est pas le seul risque perçu par les aînés qui sortent de chez eux pour faire de l’exercice : plusieurs mentionnent le risque d’accident et d’hospitalisation en période de surcharge hospitalière et font donc preuve d’une grande prudence lors des sorties, ou s’abstiennent momentanément de pratiquer certaines activités d’extérieur tel que le vélo.

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« Je m’aventure dans les bois, mais pense que si je tombais, me cassais une jambe (ce qui ne m’est jamais arrivé de ma vie !), je serais très isolée et constituerais une charge pour l’hôpital… mieux vaut emprunter des chemins sûrs ! »
[Femme, 78 ans, centre-ville, vit seule, 3 avril.]

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« Je fais du vélo d’appartement, mais ce n’est pas drôle les vélos d’appartement. Je regarde la télé en même temps hein. Parce que si je ne mets pas la télé, sur ce vélo, je m’ennuie à mourir. À partir du 11 mai, je ressortirai. J’ai un vélo électrique. Je vais ressortir faire du vélo dehors. Mais jusqu’à cette date, je n’en ferai pas parce qu’effectivement si j’avais un problème, vous voyez, je ne voudrais pas encombrer les urgences et autres, vous voyez. Ce n’est pas souhaitable. »
[Homme, 71 ans, rural, vit seul, 28 avril.]

54Dans ce contexte d’évaluation des risques au moment des sorties s’est posée la question de la présence des autres lorsque les aînés diaristes sortent marcher.

Marcher, malgré ou avec les autres

55La marche en ville est perçue comme plus compliquée qu’en campagne : les participant urbains décrivent la nécessité de zigzaguer entre les trottoirs pour ne pas croiser des passants à moins de deux mètres ou de se coller contre des façades lorsque le changement de trottoir est impossible. Les réactions des passants sont décrites dans leur diversité : l’approbation (des sourires et des « bonjour » de la part de passants inconnus), l’indifférence ou la gêne (regards baissés), la désapprobation (regards désagréables, « se faire regarder comme un pestiféré », commentaires désobligeants). Les expressions de désapprobation s’amenuisent dès la mi-mai et ceux qui marchent en campagne font le constat que les salutations entre marcheurs reprennent. La marche des autres et les problèmes de croisements se manifestent particulièrement en ville, mais les habitants de régions rurales ressentent également les effets de l’attrait de la marche pour l’ensemble de la population durant le confinement : « Je n’ose pas sortir au vu de toutes les voitures qui ont envahi le village, des gens qui marchent sur la route centrale. De voir ainsi ces “envahisseurs” me fait sentir encore plus fort ce confinement » [Femme, 65 ans, rural, vit seule].

56De nombreuses personnes profitent des promenades pour marcher à deux, mêlant ainsi le plaisir de l’activité physique à celui de la rencontre amicale ou familiale. Certains tiennent des agendas de promenade, afin de marcher avec des personnes différentes, « chacune leur tour ». Toutefois, marcher à deux tout en conversant, n’est pas forcément aisé, notamment pour des aînés ayant des déficiences auditives : entendre ce que dit l’autre oblige à se rapprocher, et donc à rompre la distanciation physique. Marcher à deux peut donc être fatiguant, car les conversations en mouvement nécessitent la gestion conjointe de la vue, la motricité, la parole et l’audition.

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« J’ai rendez-vous à 10h avec [mon amie] Maria au Jardin de l’Observatoire [à Genève]. Ensemble, nous faisons un grand tour, même si je préfère être seule, car maintenir toujours la distance représente une tension. Si elle s’arrête, je ne diminue pas assez vite mon pas et lui bute dessus. Si je ne comprends pas ce qu’elle me dit, j’avance trop vers elle. Si je marche la première, je la distancie. Si je la suis, je ne peux pas m’arrêter où je veux, etc. En fait, je préfère parler sur un banc à la bonne distance, mais pas parler quand je suis là pour marcher. Je deviens sauvage, j’ai plus envie de me promener seule que de toujours devoir garder la distance. »
[Femme, 78 ans, centre-ville, vit seule, 15 avril.]

58Les activités de marche en compagnie, même si elles nécessitent des ajustements, indiquent l’importance accordée au maintien des liens avec les proches : du moment où l’on se décide à sortir, autant que cela permette aussi une interaction sociale.

Par-delà les murs, rester liés

59Le troisième enjeu porte sur le maintien des liens – familiaux, amicaux, sociaux. Le principal outil pour le maintien de ces liens a été fourni par les technologies de communication. Nos diaristes ponctuels mentionnent tous un usage intensif des appareils à leur dispositions : téléphone fixe et portable, ordinateur, tablette. Les usages ont été divers : parler au téléphone, écrire des messages, faire des visioconversations à deux ou plus, s’informer, se divertir. Les outils numériques ont fait office de médiateurs avec le monde extérieur, les aînés faisant état d’une intensification et d’une diversification des usages – une participante dit à ce propos : « Je suis devenue accro à ma tablette. » Nos constats vont dans le sens de l’enquête de E. Barthou et al. (2020) qui montre une augmentation des usages numériques parmi la classe d’âge des 66 ans et plus au cours du confinement.

60Une première fonction des outils de communication est l’information. Au début du confinement, les aînés diaristes accordent une grande attention aux médias mais expriment assez rapidement leur lassitude ou leur irritation face aux informations répétitives et anxiogènes. Ils sont cependant nombreux à suivre régulièrement les conférences de presse du Conseil fédéral suisse, puisque leur déconfinement se trouve entre ses mains.

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« Le rappel c’est sans arrêt, sans arrêt. Il n’y a pas un journal télévisé ou une émission, sans qu’on nous rappelle que les personnes âgées étaient vulnérables, qu’il fallait les protéger et ceci et cela. »
[Homme, 71 ans, rural, vit seul, 28 avril.]

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« Trop c’est trop. J’ai de la peine à dormir, je me sens envahie. J’en profite pour relâcher le rythme de lecture et d’écoute d’émissions. »
[Femme, 72 ans, petite ville, vit seule, 15 avril.]

Rester lié par l’intermédiaire du numérique

63La deuxième fonction des outils de communication est de maintenir le lien avec les proches. Le confinement a donné lieu à la constitution de nombreux groupes WhatsApp familiaux ou amicaux. Plusieurs personnes mentionnent la ritualisation de contacts qui, jusqu’alors, étaient plutôt aléatoires et spontanés. Certains contacts deviennent quotidiens (par exemple, avec la famille, pour se donner des nouvelles chaque matin). D’autres sont répartis sur les jours de la semaine, afin que chacun y trouve son compte, tant en termes de bassin de personnes à disposition que de répartition de l’attention à l’autre. Une majorité de participants rapporte l’importance – qualitative et quantitative – du temps passé à communiquer, à l’instar de cette femme qui s’exclame dans son journal : « Et de téléphone en téléphone, toutes ces voix qui entrent dans ma maison. Et me font oublier le confinement, ô combien ! » Puisqu’on ne peut pas sortir ni recevoir de visites, les proches entrent chez les confinés par les technologies.

64Pourtant, cette intensité de communication numérique ne compense qu’en partie les contacts en face à face, le son des voix, les embrassades, l’être ensemble dans toute sa richesse. Nombreux sont celles et ceux qui le mentionnent, à l’instar de cet épisode relaté par une participante :

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« Je ne peux pas passer une journée sans parler à personne, donc j’ai des listes de gens à qui je peux parler, je barre chaque fois que j’ai appelé, et je regarde : “elle ou lui, je l’appellerai demain.” […] Mais j’ai eu un coup au moral à la Pentecôte, car habituellement il y a une fête de famille. Cette année, il y avait une partie de la famille chez mes neveux et ils ont eu l’idée de me faire participer par visioconférence. Je voyais par l’écran qu’ils étaient réunis, ils buvaient l’apéro et j’étais seule de l’autre côté. À un moment donné, quelqu’un a dit “À table !”, et je me suis retrouvée seule devant mon assiette. »
[Femme, 77 ans, centre-ville, vit seule, 12 juin.]

66Les outils du numérique servent de solution, sous forme de pis-aller, à la rupture de la participation sociale sous toutes ses formes (citoyenne, culturelle, sportive, religieuse, etc.), notamment associative. Les sciences sociales ont bien montré que si la santé reste un déterminant fort de la qualité de vie des personnes âgées, la participation sociale en est également une dimension essentielle (Bickel, 2014 ; Barbabella et al., 2019). Pour autant qu’elles soient connectées, les personnes âgées ont découvert – seules ou par le biais de proches – la participation sociale numérique : visite de musées, écoute de conférences ou de concerts, activités religieuses et sportives en ligne (voir supra), réunions associatives en visioconférence. La découverte porte sur l’offre en ligne, mais également sur la gratuité qui constitue une agréable surprise, ressentie comme une forme de sollicitude. Tant les pratiques en ligne en direct (par exemple, séance de gymnastique dans un club d’aînés ou conférence) qu’en différé contribuent à la (re)structuration temporelle : elles permettent d’agender des activités, de recréer des routines qui rythment la journée. La rédaction d’entrées régulières dans le journal de confinement remplit la même fonction structuration du temps, tout comme elle constitue une sorte de lien avec l’extérieur.

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« Après le petit déjeuner et les deux cafés, j’ai bricolé un peu, toilette, habillage. À 14h30, devant la TV pour le cours de gym douce. Elle m’a fait grand bien et j’ai pu passer un après-midi fructueux : un peu d’ordre, Évangile et méditation sur le site Internet de YouPray[12], encore sur le site de l’ECR[13], cela m’a fait beaucoup de bien à l’âme. Ordinateur encore : courriels, transferts. »
[Femme, 78 ans, rural, vit seule, 8 avril.]

68Ainsi, pour les confinés, les outils de communication permettent de rester lié aux proches et au monde en général.

Rester lié par les ouvertures du logement

69Les ouvertures matérielles – balcons, fenêtres – peuvent également jouer le rôle d’interfaces entre l’intérieur et l’extérieur, en permettant une participation sociale à distance, comme l’a montré de façon originale A. Lenggenhager (2017). Depuis le balcon ou la fenêtre, les aînés diaristes regardent les passants dans la rue, l’activité dans les cours d’immeubles (par exemple, les conversations entre proches, l’un dans la cour, l’autre à la fenêtre, ou ensemble dans la cour), le facteur qui transporte une montagne de colis, les files d’attente devant les magasins d’alimentation, les boulangeries et les pharmacies.

70Le balcon devient ainsi le poste d’observation du petit monde du pâté d’immeuble ou du quartier. Une participante nous fait part de ses constats sur le comportement genré des passants âgés dans la rue au bas de chez elle : « Beaucoup de monde sur les trottoirs. Certains messieurs âgés avec chien ne se déplacent pas pour garder la distance sociale. Eux, ils marchent tout droit. » Un logement donnant non sur la rue, mais sur une cour déserte dont personne ne fait usage, peut soudainement générer de la frustration. Une participante ayant emménagé avec son mari dans le centre-ville il y a deux ans décrit leur choix initial dicté par la volonté d’éviter le bruit de la rue, choix qui devient regret au moment du confinement : la tranquillité désirée se mue en tranquillité subie durant quelques semaines.

71Les fenêtres et les balcons donnent également la possibilité de faire connaissance avec des voisins confinés eux aussi, et passant donc beaucoup de temps au domicile. Une femme écrit à ce propos : « C’est la première fois en 38 ans que je suis dans cet immeuble que j’interpelle quelqu’un par le balcon. C’est chaleureux aussi. » Les immeubles deviennent ce que C. Guinchard et L. Ogorzelec (2018) nomment des espaces d’«intervisibilité », où l’on regarde et où l’on est vu, par touches ponctuelles, parfois de façon synchrone, parfois en décalé, puisque le balcon et la fenêtre permettent aussi de voir sans être vu. Une participante écrit ainsi que, à sa surprise, ses voisins lui disent admirer régulièrement les fleurs de son balcon. Les applaudissements du soir, en mars et avril, créent également un lien ponctuel et particulier, à l’échelle de groupes d’immeubles, entre personnes ne se connaissant souvent pas et dont on perçoit la présence et la participation par la vue et le son, ou uniquement le son.

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« C’est amusant de voir les gens dans leur salon essayer de bouger, de faire des exercices. Il y en a un en face qui y va à fond : il boxe et fait des pompes. C’est drôle. C’est des choses que l’on ne voit pas habituellement. Je trouve que les immeubles sont vivants, on sent ou on voit des gens à l’intérieur. En temps normal avec le travail, on ne voit personne, on n’entend que le bruit des autos et des motos. »
[Femme, 74 ans, centre-ville, vit seule, 3 avril.]

73Parfois, les immeubles très vivants, avec un haut degré de sociabilité entre voisins, sont vécus comme excluant par les personnes âgées qui sont conscientes de ce que représenterait pour elles une contamination. Une habitante âgée d’un immeuble organisé en coopérative d’habitation décrit ce sentiment de ne pas être à sa place lors d’une animation dans la cour :

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« Un voisin musicien a annoncé un concert de guitare dans la cour pour 18h30 et je décide d’aller l’écouter dans la cour, où je ne suis pas vraiment allée (si ce n’est en allant faire la lessive) depuis le début du confinement. J’ai pris un manteau et un foulard mais, dans la cour au soleil, il fait un temps d’été. Les enfants courent et me frôlent. Beaucoup de gens causent entre eux et boivent l’apéro, malgré la distance respectueuse, et je me sens seule, malgré la beauté de la musique. Seule et incongrue, cette cour joyeuse n’est pas un lieu sûr. »
[Femme, 78 ans, centre-ville, vit seule, 5 avril.]

75Dans les villages, c’est le pas de la porte qui peut faire office d’ouverture sur le monde et la possibilité de maintenir le lien : « Je m’estime tellement chanceuse d’habiter dans ce village où simplement sortir sur le pas de porte permet la discussion, un échange même furtif » [femme, 65 ans, rural, vit seule]. Les ouvertures matérielles laissent également entrer le son de l’environnement immédiat, ajoutant à la vision, mentionnée ci-dessus, un deuxième lien sensoriel avec l’extérieur. Les aînés rapportent le plaisir de voir diminuer ce qui est considéré comme du bruit (la circulation dans les rues), ce bruit cédant la place au chant des oiseaux, aux cris d’enfants qui jouent, aux mélodies d’un voisin musicien. Certains sont très attentifs au son de la ville et suivent le confinement puis les étapes du déconfinement par ce biais.

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« Mais la proche reprise des activités se fait sentir : le silence n’est plus aussi absolu ; on entend des bruits de chantier, de souffleuse, on voit des fonctionnaires sortir des bureaux, la circulation qui reprend. »
[Femme, 78 ans, centre-ville, vit seule, 23 avril.]

77Les liens avec l’environnement de vie immédiat créés et maintenus par le biais des ouvertures du logement gagneraient à être étudiés de façon plus fine et systématique. Ils constituent une piste de recherche stimulante pour l’étude des adaptations à la perte de mobilité dans le grand âge.

Conclusion : « faire avec » le confinement

78Si le vieillissement se conjugue souvent avec une fragilisation croissante qui conduit l’individu à renégocier ses pratiques et plus largement son mode de vie, dans un temps long par le biais du processus de déprise (Caradec, 2007, 2012), le confinement a subitement projeté les personnes de plus de 65 ans dans une obligation de déprise. Après quelques jours de sidération (cette phase n’ayant probablement pas été le propre des personnes âgées), un processus de renégociation – non pas durable, mais ponctuel et situé – du mode de vie a été initié sous la forme du déploiement de tactiques au sens de M. de Certeau. La tactique, cet « art du faible », doit « jouer sur le terrain qui lui est imposé tel que l’organise la loi d’une force étrangère » (Certeau, 2014, p. 60), ici la loi du confinement. Les personnes ont recouru, au cours du confinement, à des astuces, des tours de passe-passe, voire des ruses – marcher de nuit, à l’abri des regards ; boire un verre avec une voisine en étant assise dans l’entrée du logement et la voisine à l’extérieur devant la porte ouverte – afin de garder une marge de manœuvre sur leur liberté et leur qualité de vie.

79M. Von Arx (2020), dans son article intitulé avec humour « Pourquoi je ne peux pas promener votre chien ? », décrit les refus d’aide qu’elle s’est vu opposer par des habitants âgés de son quartier durant le confinement. Elle formule l’hypothèse que promener soi-même son chien est une tactique de maintien du lien avec son environnement matériel et humain, par le biais de sorties quotidiennes. La mise en œuvre de tactiques est parfois concomitante de prises de conscience sur le caractère essentiel des liens tissés au quotidien, les liens ténus, en sus des liens familiaux et amicaux :

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« C’est fou ce que j’aime voir les gens et je m’aperçois que je m’imaginais être une solitaire. En effet, les moments passés à la maison, seule, m’étaient précieux et bienfaisants. Comme je me suis trompée sur moi-même ! Les gens = gens dans un magasin – clients ou caissières, marchands au marché + voisin(e)s + connaissances au club des seniors + et surtout les amis. »
[Femme, 73 ans, centre-ville, vit seule, 15 mai.]

81Les journaux de confinement permettent de mettre en lumière comment se négocie, au jour le jour, le maintien de l’autonomie, tant dans sa définition fonctionnelle que philosophique, face à l’hétérodétermination constituée par les mesures contre la pandémie de Covid-19 (Fuchs et al., 1997). En effet, être en quelque sorte assigné à résidence met en péril un équilibre singulier, construit dans le temps, au fil du vieillissement, par chaque personne âgée pour maintenir une inscription dans l’espace social et, plus largement, une place dans la société. Cette place a été interrogée par de nombreux diaristes au début du confinement – « Y a-t-il encore une place pour moi dans cette société ? » –, place également réinterrogée lors des premières sorties sous le regard parfois désapprobateur des plus jeunes.

82Nos analyses – prudentes, car menées sur un matériau inhabituel et peu propice au maniement de l’explication et à la montée en généralité théorique – se sont concentrées sur les dimensions structurant les journaux de confinement. Ces dimensions en relation avec la sortie du domicile, l’alimentation, la mobilisation physique, le lien social, se déclinent à la fois en renoncements (« tant pis ») et en tactiques (« quand même »). Nous avons privilégié les tactiques, afin d’éclairer l’agentivité [14] qui va de pair avec l’exercice de l’autonomie. Il ne s’agit toutefois pas de faire ici le portait d’un fragment de population caractérisé par sa résilience. Certes, la rédaction portant sur les tactiques est bien plus importante dans les journaux récoltés, en nombre et longueur d’entrées, que celle portant sur les renoncements. De même, les coups de fatigue et de blues sont furtifs, cette parcimonie de la restitution des émotions négatives étant probablement imputable à la configuration du projet (encadré 2). L’envers de la médaille nous échappe et nous incite à la nuance : les renoncements, l’angoisse, le sentiment de solitude sont peut-être à lire entre les lignes des journaux.

83Au moment où nous écrivons ces lignes, la pandémie est toujours déclarée et d’autres confinements, semi-confinements et mesures diverses ont suivi la période sur laquelle se fonde cet article. De nouvelles questions s’articulent alors à celles auxquelles nous avons apporté quelques réponses : dans quelle mesure la lassitude et l’incertitude ont-elles altéré, durant la deuxième moitié de l’année 2020 puis en 2021, la capacité à déployer des tactiques en vue du maintien de la qualité de vie ? les entraves répétées à la vie ordinaire ont-elles eu un impact négatif sur l’autonomie de la population âgée, impact dont on ne prendra la mesure qu’à la sortie de la pandémie ? certains réagencements, pensés comme ponctuels dans un premier temps, sont-ils devenus durables ? Les études et publications à venir apporteront un supplément de connaissances aux premiers éléments présentés ici.

Notes

  • [1]
    Le contenu de cet article n’engage que son autrice.
  • [2]
    L’expression « marcher la ville » est apparue dans le domaine de l’urbanisme au début des années 2000. Elle insiste sur l’importance de l’interaction entre le sujet-piéton et l’environnement urbain (voir par exemple Fricau et Laplace-Treyture, 2009).
  • [3]
    La déprise est définie par V. Caradec comme « le processus de réaménagement de l’existence qui se produit au fur et à mesure que les personnes qui vieillissent doivent faire face à des difficultés accrues » (2012, p. 103). Pour une synthèse des travaux consacrés, dans la sociologie francophone, aux transformations du rapport à la ville et à l’habiter au cours du vieillissement, voir Riom et al., 2017.
  • [4]
    Les participants résidant à l’étranger ont probablement entendu parler du projet par des proches (par exemple, enfants vivant en Suisse – deux participants le mentionnent dans leur journal) ou par les médias. Nous avons décidé de conserver ces journaux dans le corpus car si, formellement, la Suisse se distinguait de la France et de la Belgique sur la sévérité du confinement, la situation des personnes de plus de 65 ans était similaire. En effet, la majorité des résidents âgés du pays a pris très au sérieux l’injonction du Conseil fédéral et a considéré cette injonction comme une interdiction. En cours d’analyse, il est apparu que les journaux en provenance de France et de Belgique ne présentaient aucune particularité au regard des journaux suisses sur les dimensions présentées dans cet article.
  • [5]
    L’appellation « villa » désigne les maisons mitoyennes ou individuelles typiques du suburbain suisse.
  • [6]
    L’autre consigne portait sur la restitution des activités quotidiennes et des réflexions personnelles.
  • [7]
    Excepté l’âge, les caractéristiques figurant en fin de citation sont inférées à partir du contenu des journaux. Parfois, l’inférence est périlleuse ou impossible.
  • [8]
    Autrement dit, des « sorties » au théâtre, à une soirée de conférence ou au club de gym, en ligne par le biais d’internet, et donc sans sortir de chez soi.
  • [9]
    Aucun pays européen n’a complètement interdit les sorties et déplacement. Les restrictions les plus sévères, en vigueur en France et en Belgique par exemple, autorisaient les sorties pour l’achat de denrées alimentaires. Toutefois, les messages des autorités sanitaires soulignaient que les personnes de plus de 65 ans devaient éviter au maximum les sorties et, en particulier, éviter de fréquenter des lieux publics clos, tels que les supermarchés.
  • [10]
    Spécialité suisse : Petit pain de Sils garni de beurre.
  • [11]
    L’offre de cours en ligne a été diffusée par les associations d’aînés par voie de courrier électronique.
  • [12]
    Site internet de contenus numériques de prière catholique.
  • [13]
    Église Catholique Romaine de Genève.
  • [14]
    Au sens de capacité à agir sur le monde.
Français

À la mi-mars 2020, le confinement est déclaré dans les pays de l’espace européen et les gouvernements adressent une injonction particulière aux plus de 65 ans à rester strictement chez eux. Le confinement à domicile soulève la question du rapport au chez-soi des aînés : Que se passe-t-il lorsque ce chez-soi, synonyme de privacité et de sécurité, devient un chez-soi contraint et imperméable à la vie sociale ? Comment se transforme l’expérience de l’habiter, au sens de l’exercice intime du pouvoir sur soi, lorsque ce pouvoir ne s’exerce plus que dans un logement coupé de son environnement social et spatial ? Des éléments de réponse sont apportés par l’analyse de 25 journaux de confinement, tenus à la façon de journaux intimes par des personnes de plus de 65 ans, habitant, pour la plupart, en Suisse romande, durant le printemps 2020. Par le biais d’une écriture personnelle et régulière, les journaux consignent des éléments factuels (activités, contacts) ainsi que des ressentis et réflexions personnelles. L’analyse révèle que, bien plus que le repli sur une domesticité contrainte, la dimension principale traversant les écrits est la sortie du logement. Cette dimension concentre trois enjeux essentiels liés à la sortie : l’alimentation, la mobilisation physique et le lien social.

  • personnes âgées
  • habiter
  • confinement
  • Covid-19

Références bibliographiques

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  • Becker H., 1985, Outsiders, Paris, Métailié.
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Cornelia Hummel
Professeure, département de sociologie, université de Genève [1].
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Mis en ligne sur Cairn.info le 03/01/2022
https://doi.org/10.3917/rpsf.141.0049
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