CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Déjà remarquée pour son mémoire (Bourgeois, 2013) issu d’une enquête menée au sein d’un organisme d’habitations à loyer modéré (HLM), M. Bourgeois a poursuivi son travail sur les attributions de logements sociaux dans une thèse [2] passionnante, publiée en 2019 aux éditions Dalloz. S’inscrivant au croisement des sociologies de l’action publique, des organisations et de la ville, la recherche analyse les modalités du choix des futurs locataires du parc social par les agents HLM. La chercheuse, aujourd’hui maîtresse de conférences à Sciences Po Grenoble (laboratoire Pacte), privilégie une approche ethnographique et recourt à un panel important et varié de matériaux d’enquête [3]. La démarche entreprise est comparative : les données sont recueillies au sein de six organismes HLM (trois offices publics de l’habitat [OPH] et trois entreprises sociales pour l’habitat [ESH] [4]) dans trois agglomérations (Grandeville, Miville et Petiteville [5]). M. Bourgeois se pose la question suivante : comment expliquer la régularité des stratégies, des pratiques et des processus d’attribution observés, malgré les différences de contextes et de configurations locales ? Trois hypothèses, correspondant à trois niveaux d’analyse (macro, méso, micro), structurent le propos en trois parties constituées chacune de deux chapitres. Elles interrogent à chaque fois le rôle prédominant (ou non) de chacun des acteurs (l’État, les organisations, les agents de terrain) dans les pratiques d’attribution des agents HLM.

2Dans la première partie, M. Bourgeois, s’intéressant au rôle de l’État, cherche à comprendre le développement parallèle d’une politique de droit au logement et d’une politique de mixité sociale, a priori contradictoires. Elle observe un processus construit sur le compromis réalisé entre deux « coalitions » : alors que le premier principe est davantage porté par une « coalition libérale » (État et associations de lutte contre le mal-logement), le second se rapporte à une coalition dite « universaliste » (bailleurs sociaux et collectivités territoriales). Elle s’oppose ainsi à la thèse d’un processus de « ruse de la mise en œuvre » (implementation trick) développée par V. Dubois (2010), qui « renvoie à la proclamation par les gouvernants d’objectifs flous et contradictoires “dont on sait la réalisation improbable” » (p. 159). Elle laisserait ainsi « aux acteurs de la mise en œuvre la responsabilité des échecs de la politique pour n’en revendiquer que les aspects les plus valorisants » (ibid.).

3À un niveau plus local, elle observe que « le pouvoir normatif de l’État est limité en matière d’attribution des logements sociaux » (p. 205) : face à la faiblesse des normes étatiques, les acteurs locaux sont plutôt amenés à élaborer des « normes secondaires d’application » (p. 206). L’étude des enjeux de pouvoir présents entre les différents acteurs du « système local HLM » (Bourgeois, 1996) nous montre ensuite que ces derniers disposent d’une rationalité différente : alors que les bailleurs sociaux ont une rationalité « commerciale et gestionnaire », les collectivités territoriales poursuivent une rationalité « politique » ; Action Logement possède une rationalité « économique » tandis que l’État défend une rationalité « de solidarité nationale ». Chaque configuration territoriale étudiée possède en outre des contraintes particulières, aux niveaux économiques et/ou politiques, expliquant ainsi la place accordée aux bailleurs sociaux dans chacun des cas. Finalement, l’articulation des rationalités et des configurations amène à trois formes de régulation : une régulation économique (Grandeville), une régulation politique (Miville) et une régulation gestionnaire (Petiteville).

4Dans la deuxième partie, la chercheuse interroge les conditions de production des règles locales d’attribution. Deux cas sont analysés : lorsque les attributions de logement sont cadrées par des règles de peuplement (chapitre 3) et lorsqu’elles suivent d’autres règles (chapitre 4). Dans le premier cas, les règles de peuplement peuvent être mobilisées soit par les bailleurs sociaux, soit par les collectivités territoriales, qui emploient chacun des registres de justification distincts. Les instruments mis en œuvre sont construits sur la base de savoirs théoriques et pratiques provenant à la fois des cadres dirigeants et des agents de terrain. Dans le deuxième cas, les règles de peuplement sont absentes pour différentes raisons. Quand les réservataires [6] exercent une forte contrainte, les bailleurs sociaux ne disposent que d’une faible liberté de placement sur leurs logements. Quand ils sont plus libres, les attributions peuvent être centrées sur la problématique de la vacance et du traitement des impayés. En outre, le principe de mixité sociale peut être fortement critiqué, entraînant de fait une mise à l’écart de la question du peuplement.

5Enfin, dans une dernière partie, M. Bourgeois se place aux côtés des agents de terrain chargés de l’attribution des logements, postés au guichet de l’organisation : les street-level bureaucrats[7] (Lipsky, 1980). Elle s’intéresse d’abord aux profils sociologiques des agents HLM et à leurs représentations du métier. Malgré des similarités présentes (surreprésentation des femmes, personnel issu principalement de l’interstice entre classe moyenne et classe populaire), elle distingue trois générations d’agents (expérimentés, intermédiaires, jeunes recrues) et trois registres d’action (l’agent administratif, le travailleur social, le commercial).

6Dans son analyse des processus de catégorisations et de classifications à l’œuvre chez les chargés d’attribution, et de leurs liens avec les catégories définies par l’organisation, la sociologue différencie deux types de configurations locales. Dans la première, les catégories pratiques des agents se fondent sur des règles de peuplement et se construisent sur un axe double : celui des ressources (bon payeur/mauvais payeur) et celui des comportements (bon père de famille/fauteur de troubles). Ces mêmes discours « alimentent des processus de stigmatisation qui transforment la qualification en disqualification et produisent des discriminations » (p. 439). M. Bourgeois remarque par ailleurs que même si les agents disposent de marges de manœuvre importantes (redéfinition ou renégociation des catégories institutionnelles), elles ne déstabilisent pas pour autant l’ordre institutionnel. Dans la deuxième, où les règles de peuplement ne sont pas officiellement affirmées, la chercheuse s’interroge sur les déterminants des pratiques des agents et sur l’existence, ou non, de régularités entre les trois terrains concernés. À l’ESH de Grandeville, des stratégies informelles de peuplement sont malgré tout véhiculées par les cadres intermédiaires et viennent guider les pratiques des agents HLM. Même s’il existe de la critique, ces derniers vont plutôt adopter une attitude pragmatique de mise en conformité avec les exigences de la hiérarchie locale. Sur un autre terrain étudié (ESH de Petiteville), la maîtrise du peuplement va se constituer comme un impératif professionnel, les agents y possédant des missions de gestion locative. Enfin, sur le dernier terrain (OPH de Grandeville), la majorité des agents met à distance la question du peuplement et en critique le principe, par refus de « cataloguer » les clients. La présence de pratiques minoritaires de peuplement invite toutefois M. Bourgeois à les réinterroger sous l’angle de la culture professionnelle des agents. L’ordre institutionnel, les caractéristiques de l’environnement local et la culture professionnelle constituent finalement trois piliers de l’explication des pratiques locales d’attribution.

7Cette recherche est une contribution capitale dans l’étude des attributions de logements sociaux. Elle montre l’importance de la notion de peuplement et ses attaches avec les politiques de gestion du risque, combinant une diversité d’acteurs. Sa triple focale analytique (macro, méso, micro) offre une vision d’ensemble de la problématique, expliquant la cohérence d’un système en apparence contradictoire. Le niveau de détail permis par l’enquête ethnographique et le croisement des matériaux apportent en outre une grande finesse dans les résultats, toujours mis en perspective. La double entrée comparative (territoriale et organisationnelle) amène une solidité empirique certaine, couplée à une robustesse théorique, qui soutiennent l’argumentation développée. Enfin, le souci permanent de clarté et de synthèse de l’autrice permet au lecteur de ne pas se perdre dans les différents niveaux d’analyse abordés dans un champ de recherche nécessitant une sérieuse connaissance technique.

Notes

  • [1]
    Le contenu de ce compte rendu n’engage que son autrice.
  • [2]
    Thèse de science politique soutenue en 2017 sous la direction de Patrick Le Galès, IEP de Paris.
  • [3]
    Observations directes, entretiens semi-directifs avec des professionnels du logement social aux différents niveaux de la hiérarchie des organismes, analyse documentaire, exploitation statistique de dossiers individuels.
  • [4]
    Les OPH et les ESH sont deux types d’organismes HLM, les premiers étant rattachés à une collectivité territoriale et les seconds correspondant à des sociétés de droit privé. L’autrice note que les OPH et les ESH sont aujourd’hui relativement proches du point de vue de leur gestion.
  • [5]
    Les noms des agglomérations ont été anonymisés par l’autrice.
  • [6]
    « La réservation permet aux acteurs qui investissent dans la construction de nouveaux programmes sociaux de désigner des candidats sur les groupes pour lesquels ils ont financièrement contribué. Ces réservations portent sur des logements identifiés dans le patrimoine social ou sur un flux annuel d’attribution. […] Les collecteurs Action Logement, les représentants de l’État local et les municipalités sont les principaux réservataires » (p. 163).
  • [7]
    « Les street-level bureaucrats sont des professionnels de terrain qui interagissent directement avec les citoyens et disposent d’une discrétion substantielle dans l’exécution de leur travail » (p. 45). Leur étude a fait l’objet de l’ouvrage de M. Lipsky, référence essentielle en sociologie de l’action publique.

Références bibliographiques

  • Bourgeois C., 1996, L’attribution des logements sociaux. Politiques publiques et jeux des acteurs locaux, Paris, L’Harmattan.
  • Bourgeois M., 2013, Gérer au quotidien l’attribution des logements sociaux. Enquête ethnographique dans un organisme HLM, Paris, L’Harmattan.
  • En ligneDubois V., 2010, Politiques au guichet, politiques du guichet, in Borraz O., Guiraudon V. (dir.), Politiques publiques 2, Paris, Presses de Science Po, p. 265-286.
  • Lipsky M., 1980, Street-Level Bureaucracy: Dilemnas of the Individual in Public Services, New York, Russell Sage Foundation.
Laura Jacquemard
Doctorante en sociologie, université Lumière-Lyon 2 [1].
  • [1]
    Le contenu de ce compte rendu n’engage que son autrice.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 03/01/2022
https://doi.org/10.3917/rpsf.141.0157
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