1Dirigé par N. Mariot (directeur de recherche du Centre national de la recherche scientifique [CNRS] au Centre européen de sociologie et de science politique, CNRS-Paris 1-Panthéon-Sorbonne-EHESS), P. Mercklé (professeur de sociologie à l’université Grenoble Alpes) et A. Perdoncin (chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales [EHESS]), cet ouvrage réunit les contributions de vingt-quatre chercheurs [2] en sociologie et en science politique. L’ambition affichée des auteurs est d’abord historique. Ils manifestent la volonté de « garder une trace et documenter un moment important » (p. 7) que constitue le premier confinement lié à la pandémie de Covid-19. L’importance de cette recherche tient en outre à son caractère inédit. Pour la première fois dans l’histoire, est intimé à une échelle mondiale l’ordre de rester à domicile de jour comme de nuit pour juguler la diffusion d’un virus à la propagation très rapide. Les contributeurs souhaitent enfin rompre avec l’abondant traitement médiatique dont ce virus et ses conséquences médicales, sociales, politiques, psychologiques etc. ont fait l’objet., Pour ce faire, ils se sont donnés la possibilité de prendre le « temps nécessaire à l’analyse sociologique et à la publication des travaux scientifiques » (p. 7) en publiant cet ouvrage près d’un an après le premier confinement lié à la pandémie de Covid-19. Ils entendent ainsi donner aux lecteurs des clés de compréhension du « monde qui nous entoure » (p. 7) grâce aux écarts pris vis-à-vis de « certaines images [déformées de la réalité] qui se sont forgées et stabilisées » (p. 8) dans les « récits “à chaud” » (p. 7) qui ont saturé les médias lors de cette période.
2Pour répondre à tous ces objectifs, un dispositif d’enquête ambitieux a été mis en œuvre. Étudiant le social mais n’en étant pas moins contraints par ce dernier, les chercheurs ont été amenés à repenser les outils traditionnels d’élaboration des enquêtes., Ils ne disposaient plus des moyens matériels et humains habituellement à disposition dans les laboratoires, ni de la possibilité d’interagir physiquement avec leurs enquêtés. Devant faire avec les exigences des méthodes quantitatives, impliquant d’avoir des résultats représentatifs, et dans le souci d’apporter des connaissances scientifiques dans un court délai, ils ont opté pour la passation d’un questionnaire dans le cadre d’une enquête intitulée « La vie en confinement » (Vico) [3]. Près de seize mille réponses ont été récoltées. La taille remarquable de la population d’enquête relève de la variété des canaux de diffusion mobilisés. Les réseaux d’interconnaissances des chercheurs et de leurs étudiants, les réseaux sociaux de groupes ayant peu de visibilité, pour ne pas dire de reconnaissance sociale, ainsi que les rédactions d’une vingtaine de journaux régionaux ont été ciblés. Outre l’ampleur de l’échantillon sur lequel porte la recherche, notons aussi son originalité : sa composition sociale permet l’étude de groupes tels que des militants Gilets Jaunes ou des artisans du bâtiment et des travaux publics (BTP) qui sont peu représentés dans les recherches habituellement menées en sociologie. En dépit des efforts faits pour veiller à la variété de la population enquêtée, la représentativité n’est pas atteinte et des biais demeurent. Les jeunes, les femmes et les individus issus de milieux favorisés sont surreprésentés parmi les répondants, d’où l’emploi de méthodes de redressement de l’échantillon.
3À ce versant quantitatif vient s’ajouter une orientation plus qualitative qui donne à cet ouvrage sa force principale. Combinant le traitement statistique à un examen minutieux de quatre mille témoignages écrits, laissés par les participants dans une partie du questionnaire dédiée à leur expression libre, les chercheurs sont parvenus à dépasser les visions caricaturales d’un confinement qui aurait été vécu comme une parenthèse enchantée. En rupture avec les médias qui ont largement contribué à diffuser ces heureuses conceptions [4],ils ont porté une attention particulière aux questions de logement et de travail (partie I), aux façons dont le confinement a été vécu (partie II) et à ses effets sur les relations sociales (partie III).
4Bien loin de l’image d’un évènement appréhendé comme un épisode de recentrement sur soi, de respect massif et immédiat des orientations gouvernementales (chapitre 8) et d’union nationale sacrée, les différentes contributions soulignent que le premier confinement a plutôt été propice à un état de mal-être généralisé. Ce malaise s’estparticulièrement fait ressentir parmi les catégories de la population les plus concernées par des difficultés socio-économiques. Les artisans, commerçants et ouvriers ainsi que les ménages les plus pauvres et les jeunes ont été les plus sévèrement touchés par les conséquences économiques et sociales du confinement. Ils ont eu davantage tendance à déclarer des pertes de revenus, une diminution de leur activité professionnelle et/ou des licenciements (chapitre 7). Lorsqu’ils ont pu poursuivre leur activité, ils ont été plus exposés à la maladie que les personnes plus diplômées et/ou occupant des postes rémunérateurs et socialement valorisés. Ces dernières ont été plus protégées en raison des possibilités plus grandes qu’elles ont eu de télétravailler par rapport aux travailleurs de secteurs professionnels plus précaires (chapitres 4, 5 et 6). Les différences entre les milieux sociaux se saisissent également à l’aune des déplacements effectués afin de gagner les lieux de confinement en dehors de la résidence principale. Davantage opérés par les enquêtés les plus dotés en capitaux économiques et scolaires en quête de calme et de verdure, ces mouvements géographiques ont aussi été une réalité pour les plus précarisés d’entre eux (chapitre 1). Ce constat se vérifie particulièrement pour les étudiants qui ont été nombreux à avoir réinvesti le domicile parental pour pallier les coûts économiques et sociaux du confinement (chapitre 13). Ce fait participe donc à diminuer de beaucoup le poids des discours reliant ces mobilités, souvent effectuées depuis les grandes villes universitaires (comme Paris, Lille ou Lyon) [p. 28] vers d’autres départements, au fait d’être « bobo » (p. 26). S’intéressant aux effets relationnels du confinement du printemps 2020 pour la population étudiante, les chercheurs mettent en avant un sentiment marqué de solitude qui revient dans ses discours − et dans ceux des jeunes de manière plus générale. Toutefois, ils révèlent que cette catégorie de la population n’a pas le monopole de ce ressenti. Elle le partage avec les personnes isolées, les célibataires sans enfant et/ou les personnes âgées (chapitres 3 et 16 à 20). À ce sujet, les auteurs notent qu’il ne faudrait pas trop hâtivement voir dans le confinement une occasion favorable à « [l’]ouverture » et à « [l’]épanouissement » (p. 211) des liens sociaux. Ils font au contraire la démonstration de la prégnance d’un « entre-soi » (p. 199) durant cette période. Cet « entre-soi » prend forme dans l’entretien et l’alimentation de relations entre des personnes partageant de fortes similitudes sociales (chapitre 20).
5Enfin, les inégalités sociales de genre sont une thématique transversale à cet ouvrage. Relevée dans d’autres travaux, comme ceux d’A. Lambert et de J. Cayouette-Remblière (2021) [5] ou du Collectif d’analyse des familles en confinement (2020), la répartition inégale des tâches domestiques est étudiée dans de nombreux chapitres (chapitres 4, 9 à 12 et 16).
6Dans un contexte marqué par l’interruption des activités professionnelles considérées comme non essentielles, nombre de mères n’ont plus eu la possibilité de déléguer à des tiers ou à des institutions la réalisation d’une partie du travail ménager et/ou parental (Goussard, Sibaud, 2017). Elles s’en sont alors trouvées chargées de façon quasi ininterrompue pendant les deux mois qu’a duré le premier confinement. Particulièrement mobilisées dans la scolarité de leurs enfants présents au sein du domicile familial (chapitre 11), elles ont par ailleurs dû assurer la poursuite de leur propre activité professionnelle, qu’elle soit maintenue sur site ou à domicile (chapitre 12). En leur qualité de femmes, la responsabilité de veiller à la pérennité des liens sociaux leur est de surcroitrevenue. Cette préoccupation était plus impérieuse encore que cette crise a pu participer à leur fragilisation (chapitre 16).
7En s’attardant sur la manière dont les âges, les configurations amicales, familiales et professionnelles, les lieux de vie (chapitres 2 et 9), les orientations politiques (chapitres 14 et 15) et le sexe donnent des formes variées aux expériences vécues du premier confinement, les auteurs en donnent une vision éminemment sociale qui vient s’ajouter à ses dimensions sanitaire et politique.
Notes
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[1]
Le contenu de ce compte rendu n’engage que son autrice.
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[2]
M.-P. Bès, C. Bidart, V. Cardon, C. Charlap, A. Collet, A. Defossez, J.-L. Demonsant, G. Favre, J. Figeac, C. Giraud, F. Gonthier, M. Grossetti, T. Guerra, L. Joubert, L. Launay, A. Machut, N. Mariot, P. Mercklé, S. Paye, A. Perdoncin, T. Poullaouec, M. Renvoisé, H. Steinmetz et O. Zerbib.
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[3]
Pour en savoir plus sur cette enquête : enqueteconfinement.wixsite.com/site (consulté le 10 mai 2021).
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À titre d’exemples : www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/18/le-journal-du-confinement-de-leila-slimani-jour-1-j-ai-dit-a-mes-enfants-que-c-etait-un-peu-comme-dans-la-belle-au-bois-dormant_6033596_3232.html ; www.ouest-france.fr/sante/virus/coronavirus/un-confinement-mieux-vecu-que-prevu-par-les-francais-6827014 ; www.lesechos.fr/politique-societe/emmanuel-macron-president/exclusif-pour-deux-francais-sur-trois-le-confinement-a-ete-une-periode-facile-a-vivre-1216869 ; www.lesinrocks.com/cheek/confinement-heureux-aline-baudry-scherer-307872-06-05-2020/ (consultés le 10 mai 2021).
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[5]
Voir le compte rendu d’ouvrage de K. Diter, p. 145.