CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’ouvrage Familles confinées, le cours anormal des choses présente les résultats de l’enquête qualitative menée par le collectif d’Analyse des familles confinées [2] auprès de familles pendant le confinement du printemps 2020 en France. Grâce à un matériau collecté « sur le vif » de mars à juin 2020, il apporte une contribution importante à la compréhension des expériences du confinement, des facteurs sociaux qui les ont produites et des inégalités sociales qui en ont découlé.

2L’enquête a été réalisée de la première semaine de confinement, à la mi-mars 2020, jusqu’à fin juin 2020 : des entretiens hebdomadaires ont été menés, par téléphone ou visioconférence, auprès de dix-huit familles dites « traditionnelles » (couple hétérosexuel cohabitant et élevant un ou plusieurs enfants, dont au moins un enfant est âgé de moins de 10 ans), issues de classes populaires, moyennes et supérieures, résidant en Île-de-France et dans les régions métropolitaines. C’est avant tout un regard féminin sur le confinement que les chercheurs ont collecté. Ce choix de configuration familiale, qui laisse dans l’ombre les familles monoparentales et recomposées par exemple, s’explique par l’objectif « d’étudier une forme familiale particulièrement révélatrice de la complexité des arrangements temporels » (p. 13). Dans ce cadre, les conditions concrètes du confinement pour chaque famille ont été interrogées : vécu en matière d’emploi, de travail professionnel, de relations conjugales, de prise en charge des enfants et du suivi pédagogique. Avec une perspective en termes d’articulation des temporalités, les auteurs ont cherché à saisir les effets du confinement, appréhendé comme une « mise à l’épreuve du travail, de l’école et de la famille » (p. 14), sur les inégalités de genre et de classe.

3Le premier chapitre dresse les portraits de six familles confinées qui montrent l’hétérogénéité des conditions et des vécus du confinement ainsi que leur évolution au fil des semaines. La fine description du quotidien de ces familles, qui sont diversifiées en termes de cadres de vie, de conditions économiques, de statuts d’emploi, de configurations familiales et d’âges des enfants, rend toute leur épaisseur aux expériences individuelles et familiales du confinement à l’aune de leurs conditions objectives d’existence et de la réorganisation des foyers qu’il a impliqués. Cette série de portraits révèle différents registres d’expérience du confinement.

4Le deuxième chapitre permet de saisir les déterminants sociaux des registres d’expériences du confinement. À partir de différentes dimensions (conditions matérielles d’existence, organisation de la vie familiale, place du travail professionnel et degré d’autonomie à son égard, ordre genré domestique), une typologie de rapports au confinement est dégagée : le « rapport heureux au confinement » (p. 50), le « rapport heurté au confinement » (p. 5) et le « rapport mitigé au confinement » (p. 62). Le vécu du confinement ne semble ainsi pas relever de la seule appartenance de classe.

5Comment l’activité professionnelle a-t-elle été accomplie et vécue dans les familles pendant le confinement ? Pour répondre à cette question, le chapitre 3 interroge les conditions matérielles de l’exercice professionnel (l’équipement informatique, l’aménagement d’espaces dédiés au travail ou la réalisation des tâches professionnelles à proximité des autres membres de la famille, par exemple), les questions des rythmes, de l’autonomie et de sens du travail. Avec une population d’enquête majoritairement en télétravail, le premier constat est celui de l’inventivité déployée par les travailleurs, attachés à « professionnaliser les espaces de travail » (p. 80) dans leur domicile. Il évoque les bricolages et tactiques, ces « arrangements créatifs et pragmatiques » (p. 97) mis en place pour poursuivre l’activité professionnelle et souligne le fait que les enquêtés ne se sont pas forcément mis à l’écart des autres membres de la famille pour travailler. Les auteurs constatent également le caractère central de l’autonomie temporelle dans l’exercice et le vécu du télétravail. Sur ce point, les situations les moins favorables se trouvent chez les cadres du secteur privé qui ont fait face au maintien d’une charge de travail classique sans prise en compte de la situation de confinement par leur hiérarchie, pris dans des collectifs de travail « dans lesquels la disponibilité extensive au travail reste un marqueur fort de l’engagement professionnel » (p. 96), tandis que les agents du service public sont ceux pour qui le pouvoir sur les temps ainsi que le soutien du collectif de travail ont été les plus effectifs.

6Le chapitre 4, plus descriptif et exploratoire, s’intéresse aux pratiques familiales et parentales pendant le confinement. Il montre, et c’est tout son intérêt, le poids de la norme du « bien-être enfantin » (p. 102), très largement partagée par les enquêtés quelles que soient les appartenances sociales et qui se concrétise dans la disponibilité parentale. Quant à l’école à la maison, temps familial central pour les parents, les auteurs montrent qu’il a mis en jeu la proximité, inégalement distribuée, avec les normes scolaires. Une variation dans l’importance accordée au travail scolaire et dans ses modalités pratiques se fait jour selon l’appartenance sociale : les mères les plus diplômées ont eu tendance à relativiser les enjeux scolaires, quand les mères les moins dotées ont fait montre d’un investissement et d’un respect des recommandations scolaires perçues comme des prescriptions.

7La question du genre, essentielle pour comprendre les enjeux des familles confinées, est approfondie dans le cinquième chapitre. Les auteurs proposent une typologie permettant d’analyser l’amplification du travail domestique et parental des femmes dans toutes les familles [3] à l’aune de l’activité professionnelle. Pour les femmes en couple qui n’exercent pas d’activité rémunérée, le confinement a été marqué par une augmentation du travail, combinée à l’impossibilité de recourir à l’externalisation du travail domestique et de garde des enfants. Chez les couples biactifs en télétravail, l’enjeu a moins résidé dans la répartition du travail domestique et parental que dans son orchestration, son contenu et sa qualité dont on saisit la dimension genrée. Quant aux couples dans lesquels seules les femmes ont poursuivi une activité professionnelle, elles ont conservé leur rôle de « cheffes d’orchestre du temps parental et des tâches ménagères » (p. 134). Le constat est sans appel : dans toutes les familles, l’organisation du travail domestique et parental est restée définie par l’activité des mères.

8Par la richesse du matériau récolté, sa finesse descriptive et sa rigueur analytique, cet ouvrage constitue un apport remarquable pour la compréhension des enjeux du confinement et de la (re)production des inégalités sexuées et socioéconomiques en contexte de crise. Il offre par là-même un point de dialogue tout à fait intéressant avec les enquêtes quantitatives réalisées en 2020-2021 sur le premier confinement. Les questions qu’il soulève invitent à poursuivre les recherches, en s’intéressant à des populations moins représentées dans les enquêtes (on pense ici aux hommes ou aux personnes précaires, souvent sous-représentés dans les corpus) et, plus largement, aux effets de la crise sanitaire qu’il serait intéressant d’explorer dans la perspective du care. Cette crise a, en effet, troublé l’ordre habituel des normes du care. La visibilisation des activités de soin (à l’hôpital, dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes [Ehpad], par exemple) comme de service (dans la grande distribution) et la suspension de la prise en charge des enfants par les institutions habituelles (crèches, écoles, cantines, centres de loisirs) et celle des personnes âgées par les professionnelles du service à la personne ont mis sur la place publique le caractère essentiel de ces activités, largement assignées ou déléguées à des personnes vulnérables et dévalorisées en temps ordinaire (Fisher et Tronto, 1991). Dans ce contexte, placer au cœur des enjeux la question du care, et les rapports sociaux de sexe, de classe et de race qui le constituent, paraît indispensable pour saisir les effets de la crise de manière plus globale.

Notes

  • [1]
    Le contenu de ce compte rendu n’engage que son autrice.
  • [2]
    Le collectif est formé par : P. Barbier, maître de conférences en sociologie, université Paris 1-Panthéon-Sorbonne, Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP), Centre national de la recherche scientifique (CNRS), École des hautes études en sciences sociales (EHESS) ; M. Chatot, post-doctorante, Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (Irisso), CNRS, université Paris-Dauphine, Institut national de la recherche agronomique (Inrae) ; B. Fusulier, directeur de recherches au Fonds de la recherche scientifique (FNRS), professeur de sociologie, université catholique de Louvain ; J. Landour, chercheur associé, Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (Lise), Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) ; M. Le Gagneur, maîtresse de conférences en sociologie, Irisso, CNRS, université Paris-Dauphine, Inrae ; A. Piesen, doctorante, Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (Iris), EHESS ; S Pizarro Erazo, docteure en sociologie, chercheuse associée au Lise, université de Paris ; V. Viera Giraldo, doctorante au Lise, Cnam.
  • [3]
    Ce constat est fait dans toutes les enquêtes menées sur cette période en France. Parallèlement à celles présentées dans ce numéro, voir notamment Albouy et Legleye, 2020 ; Givord et Silhol, 2020 ; Recchi et al., 2020.

Références bibliographiques

  • Albouy V., Legleye S., 2020, Conditions de vie pendant le confinement : des écarts selon le niveau de vie et la catégorie socioprofessionnelle, Insee Focus, n° 197.
  • Fisher B., Tronto J., 1991, Toward a feminist theory of caring, in Abel E. K., Nelson M. K. (dir.), Circles of Care: work and identity in women’s lives, Albany, New York, State University of New York Press, p. 35-62.
  • Givord P., Silhol J. (dir.), 2020, Confinement : des conséquences économiques inégales selon les ménages, Insee Première, n° 1822.
  • Recchi E., Ferragina E., Helmeid E., Pauly S., Safi M., Sauger N., Schradie J., 2020, Confinement pour tous, épreuve pour certains. Les résultats de la première vague d’enquête du projet CoCo, Faire face au Covid-19 : Distanciation sociale, cohésion et inégalité dans la France de 2020, Sciences Po/CNRS, n° 1.
Cécile Charlap
Maîtresse de conférences, université Toulouse-Jean Jaurès [1].
  • [1]
    Le contenu de ce compte rendu n’engage que son autrice.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 03/01/2022
https://doi.org/10.3917/rpsf.141.0149
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