CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’ouvrage collectif dirigé par A. Lambert et J. Cayouette-Remblière [2] arrive à point nommé pour qui souhaite prendre du recul sur l’actualité la plus récente et comprendre les conséquences économiques, sociales et politiques du contexte extraordinaire dans lequel la France est plongée depuis 2020, à savoir celui d’une crise sanitaire majeure marquée par des mesures de restrictions, de durée et d’intensité variables. Les deux sociologues et leur équipe [3] annoncent, dès les premières pages, leur objectif ambitieux : observer, documenter et dévoiler les effets inégaux de la pandémie de Covid-19 qui, au printemps 2020, a nécessité l’arrêt brusque de la plupart des activités économiques en France (à l’exception des commerces jugés « essentiels »), ainsi que l’imposition d’un repli domestique à l’ensemble de la population pendant presque deux mois. Plus précisément, les chercheurs remettent en cause l’idée largement répandue dans les médias et les discours politiques selon laquelle la crise sanitaire aurait affecté autant ou de la même manière les conditions de vie de tous les individus et qu’elle aurait demandé un niveau d’effort similaire pour tous. Ils s’attachent, au contraire, à montrer, preuves empiriques à l’appui, l’aspect profondément inégalitaire de la pandémie et de ses diverses restrictions sanitaires. L’assignation à résidence et la mise en place variable du télétravail et du chômage partiel ont non seulement mis en lumière les inégalités de genre, de classe et d’âge, largement invisibilisées dans la sphère domestique et professionnelle, mais elles ont de surcroît contribué à « amplifier toutes les inégalités sociales qui leur préexistaient en matière de conditions de logement, d’emploi, de travail, de revenus et de relations sociales » (p. 36). Autrement dit, un même constat sans appel est rappelé avec force tout au long de l’ouvrage : si la pandémie a concerné l’ensemble de la population, toutes et tous n’ont pas vu leur activité professionnelle s’arrêter, leur sociabilité se restreindre, leur niveau de vie se dégrader et leur santé mentale se détériorer.

2L’ouvrage s’ouvre sur un chapitre introductif dans lequel les coordinatrices reviennent sur le contexte du premier confinement et sur les différentes étapes de sa mise en œuvre. Elles y détaillent ensuite le dispositif méthodologique, qui est composé d’une enquête statistique représentative menée auprès de 2 003 personnes âgées de 18 ans et plus [4], et de la réalisation de vingt-et-un portraits sociologiques à partir d’entretiens. Ces derniers, menés principalement par téléphone, ont servi à diversifier la population enquêtée et à accéder aux récits de vie « en temps de Covid » des ménages les plus précaires et les plus aisés, vivant dans des zones géographiques variées. En outre, ils ont permis de réinscrire l’expérience inégale du confinement dans les parcours de vie des individus, dans la mesure où les auteurs ont réinterrogé des personnes déjà enquêtées dans le cadre de précédentes recherches.

3La partie introductive se termine par un chapitre statistique mettant au jour les effets socialement et sexuellement différenciés de la crise sanitaire sur les conditions de travail et de logement des individus, ainsi que sur leurs relations sociales. Les auteurs montrent que les dégradations du niveau de vie et l’augmentation des pénibilités ressenties découlant des mesures de restriction sanitaire ont davantage concerné les jeunes (18-24 ans), les femmes et les classes populaires (instables). En d’autres termes, ce sont les catégories les plus défavorisées, et plus précisément celles qui étaient déjà les plus précaires avant la crise, qui ont été les plus durement touchées par l’arrêt de la vie économique, sociale et culturelle ainsi que par le repli sur la sphère domestique. Ce sont elles et eux qui ont vu leur activité professionnelle s’arrêter et qui ont accusé une perte de revenus (importante) alors que leur salaire était déjà faible en raison d’emplois généralement moins protecteurs, moins qualifiés et moins adaptés au télétravail. Ils ont plus fréquemment que le reste de la population vécu la période de confinement dans des logements insalubres, surpeuplés, sans accès à l’extérieur ou à une pièce à soi pour travailler ou se reposer et avec la peur grandissante de ne pas ou de ne plus pouvoir payer leur loyer dans les mois à venir. Enfin, ils ont vu leur santé mentale se détériorer le plus fortement durant la pandémie, soit en raison d’une surcharge du travail domestique et éducatif liée à l’assignation à résidence des conjoints et des enfants, soit en raison d’un sentiment d’isolement exacerbé résultant d’une perte de soutien et de sociabilité amicale et familiale qui, « en temps normal », sont importants.

4L’ouvrage se découpe ensuite en six parties rassemblant les différents portraits sociologiques selon la position et la trajectoire sociales des enquêtés. Deux sont consacrées aux classes moyennes et supérieures fortement dotées en ressources économiques et/ou culturelles, deux autres aux classes populaires stables et instables (faisant face au risque de déclassement). Une autre encore s’intéresse au vécu des « sans-statuts » (cumulant des précarités économiques, résidentielles et juridiques en raison d’absence de papiers) et une dernière partie, enfin, brosse les expériences contrastées du confinement de jeunes provenant de différents milieux sociaux. Chacune de ces parties donne corps et sens aux constats statistiques initiaux en décrivant les activités et occupations respectives des ménages pendant la crise, en décrivant leurs rapports socialement différenciés au temps et à l’avenir et en mettant au jour le rôle primordial de leurs ressources et dispositions précédemment acquises.

5Les auteurs commencent par souligner l’expérience de confinement des classes supérieures et notent d’emblée le faible impact de la crise sanitaire sur leurs conditions d’existence. Si les ménages aisés n’ont pu profiter de leur forte sociabilité durant la crise sanitaire ni effectuer les voyages à l’étranger qu’ils affectionnent, ils ont, pour la plupart, bien vécu l’assignation à résidence. Ils ont non seulement été en mesure d’épargner, quand les plus modestes se sont endettés, mais ils ont également pu jouir de cette « parenthèse enchantée ». Leurs fortes ressources économiques et culturelles ainsi que leurs dispositions à l’autocontrainte et à la rationalisation du temps « leur ont permis de transformer le repli domestique imposé par le confinement en période productive » (p. 98), lors de laquelle ils ont pu resserrer les liens familiaux, entretenir leurs corps, lire, écrire voire apprendre de nouvelles langues. Toutefois, cette période dorée n’a pas autant bénéficié aux femmes. La fermeture des écoles, l’obligation d’un suivi pédagogique, l’absence des aides familiales ou professionnelles ont intensifié leurs charges domestiques et réduit à néant, ou presque, leur temps pour soi, y compris dans les couples homogames valorisant l’égalité entre conjoints. Cette surcharge de travail, empiétant parfois sur leurs cycles de sommeil, ne les a pas pour autant amenées à se plaindre du renforcement des inégalités de genre au sein du couple, ni à remettre en cause la vision positive du repli domestique (dans la mesure où il renforce les liens familiaux).

6De l’autre côté du monde social, dans les familles de classes populaires (stables et instables), la pandémie et ses diverses mesures de restriction ont eu des effets néfastes, voire délétères, sur leurs conditions d’existence. Les plus précaires d’entre eux ont perdu tout ou partie de leurs revenus et ont été dans l’obligation de s’endetter pour pouvoir faire face à la crise et payer leur loyer ainsi que les différentes charges de la vie courante. Cette précarité financière et résidentielle s’est accompagnée d’une forte inquiétude vis-à-vis de l’avenir qui a, d’une part, fragilisé la quête inachevée de stabilité dans laquelle ils sont plongés et, d’autre part, intensifié les tensions au sein d’un logement généralement exigu et surpeuplé. Les ménages les plus stables ont, pourtant, moins pâti du confinement et de l’arrêt de l’économie, grâce à des ressources familiales et résidentielles liées à leur ancrage local. Toutefois, leur équilibre économique est resté fragile et a nécessité des renoncements ou des arrangements professionnels plus ou moins légaux, sous peine de connaître un déclassement.

7Mené et écrit collectivement, L’Explosion des inégalités dépeint, dans un langage clair, les conséquences inégales du confinement sur les conditions d’existence matérielles et culturelles des individus. Alors que pour certains – les hommes, les personnes les plus âgées et les classes supérieures – la pandémie et les restrictions qu’elle a imposées se sont traduites par une période relativement heureuse, marquée par un temps pour soi et pour la famille, pour d’autres – les femmes, les jeunes et les classes populaires (les plus instables) – la crise sanitaire a eu des conséquences délétères sur leurs parcours professionnel, résidentiel, voire affectif, en « déstabilisant leur position sociale déjà instable » (p. 156). Ainsi, l’ouvrage démontre avec force la manière dont les crises (sanitaires, mais aussi économiques et sociales) recomposent et souvent renforcent les inégalités sociales préexistantes, en touchant d’abord, avant tout et plus durement les personnes les plus précaires.

Notes

  • [1]
    Le contenu de ce compte rendu n’engage que son auteur.
  • [2]
    A. Lambert et J. Cayouette-Remblière sont toutes deux chercheuses en sociologie à l’Institut national d’études démographiques (Ined) et responsables de l’enquête Coconel (Coronavirus et confinement : enquête longitudinale) « Logement et Conditions de vie » sur laquelle une partie de l’ouvrage s’appuie.
  • [3]
    L’équipe Coconel est composée de C. Bonvalet, G. Busquet, A. Collet, L. Crépin, P. Dietrich-Ragon, R. Gallou, B. Geay, P. Gioia, V. Girard, É. Guéraut, H. Hoarau, L. Launay, G. Le Roux, C. Lévy-Vroelant, A. Mercier, A. Mocquin, L. Nowik et M. Quennehen qui ont tous et toutes participé à la rédaction de l’ouvrage.
  • [4]
    L’enquête statistique a été réalisée par internet entre le 30 avril et le 4 mai 2020. Elle porte sur la situation avant et pendant le confinement et aborde différents thèmes, tels que le logement, le travail, le voisinage les enfants et l’école. Pour plus d’information, voir : https://www.ined.fr/fr/ressources-methodes/etat-de-la-recherche/covid-19/ (consulté le 17/06/2021).
Kevin Diter
Postdoctorant en sociologie, ministère de la Culture, département des études de la prospective et des statistiques (Deps), rattaché à l’Ecole des hautes études en santé publique (EHESP) [1].
  • [1]
    Le contenu de ce compte rendu n’engage que son auteur.
Mis en ligne sur Cairn.info le 03/01/2022
https://doi.org/10.3917/rpsf.141.0145
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