CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Depuis que la pandémie de Covid-19 a atteint son premier pic en mars 2020, les réponses en termes de mesures politiques de l’Union européenne (UE) ont fait l’objet de nombreuses critiques, au nombre desquelles figurent l’incapacité à reconnaître l’ampleur de la pandémie et des insuffisances des systèmes de santé pour faire face au nombre des patients infectés [2]. Un problème clé réside dans le fait que la plupart des politiques de santé publique sont élaborées au niveau supranational (par la Commission européenne) ou national (par les différents États membres), alors que la responsabilité de la mise en œuvre est déléguée aux autorités dans les régions, ce qui entraîne des disparités régionales et locales. Au début de la crise, les petits États de l’UE ont, par exemple, pris des mesures indépendantes pour lutter contre la propagation de la pandémie [3]. Par la suite, avec le développement des vaccins à partir de la fin de l’année 2020, les institutions européennes ont à nouveau été critiquées pour leur incapacité à coordonner et à mettre en œuvre un programme de vaccination rapide et complet [4].

2En se concentrant sur ces lacunes, ce court ouvrage intitulé Comparing and Contrasting the Impact of the Covid-19 Pandemic in the European Union, écrit dès la première vague de l’épidémie de Covid-19, entre mars et juillet 2020, par deux éminentes spécialistes de la comparaison des politiques sociales [5], examine d’abord comment les données officielles collectées par les pays et coordonnées par la Commission européenne et son service de statistiques, Eurostat, concernant la progression de la pandémie en Europe ont été mobilisées et diffusées. Elles se concentrent ensuite sur leur effet, à savoir leur contribution à une réponse politique non coordonnée.

3L’ouvrage commence par un chapitre sur la comparaison des systèmes de santé européens. Les chercheuses soulignent l’importance de prendre en compte les environnements socio-économiques dans lesquels s’inscrivent les systèmes de santé nationaux lors de la compilation des indicateurs démographiques. Elles montrent que, sans ces informations contextuelles, les indicateurs de santé publique sur le nombre de cas et de décès lors de la première vague de la pandémie de Covid-19 étaient d’une utilité limitée pour les décideurs politiques au niveau local.

4Le chapitre suivant se concentre sur les mesures prises par les gouvernements pour contenir la propagation du virus et sur les stratégies de sortie qu’ils ont adoptées en vue d’un déconfinement. En l’absence de données fiables pour guider les politiques nationales et locales, ces mesures différaient considérablement d’un pays à l’autre et allaient de simples conseils et informations à des restrictions de mouvement, comme les mesures de confinement et de couvre-feux. L’Italie, à la suite d’un grand nombre de cas de Covid-19, a été le premier pays européen à appliquer des mesures de confinement à partir de début mars 2020, tandis qu’ailleurs en Europe certains gouvernements ont opté pour des versions moins strictes ou pour l’absence totale de mesures de confinement, par exemple « un confinement intelligent » aux Pays-Bas ou « la liberté sous responsabilité » en Suède.

5Le troisième chapitre illustre l’importance de reconnaître la diversité des environnements politiques, des cultures administratives et des cadres législatifs européens lorsqu’il s’agit de répondre à une pandémie de grande ampleur telle que la Covid-19. S’appuyant sur les travaux entrepris par l’Infohub Covid-Dem [6], les autrices démontrent comment les gouvernements européens « ont expérimenté différentes formes d’interventions, sur la base de ce qu’ils croyaient être à l’époque les meilleures preuves scientifiques disponibles, de leur évaluation de l’humeur du public et de leurs propres capacités, compétences et ambitions » (p. 69, traduit de l’anglais).

6Le dernier chapitre rassemble les dimensions contextuelles examinées dans chacun des chapitres précédents. Un appel est lancé en faveur de l’intégration de données interdisciplinaires détaillées au niveau local afin d’éviter une politique « unique » qui ne serait pas transférable à différents contextes politiques, que ce soit au niveau international, national ou local.

7Les autrices expliquent ainsi le manque de coordination des politiques publiques de gestion de la pandémie de Covid-19 par le fait que les données officielles recueillies au niveau européen, qui ont permis de comparer l’évolution de la pandémie, étaient trompeuses. Leur argument repose sur une comparaison rapprochée ou « granulaire » (granular analysis) [7] de la pandémie de Covid-19 qui révèle des différences au sein des pays ou des régions qui sont apparentes lorsqu’elles sont agrégées au niveau des données nationales et comparées à distance. Elles révèlent que, dans les faits, Eurostat n’a pas systématiquement et rigoureusement recueilli et traité ses propres données sur les infections et les décès dus à la Covid-19 dans les États membres de l’UE. Les autrices se sont appuyées sur des sources extérieures, telles que Worldometer, une équipe internationale de développeurs, de chercheurs et de bénévoles basée aux États-Unis ayant, selon elles, « une bonne réputation » pour la qualité de leurs données [8]. En examinant les différentes définitions et méthodologies utilisées pour collecter et rassembler les données sur le nombre de cas et de décès liés à la Covid-19, les chercheuses montrent que la position des pays enregistrant les nombres absolus de décès les plus élevés (Royaume-Uni, Italie, France, Espagne, Belgique, Allemagne, Pays-Bas, Suède et Irlande) le 17 mai 2020 change lorsque les chiffres sont considérés par rapport à la taille de la population, à sa densité et à la dépendance des personnes âgées.

8Les autrices indiquent que les données régionales rapprochées ont révélé d’importantes différences épidémiologiques dans la propagation de la pandémie et que ces différences n’étaient pas apparentes au niveau national et agrégé. En Espagne, certaines régions ont fait une distinction entre les décès de personnes diagnostiquées par la Covid-19 et ceux de personnes présentant des symptômes et n’ayant pas été diagnostiquées, alors que d’autres régions n’ont pas fait cette distinction. En outre, les problèmes de validité, de fiabilité, de cohérence et de précision des données ont entravé les efforts déployés au niveau européen pour fournir des données précises à partir desquelles il aurait été possible de réagir plus efficacement à la pandémie.

9L’approche adoptée par L. Hantrais et M.-T. Letablier est convaincante et l’ouvrage représente une contribution bienvenue à la littérature comparative sur les politiques sociales, dont les implications vont au-delà de la pandémie actuelle de Covid-19. Son ton général concernant la capacité des Européens à coordonner et à mettre en œuvre efficacement une politique sociale est plutôt pessimiste. Dans une postface, les chercheuses confirment leur opinion selon laquelle « la perspective de réaliser une union sociale toujours plus étroite semble être en suspens » (p. 95). Pourtant, peut-être y a-t-il à l’horizon un espoir que l’UE puisse apporter des solutions aux crises. Certes, depuis que le livre a été écrit, la pandémie a continué à se propager avec de nouveaux variants. Cependant, certains signes indiquent que les réponses politiques au niveau européen peuvent être coordonnées. La création de la plate-forme européenne de données Covid-19 [9], qui facilite le partage et l’analyse des données afin d’accélérer la recherche sur les coronavirus, en est un exemple. Le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC) [10], une agence de l’UE, a mis en place un système d’alerte et de réaction rapide sous la forme d’un portail en ligne qui relie les agences de santé publique européennes. Cela permet aux États membres de partager rapidement des informations sur les cas de Covid-19 dans un temps aussi proche que possible du temps réel. En ce qui concerne l’économie, le 11 février 2021, le Conseil de l’UE a adopté le règlement établissant la facilité pour la reprise et la résilience (FRR). Cet accord prévoit un budget à long terme de l’UE et « constituera le plus vaste train de mesures de relance jamais financé par l’UE » [11]. Ces mesures montrent, comme l’ont récemment souligné P. Hassenteufel et S. Saurugger (2021), comment la réaction européenne à une crise publique combine des contraintes renforcées et des opportunités de changement.

10L’UE a peut-être encore beaucoup de chemin à parcourir pour saisir les opportunités de changement et cet ouvrage, qui met l’accent sur l’importance de la contextualisation des données, apporte un complément bienvenu aux tentatives actuelles de faire en sorte que les choses fonctionnent mieux pour les citoyens européens.

Notes

  • [1]
    Le contenu de ce compte rendu n’engage que son auteur.
  • [2]
    En juin 2020, le European Council on Foreign Relations a publié un rapport à la suite d’une enquête menée auprès de 10 000 individus à la fin du mois d’avril 2020 par Datapraxis et YouGov en France, en Allemagne, en Italie, en Pologne, au Portugal, en Espagne, en Bulgarie, au Danemark et en Suède. (https://ecfr.eu/paris/publication/un_meme_traumatisme_les_europeens_et_le_monde_apres_le_covid_19/, consulté le 20 mai 2021). Le rapport a révélé une profonde déception des citoyens européens à l’égard de la réponse fragmentée de l’UE à la Covid-19 et de la gestion de la pandémie par les gouvernements européens, notamment parmi les Français (58 % des Français estiment que l’UE n’a pas été pertinente dans la crise).
  • [3]
    Notamment l’Autriche, le Danemark et la République tchèque qui ont tracé leur propre chemin par rapport à un assouplissement des conditions du confinement.
  • [4]
    Selon une déclaration faite par le directeur de la branche européenne de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), Hans Kluge, le 1er avril 2021, si « les vaccins sont notre meilleure voie pour sortir de la pandémie », il regrette que leur déploiement soit « d’une lenteur inacceptable » (www.euro.who.int/en/media-centre/sections/press-releases/2021/slow-vaccine-roll-out-prolonging-pandemic, consulté le 19 mai 2021).
  • [5]
    Linda Hantrais (professeure émérite de European Social Policy à Loughborough University – Royaume-Uni) et Marie-Thérèse Letablier (professeure invitée au London School of Economics and Political Science, sociologue et directrice de recherches au Centre national de recherche scientifique [CNRS]).
  • [6]
    Il s’agit d’une plate-forme en ligne créée par des chercheurs internationaux destinée à aider les analystes des démocraties du monde entier à suivre, compiler et partager des informations sur la manière dont les réponses des États à la Covid-19 ont un impact sur la gouvernance démocratique (https://www.democratic-decay.org/covid-dem, consulté le 4 mai 2021).
  • [7]
    L’analyse granulaire combine de petits niveaux de données pour produire une analyse plus holistique des phénomènes sociaux. Appliquée aux études comparatives, cette approche permet de saisir la grande diversité des facteurs explicatifs possibles dissimulés dans un seul ensemble de statistiques ou dans des groupes de pays.
  • [8]
    www.worldometers.info (consulté le 19 mai 2021).
  • [9]
    www.covid19dataportal.org (consulté le 4 mai 2021).
  • [10]
  • [11]

Référence bibliographique

  • En ligneHassenteufel P., Saurugger S. (dir.), 2021, Les politiques publiques dans la crise, 2008 et ses suites, Paris, Presses de Sciences Po.
Jim Ogg
Chercheur associé, Caisse nationale d’assurance vieillesse (Cnav), unité de recherche sur le vieillissement (URV) [1].
  • [1]
    Le contenu de ce compte rendu n’engage que son auteur.
Mis en ligne sur Cairn.info le 03/01/2022
https://doi.org/10.3917/rpsf.141.0141
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