CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Des premiers articles publiés dans les médias pendant le confinement aux études sociologiques plus récentes (Recchi et al., 2020 ; Lambert et Cayouette-Remblière, 2021 ; Mariot et al., 2021), l’accroissement des inégalités dans la prise en charge du travail domestique durant le confinement du printemps 2020 en France est largement souligné. Pour autant, ce renforcement des inégalités n’a rien d’une évidence. Le moment extraordinaire que constitue le confinement et le maintien au domicile des hommes qu’il implique auraient pu provoquer une redistribution égalitaire des tâches domestiques. Les modalités concrètes de la production de ce déséquilibre méritent d’être expliquées. Comment cette division inégale est-elle reproduite, et même renforcée (Lambert et Cayouette-Remblière, 2021), en contexte de confinement ?

2Cet article pose l’hypothèse que c’est dans l’attribution aux femmes des pièces résiduelles et marginales de l’espace domestique que s’est produite cette assignation des femmes au travail domestique. La spatialisation des rôles naturalise l’apparente disponibilité des femmes pour le travail domestique. Le fait d’habiter désigne donc bien une façon de « faire avec l’espace » et invite à « comprendre les dimensions spatiales comme étant consubstantielles aux pratiques » (Stock, 2015, p. 427).

3En période de confinement, les conditions matérielles de logement revêtent une importance particulière, accentuant les inégalités sociales et rendant plus difficile à vivre le confinement pour les individus habitant des logements denses (Lambert et Bugeja-Bloch, 2020). Le logement peut être conçu comme proprement matériel (une superficie divisée en pièces) mais, il est aussi fait d’usages et de pratiques (espaces de travail, de sommeil, de cuisine…). Pendant le confinement, le logement, qui peut être envisagé comme « l’espace privilégié de l’analyse des rapports sociaux de sexe » (Gilbert, 2016, p. 7), fait l’objet d’aménagements spatiaux qui relèvent d’arrangements familiaux plus ou moins explicites. Ces manières d’occuper l’espace facilitent l’assignation des femmes au travail domestique. L’étude Coconel [2] constate ainsi que les femmes en télétravail ont moins souvent que les hommes disposé d’un espace isolé pour s’y consacrer (25 % contre 41 %) [Lambert et al., 2020].

4Pour comprendre comment l’espace a joué un rôle dans l’assignation des femmes au travail domestique pendant le premier confinement, il faut regarder comment il a été hiérarchisé et distribué en fonction du travail à effectuer. Dans des espaces inchangés, la charge de travail et la variété des activités réalisées augmentent. Soudain, doivent être mis en place du télétravail ainsi que du travail scolaire pour les élèves et les étudiants. Du travail domestique supplémentaire est en outre généré par la coprésence continue au domicile. Si toutes ces tâches demandent de l’espace, aucune d’entre elles ne peut être considérée a priori comme prioritaire. Les habitants des lieux accordent des valeurs symboliques différentes aux activités qui se tiennent dans le foyer et hiérarchisent les places en fonction de ces priorisations. En analysant les modalités de répartition et d’occupation de l’espace, cet article veut comprendre comment les espaces domestiques confinés ont été répartis et occupés. Même si elle répond à deux logiques différentes sur lesquelles nous reviendrons, la priorisation des hommes et celle des enfants sur les femmes dans la répartition des espaces leur a permis d’occuper des pièces fermées ou dont ils se sont assurés de la privatisation temporaire. De ce fait, les femmes se sont retrouvées dans les espaces restés vacants. Comme pour le travail féminin, où ce qui reste à faire est dévolu aux femmes (Avril et Ramos Vacca, 2020), les mères de familles enquêtées héritent des derniers espaces disponibles. L’espace laissé aux femmes est souvent un espace non privatif et souvent un espace de passage : cela entretient matériellement leur disponibilité au travail domestique ainsi qu’aux interpellations de leur conjoint et de leurs enfants pour leurs devoirs.

5Cet article commence par montrer comment la lutte des places n’a pas eu lieu : la répartition des places dans le foyer n’a pas été discutée. Elle s’est effectuée en suivant des hiérarchies perçues comme évidentes, faisant passer les hommes et les enfants d’abord. ll en ressort donc, dans un deuxième temps, que la place et le rôle occupés par les femmes de notre étude sont ceux d’une disponibilité permanente et naturalisée pour le travail domestique.

Encadré. Méthodologie de l’enquête Confinements de classe

L’enquête Confinements de classe est une étude sociologique longitudinale par entretiens [*], menée à partir du 1er avril 2020 pendant la durée du confinement, par des lycéens et des lycéennes de Seine-Saint-Denis et des étudiantes de l’université Paris-Dauphine, auprès de 34 individus choisis par les enquêteurs et les enquêtrices dans leur entourage proche. Si la grande variété des situations recueillies ne permet aucune représentativité, le caractère longitudinal de l’étude permet cependant d’accéder à une description dense des situations en même temps qu’il a assuré la cohérence du questionnement des enquêteurs et enquêtrices [**].
Pour cet article centré sur les questions de répartition des places dans l’espace confiné, nous avons choisi de nous concentrer sur les 12 récits de femmes cheffes de famille, confinées avec d’autres membres de leur famille (enfants, conjoint) et suivies pendant toute la période de confinement. Les éléments d’informations relatifs à l’occupation de l’espace ne se trouvent, en effet, que dans les récits des mères de l’enquête. Ils sont notoirement absents des discours recueillis auprès de leur conjoint.
  • [*]
    Les entretiens ont été réalisés par Claire Bluteau, Amélie Carrier, Amélie Dupuis, Claire Elazzaoui, Océane Félix, Aude Lebrun, Anouk Martin, Yvonne Mathis et Adèle Triol.
  • [**]
    Sur les modalités de déroulement de l’enquête, voir https://mouvements.info/confinements-de-classe/ (consulté le 31 mai 2021).

Pas de lieu pour la lutte des places

6Le confinement a confronté les familles à la redéfinition des usages des espaces du foyer. Elle a eu lieu sans discussion : la priorité du travail des hommes et des enfants sur le travail domestique et professionnel des femmes s’est imposée avec la force de l’évidence. Les femmes ont donc dû occuper les places dont personne ne voulait dans le logement.

Le silence de la mère

7L’enquête menée pendant le confinement rend visible une dimension relativement peu explorée du « travail d’institution [de la famille] visant à instituer durablement en chacun des membres de l’unité instituée des sentiments propres à assurer l’intégration qui est la condition de l’existence et de la persistance de cette unité », travail qui incombe particulièrement aux femmes (Bourdieu, 1993, p. 34). De nombreux travaux soulignent sa dimension matérielle, passant par l’organisation et la réalisation des travaux domestiques (Bonnin, 1991), et émotionnelle, via l’entretien des liens affectifs dans et hors du foyer (Le Pape, 2006). Notre enquête montre que ce travail passe également par l’organisation et la distribution des espaces. En allouant à chacun et chacune une place dans le logement, les mères accordent aux autres occupants une place symbolique dans le foyer.

8Ingénieure en congé sabbatique pour préparer l’agrégation en vue d’une reconversion professionnelle, Anaïs a 46 ans et réside en grande banlieue parisienne. Elle est mariée et mère de quatre enfants, dont deux ont quitté le foyer pour faire leurs études. Ses enfants étudiants réintégrant le logement pendant le confinement, accompagnés d’un de leurs amis, il est possible de lire dans cette recomposition du foyer le récit du travail d’institution des places et des frontières : entre la famille et la maisonnée, des distinctions sont établies entre celles et ceux qui vivent sous le même toit en fonction de la nature des liens qui les unissent.

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« Est-ce qu’il y a des tensions particulières ?
— Oui, il y a des tensions. Il y a des tensions liées au fait qu’on avait quand même un autre étudiant extérieur à la famille et que, même si on était heureux de l’accueillir, on ne se retrouve pas qu’entre nous. Et puis il y a des tensions liées à l’organisation par rapport aux jeunes adultes : le ménage, le fait de faire le linge. »
[Anaïs, entretien n° 1, 14 avril 2020]

10Le travail de réallocation de l’espace fait partie du travail domestique et repose principalement sur les femmes. Celles sur lesquelles a porté l’enquête ont été chargées de réallouer (donner une place à chacun et chacune, prévoir d’éventuels roulements dans l’occupation des lieux) et de réaffecter l’espace (vérifier l’appareillage informatique des enfants, assurer la transition d’un usage à l’autre dans un même espace). Cécile a la cinquantaine et réside dans un appartement de 160 m2 dont elle est propriétaire avec son mari. Coach en entreprise freelance en télétravail, elle est confinée avec lui, leurs trois enfants (collégien, lycéen, étudiante) et son gendre (étudiant). Au bout d’une semaine, face à l’attitude de son conjoint qu’elle rouve « épouvantable », elle met en place une réallocation explicite de l’espace.

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« Il s’est installé dans notre chambre, bureau que j’avais pris au début pour travailler, moi, mais j’l’ui ai dit : “C’est mieux que tu travailles là parce que tu peux fermer la porte, etc.” »
[Cécile, entretien n° 1, 6 avril 2020]

12À l’issue du nouveau partage de l’espace, elle est la seule membre du foyer à ne pas bénéficier d’une pièce fermée.

13Dans les premières semaines du confinement, le travail de réaffectation se déroule de manière non négociée entre les différents membres du foyer. « Ça, y’a pas de sujet », nous dit Cécile. La discussion sur l’occupation des lieux n’a pas eu lieu. Conjoints et enfants ont privatisé à leurs usages certains espaces fermés potentiellement partageables par le couple (bureau, chambre) ou des espaces ouverts (table de la cuisine, canapé du salon). Aide-soignante en Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) et âgée de 50 ans, Sylvie travaille en horaires décalés. Elle est confinée avec son conjoint, Dominique, qui télétravaille, et leurs deux enfants, l’aîné étudiant et le cadet lycéen vivant habituellement dans un internat. La famille occupe un appartement de 70 m² comprenant trois chambres, un salon-salle à manger, un bureau et un petit balcon. Lorsqu’il commence le télétravail début avril, le conjoint s’assure d’une position préférentielle dans l’espace, sans consulter Sylvie.

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« Quand je suis arrivée, je suis arrivée à 15h, ah bah il était dans le salon, en train de télétravailler, [d’accord, ok] donc ça fait drôle [rires].
— Ah ouais, ça te fait bizarre ?
Ouais, ouais, un peu. Parce que du coup moi j’ai pas accès, enfin, j’ai pas accès au salon, bon là ça durait trois heures donc… [Ouais] Mais du coup, bon bah, j’ai été dans la cuisine, bon bah, j’avais des choses à faire dans la cuisine mais je pouvais pas m’installer devant la télé. Bon après, je sais pas si je l’aurais fait mais… [Ouais]. Des fois je m’installe… bon là, je me suis dit : “Je vais aller dans la cuisine.” Bon après c’est… Après y’a le téléphone qui sonne, bon.
— C’est parce que t’avais peur d’être dérangée ?
De le déranger lui, ouais. »
[Sylvie, entretien n° 4, 20 avril 2020]

15Les femmes ont donc assumé ce travail d’allocation de places par lesquelles les familles sont concrètement instituées, au détriment de la leur.

Les hommes et les enfants d’abord

16À l’occasion du confinement, l’espace domestique n’est pas redéfini comme un espace de coworking dans lequel l’agencement des places (des femmes, des hommes et des enfants) et du travail (professionnel et domestique) devrait être envisagé à parité. À l’inverse, la réorganisation de l’espace procède de la hiérarchisation du travail des différents individus cohabitants. Dans les cas étudiés, en dépit de la variété des profils de nos enquêtées et des couples qu’elles forment avec leur conjoint, l’activité professionnelle des hommes a servi à justifier leur accès prioritaire à l’espace. Malgré des variations sensibles, le travail scolaire ou universitaire des enfants a également été érigé en priorité.

17Le fait que le travail des hommes l’emporte symboliquement sur celui des femmes se remarque tout d’abord dans les couples dans lesquels les femmes ont des revenus moins importants, comme cela est le cas dans 75 % des couples de la société française (Morin, 2014). Les conjoints d’Adeline et Sylvie, aides-soignantes en Ehpad, sont respectivement directeur du tourisme à la communauté de commune et agent d’accueil dans un service public ; Catherine est laborantine en congé maladie depuis plusieurs années, pour maladie et dépression, son conjoint Dédé, responsable dans une grande chaîne de magasins bio, télétravaille pendant le confinement, tandis que leur fille Lucile, étudiante, est rentrée se confiner au domicile parental. Chacun des conjoints de ces trois femmes occupe un espace réservé à son télétravail durant le confinement. Ces femmes sans activité professionnelle à domicile assurent la quasi-totalité du travail domestique – travail qui a justement pour caractéristique de se déployer dans tous les espaces du foyer. Catherine assure la totalité des tâches domestiques, sauf les repas du week-end, qui sortent de la routine alimentaire pour devenir un geste plus culinaire (Fouquet, 2019).

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« Les tâches domestiques, c’est moi. Sauf les courses. Mais, sinon, l’intendance, le repas… c’est moi. Le week-end, Dédé et Lucile prennent le relais sur les repas. Un petit peu, pas tous les repas, mais bon ils essayent… de me soulager un peu et dire : “Bon bah voilà, aujourd’hui, c’est moi qui fait à manger.” Sur les tâches ménagères, c’est plutôt moi. »
[Catherine, entretien n° 1, 13 avril 2020]

19Cette priorité donnée au travail des hommes est toutefois également présente dans l’analyse des couples plus égalitaires (Cécile est coach indépendante en entreprise, son conjoint, Jérôme, est contrôleur de produit) ainsi que de ceux caractérisés par une hypogamie féminine, notamment en termes de niveau de diplôme (Laurence est neuropsychologue et son conjoint, Maxime, est électrotechnicien ; Nathalie est professeure agrégée en classes préparatoires aux grandes écoles [CPGE] et son conjoint, Eric, animateur pour personnes en situation de handicap). Cela laisse ainsi penser qu’il ne s’agit pas simplement d’une priorisation du travail professionnel sur le domestique, mais du travail masculin sur le travail féminin. Dans ces couples, en effet, les femmes sont, comme 86 % des cadres, concernées par le télétravail (Lambert et al., 2020). Le fait que ces familles disposent de logements plus grands ne modifie pas la clé de répartition : comme dans les autres foyers, l’espace dont ces femmes ont bénéficié pour réaliser leur travail professionnel est celui qui restait après que tous les membres du foyer ont choisi le leur. La priorisation du travail des hommes sur celui des femmes suit en réalité la hiérarchie entre travail professionnel et travail domestique, le travail professionnel des femmes, lorsqu’il existe, étant souvent subordonné à la réalisation du travail domestique qui leur incombe (Delphy, 2013).

20La définition d’un ordre de priorité du travail de chacun passe également par la valorisation du travail scolaire des enfants, quel que soit leur cycle d’études (primaire, secondaire, supérieur). Les études quantitatives montrent que ce sont les mères qui sont en contact avec les enseignants lorsque les écoles sont fermées. Ce sont également elles, la plupart du temps, qui assurent la mise en application de leurs recommandations au sein du foyer (Recchi et al., 2020). Notre étude précise les logiques à l’œuvre. Laurence assure le suivi scolaire de ses deux enfants, Arthur et Jules, en grande section et en CM1, car elle estime être plus apte du fait de son métier (neuropsychologue) que son conjoint, Maxime, électrotechnicien, à assurer ce type d’apprentissage. Durant les entretiens, elle insiste en particulier sur le caractère « fondamental » des apprentissages de la lecture, de l’écriture et du calcul d’Arthur en grande section de maternelle, soulignant le caractère « crucial » de cette année scolaire. Pendant le confinement, Maxime est au chômage partiel. Elle constate rapidement un décalage entre les rythmes quotidiens. Tandis qu’il se lève plus tard, elle doit continuer à se lever tôt pour assurer le travail des enfants le matin et avoir ainsi son après-midi pour le télétravail, sa « deuxième journée ».

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« Clairement le fait que, lui, il bosse pas, il peut se dire qu’il a pas de contraintes horaires le matin pour se réveiller. Alors s’il a mal dormi, après tout, s’il est 10h, c’est pas grave. Alors que moi, je suis plus dans rythme de boulot. En plus, je veux absolument me décharger du travail avec les enfants pour, après, passer, moi, sur la demi-journée de télétravail qu’est l’après-midi. Donc je suis dans un rythme qui est plus rigoureux, quand même. »
[Laurence, entretien n° 4, 17 avril 2020]

22Adeline est confinée dans sa maison avec son compagnon et sa fille étudiante en master 2 de sciences sociales, rentrée pour le confinement. De retour de son travail en présentiel, elle trouve une pièce occupée par son conjoint en télétravail et sa fille en enseignement à distance. Bien que cela signifie qu’elle-même n’a pas d’espace pour s’isoler, elle juge que « c’est très bien que cette pièce-là soit devenue leur espace de travail » (Adeline, entretien n° 2, 14 avril 2020). Elle le justifie par l’importance des études de sa fille et du maintien des cours pendant le confinement.

23Si cette priorisation des hommes et des enfants dans l’espace et la division inégale du travail domestique peuvent être interprétées dans la continuité des normes sociales ordinaires, celles prévalant dans le monde d’avant le confinement, il n’en reste pas moins que leur reproduction dans l’ordre domestique confiné doit être expliquée. L’assignation des femmes à l’espace qui reste et dans lequel elles sont rendues disponibles au travail domestique constitue une hypothèse à examiner pour comprendre comment cette inégalité est normalisée, c’est-à-dire à la fois comme une évidence, produite apparemment sans conflit ni controverse, et comme conforme à l’ordre des choses.

De la place au rôle

24La priorisation du travail des hommes et des enfants sur celui des femmes se traduit spatialement. Les mères de familles enquêtées ont hérité des dernières places disponibles, qui sont plus souvent des pièces ne fermant pas et/ou de passage. Ce sont des pièces qui entretiennent l’apparente disponibilité des femmes.

L’espace qui reste

25Les femmes ont dû s’installer dans les pièces restantes. Le conjoint de Catherine a préféré s’installer dans le salon plutôt que dans le bureau, jugé inadapté. Sylvie se déplace dans son appartement de 70 m2 en fonction de l’espace occupé par son conjoint : dans sa chambre pour laisser le salon ou dans le salon pour laisser le bureau où elle fait habituellement le repassage.

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« Et… Dominique il travaille toujours dans le salon ?
— Bah ouais, donc, euh, là je suis dans ma chambre à lire. En fait, je lui avais dit : “Laisse pour ce matin, ça va aller dans le salon.” Et puis, bon bah… Et puis, après, ce midi, après sa pause, bon bah, il a mangé, il a voulu s’installer… Le bureau, là, le petit bureau où on a notre ordi. Mais c’est pas du tout pratique, parce que c’est un bureau mais à étage, ‘fin il pouvait pas travailler parce que faut qu’il écrive en même temps, donc y’a pas assez de place. Donc il a fait l’essai et est revenu cet aprem direct dans le salon. »
[Sylvie, entretien n° 5, 23 avril 2020]

27Dans ces deux cas, il semble que l’allocation de l’espace ait reposé sur l’identification d’espaces qui ne conviennent pas au travail des hommes. Ce sont des lieux passants ou bruyants, des espaces communs comme le salon ou la cuisine. Ce sont aussi des pièces fermées jugées trop petites ou trop encombrées. Une pièce – quel que soit son usage d’origine (pièce de stockage, bureau partagé, lieu de repassage, chambre, salon) − a été choisie et transformée par le conjoint en bureau personnel. À l’inverse, les femmes occupent prioritairement des espaces habituellement dévolus à la réalisation du travail domestique (cuisine, buanderie) ou ouverts (salon ou salle à manger). En outre, a contrario des hommes lorsqu’ils occupent ce type d’espaces, elles n’y imposent pas de privatisation, même temporaire.

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« J’ai toujours mon ordinateur portable et, souvent, je suis dans la cuisine, dans le salon, avec les uns les autres… D’ailleurs, je suis la seule, là pendant le confinement, à ne pas avoir, à ne pas être, dans une pièce fermée quoi… »
[Cécile, entretien n° 1, 6 avril 2020]

29Ainsi, la disponibilité effective de l’espace ne dépend pas uniquement de ses caractéristiques matérielles, mais aussi du genre de celui ou celle qui l’occupe. Les espaces sont hiérarchisés en fonction de l’isolement qu’ils permettent ou non. Les femmes ne sont pas placées dans des espaces spécifiques, mais dans les espaces restants du logement occupé par les autres membres du foyer. Ainsi, les femmes sont moins privées d’espace que dépourvues d’espaces privés.

Rester disponible

30Les espaces que les femmes sont amenées à occuper, que ce soit pour du travail domestique ou professionnel, entretiennent leur disponibilité pour le travail domestique et parental pour lequel elles sont régulièrement sollicitées. Laurence jouit d’un espace étiqueté comme personnel au sein du foyer, mais il est ouvert, situé en mezzanine sur le palier des chambres de ses enfants.

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« Bah, c’est un truc qu’est ouvert, ouais, ouais, c’est un truc qu’est ouvert. C’est comme une sorte de mezzanine […] mais… Bon, il suffit que des enfants jouent pour que ça soit plus, ‘fin… J’ai pas de séparation sonore… […] [hum] C’est comme si, moi, j’étais un peu au boulot tu vois : les enfants vont me solliciter mais je suis quand même dans un espace qui est codifié comme étant mon espace, mon nouvel espace de travail.
 Et ils viennent souvent te voir pendant que tu travailles, les enfants ?
Ouais, ouais ouais ouais. Bah, Ju, là tu vois, c’est une rédaction… [Elle fait référence à une interruption au début de l’entretien.] Et il se posait des questions en ortho et c’est tellement plus simple de demander à sa mère que d’aller chercher dans un dico que… voilà [rires]. »
[Laurence, entretien n° 4, 17 avril 2020]

32Ainsi, cet espace lui permet de garder un œil sur ses enfants en parallèle de son activité professionnelle, alors même que son conjoint est au chômage partiel. Pour téléphoner à ses patients et collègues, Laurence se rend dans le garage ou dans la buanderie, en prenant soin d’anticiper de ne pas lancer de machine à laver avant ses appels pour éviter le bruit. Les conditions d’entretiens le confirment : les enquêtées, rarement isolées, y compris lors des appels téléphoniques, sont très régulièrement interrompues, d’autant plus si elles ont de jeunes enfants.

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Coline est dans son salon et sa fille est à côté d’elle. Durant les autres entretiens, Coline s’isolait, s’éloignait de ses filles mais les gardait toujours dans son champ de vision. Après sept interventions/questions/interruptions de son aînée, Coline s’éloigne de la table du salon pour continuer à me parler. Elle me parle pour la première fois des difficultés que cela implique d’avoir ses filles à la maison.
[Extrait de carnet de terrain, 24 avril 2020]

34Les filles de Coline effectuent leur travail scolaire dans les espaces communs et ouverts de la maison (le salon, la salle à manger et la cuisine, qui ne sont pas physiquement séparés), pendant que Timothée, le conjoint de leur mère, travaille en présentiel pour son entreprise dans le bâtiment.

35La disponibilité des femmes les distingue clairement des hommes et des enfants, considérés comme indisponibles dès lors qu’ils sont dans leur espace défini comme personnel et donc privatif. La fille et le conjoint d’Adeline sont, par exemple, installés dans une pièce close qui servait de lieu de stockage, dans laquelle Adeline avait peu l’habitude d’aller, et qui permet de créer une délimitation temporelle de leur disponibilité.

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« J’estime que, quand ils sortent de leur bureau, ils sont disponibles. Quand ils sont dedans, ils ne sont pas disponibles. »
[Adeline, entretien n° 2, 14 avril 2020]

37Là où Laurence considérait que c’est « comme si [elle était] un peu au boulot », Adeline envisage la pièce transformée en bureau pour son conjoint et sa fille comme un espace professionnel. Elle ne possède pas de lieu comparable au sein du logement. Sa disponibilité à elle est définie négativement, en fonction des temporalités de travail des autres membres du foyer.

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« Moi, j’ai juste à me dire, bon bah, pendant qu’ils sont dans le bureau, je suis tranquille. Là, ils ne viendront pas, donc ça me va. »
[Adeline, entretien n° 2, 14 avril 2020]

39Ainsi l’espace occupé par les femmes les place dans une disponibilité permanente. De ce fait, la temporalité du travail professionnel des femmes concernées par le travail à domicile est scandée d’interruptions dues au travail domestique et parental. Cette disponibilité qui est « un rapport au temps » (Pinto, 1990, p. 38), « un temps fait par d’autres et pour d’autres », est aussi un rapport à l’espace, lui-même à la merci des déplacements et des occupations des autres. La place qu’occupent les femmes de notre étude les désigne à nouveau en charge du travail domestique, même si les positions des uns et des autres ont été modifiées par la présence à domicile en continu.

Conclusion

40L’étude des modalités de confinement des femmes cohabitantes révèle à nouveau que le rapprochement physique ne se traduit pas par une égalisation des statuts. L’expérience vécue du confinement montre comment les hiérarchies symboliques se rejouent et s’ancrent dans ces arrangements spatiaux familiaux. Cette ordinaire division inégalitaire devient toutefois, en période de confinement, plus problématique pour au moins deux raisons : d’une part parce que la coprésence au foyer accroît l’intensité des tâches domestiques (repas, lessive, vaisselle, ménage, travail scolaire), d’autre part parce qu’elle se déroule dans une situation de coprésence physique, au vu et au su de tout le monde. La façon dont ces inégalités peuvent être produites et supportées mérite d’être éclairée.

41L’étude menée montre que la normalisation, comme évidence et comme conformité à l’ordre ordinaire des choses, de cette inégale répartition tient pour une part à l’assignation d’une place résiduelle pour les femmes, entretenant l’apparence de leur disponibilité pour les tâches domestiques. Cette disponibilité contribue de deux façons au moins à rendre possible l’ordinaire du confinement. D’une part, les femmes en assurent la dimension logistique, pourvoyant à l’allocation d’une place pour chacun, en fournissant le matériel nécessaire au travail, en assurant des repas – toutes les tâches domestiques auparavant externalisées grâce aux cantines scolaires, à l’école, aux restaurants d’entreprises ou aux services à domicile. D’autre part, bousculé par les circonstances extraordinaires de la pandémie, l’usage des espaces est réaligné sur les hiérarchies ordinaires par le repositionnement des places et des rôles des femmes. Cette remise en ordre contribue à l’acceptation des conditions du confinement.

Notes

  • [1]
    Le contenu de cet article n’engage que ses auteurs.
  • [2]
    Coconel (Coronavirus et confinement : enquête longitudinale) est une enquête en ligne déployée par l’institut de sondage Ifop auprès d’un panel d’un millier de personnes, représentatif de la population française adulte. La sixième vague, copilotée par l’Ined et menée auprès d’un échantillon de 2 003 personnes entre le 30 avril et le 4 mai 2020, porte plus spécifiquement sur les conditions de logement, le travail, les enfants et la continuité pédagogique, le voisinage et le sentiment d’isolement.
Français

Le confinement du printemps 2020 a rendu visible et accru la densité dans les logements. Il a contraint à un travail de réallocation des espaces. L’analyse d’entretiens menés avec douze femmes cheffes de familles ayant participé à l’enquête longitudinale Confinements de classe, menée au printemps 2020, montre que les hommes et les enfants ont été considérés prioritaires dans ce travail de réallocation alors même que celui-ci a été majoritairement assuré par les femmes. Ces dernières occupent « l’espace qui reste », souvent un lieu dans lequel leur disponibilité est assurée pour le travail parental et domestique. La place résiduelle qu’elles occupent contribue à naturaliser l’inégale distribution du travail domestique en temps de confinement.

  • confinement
  • genre
  • travail domestique
  • foyer
  • inégalités

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  • En lignePinto J., 1990, Une relation enchantée. La secrétaire et son patron, Actes de la recherche en sciences sociales, n° 84, p. 32-48.
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  • En ligneStock M., 2015, Habiter comme « faire avec l’espace ». Réflexions à partir des théories de la pratique, Annales de géographie, vol. 704, n° 4, p. 424-441.
Pierre-Yves Baudot
Professeur des universités, université Paris-Dauphine, Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (Irisso).
Anouk Martin
Étudiante, École normale supérieure (ENS), département de sciences sociales.
Aude Lebrun
Doctorante, université de Picardie Jules-Verne, Centre universitiaire de recherches sur l’action publique et le politique (Curapp).
Marion Clerc
Doctorante, université Paris-Dauphine, Irisso.
Amélie Carrier
Étudiante, université Paris-Dauphine, Irisso.
Mathilde Guellier
Doctorante, université Paris-Dauphine Irisso.
Camille Taillefer
Enseignante, Lycée Paul Éluard, Saint-Denis.
Laurent Clavier
Enseignant, Lycée Angela Davis, Saint-Denis [1].
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Mis en ligne sur Cairn.info le 03/01/2022
https://doi.org/10.3917/rpsf.141.0107
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