1De nombreuses recherches ont relevé que la parenté (à savoir l’accès au statut de parent dans le cadre de ce colloque) et la parentalité (entendue ici comme l’exercice du rôle de parent, ou parenté quotidienne) sont définies et encadrées par des normes sociales et des institutions (Donzelot, 1977 ; Weber, 2013). Les organisatrices de ce colloque interdisciplinaire [1] sont toutes membres du Réseau d’études pluridisciplinaires sur les paternités et maternités (REPPaMa), équipe junior de la Cité du Genre, qui regroupe des jeunes chercheures en sciences sociales spécialistes des parentés et des parentalités. Il s’agissait, lors de ce colloque, d’interroger la diversité des modalités d’accès à la parenté et à la parentalité, par exemple, à travers les styles éducatifs ou la répartition des responsabilités et des rôles entre les parents, en tenant compte de l’influence des différents contextes géographiques, historiques et sociaux. En outre, la dimension processuelle des parentalités était au cœur des questionnements, et ce dès l’appel à communication [2] diffusé pour l’organisation de ces journées. Cette dimension processuelle constituait, en effet, l’un des trois axes de cet appel : « devenir parent », « être parent d’un mineur » (en distinguant l’enfance et l’adolescence) et « être parent d’un adulte ».
2Le colloque, dont sont issues certaines contributions de ce numéro thématique de la Revue des politiques sociales et familiales, a réuni des chercheurs de différentes disciplines : sociologie, anthropologie, démographie, psychologie et sciences de l’éducation. Magda Tomasini, directrice de l’Institut national d’études démographiques (Ined), a tout d’abord introduit les deux journées et rappelé l’importance des études sur la famille au sein de l’Institut [3]. La première journée a débuté par un panel portant sur les rapports entre maladie, handicap et parentalité, animé par Anaïs Mary. La deuxième session, avec Marie-Clémence Le Pape (université Lyon 2 – Centre Max Weber) en tant que modératrice, portait sur le devenir parent et la dimension processuelle de la parentalité. Elle a été suivie d’une table ronde sur les retraites, les organisatrices ayant décidé de maintenir le colloque dans le contexte des mobilisations dans l’enseignement supérieur et la recherche, tout en allouant du temps pour discuter des luttes contre les réformes en cours [4]. Le quatrième numéro de 2019 de la Revue française des affaires sociales sur les « parentalités bousculées », dirigé par Guillemette Buisson [direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) – ministère des Solidarités et de la Santé], M.-C. Lepape et Pauline Virot (Drees), a été ensuite présenté [5]. La troisième session, présidée par Marine Quennehen, consacrée aux homoparentalités, a abordé la question des pluriparentalités de ces familles, à savoir l’existence de parents autres que biologiques, et celle de l’interaction entre les normes de la parentalité et de l’hétéronormativité. La deuxième journée a débuté par une présentation d’Agnès Martial [6] [Centre national de la recherche scientifique (Cnrs) – Centre Norbert Elias (Cne)] sur la pluralité des itinéraires contemporains de parenté. Elle a été suivie d’une quatrième session, animée par cette chercheure, sur les rapports entre les parents et les différentes institutions (Église catholique, école, crèche). La cinquième session, présidée par Arnaud Régnier-Loilier (Ined), a été axée sur la socialisation à la parentalité et son apprentissage. Une deuxième table ronde a ensuite abordé la loi de programmation pluriannuelle de la recherche. Le colloque s’est conclu par une session, modérée par Marie-Caroline Compans, consacrée à la socialisation de l’enfant.
3Au cours des deux journées, différents questionnements transversaux ayant tous trait au caractère processuel de la parentalité sont apparus et organisent ce compte rendu : les modalités de mise en œuvre et les réactions vis-à-vis des normes de parentalité en contexte institutionnel, d’une part, le caractère processuel de l’entrée en parentalité et de l’acquisition de rôles parentaux, d’autre part, et, enfin, les enjeux propres aux familles pluriparentales, particulièrement représentées dans les enquêtes des chercheurs.
4Il a d’abord été relevé que les normes de parentalité varient en fonction des contextes géographiques et historiques. Inès Anrich (université Paris 1 – Centre d’histoire du XIXe siècle) l’a notamment souligné à propos des oppositions des parents vis-à-vis de la vocation religieuse de leur fille en France et en Espagne au XIXe siècle : les conceptions de l’autorité paternelle et de son juste exercice divergent selon que l’on adopte le point de vue des parents ou celui des autorités religieuses ou civiles amenées à arbitrer ces conflits familiaux.
5À travers la thématique globale de la parentalité étudiée dans sa dimension processuelle apparaît en premier lieu la force des normes qui s’imposent aux parents. L’importance des institutions médicales, sociales et médico-sociales dans la construction et la reproduction de ces normes a été soulignée au cours de ces journées, en plus d’autres, déjà mentionnées par la littérature scientifique, telles que l’école ou le droit. Différentes communications ont souligné l’importance d’institutions amenées à intervenir auprès des parents (aide sociale à l’enfance (Ase), unité psychiatrique pour enfants, établissements médico-sociaux, etc.), qui peuvent prescrire et véhiculer des normes sociales de parentalité. Manon Vialle [École des hautes études en sciences sociales (Ehess) – Cne] a ainsi montré que les projets parentaux des femmes atteintes de cancer sont plus facilement encouragés, par la cryoconservation des gamètes, lorsqu’ils s’inscrivent dans une relation conjugale. Au contraire, les professionnels de la santé ont du mal à concevoir le désir de maternité de patientes célibataires : la « bonne » parentalité se ferait implicitement à deux. Les institutions vectrices de normes de parentalité ont en outre des difficultés à distinguer la parenté quotidienne, la parenté légale et la parenté biologique. Solène Brun [7] (Institut Convergences Migrations) s’est intéressée au rôle de l’Ase dans les adoptions internationales. Elle a mis en évidence les prescriptions d’ordre racial adressées aux candidats à l’adoption, ces derniers étant encouragés à formuler des préférences en termes de ressemblance physique. Si les agents de l’Ase souhaitent ainsi limiter les échecs d’adoption, cela témoigne aussi d’une volonté de rapprocher l’adoption de la parenté biologique. Ces normes de parentalité interagissent avec d’autres, telles que l’hétéronormativité, comme l’a rappelé Camille Frémont (université du Havre – Laboratoire Identité et différenciation de l’espace, de l’environnement et des sociétés) à propos des mères lesbiennes. Leur projet parental, même lorsqu’il s’inscrit dans des configurations familiales mononucléaires, reste transgressif, d’autant plus que l’enquête dont la chercheure a présenté les résultats a été menée au moment du débat sur le mariage pour toutes et tous.
6Les institutions promouvant des normes de parentalité peuvent intervenir en amont de l’entrée en parenté, et exercer un contrôle sur les projets parentaux. Estelle Veyron-Lacroix (université Lyon 2 – Centre de recherches en psychopathologie et psychologie clinique) a décrit les pratiques d’entrave à la procréation des institutions médico-sociales et de leur personnel à l’intention des femmes désignées comme « handicapées intellectuelles ». Ces professionnels, souvent de concert avec l’entourage familial des femmes concernées, légitiment leur action en invoquant le risque de viol, leur incapacité à s’occuper d’un enfant, ainsi que la crainte d’une transmission du handicap. Les institutions interviennent également une fois devenus parents, comme l’a montré Alice Feyeux [université Paris Dauphine – Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (Irisso)] à propos de la prise en charge psychiatrique des enfants anorexiques : elle passe, pour certaines familles, par des thérapies familiales qui encouragent les parents à se conformer à des normes de parentalité, dont le respect est perçu par les professionnels comme étant nécessaire à la guérison de leur enfant.
7Par ailleurs, plusieurs communications se sont penchées sur les réactions des parents face à ces normes et à l’action des institutions qui les définissent et s’efforcent de les promouvoir. Des intervenantes ont souligné la façon dont certains parents essaient de performer la « bonne » parentalité, à savoir de se conformer à ce qu’ils perçoivent comme étant l’attitude et les pratiques prescrites pour être de « bons » parents. C’est notamment le cas des mères lesbiennes qui, parce qu’elles ont conscience de transgresser l’hétéronormativité en fondant une famille, s’efforcent de socialiser leur enfant selon des normes de genre dominantes (par exemple, en lui faisant porter des vêtements sexués) afin d’éviter que leur famille ne soit considérée comme déviante (Lus Prauthois, université Paris Dauphine – Irisso, et C. Frémont). D’autres familles négocient davantage les normes de parentalité, tels les parents au capital culturel élevé, ayant fait le choix des collectifs parents-enfants comme mode de garde de leur enfant au cours des années 1970, dont Elsa Neuville (université Lyon 2 – Laboratoire de recherches historiques Rhône Alpes) qui a souligné qu’ils contestaient alors certaines normes éducatives. Ces parents revendiquaient d’élever leurs enfants dans la saleté, par opposition avec l’environnement jugé « aseptisé » des modes d’accueil du jeune enfant classiques, comme les crèches traditionnelles, et tentaient de se distancier de la garde familiale (par les grands-parents notamment). L’attitude des parents face aux normes de parentalité dominantes est apparue comme étant étroitement liée à leur milieu social : les familles plus atypiques ont davantage intérêt à performer une « bonne » parentalité, et il leur est plus coûteux de s’éloigner des normes qui la constituent. Ce colloque invite donc à approfondir, dans de futures recherches, la question de l’articulation entre normes, institution et parentalité dans sa dimension processuelle.
8Parallèlement à la question des normes institutionnelles de parentalité et de leur appréhension par les parents, la socialisation à la parentalité et le devenir parent ont été l’objet de nombreuses réflexions. Apparaît ici une certaine forme de convergence avec les travaux de Muriel Darmon (2006) qui a une vision processuelle de la socialisation : dans cette perspective, ici pourrait être entendu le « processus de socialisation à la parentalité ». Certains intervenants se sont ainsi intéressés à la façon dont ce processus commençait en amont de l’arrivée de l’enfant. Gaëlle Larrieu (Sciences Po – Observatoire sociologique du changement), notamment, a mis en évidence le cap que constitue la révélation du sexe du fœtus, sachant que de nombreux parents disent commencer à se projeter réellement dans la parentalité à partir de ce moment-là. Avant, l’enfant à naître leur paraît plus abstrait. Le sexe, de même que l’identification ethnoraciale (communication de S. Brun), se sont ainsi révélés comme étant des clés de lecture pertinentes du devenir parent.
9D’autres communications ont davantage insisté sur la socialisation à la parentalité après la réalisation du projet parental. Selon Myriam Chatot, pour les pères concernés, le congé parental est l’occasion d’une « rééducation temporelle » et leur permet de développer de nouvelles compétences éducatives. Le congé les incite à être davantage présent, par la suite, dans la vie de leur enfant. Le devenir père a également été étudié par Benoît Hachet [8] (Ehess – Institut de recherche interdisciplinaire sur des enjeux sociaux) qui a mis en évidence la « bifurcation » (Bessin et al., 2010) que représentent la séparation et la résidence alternée : c’est à cette occasion que des pères ont eu le sentiment de le devenir pleinement. En outre, plusieurs chercheurs ont souligné l’existence d’une forme de parentalité intensive au sein des classes supérieures. Manon Laurent (université de Paris – Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques) a présenté le cas des « mères professionnelles » issues des classes moyennes supérieures de Nankin en Chine, qui se forment à la parentalité, allant jusqu’à lire des ouvrages consacrés à cette question, et à suivre des cours du soir. Certaines de ces mères considèrent que s’occuper de leur enfant est leur activité principale, reléguant leur travail salarié au second plan de leurs préoccupations. La socialisation à la parentalité intensive des classes supérieures a aussi été abordée par Lidia Panico (Ined) et Morgan Kitzmann (Ined et Sorbonne Universités – Groupe d’étude des méthodes de l’analyse sociologique de la Sorbonne), à travers le concept de « concerted cultivation » (que l’on pourrait traduire par le terme d’« acculturation ») qui désigne un style éducatif propre aux élites, destiné à développer les compétences de l’enfant en multipliant ses activités sportives et culturelles. Anne-Gaëlle Picart (université de Paris Nanterre – Centre de recherche éducation et formation) a également confirmé que de telles pratiques sont mises en œuvre par les parents des catégories socioprofessionnelles supérieures, et ce dès l’entrée de leur enfant à l’école maternelle. Émergent alors de nettes différences en termes de genre : si les pères sont souvent socialisés à la parentalité de manière accélérée à l’issue de bifurcations telles que le congé parental ou la séparation, les mères le deviennent grâce à un processus de socialisation à la parentalité au long cours qui débute dès l’enfance. Par ailleurs, les trois communications sur la parentalité intensive ont toutes souligné le déséquilibre genré au sein des couples hétérosexuels, à travers l’investissement plus important et constant des mères.
10Loin de se restreindre au cas des familles nucléaires, le colloque a également proposé plusieurs réflexions sur la pluriparentalité (parents biologiques, mais aussi légaux en cas d’adoption, ou quotidiens pour les beaux-parents par exemple, et symboliques concernant les parrains), mettant en lumière la richesse des travaux sur cet objet. Marie Daugey (Université de Liège – Laboratoire d’anthropologie sociale et culturelle) a ainsi montré qu’en pays kabyè au Togo, le parrainage constitue une étape préalable à la parenté, caractérisée par une pseudo-parentalité : le filleul, âgé de 3 à 6 ans, « est comme » le fils du parrain, chez qui il réside temporairement. Martine Gross (Cnrs et Ehess – Centre d’études en sciences sociales du religieux), Isabel Côté (Université du Québec en Outaouais – Département du travail social), Kevin Lavoie (Université de Laval – École de travail social et de criminologie) et Line Chamberland (Université du Québec à Montréal – Département de sexologie) ont présenté la diversité des relations entre les mères lesbiennes et un donneur qu’elles connaissent, allant d’une place marginale reconnue au donneur et occupée par celui-ci, dont le rôle est surtout conçu comme une aide à la procréation, à la position pleinement reconnue de père dans « une vision pluriparentale de la famille ». Ce rôle paternel peut être pleinement choisi et revendiqué par les pères donneurs ou être, au contraire, le fruit d’une évolution, la relation entretenue avec l’enfant ayant évolué par rapport à l’entente initiale. La pluriparentalité apparaît alors dans sa dimension processuelle.
11Les parentalités plurielles ont en outre été l’objet d’une réflexion historique au cours de ce colloque. A. Martial a en effet rappelé que les sociétés occidentales contemporaines ne sont pas habituées à penser la pluriparentalité, qui est considérée comme marginale. Il ne s’agit pourtant pas d’un phénomène récent, comme l’a souligné Juliette Linard de Gueretchin (Université Catholique de Louvain) à propos des enfants belges dont le père a été fait prisonnier pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans ce contexte de crise marqué par l’absence paternelle ainsi que par des difficultés économiques redoublées, les mères ont souvent été amenées à exercer l’autorité paternelle et à remplir le rôle qui incombait auparavant à leur mari, de même que les grands-parents maternels, dans une moindre mesure. Les rôles parentaux étaient ainsi partagés par différentes générations, et non pas seulement entre le père et la mère.
12Ainsi, le caractère dominant de la norme contemporaine occidentale de la famille biparentale formée des deux parents biologiques de sexes différents n’empêche pas la formation de familles pluriparentales qui semblent, pour certaines, à la marge des modèles de parentalité. L’enjeu du rapport aux normes en contexte pluriparental, et le questionnement même de la norme dominante par le mode de fonctionnement et les liens tissés entre les membres de ces familles, sont des pistes d’investigations possibles qui seraient riches d’enseignements.
Notes
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[1]
Organisé par Myriam Chatot [École des hautes études en sciences sociales, Ehess – Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (Iris)], Marie-Caroline Compans [Institut national d’études démographiques (Ined), université de Paris] Anaïs Mary [université de Paris – Centre de recherche sur les liens sociaux (Cerlis)], Alexandra Piesen (université de Paris – Cerlis), Marine Quennehen (Ined, Ehess – Centre d’études sociologiques et politiques Raymond Aron) et Zoé Yadan (université de Paris – Cerlis), le colloque a reçu le soutien de l’Ined, du Cerlis, de l’université de Paris, du LabEx Individus, Populations, Sociétés, de la Cité du genre et de l’université Sorbonne Paris Cité.
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[2]
Voir l’appel à communication initial de ce colloque : https://reppama.hypotheses.org/669 (consulté le 12 juillet 2020).
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[3]
Voir le programme détaillé du colloque ici : https://reppama.hypotheses.org/1440 (consulté le 12 juillet 2020).
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[4]
Afin de nourrir le débat, Emmanuelle Cambois (Ined) et Julie Tréguier (Ined et université Paris Nanterre – EconomiX) ont respectivement parlé des inégalités de genre et de santé face au vieillissement, et des systèmes de retraite.
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[5]
Voir le site : https://www.cairn.info/revue-francaise-des-affaires-sociales-2019-4.htm (consulté le 23 février 2021).
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[6]
Voir l’article Les trois temps des pluriparentalités en France. Une analyse de travaux empiriques contemporains dans ce numéro.
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[7]
Voir l’article Devenir parent à travers les frontières nationales et raciales. Emparement et institution du lien parental dans l’adoption internationale dans ce numéro.
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[8]
Voir l’article Temps avec les enfants et temps sans les enfants. L’expérience parentale de la résidence alternée dans ce numéro.