CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Les papas en danger ? Des pères à l’assaut des droits des femmes, par Édouard Leport, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, janvier 2022, 244 p.

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Au nom du père. Sociologie des mobilisations de pères séparés, par Aurélie Fillod-Chabaud, Lyon, ENS Éditions, avril 2022, 288 p.

1 Recommandés par Nicolas Blanc, membre du comité de rédaction

2 Les juges aux affaires familiales (JAF), anti-pères ? Les travaux du « collectif ONZE » [1] avaient déjà permis de déconstruire pour partie les fantasmes – et rassurer les JAF – liés à leur supposé tropisme « pro-mères », un des (nombreux) reproches qui leur est adressé. Ces travaux ont démontré, statistiques à l’appui, d’une part, que le genre du magistrat était indifférent au sens de la décision (résidence de l’enfant et part contributive) et, d’autre part, que la justice ne faisait, très souvent, qu’entériner les accords des parties, les pères étant peu présents à l’audience ou ne formulant aucune demande sur la résidence des enfants [2]. Ces deux nouveaux ouvrages permettent de prolonger utilement et de compléter ces résultats à partir d’études sociologiques sur les mobilisations des pères. Peu documentées, ces mobilisations sont pourtant très visibles alors que la part des pères qui se mobilisent lors des procédures devant le JAF est minoritaire, étant rappelé que, toujours selon le « collectif ONZE », seul un quart des 20 % de dossiers où au moins un désaccord est exprimé concerne la résidence des enfants.

3 La première étude, celle d’Édouard Leport, porte sur une analyse de plusieurs associations françaises de pères à partir d’un cadre théorique explicitement issu des travaux sur le genre. La seconde, celle d’Aurélie Fillod-Chabaud, est une étude comparative de ces mobilisations en France et au Québec, d’une part, et entre les collectifs parapublics (qui ont une part plus importante de financement des pouvoirs publics) et activistes (composés de catégories socio-professionnelles plus élevées au regard notamment des coûts d’adhésion et des stratégies distinctes), d’autre part.

4 En ce sens, la première étude est davantage micro, avec des analyses plus détaillées sur les stratégies judiciaires et le sens des décisions individuelles, alors que la seconde est davantage macro, même si elle repose sur des analyses expérientielles au sein des collectifs, ainsi que des entretiens sur plusieurs années avec les pères. Au-delà de ces différences, ces études ont en commun d’analyser de manière critique la régulation de l’appartenance à ces groupes, les stratégies de mobilisations des pères, leurs répertoires d’action (où l’on apprend que monter en haut d’une grue est très peu efficace pour régler une situation individuelle, mais vient faire de la « publicité » pour le mouvement en diffusant une « forme de souffrance collective » auprès de l’opinion publique) et leurs discours. De nombreuses conclusions sont partagées : par exemple les ressorts personnels des mobilisations liés à des « ruptures biographiques », leur engagement plus individuel que collectif, les pères recherchant des conseils juridiques et de préparation à l’audience (un « coaching » dans l’urgence), outre un lieu pour exposer et « valider » leurs reproches à l’égard des mères et de l’institution judiciaire, plus généralement. En s’adressant à des publics spécifiques et en politisant la paternité post-conjugale, ces mouvements n’apporteraient que peu de réponses aux problèmes réellement rencontrés par les pères séparés.

5 Plusieurs thématiques traversent ces ouvrages. En premier lieu, l’analyse historique des mobilisations des pères naissant face au développement du féminisme et des mutations familiales. Les collectifs de pères adoptent une stratégie de discours oppositionnels, face aux revendications d’égalité de genre et à la critique du patriarcat, développant des contre-discours masculinistes liés à la disparition des pères. En deuxième lieu, l’analyse de l’utilisation stratégique du droit par les collectifs de pères séparés, notamment la parole de l’enfant et son « intérêt supérieur » déclaré (des « dispositifs émotionnels » selon Aurélie Fillod-Chabaud), des stéréotypes de genre, ou la constitution de preuves (ce que cette dernière appelle une « codification de la vie privée en catégories juridiques »), outre l’articulation entre temporalités judiciaire et parentale. En troisième lieu, l’analyse de la critique par les pères de l’ingérence des JAF dans l’intimité des familles, et plus généralement la régulation étatique des séparations, avec une forme de contradiction entre des actions visant à « spectaculariser » l’intime ou en le « surexposant » stratégiquement dans les dossiers, et la critique, dans le même temps, de cette surveillance de l’intime par le juge et les enquêtes sociales. En quatrième lieu, une analyse des « troubles dans la paternité » et la filiation, et notamment comment les pères essaient de s’adapter à leurs « nouveaux » rôles post-séparation, dans un contexte de fin du patriarcat et d’égalisation des conditions socio-économiques, et ce qu’ils entendent « transmettre ». Enfin, les ouvrages apportent des éclairages très intéressants sur la place des femmes qui militent aux côtés des hommes.

6 Aussi, ces lectures – peu importe où se situe le lecteur ou la lectrice – seront riches d’enseignements, notamment pour les JAF. Elles leur donneront, en creux, à réfléchir au rôle de la justice familiale dans la reproduction d’un certain ordre social familial et des « inégalités de charges éducatives » (Édouard Leport), notamment lorsque le juge entérine les accords des parties (la mère s’occupe à temps plein de l’éducation, le père des temps de loisirs, par exemple) ou lorsque l’enquêteur·rice social·e désigné·e porte une certaine conception normative de la famille. Elles interrogent aussi les effets de la déjudiciarisation et de la médiation familiale. Rappelons, à cet égard, qu’il s’agit de demandes récurrentes des pères dans le cadre de leurs mobilisations, notamment afin d’empêcher une effraction des juges dans l’intime.

Notes

  • [1]
    Le Collectif ONZE, Au tribunal des couples. Enquête sur des affaires familiales, Paris, Odile Jacob, novembre 2013.
  • [2]
    C’est ce qu’avait déjà d’ailleurs pu souligner l’une des sociologues dans une contribution à la revue en 2017 : Aurélie Fillod-Chabaud, « Les JAF sont-ils anti-papas ? », Délibérée, 2017/2, p. 92-95.
Mis en ligne sur Cairn.info le 16/03/2023
https://doi.org/10.3917/delib.018.0091
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