Introduction
1La notion de justice environnementale présente un caractère polyphonique dû à l’absence de cadre théorique qui entoure sa conceptualisation (Blanchon et al., 2009). Elle renvoie par ailleurs à deux types d’approches différentes. D’un côté, nous trouvons une approche bottom-up qui part des mouvements locaux protestant contre des injustices qu’ils estiment subir en lien avec les conditions environnementales. D’un autre côté, nous avons une approche top-down qui s’initie dans les politiques de développement durable visant à tenir compte des questions d’équité dans la préservation de l’environnement (Blanchon et al., 2009). Ces deux approches sont loin de converger. Nous nous focalisons ici sur la première démarche, celle relative aux mouvements locaux qui contestent les injustices. Notre objectif est de participer à la fondation d’un cadre conceptuel qui procure une assise à la notion et aux évaluations des injustices.
2Cet article défend l’idée d’une justice environnementale appréhendée à partir d’une approche comparative de la justice fondée sur les capabilités. Dans ce cadre, l’approche des capabilités nous aide à fournir une analyse pertinente des injustices. Cependant, cette dernière doit faire l’objet d’un aménagement visant à prendre en compte, dans le jugement d’évaluation des sociétés, les capabilités collectives. Dans une première section, nous caractérisons la justice environnementale. Nous faisons valoir en particulier qu’elle s’articule autour de quatre principes : l’équité, la reconnaissance, la participation et les capabilités. Dans une seconde section, reconnaissant la justice environnementale comme un ensemble de mouvements cohérents avec une approche comparative de la justice, nous synthétisons le débat récent sur l’opposition entre justice transcendantale et justice comparative. Nous situons à sa « juste » place la justice comparative par rapport à la justice transcendantale. Enfin, dans une troisième section nous argumentons que l’approche des capabilités instaure une métrique appropriée pour une approche de la justice comparative appliquée à la justice environnementale. Cela exige néanmoins d’étendre l’approche des capabilités à la prise en compte, dans le jugement d’évaluation des sociétés, des capabilités collectives.
1 – Sur la notion de justice environnementale
3La justice environnementale ne repose pas sur une définition unique et consensuelle. Elle renvoie à un ensemble hétérogène de préoccupations dont on trouve les origines dans les mouvements issus de la société civile. Elle renvoie initialement, d’une part aux mouvements plutôt urbains de revendication contre les effets toxiques de la pollution dans les pays du Nord et d’autre part aux mouvements plutôt ruraux d’écologie de la subsistance dans les pays du Sud (Guha et Martinez Alier, 1997).
1.1 – De l’hétérogénéité des mouvements à l’unité des préoccupations
4Dans les pays du Nord, le souci pour la justice environnementale a notamment pris de l’ampleur avec le cas Love canal [1] aux USA en 1978. Une décharge toxique de plus de 20.000 tonnes de déchets chimiques a été découverte enfouie sous une école primaire dans le quartier résidentiel de la classe ouvrière de LaSalle à Niagara Falls, dans l’Etat de New York. Les effets sur la santé pour les résidents ont été alarmants, avec une incidence élevée de cancer, de fausses couches, de maladies rares et d’anomalies congénitales. Si ce cas fût emblématique aux USA, Pellow (2000) et Melosi (2004) relèvent que les stations d’épuration des eaux usées et les décharges municipales ont depuis des temps anciens été localisées proches des zones d’habitation des populations ouvrières et des groupes minoritaires ; ce qui accroît très fortement les risques de contamination par les pollutions pour ces populations. En 1982, de nouvelles protestations contre un site d’enfouissement de déchets toxiques à Warren en Caroline du Nord ont renforcé les mouvements pour la justice environnementale. Warren était non seulement une commune pauvre mais aussi composée à 65% d’afro-américains. Cette situation fût une des premières où les mouvements pour les droits des citoyens et les groupes écologistes menèrent une action commune. Ce mouvement a souligné que les dangers liés à la pollution touchaient particulièrement les populations noires et asiatiques des USA (Bryant et Mohai, 1982). Cette double origine de la notion de justice environnementale aux USA a donné lieu à des débats pour déterminer s’il s’agissait de problèmes spécifiques à une classe sociale (ouvriers) ou à des minorités (asiatiques, afro-américains, latino-américains, etc.). Mais au-delà, les mouvements pour la justice environnementale procèdent en fait de la convergence de multiples préoccupations, parmi lesquelles les droits des citoyens, la santé et la sécurité au travail, les droits des populations autochtones, la sécurité et la santé publique, etc. (Faber et McCarthy, 2003).
5Si le mouvement américain a été et demeure toujours fortement centré sur les effets des pollutions sur la santé et la qualité de vie des populations minoritaires, le développement de la notion de justice environnementale en Europe se focalise plutôt sur les liens entre les inégalités spatiales et géographiques et les inégalités environnementales. Bien que l’approche en termes de minorités ou de pauvreté et celle en termes d’inégalités spatiales se recoupent, la différence de focalisation est liée à des traditions et des enjeux politiques distincts sur les deux continents (Charles et al., 2007).
6Dans les pays du Sud, les mouvements pour la justice environnementale sont plutôt le fait de paysans, d’artisans, etc. qui protestent contre la dégradation voire la disparition de leurs conditions d’existence face aux développements des secteurs miniers et industriels (Kurien, 1992). Dans ces pays, bien que la notion de justice environnementale n’exclut pas les effets des pollutions sur les populations, elle ajoute une autre dimension avec l’accès aux ressources naturelles, constituant souvent des ressources clés pour la survie des populations. De tels mouvements ont pris une dimension conséquente dans des pays comme l’Afrique du Sud (McDonald, 2000), L’Inde (Williams et Mawdley, 2006) ou le Brésil (Porto et Pacheco, 2009).
7Une telle hétérogénéité peut faire craindre à une dilution du propos, voire à une confusion (Getches et Pellow, 2002), mais derrière les divergences, se profile la recherche d’une unité d’un mouvement large autour de différents éléments qui composent la justice (Epstein, 1997, Faber et Mc Carthy, 2003, Schlosberg, 2003). Nous ne cherchons pas à dresser les portraits de ces mouvements à travers le monde. Nous souhaitons seulement faire ressortir les enjeux qui président à leurs actions.
8Schlosberg (2007) est certainement un des auteurs qui a le mieux caractérisé l’articulation de ces mouvements autour des enjeux de justice. Il en relève quatre principaux : la distribution, la participation, la reconnaissance et les capabilités. Ces quatre enjeux s’articulent l’un à l’autre de manière complémentaire. L’absence de reconnaissance des populations joue un rôle considérable dans la distribution inéquitable des bénéfices environnementaux, comme dans l’exposition aux pollutions. À son tour la participation des populations au processus de décision concernant les enjeux environnementaux ne se réalise que si elles sont reconnues comme acteur à part entière. Cette participation renforce les capabilités au sein des communautés. Nous mettons en évidence cette articulation.
1.2 – Les quatre enjeux de la justice environnementale
9L’inéquité dans la distribution est au fondement de la justice environnementale. Les travaux relatifs à ce champ d’analyse soulignent que les coûts des pollutions comme les bénéficies de la protection de l’environnement sont inégalement répartis à travers la société (Edwards, 1995). Les analyses s’appuient sur des constats multiples concernant, d’une part les coûts disproportionnés subis par certaines catégories de populations, tels que les localisations de sites de déchets dangereux, des incinérateurs et des décharges, les localisations des industries polluantes, les proportions de travailleurs dans les activités dangereuses, mais aussi les différences et la concentration de toxicité dans la consommation tels que les poissons contaminés ; et d’autre part les inégalités dans les bénéfices de biens environnementaux tels que les parcs, les aires naturelles de jeux, la qualité de l’eau et de l’air, etc. (pour une collection d’analyses voir par exemple Agyeman et al., 2003). Mais il ne s’agit pas de réduire les questions d’inéquité à des constats d’inégalités entre individus. Ce sont souvent les communautés dans leur ensemble qui sont affectées et pas les individus pris un à un. Schlosberg (2007) note par exemple que les compagnies minières qui exploitent des gisements d’uranium situés sur le territoire de la communauté Navajo d’Arizona du nord, une des plus grandes communautés autochtones des USA (environ 200 000 individus), embauchent ces derniers à un taux de salaire plus bas que le standard national et ne mettent pas en œuvre les protocoles de sécurité avec autant de rigueur sur ces sites qu’ailleurs aux USA. Il s’ensuit une proportion de cancer chez les jeunes dans cette population dix-sept fois supérieur à la moyenne nationale. LaDuke (2002) dresse un constat aussi dramatique pour la tribu Shoshone dans le Nevada dont le territoire sert d’entreposage pour les déchets radioactifs. Les inégalités ne peuvent, dans ce genre de cas, être réduites aux individus puisque c’est bien la communauté dans son ensemble qui est affectée et qui supporte le poids des risques environnementaux. Elle est également atteinte dans son identité et les actions et demandes en faveur d’une justice environnementale ne sont pas portées par des individus séparés mais par des communautés et leurs représentants (Getches et Pellow, 2002). Pour cette raison, les mouvements environnementaux n’utilisent d’ailleurs guère la notion d’équité mais préfèrent celle de justice qui ne se résout pas dans cette première (Taylor, 2000). Elle renvoie également à la notion de participation. En effet, si les individus peuvent être traités équitablement de manière passive, les mouvements pour la justice environnementale insistent sur la dimension participative de la justice.
10Au-delà du contenu des décisions, c’est l’inéquité dans le processus qui est dénoncé, ce qui explique que les premiers mouvements, à l’image du First National People of Color Environmental Justice Leadership Conference, ont insisté sur la justice procédurale et la participation de manière équitable des minorités au processus de décision (Freudenberg et Steinsapir, 1992 ; Scholsberg, 1999). Les revendications de participation émanant des mouvements pour la justice environnementale s’articulent autour de trois exigences (Schlosberg, 2007). Premièrement, les mouvements demandent que les populations soient informées des enjeux et des risques qui les concernent. L’information doit être fournie par les entités administratives et les industries de manière transparente. Tandis que les populations sont jugées habituellement incompétentes pour comprendre les questions techniques, la première doléance porte précisément sur la mise à disposition des informations. Deuxièmement, les mouvements réclament que les populations soient parties prenantes du processus de décision et que leur opinion soit considérée avec autant de poids que celle des autres parties du processus de décision. Enfin, troisièmement, ils demandent que les populations soient impliquées dans le processus de recherche sur les effets des projets aux côtés des scientifiques. Il importe de faire valoir les connaissances des populations au-delà des compétences scientifiques puisque bien souvent les cas tel celui de Love canal ont pu être défendus grâce à l’ensemble des effets ressentis par les populations et qu’elles pouvaient décrire.
11Cependant, pour obtenir une justice procédurale, la reconnaissance des populations est un préalable. Elle est la base de la possibilité d’exprimer non seulement son opinion mais aussi et surtout de voir son avis pris en compte. Dans l’affaire Love canal, Gibbs (1982) note que les femmes qui tentaient de s’exprimer pour faire valoir leur point de vue et rapporter leur témoignage étaient systématiquement ignorées, discréditées parce que considérées comme irrationnelles, émotives et mal informées. Hamilton (1994) dresse le même constat au travers d’un cas de projet d’incinérateur à Los Angeles. Les femmes et les populations issues des minorités sont systématiquement dénigrées par les autorités car jugées irrationnelles et mal informées. Il s’agit là d’un problème d’autant plus marqué que les populations issues des minorités ne sont historiquement pas présentes dans les mouvements environnementalistes (Bullard, 1993). Elles n’ont pas pu acquérir de crédibilité par ce biais. Les mouvements pour la justice environnementale fournissent une voix à ces populations. Ils contribuent à leur accorder un poids politique, à favoriser leur empowerment (Bullard, 1993) ou leur agencéité (Di Chiro, 1992) en insistant sur leur reconnaissance.
12Si la reconnaissance est à la base de la justice procédurale, son absence est aussi à l’origine de nombreuses inéquités. LaDuke (2002) souligne à cet égard que certains standards de pollution sont fondés sur des règles qui ignorent les spécificités culturelles des populations par défaut de reconnaissance de celles-ci. Par exemple, il soutient que le niveau de rejet de dioxine de l’industrie de la papeterie dans les rivières et fleuves est défini aux USA par un taux supportable pour la population au regard de la consommation de poissons issus des ces fleuves et rivières. Mais ce standard se fonde sur une consommation moyenne de poissons d’eau douce dans la population ; critère totalement inapproprié pour les populations qui en font une grande consommation, comme c’est le cas des populations autochtones indiennes. Dans un autre registre, Schlosberg (2007) signale que la décision du Service des forêts des USA d’autoriser l’usage d’eaux usées traitées pour accroître l’enneigement à fin de développer les activités de sports d’hiver sur des montagnes locales considérées comme sacrées par les treize tribus indiennes n’a pas tenu compte de l’importance de ces montagnes pour ces populations parce que leurs spécificités culturelles n’ont pas été reconnues. Il ne s’agit pas dans ces cas uniquement de reconnaissances individuelles mais bien d’identité collective. Ce sont les populations en tant que groupes ou communautés avec leurs propres caractéristiques qui ne sont pas reconnues (Agyeman et al., 2003). Comme le précise Pulido (1996), la spécificité des mouvements en faveur de la justice environnementale, en comparaison des autres organisations environnementales, consiste à dresser les contours des populations en tant que communautés c’est-à-dire en tant qu’entité spatiale qui peut être appréhendée par une appartenance (par exemple : appartenance de classe, ethnique, etc.). Il s’agit avant tout d’un mouvement pour la reconnaissance des communautés dont les enjeux sont environnementaux sur un territoire particulier. Les injustices environnementales sont aussi des atteintes à l’intégrité, certes physique, mais également identitaire. Elles sont assimilées par les communautés affectées à une forme de « génocide » (Krauss, 1994 ; Bretting et Prindeville, 1998). Les motifs d’engagement dans les mouvements activistes sont d’ailleurs autant ceux concernant la santé publique que la préservation de la culture (Prindeville, 2004). Pour cette raison, une politique de défense des communautés consiste en la création de fondations, à l’image de la fondation White Earth Land Recovery [2] qui rachètent les terres pour les réallouer aux populations autochtones, ce qui leur confère un pouvoir collectif et une reconnaissance (LaDuke, 2002).
13Cette reconnaissance permet à son tour, par la participation des populations, de favoriser le développement des capabilités des individus et des communautés. L’approche par les capabilités proposée par Amartya Sen (voir notamment Sen, 1980, 1985, 1992, et aussi Alkire, 2002 ; Gasper, 2007 ; Deneulin, 2006 ; Bonvin et Farvaque, 2008 ; Crocker, 2008 parmi d’autres) a considérablement renouvelé l’analyse du bien-être. L’approche proposée par Sen repose sur les notions de « fonctionnements » (functionings) et de « capabilités » (capabilities). Un fonctionnement est ce que réalise une personne. Pour atteindre un niveau de bien-être donné, il faut assurer correctement un certain nombre de fonctionnements vitaux comme se déplacer, se loger, être en bonne santé, se nourrir de façon équilibrée, être socialement reconnu et respecté, pouvoir participer aux décisions collectives, etc. Ces fonctionnements sont très variés et peuvent être plus ou moins complexes. Ils n’expriment cependant le bien-être que sous la forme de sa réalisation. Au-delà, se pose la question des possibilités de cette réalisation. Ainsi, les capabilités reflètent les diverses combinaisons de fonctionnements (états et actions) que la personne peut accomplir. Elles peuvent être comparées à une contrainte de budget. Comme cette dernière délimite les possibilités d’achat de biens, les capabilités circonscrivent les possibilités de fonctionnement. Moins est forte la contrainte de budget, plus on peut acheter de biens. De même, moins l’ensemble des combinaisons de fonctionnements est réduit plus l’individu peut réaliser les fonctionnements qu’il désire. La reconnaissance des populations permet ainsi selon Schlosberg (2007) d’améliorer les capabilités de base telles que la santé et la sécurité.
14La justice environnementale articule par conséquent l’inéquité, la participation, la reconnaissance et les capabilités ; avec en son cœur la reconnaissance puisque d’une part le manque de reconnaissance est analysé comme la cause fondamentale de l’inéquité et, d’autre part, elle constitue la condition d’une réelle participation et ainsi de l’amélioration des capabilités de base.
15À travers cette démarche, les mouvements en faveur d’une plus grande justice environnementale militent pour une réduction des injustices, sans poser en toile de fonds de définition de ce qu’est une société parfaitement juste. Dans les sections suivantes nous défendons deux idées complémentaires. Tout d’abord, l’approche de ces mouvements renvoie au débat actuel sur l’opposition entre justice comparative et justice transcendantale. La justice environnementale telle qu’analysée sous l’angle de ces mouvements est un exemple pertinent de la justice comparative. Ensuite, les capabilités fondent une métrique adaptée pour évaluer cette justice comparative. Cependant, cela suppose de donner sa place entière à cette approche. Schlosberg (2007) la réduit plutôt aux fonctionnements sans prendre en compte la démarche d’ensemble. Nous nous écartons de ce point de vue sensiblement de sa lecture pour conférer à l’approche des capabilités le rôle de cadre conceptuel unificateur de ces mouvements qui semble tant faire défaut.
2 – Justice comparative versus justice transcendantale
16Schlosberg (2007) note que la plupart de la littérature sur la justice environnementale examine des cas particuliers qui relatent des histoires d’injustice, explorent les arguments concernant le caractère intentionnel ou raciste de ces injustices, et analysent les manières d’opérationnaliser et mesurer ces injustices. Un tel point de vue semble en cohérence avec la notion de justice comparative défendue par Sen (2006a, 2009). À l’inverse, les politiques élaborées dans le cadre du développement durable se réfèrent plutôt aux théories transcendantales de la justice. Ainsi, Blanchon et al. (2009) notent que l’article 3 de la Convention des Nations-Unies sur le Changement Climatique, à travers son principe de « Responsabilité commune mais différenciée » renvoie à un critère d’équité inspiré des débats contemporains sur la justice sociale, en particulier la théorie de la justice de Rawls (1971). Or, en faisant valoir une approche comparative de la justice, Sen (2010) s’oppose particulièrement à la théorie de la justice de Rawls dans laquelle il décèle un archétype de la justice transcendantale. Il souligne d’ailleurs que l’approche des capabilités ne vise pas à fournir une théorie de la justice et que l’interpréter comme telle serait une erreur. En revanche, elle fournit « (…) une base informationnelle sur laquelle se concentrer pour juger et comparer les avantages globaux » (2010, p. 285). Du fait de l’angle d’analyse choisi, partant des mouvements de revendications pour la justice environnementale, et de la position même de Sen sur le rôle de l’approche des capabilités dans l’analyse de la justice, il nous semble crucial de revenir sur la querelle entre justice comparative et justice transcendantale. Ce débat permet en effet de cerner le sens et la place exacts de la justice environnementale analysée sous l’angle des mouvements de revendications. Nous caractérisons d’abord la justice comparative, avant de situer les deux formes de justice, reflétant chacune une approche de la justice environnementale.
2.1 – De l’opposition entre conception comparative et conception transcendantale de la justice…
17Dans son ouvrage Idées de justice, Sen (2010), poursuivant une réflexion entamée dans un article de 2006 intitulé What do we want from a theory of justice ?, oppose une approche transcendantale à une approche comparative. Il développe ainsi une réflexion sur la réduction des injustices dans des contextes où ce qui compte est ce que vivent et ressentent les gens. Cette conception de la justice implique, au regard de certaines expériences historiques d’injustice mondialement reconnues, qu’il est impérieux de comprendre que les populations cherchent avant tout à supprimer les injustices flagrantes dans la mesure de leurs capacités, plutôt qu’être dans une sempiternelle quête d’un monde parfaitement juste. Cela semble indiquer que l’action sociale d’une personne ou d’un groupe soumis à une injustice, vise à s’extraire de l’injustice ; ce qui n’équivaut certainement pas à entrer dans une situation de justice parfaite.
18Sen (2010) identifie trois caractéristiques majeures d’une justice comparative par rapport à une justice transcendantale. Tout d’abord, tandis que la justice transcendantale s’attache à définir ce qu’est une société parfaitement juste, la justice comparative doit permettre d’identifier les moyens qui réduiront les situations d’injustice. Ensuite, la justice transcendantale se focalise sur les institutions justes qui doivent gouverner la société. La justice comparative, sans nier le rôle notable des institutions, tient compte des comportements de transgression des individus et pas seulement des insuffisances institutionnelles. Elle se centre sur la vie réelle des gens et non sur la vie qu’ils devraient mener dans une société avec des institutions justes. Enfin, alors que la justice transcendantale cherche à définir un état unique qui caractérise une société juste, la justice comparative admet le pluralisme des valeurs. Ce pluralisme ne signifie pas relativisme, mais d’une part que les nombreux problèmes relatifs à la justice doivent faire l’objet d’un débat argumenté, qui peut dans certains cas aboutir à un consensus ; d’autre part que l’absence de consensus ne résulte pas d’un défaut de raisonnement et de réflexion, mais au contraire de priorités rivales qui ont franchi le crible de la raison. En somme la justice comparative est plus orientée pratiquement que la justice transcendantale.
2.2 – … à la complémentarité
19La prise de position de Sen a provoqué une controverse intense. Gamel (2010), Kandil (2010), Valentini (2011), Satz (2012), Freeman (2012), Robeyns (2012), Ege et al. (2012), parmi d’autres, ont contesté l’opposition entre les deux types d’approche de la justice. Notre objectif n’est pas de revenir en détails sur ce débat. Nous le synthétisons afin de faire ressortir la complémentarité des deux approches ; ce qui finalement légitime l’approche comparative tout en la remettant à sa « juste » place par rapport à l’approche transcendantale. Pour commencer nous rappelons d’abord la position de Sen à partir d’un exemple qu’il fournit. Nous résumons ensuite l’opposition à la dichotomie proposée par Sen.
20Imaginons trois enfants qui se disputent pour l’attribution d’une flûte. Anne est la seule qui sait jouer de la flûte et pour cette raison revendique le droit de l’obtenir. Bob défend au contraire le fait qu’il est pauvre et qu’il n’a aucun jouet et devrait être le possesseur de la flûte. Enfin, Carla indique qu’elle a fabriqué cette flûte et donc qu’elle en est la légitime utilisatrice. Les trois arguments avancés par les enfants semblent légitimes. Tandis qu’une justice transcendantale ne pourrait pas traiter ce genre de situation liée au pluralisme des principes, la justice comparative aurait précisément pour objet de produire un ordonnancement, ne serait-ce que partiel, par classement par dominance. Cela ne signifie pas que la justice comparative produise un ordre complet. L’approche comparative fournit un ordre partiel, soit parce que nous jugeons une option à partir de points de vue conflictuels (comme dans l’exemple de la flûte), soit parce que nous n’avons pas assez d’information sur les options en présence pour les ordonnancer (comme c’est le cas souvent avec des options concernant notre futur), soit que certaines options ne puissent être comparées avec une métrique commune (comme c’est le cas de biens incommensurables) (Satz, 2012). « L’essentiel est d’obtenir un accord fonctionnel sur un ensemble de sujets facilement identifiables par l’injustice manifeste qu’ils reflètent » (Sen, 1999, p. 333). Cet ordre partiel n’est pas le fruit d’une référence à un principe transcendantal mais de la confrontation des arguments de chacun lors de l’épreuve de la discussion publique (Sen, 1999, 2010). En somme, l’approche comparative d’une part ne prétend qu’établir un ordre partiel, d’autre part admet l’incomplétude. Des informations complémentaires ou un changement de contexte peuvent ainsi produire un changement d’ordonnancement.
21Bien que la justice comparative présente un intérêt majeur, il serait excessif de l’opposer aux approches transcendantales. Les deux approches ne tendent pas vers le même objectif. La démarche transcendantale consiste à justifier un système ou un principe donné d’évaluation, sans pour autant procéder à cette évaluation ; tandis que l’approche comparative vise à utiliser des outils qui permettent d’accomplir une évaluation (Kandil, 2010), sans que les principes n’aient eu besoin d’être légitimés.
22D’ailleurs Sen (2012) précise qu’il n’estime pas que l’approche transcendantale soit redondante ou inutile, mais simplement qu’elle n’est ni nécessaire, ni suffisante pour établir un ordonnancement des jugements concernant la justice dans des cas précis. Nous pouvons certes admettre avec Sen que l’approche transcendantale n’est ni nécessaire, ni suffisante pour établir un classement, mais il faut en contrepartie admettre que la robustesse de ce classement doit reposer sur une légitimité des critères utilisés, que ces critères soient raisonnables ; ce qui renvoie in fine à une approche transcendantale. Comme le soulignent Ege et al. (2012), la notion « d’impartialité ouverte » que développe Sen, qui lui permet de fonder des comparaisons qui ne reposent pas sur des critères purement positionnels, renvoie à une interprétation du spectateur impartial d’Adam Smith fort présente chez Rawls. Valentini (2012) relève que Sen commet un excès en interprétant la théorie de la justice de Rawls comme un ensemble d’institutions idéales. Elle ne prétend pas établir un ensemble d’institutions parfaites, mais, sur la base de principes de justice, ouvre la voix à de multiples arrangements institutionnels qui rendront la société juste, en fonction de son contexte, en cohérence avec les principes de justice. Les principes de justice ne sont que des points de départ, pas des conclusions de la théorie de la justice. Ils laissent ouverts les arrangements sur une base comparative.
23Nous pouvons conclure qu’il convient de distinguer les principes de justice des ordonnancements qui sont réalisés sur la base de principes. Ces principes méritent certainement d’être légitimés par des approches transcendantales, tandis que les approches comparatives peuvent apporter un éclairage, dans des cas concrets, d’ordonnancements que les populations établissent sur la base de critères auxquels elles se réfèrent. Il y a là un enjeu qui dépasse le cadre de cet article pour la justice environnementale, celui de confronter les critères de justice qui servent de soubassement aux revendications et ceux utilisés dans les politiques de développement durable.
24Nous restons centrés sur notre objectif initial qui consiste à élaborer un cadre conceptuel unificateur pour l’évaluation de la justice environnementale pris sous l’angle des mouvements de revendications [3]. Nous nous concentrons sur une approche comparative en nous demandant en quoi l’approche par les capabilités telle que développée par Sen constitue une voie pertinente pour appréhender les enjeux de justice environnementale. Cela nous amène à nous différencier de la position de Schlosberg (2007) en adjugeant à l’approche des capabilités une place centrale dans l’analyse.
3 – Approche des capabilités et justice environnementale
25Nous avons recours à une approche comparative de la justice sur la base de l’approche des capabilités parce que cette dernière appuie la notion de justice environnementale, examinée sous l’angle utilisé ici, avec quelques aménagements. Nous ne visons pas à défendre, ni à produire une théorie de la justice, mais en concordance avec la position adoptée par Sen (2010) à argumenter l’idée que l’approche des capabilités institue une approche pertinente pour évaluer les situations d’injustices.
26Les capabilités fournissent une base informationnelle plus large que le revenu ou l’utilité ou les biens premiers (« à la Rawls ») (Sen, 2010). La justice n’est plus réduite à l’enjeu de la distribution des ressources rares mais inclut aussi la liberté de choix. L’enjeu n’est pas de définir une justice idéale, mais de savoir comment procéder de façon juste dans notre vie quotidienne. Une approche comparative de la justice requiert une évaluation de l’ensemble de capabilités des personnes ou des groupes sociaux et de sa progression [4]. Elle se situe dans une idée de progrès vers la justice. Dans cette perspective, l’injustice peut être considérée comme une inégalité des capabilités dans le temps et dans l’espace (Ballet et al., 2013). L’approche des capabilités offre une base pour une justice comparative, sans qu’il ne soit nécessaire de se référer à une théorie de la justice. Or précisément, la question de la justice environnementale n’est pas posée sur la base d’une théorie de la justice mais à partir de cas concrets.
27Nous nous limitons à souligner en quoi elle apporte un éclairage consistant sur la justice environnementale et peut constituer une métrique adéquate pour comparer les cas relatifs à la justice environnementale. Pour cela, nous défendons que les trois dimensions fondatrices de la justice environnementale (la distribution, la participation et la reconnaissance), hors capabilités, peuvent être inclues dans l’approche des capabilités, moyennant quelques aménagements de celle-ci.
3.1 – Approche par les capabilités et distribution des injustices environnementales
28Premièrement, l’approche des capabilités assure une lecture des enjeux de distribution via les possibilités réelles dont disposent les individus. Pour citer Sen (2010, p. 286), « L’approche par les capabilités se concentre sur la vie humaine et pas seulement sur des “objets de confort” comme les revenus ou les produits de base souvent érigés en critères principaux du succès humain, notamment dans l’analyse économique. Elle propose d’abandonner la focalisation sur les moyens d’existence pour s’intéresser aux possibilités réelles de vivre ». Le focus sur les possibilités réelles est essentiel dans la justice environnementale dans la mesure où les cas relatés soulignent à l’évidence des atteintes graves aux capabilités de base des individus telles la santé. Sen a ainsi proposé dans son ouvrage de 1980, Equality of What ?, l’expression « capabilités de base » (basic capabilities) pour désigner la capacité de satisfaire des fonctionnements élémentaires et d’une importance cruciale tels que se nourrir, se loger, échapper aux maladies évitables et à la mort prématurée, etc. Nussbaum (1988) emploie également la notion de capabilités de base, mais cette expression désigne moins pour elle un ensemble restreint de capabilités élémentaires qu’une liste de capacités fondamentales, sous-divisées en capacités secondaires, pouvant servir de référence universelle (Nussbaum 2000). Cependant, une telle liste ne revient pas à établir un classement. La valeur allouée aux différentes capabilités peut diverger selon le contexte, ou encore selon les individus. Pour cette raison, Sen entend conserver une certaine flexibilité dans la formulation de ce que sont les capabilités. Plutôt que de partir de la définition d’une énumération universelle de capabilités de base, il opte pour la justification d’un ensemble de capabilités par une procédure de délibération démocratique [5].
3.2 – Approche par les capabilités et enjeu de participation
29Deuxièmement, du fait de cette procédure de délibération démocratique, l’approche des capabilités donne voix aux populations et rejoint la question de leur participation aux décisions. Sen insiste en effet sur le fait que les capabilités à prendre en compte sont celles que les individus ont des raisons de valoriser. Pour cette raison, l’approche des capabilités insiste sur la capacité à être agent de sa situation. Cette capacité à être agent dépend bien sûr du degré de liberté que possède l’individu. Plus il sera libre d’agir, plus il sera en position d’être agent de sa vie. Les personnes qui n’exercent pas leur agencéité sont passives, soumises aux situations dans lesquelles elles se trouvent, ou sous l’influence des autres. Selon Alkire (2008), l’agencéité recouvre cinq caractéristiques. a) Elle renvoie aux buts et objectifs que vise l’agent. Pour chaque but et objectif, l’agent possède une capacité d’agence plus ou moins forte. Mais de plus, à un but ou objectif peuvent correspondre plusieurs réalisations. Les diverses réalisations ne sont pas toujours parfaitement compatibles et la capacité d’agence d’un individu se reflètera aussi dans sa capacité à aménager les conditions de faisabilité des diverses réalisations. b) Elle inclut à la fois le pouvoir effectif (effective power) de la personne ou du groupe de personnes à atteindre ses objectifs et le contrôle sur la réalisation des objectifs. La notion de contrôle renvoie à la capacité de la personne à assumer des choix et à maîtriser la procédure de réalisation des choix directement, qu’elle aboutisse ou non à la réalisation voulue. En revanche, le pouvoir effectif reflète la capacité d’aboutissement, que la personne contrôle directement ou non le choix et la procédure de réalisation. Le pouvoir effectif admet la prise en compte des interactions sociales dans la mesure où la réalisation effective d’un fonctionnement peut dépendre de l’action des autres. c) Elle est relative à la capacité à réaliser son bien-être mais aussi celui d’autres agents. Ainsi, réduire la torture ou vaincre la faim dans le monde peuvent être des objectifs auxquels la personne consacre de la valeur. Sa capacité d’agence est dans ce cas aussi relative à sa capacité d’exercer un contrôle direct sur cet objectif et/ou à avoir un pouvoir effectif à atteindre ces objectifs. Elle ne concerne pas seulement le bien-être de la personne, mais l’ensemble des objectifs que cette dernière se fixe. Certains de ces objectifs peuvent viser le bien-être d’autres personnes, des animaux [6], etc. d) Elle est associée aux objectifs auxquels la personne accorde de la valeur, ce qui signifie que tout ce qui est réalisé au moins partiellement par la personne ne peut être attribué systématiquement à sa liberté d’agence. Il faut que la personne attribue une valeur à cette réalisation. e) La capacité d’agence implique la responsabilité dans la réalisation ou l’état des choses. Puisque l’agent choisit librement, il est de fait responsable de ses choix.
30Nous pouvons considérer que la participation passe par la valorisation de la capacité d’agence. Cette capacité d’agence suppose les trois critères de participation discutés dans les mouvements pour la justice environnementale : la mise à disposition de l’information sans laquelle l’individu ne peut établir un choix raisonné ; être partie prenante sans quoi il ne peut exprimer les raisons qu’il a de valoriser tel ou tel objectif et ne peut contrôler la procédure qui permet les choix ; la coproduction d’information scientifique qui renvoie à la fois au fait de contrôler la procédure mais aussi au pouvoir effectif d’atteindre les objectifs. Cependant, accorder une considération essentielle à la justice dans le processus de participation, comme le revendiquent les mouvements en faveur de la justice environnementale, suppose de reconnaître une priorité à la justice dans le processus de choix sur la justice dans les choix eux-mêmes. Une telle position renverse les priorités proposées dans l’approche des capabilités par Sen. En effet, Sen (2004b, 2005) distingue deux conceptions de la justice : d’une part la liberté d’opportunités, d’autre part la liberté de processus. Il illustre cette distinction par l’exemple d’une jeune fille, Natacha. Si nous supposons que Natacha est contrainte de sortir le soir par une autorité (par exemple ses parents), elle n’est donc pas libre de choisir de sortir ou non. Même si elle désire sortir et que la contrainte correspond de fait avec son désir, elle n’est pas libre pour autant. Cette situation implique deux problèmes : a) Natacha n’a pas son mot à dire dans la décision la concernant, b) elle n’a pas d’autres opportunités que de sortir. Selon Sen, l’approche des capabilités se focalise avant tout sur l’absence d’opportunités alternatives. Or ce que soulignent bien les mouvements en faveur de la justice environnementale est que l’absence d’opportunités alternatives émane fondamentalement d’une absence de participation. La justice dans le processus de décision est prioritaire sur la justice dans les opportunités puisque la première conditionne les alternatives de la seconde. L’approche des capabilités peut constituer une contribution significative à la justice environnementale sous condition qu’elle admette une inversion des priorités dans les deux types de libertés.
3.3 – Approche par les capabilités et reconnaissance
31Troisièmement, l’approche des capabilités forme une approche cohérente avec la nécessité de reconnaissance des populations. Cela suppose néanmoins une discussion sur la notion de capabilités collectives. Selon Evans (2002) la capacité d’agence est façonnée par les valeurs communes et les structures sociales. Ce n’est pas parce que chacun possède des droits qu’il s’engage automatiquement avec et envers les autres. Au contraire, en tant que personne responsable, mon engagement prend valeur parmi toute une série d’interactions sociales qui donnent un sens à cette responsabilité (Ballet et al., 2007). Une attention particulière doit être accordée au rôle du débat public, aux espaces de discussions et aux possibilités d’interactions sociales itératives pour l’émergence de valeurs et d’engagements communs. Les capabilités collectives émergent de ces interactions sociales et sont différentes de la somme des capabilités individuelles. Elles permettent d’atteindre des objectifs que les capabilités individuelles ne garantissent pas de réaliser. La capacité d’agence collective ou la capacité d’un groupe à agir ne vise pas seulement à changer le niveau de bien-être de ses membres, mais aussi à favoriser le changement dans la société (Ibrahim, 2008).
32Sen (2010) a récemment clarifié sa position sur les capabilités collectives. Il reconnaît d’une part, les influences sociales sur les individus : « Il est difficile d’imaginer que des personnes vivant en société puissent penser, choisir ou agir sans être influencées par la nature et le fonctionnement du monde qui les entoure. » (p. 299). Il admet d’autre part, la notion de capabilité collective : « Il n’y a, bien sûr, aucune difficulté majeure à penser des capabilités de groupe. Lorsque nous disons, par exemple, que l’Australie peut vaincre dans les matchs d’essai tout autre pays qui pratique le cricket…, nous parlons de la capabilité de l’équipe australienne de cricket et non de tel ou tel joueur australien en particulier. » (p. 298). En revanche, il réduit la portée des capabilités collectives dans les jugements d’évaluation de la société et ainsi leur rôle dans la justice comparative. S’ « il n’a aucune raison particulière relevant de l’analyse d’exclure a priori les capabilités collectives… Les arguments qui dissuadent de prendre ce chemin portent sur la nature du raisonnement que cela impliquerait » (p. 300). « Puisqu’un groupe ne “pense” pas dans le sens évident où le font les individus, l’importance de ses capabilités collectives serait plus ou moins comprises, pour des raisons assez claires, en fonction de la valeur que leur accordent ses membres… En dernière analyse, c’est sur des évaluations individuelles qu’il nous faudrait prendre appui, tout en reconnaissant l’interdépendance profonde des jugements d’individus qui interagissent » (p. 300). Sen discerne en fait deux niveaux, celui de la capacité d’action ou agencéité qui peut tout à fait prendre en compte les capabilités collectives ou les capacités d’agence collectives et celui du jugement de l’évaluation sur la société qui permet la réalisation d’une approche comparative de la justice. Or à l’inverse du premier niveau qui admet la capabilité collective, le second niveau doit s’appuyer uniquement sur les capabilités individuelles. La distinction qu’opère Sen serait robuste seulement si les capabilités collectives en tant que moyens d’action produisaient des effets sur les capabilités individuelles uniquement et que l’on pouvait réduire tous ces effets à des capabilités individuelles. Or, ce qu’illustrent parfaitement les mouvements pour la justice environnementale est que le cœur des revendications porte sur la reconnaissance. Il ne s’agit pas de reconnaissance individuelle, mais plus profondément de reconnaissance d’une identité collective. La reconnaissance des spécificités des groupes n’est pas simplement un moyen de renforcer leur capacité d’action au profit des individus pris séparément, elle est aussi un enjeu de justice comparative et d’évaluation de la société. Il s’agit de reconnaître une identité collective et une culture. Il est vrai que Sen s’est prononcé à plusieurs reprises sur la notion d’identité et appuie l’idée de pluralité de l’identité (par exemple Sen, 2004a). Or pourquoi le fait de se reconnaître dans une identité de groupe reviendrait à éliminer les autres identités ? Certes, le recours aux identités collectives peut devenir source de violence (Sen, 2006b), mais il ne peut s’agir là d’une raison pour rejeter leur importance pour les individus. Ne pas reconnaître l’identité collective de certains groupes qui réclament cette reconnaissance est aussi une forme de violence. Ce que soulignent avec force les mouvements pour la justice environnementale.
33Young (1990) souligne que le sentiment d’injustice peut être provoqué universellement par cinq formes d’oppression : l’exploitation capitaliste, la marginalisation, l’absence de pouvoir, l’impérialisme culturel et la violence [7]. Ce que promeuvent les mouvements pour la justice environnementale est précisément que ces formes d’oppression sont intimement liées et que leur articulation se réalise par une absence de reconnaissance. L’absence de reconnaissance des identités culturelles est une forme de mépris qui autorise la marginalisation, l’absence de distribution du pouvoir, l’impérialisme culturel, la violence et l’exploitation capitaliste. Et si le mépris est ressenti par les individus, il n’est pas seulement individuel. Elle concerne les modes de vie jugés inférieurs ou imparfaits (Honneth, 2010). L’absence de reconnaissance de certaines valeurs collectives touche directement les individus qui les portent au point que leurs existences n’ont plus aucune signification positive. L’injustice du mépris est le pendant négatif de la reconnaissance. Une société qui a pour dessein de réduire les injustices et qui évalue comparativement ses progrès en matière de justice, ne peut éluder les progrès dans la reconnaissance des cultures et des modes de vie. Une approche comparative de la justice qui s’appuierait sur les capabilités ne peut se passer de tenir compte des capabilités collectives. La position prise par Sen (2010) sur les capabilités collectives nous paraît, pour cette raison, intenable. Si la justice comparative a pour objet, comme l’affirme Sen, d’identifier les moyens qui réduiront les injustices, les capabilités collectives constituent un objet d’évaluation sociale indispensable. La capacité d’agence collective est la base de la reconnaissance.
34Une justice comparative doit tenir compte dans son évaluation de la reconnaissance des identités collectives. Une évaluation qui se limiterait à comparer des capabilités individuelles laisserait de côté une dimension fondamentale de la justice environnementale. Il n’y a aucun sens à reconnaître une caractéristique de l’identité d’une personne sans en même temps reconnaître celle du groupe. Et ce n’est pas en évaluant les capabilités individuelles sur l’identité que nous pouvons établir la reconnaissance d’une identité de groupe. C’est précisément le contraire qui s’opère. La reconnaissance des identités collectives forme une extension des capabilités des individus. Dans l’évaluation d’une société, il convient alors d’attribuer un poids à la reconnaissance des identités collectives. Ce qui ne revient certainement pas à réduire l’identité des personnes à ce trait de leur identité. Mais autorise en revanche de reconnaître leur capacité d’agence collective.
Conclusion
35Dans cet article nous avons défendu que l’approche par les capabilités offre de sérieuses pistes pour donner tout son sens à la justice environnementale abordée sous l’angle de la justice comparative. Les personnes défavorisées vivent souvent dans un environnement de faible qualité et l’approche des capabilités peut être une métrique adéquate pour évaluer leur situation.
36Cependant, deux ajustements de cette approche sont nécessaires. Tout d’abord, elle doit mettre au centre de son analyse la justice dans le processus et ce de manière prioritaire sur la justice dans les opportunités. Ensuite, elle doit tenir compte des capabilités collectives, pas uniquement comme élément de la capacité d’agence des individus, mais également et fondamentalement dans l’évaluation sociale des sociétés. Ces deux ajustements appellent à un dépassement de l’approche des capabilités telle que conçue par Sen.
37Ils justifieraient d’intégrer les enjeux relatifs à la participation et à la reconnaissance dans l’approche des capabilités. Sinon, l’approche des capabilités ne resterait qu’un des quatre piliers de la justice environnementale (à côté de la distribution, la participation et la reconnaissance), mais ne pourrait pas instaurer le cadre unifié d’évaluation que nous avons voulu défendre.
38Par ailleurs, nous avons abordé la justice environnementale sous l’angle des mouvements de revendications et non pas sous celui des politiques de développement durable. Une articulation avec cette approche est une étape supplémentaire. Mais elle nécessite d’une part une mise en perspective des politiques de développement durable en termes de justice environnementale, d’autre part une confrontation de cette dernière avec la justice environnementale telle que défendue par les mouvements de revendications. Il s’agit là d’une réflexion qui permettrait de comprendre comment les deux angles de la justice environnementale se complémentent ou non.
Notes
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[*]
Jérôme Ballet, Maître de conférences en économie, GREThA UMR CNRS 5113, Université de Bordeaux, Avenue Léon Duguit, 33608 Pessac Cedex. Courriel : jballetfr @ yahoo.fr.
Damien Bazin, Maître de conférences en économie, Université de Nice Sophia Antipolis, UFR Institut Supérieur d’Economie et Management (ISEM), Groupe de Recherche en Droit, Economie et Gestion (GREDEG) UMR 7321 UNS-CNRS, 250, rue Albert Einstein, 06560 Valbonne – France. Courriel : damien.bazin @ gredeg.cnrs.fr.
Jérôme Pelenc, Docteur en géographie, Postdoctorant au Fonds de la Recherche Scientifique (F.R.S.-FNRS) & Université Libre de Bruxelles (ULB), Institut de Gestion de l’Environnement et d’Aménagement du Territoire (IGEAT), Centre d’Etudes du Développement durable (CEDD), ULB-IGEAT (cp130/02) 50, Avenue FD Roosevelt, B-1050 Bruxelles, Belgique. Courriel : jerome.pelenc @ ulb.ac.be. -
[1]
Cette appellation n’a rien de romantique. Bien au contraire, à la fin xix e siècle aux USA, un entrepreneur du nom de William T. Love, ordonna la construction (inachevée) d’un canal de plus d’un kilomètre de long. Le canal fut racheté dans les années quarante par une firme américaine Hooker Chemical devenue depuis l’Occidental Petroleum Corporation (Oxy). La compagnie y a déversée en toute discrétion plus de 20 000 tonnes de déchets toxiques causant ainsi une infiltration de produits chimiques dans le sous-sol. Cette zone est depuis sinistrée.
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[2]
Dont le slogan est : « Facilitating the recovery of the original land base of the White Earth Reservation » http://welrp.org/.
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[3]
Il va de soi que si nous avions choisi de traiter de la justice environnementale sous l’angle des politiques de développement durable, une confrontation avec les critères élaborés dans les théories transcendantales de la justice se serait imposée. Il aurait néanmoins également été possible d’utiliser une approche comparative pour analyser en quoi les politiques environnementales déclinées aux différents échelons locaux participent d’une réduction des injustices. De même qu’il aurait été possible de comparer les critères sous-jacents aux mouvements de revendications pour la justice environnementale avec ceux élaborés dans les théories transcendantales. De ce point de vue, les insuffisances des théories distributives de la justice ont été discutées à différentes reprises notamment au regard de la portée du principe de reconnaissance (cf. par exemple Young (1990) ; Fraser (2000) ; Fraser et Honneth (2003)). Mais notre objectif n’est pas de confronter les discours des mouvements aux théories de la justice. Il consiste à fournir un cadre théorique unifié pour lire les revendications de ces mouvements.
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[4]
Bien sûr, l’évaluation des capabilités pose le problème de la mesure de l’ensemble des capabilités. Pour des discussions sur les méthodes empiriques et des applications, voir Alkire et al. (2015), Alkire et Santos (2013), Krishnakumar (2007), Krishnakumar et Ballon (2008), Leßmann (2012) parmi d’autres.
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[5]
D’un point de vue pragmatique, plusieurs procédures destinées à établir un ensemble ou une liste de capabilités de base sont possibles. Alkire (2002) propose une discussion éclairée des alternatives et des questions et enjeux qui y sont associés.
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[6]
Le bien être des animaux, (dans une perspective utilitariste) se réduit souvent à la prise en compte de la souffrance. Cf. Porphyre dans sa réédition de 2003 et plus récemment Singer (1993). Cf., en contre point, Nussbaum (2006).
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[7]
Il y a là certes matière à discussion pour savoir si l’exploitation capitaliste peut être rangée au même niveau que les autres formes d’oppression et en particulier si les mouvements pour la justice environnementale considèrent tous l’exploitation capitaliste sous le même angle. Cet examen pousserait trop loin le propos que nous défendons dans cet article. Mais, de toute évidence, les mouvements au Sud au moins semblent fortement imprégnés par une critique du mode de production capitaliste globalisé qui génère une domination de leurs conditions d’existence par des grandes firmes multinationales.