CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’immigration et la diversité ethnique fragilisent-elles le soutien populaire à l’État-providence ? Aux États-Unis, l’une des explications de la faiblesse de l’État-providence s’appuie précisément sur cette idée que l’immigration et la diversité ethnique ont constitué des freins aux sentiments de fraternité ou de solidarité nationale au cours du 20e siècle (Gilens, 1999), tandis qu’en Europe l’État-providence se serait développé parce que les nations européennes se percevaient chacune comme relativement homogène sur les plans culturels et ethniques.

2Cette explication très schématique est depuis longtemps débattue. Pour certains, elle tombe sous le sens, par exemple pour Milton Friedman (1999) lorsqu’il déclare : « It’s just obvious that you can’t have free immigration and a welfare state ». Cela permet de prédire, notamment, que les États-providence européens vont subir de sévères cures d’amaigrissement en réponse au défi posé par l’immigration sur leur territoire (Alesina et Glaeser, 2004 ; Collier, 2013). D’autres (Fenwick, 2019) pensent à l’inverse que les États-providence vont rester résilients face à la globalisation des migrations. Mais d’autres encore établissent que ce lien empirique entre solidarité et identité, entre État-providence et fragmentation culturelle ou entre redistribution et immigration est loin d’être vérifié partout et toujours (Banting et Kymlicka, 2006 ; Stichnoth et Van der Staeten, 2013). Au fond, il n’y aurait pas de lien univoque entre ces dimensions et il faudrait mobiliser des données relevant d’autres secteurs pour savoir comment elles s’articulent. Pour ce qui concerne la France, Magni Berton (2014) montre que l’hostilité à l’égard des immigrés n’est pas statistiquement liée au soutien de l’État-providence. Certaines croyances défavorables aux immigrés peuvent, il est vrai, aller de pair avec un soutien à la protection sociale, notamment au sein de populations économiquement vulnérables mais, plus généralement, la façon dont le lien peut s’établir dépend de l’orientation politique des personnes interviewées. Pour Hopkins (2010, 2011) d’ailleurs le niveau local de la diversité ethnique n’a pas en lui-même d’impact sur les attitudes à l’égard de l’immigration (et par voie de conséquence sur l’État-providence). Il n’en a que si cette diversité croît fortement et si la question de l’immigration est politisée à un niveau national. L’état actuel du débat montre en tous cas qu’il reste à déterminer clairement quels sont les facteurs sociaux et institutionnels qui sont susceptibles de créer ou d’annihiler, de renforcer ou d’affaiblir le lien entre immigration et redistribution.

3Cette question ouvre vers une interrogation plus large encore aboutissant à se demander si une société ouverte peut maintenir un niveau élevé de cohésion sociale. Que devient la question sociale au sein d’une société ouverte qui favorise logiquement une pluralisation des valeurs, des identifications de plus en plus diverses mais aussi fait naître de nouvelles stratégies de passager clandestin à l’égard des États-providence ?

4Ainsi, nous serions face à un dilemme, qui a été qualifié de « progressiste » (à la suite de Goodhart, 2004), entre ouverture des frontières et extension de l’État-providence ou entre solidarité et identité ou encore, plus spécifiquement, entre immigration et redistribution. Mais ce dilemme se pose-t-il véritablement au regard des données empiriques concernant les opinions publiques sur ce sujet ? Telle est la question à laquelle cet article va tenter d’apporter des éléments de réponse en utilisant l’European Social Survey[1] (ESS) et en y sélectionnant dix pays représentant les grandes aires géographiques européennes (France, Royaume-Uni, Allemagne, Suède, Pays-Bas, Espagne, Italie, Estonie, Pologne, Hongrie). Lorsque les analyses porteront seulement sur des données agrégées (cas des graphiques 1,2 et 3 ci-dessous) et afin de pouvoir tout de même identifier clairement une tendance, nous ajouterons dix autres pays.

1 – Perceptions du niveau d’immigration et souhaits sur les aides sociales

5Un rapide tour d’horizon des pays européens permet tout d’abord de constater qu’il n’y a pas de lien clair entre le niveau de protection sociale d’un pays et la proportion d’immigrés qui y résident ; il n’y a pas non plus de lien évident entre le niveau de protection sociale et l’hétérogénéité d’un pays sur le plan ethno-culturel. Ceci n’a rien d’étonnant puisque, pour l’essentiel, la construction des protections sociales s’est faite à partir de conflits sociaux au sein de chacune des nations, sans que la question migratoire n’y joue un rôle notable (cf. par exemple sur ce point les analyses bien connues d’Esping-Andersen, 1990).

6L’hypothèse d’un dilemme progressiste entre solidarité et identité doit son succès au cas américain mais elle ne peut être exportée sans précaution. Il y aurait en outre matière à discuter le cas américain, mais une chose est sûre : pour pouvoir transposer cette thèse à l’Europe, il faut, comme le font Alesina et Glaeser (2004), abandonner le plan factuel pour continuer à l’affirmer comme horizon ou destin de l’Europe.

7Cette reformulation du dilemme progressiste échappe alors à une réfutation directe, mais sa démonstration devient également plus complexe. Il y a au départ du dilemme le fait, maintes fois observé, que les immigrés sont perçus par les natifs et par la majorité comme l’archétype du pauvre non-méritant. Plusieurs raisons peuvent expliquer cet état de fait. Tout d’abord, la différence culturelle ou ethnique peut susciter moins d’empathie, moins de sentiment « fraternel », de la part des natifs et des majorités. Ensuite, l’immigré est généralement vu comme celui qui n’a pas (encore) apporté de contribution à la société et il n’est donc pas en situation de réclamer un droit à la réciprocité. Enfin, l’immigré est considéré comme responsable de sa situation en ayant décidé de venir dans ce pays et, à ce titre, il « mérite son sort ». Toutefois, un tel constat ne suffit pas pour conclure que toute générosité publique ou toute aide sociale va disparaître. Il y a loin du jugement négatif sur les immigrés ou les minorités à l’effondrement de toutes les aides et assurances sociales de tous les citoyens. En réalité, il n’y a de dilemme que si l’on fait l’économie de toute la complexité des médiations possibles entre l’immigration et l’État social.

8Dans une publication plus récente, Alesina, Murard et Rapoport (2019) reviennent sur cette question pour s’efforcer de prouver l’existence de ce « dilemme progressiste » qui conduirait les pays à devoir arbitrer entre accueil des immigrés et solidarité nationale. En associant des données sur l’immigration au sein des régions européennes avec les enquêtes d’opinions de l’ESS (European Social Survey) de 2002 à 2016, ils constatent tout d’abord que les régions qui accueillent proportionnellement le plus d’immigrés sont aussi celles où les natifs donnent les estimations les plus élevées, en moyenne, du nombre total d’immigrés dans leur pays [2]. Pour les auteurs, nul doute donc que ceci affecte aussi leur perception de l’origine des récipiendaires des aides sociales. Dans les régions où il y a une plus grande proportion d’immigrés, les citoyens estimeraient plus souvent que les aides profitent surtout aux immigrés et, puisqu’ils se sentent moins solidaires à leur égard, ils en concluraient qu’il faut diminuer la générosité de ces aides.

9Pour appuyer cette deuxième partie du raisonnement, Alesina, Murard et Rapoport arguent qu’un problème d’endogénéité mine les données, à savoir que les migrants choisissent leur région d’accueil en fonction du montant des aides sociales qui y ont cours (le soi-disant « welfare magnet »). Cette auto-sélection des migrants conduirait ainsi les régions les plus favorables à une redistribution à être aussi celles où il y a le plus d’immigrés. Il suffit toutefois de lire les travaux des démographes, notamment ceux autour de Douglas Massey (par exemple, Massey et al., 1993), pour savoir que les raisons de migrer sont tout autre et, donc, qu’il n’y a pas lieu de « corriger » un tel biais d’endogénéité. Pour autant ces mesures correctrices entreprises par Alesina et al. induisent d’autres difficultés méthodologiques. Ces auteurs présentent toute une batterie de régressions multivariées associant la volonté de réduire les inégalités ou celle de soutenir les aides sociales au taux d’immigration régionale. Pour chacune de ces régressions, censées rendre compte d’une série de raisonnements « toutes choses égales par ailleurs », on observe effectivement que les régions européennes à fort taux d’immigration sont aussi celles où la demande de solidarité est la plus faible.

10Il reste que le raisonnement proposé est une preuve seulement indirecte de l’existence du dilemme progressiste. Tout d’abord, la perception du nombre d’immigrés dans le pays par chaque citoyen est associée au taux d’immigrés vivant dans la région ; puis ce taux régional est lui-même associé à la demande de solidarité nationale des citoyens de la région. Or, un tel détour peut induire une erreur qu’on appelle communément « écologique » et qui consiste à imputer des résultats obtenus au niveau régional à des individus. Et le fait d’accumuler des variables de « contrôle » et de multiplier le nombre des régressions multivariées ne permet nullement de se prémunir de cette erreur. Il est ainsi possible qu’une variable individuelle x soit liée positivement à une variable régionale Z, elle-même liée positivement à une variable individuelle y, et que, pourtant, la variable x ne soit pas liée à y ou même que x soit lié négativement à y. Or c’est précisément le cas ici. Et il n’est pas difficile de le vérifier puisque l’on dispose de l’information requise au niveau individuel pour les vagues d’enquête de 2002 et 2014 de l’ESS qu’utilisent ces auteurs.

11D’habitude, l’erreur écologique est commise par manque d’une information adéquate, qui oblige à faire un détour par une variable agrégée faute de pouvoir éprouver directement le lien recherché au niveau individuel. Mais ici, ce n’est pas nécessaire puisqu’il est possible de relier la perception du nombre d’immigrés de chaque individu à son opinion sur la redistribution et la solidarité. Et, comme on peut le constater au tableau 1, prima facie, le lien est en général proche de zéro voire même légèrement négatif. Il n’est faiblement positif qu’en Pologne en 2002 et en Hongrie en 2014. Soulignons que l’ajout d’une variable de contrôle comme le niveau de diplôme, qui exerce une influence notable sur la perception du nombre d’immigrés et sur la demande de redistribution, ne change pas le sens du lien. En revanche, le lien n’est plus statistiquement différent de zéro dans chacun des pays. Pour espérer avoir suffisamment d’information pour retrouver des coefficients clairement distincts de zéro, il faudrait faire les mêmes choix qu’Alesina et alii, à savoir faire comme si l’on pouvait agréger tous les pays ensemble et rassembler toutes les vagues d’enquêtes. Or, non seulement, agréger les pays reviendrait à croire que l’on peut discuter in abstracto du lien entre solidarité et immigration (et croire que le résultat ne dépend pas de l’échantillon de pays présents dans l’enquête ESS), mais aussi la variable sur la perception du nombre d’immigrés est, comme nous le disions, manquante dans toutes les vagues autres que 2002 et 2014.

Tableau 1

Estimation du lien entre perception du nombre d’immigrés et souhait que le gouvernement réduise les inégalités de revenus

Odds ratio 2014Odds ratio 2002Corrélation de Pearson 2014Corrélation de Pearson 2002
Allemagne0,960,77***-0,04**-0,11***
Estonie0,88**-0,07***
Espagne0,970,950,00-0,02
France0,80***0,78***-0,10***-0,10***
Royaume-Uni0,940,80***-0,06***-0,11***
Hongrie1,111,04-0,02-0,01
Pays-Bas0,78***0,79***-0,10***-0,11***
Pologne0,981,17**0,000,04
Suède0,930,77***-0,03-0,11***
Italie0,94-0,05

Estimation du lien entre perception du nombre d’immigrés et souhait que le gouvernement réduise les inégalités de revenus

Note : L’odds ratio est évalué à partir d’une régression logistique ordinale avec en variable à expliquer le souhait que le gouvernement réduise les inégalités de revenus (5 modalités ordonnées) et en variable explicative le logarithme du nombre perçu d’immigrés dans le pays. La corrélation de Pearson est simplement la corrélation entre le souhait que le gouvernement réduise les inégalités de revenus (de 1 à 5) et le nombre perçu d’immigrés dans le pays.
Lecture : Un odds ratio inférieur à 1 signifie que plus l’on perçoit de migrant, plus on souhaite réduire les inégalités. Une corrélation négative signifie la même chose. * correspond à une valeur significative au sens statistique au seuil de 10 %, ** pour le seuil de 5 % et *** pour 1 %.
Source : ESS 2002, 2014.

12Dans une version plus récente de leur article (2020), les auteurs reviennent il est vrai en partie sur leurs résultats en constatant leur forte hétérogénéité selon les pays : le lien entre solidarité et immigration serait maintenant plutôt négatif dans les pays à faible protection sociale, et plutôt positif dans les pays à forte protection sociale.

13On ne peut donc pas conclure, comme le font les auteurs (même dans la version 2020 de leur article), que la perception d’une forte présence migratoire au niveau régional entraînerait une baisse du sentiment de solidarité nationale et une volonté de réduire les aides sociales. En fait, au niveau régional, les individus qui perçoivent une forte présence des immigrés ne sont pas ceux qui souhaitent diminuer la solidarité. Comme il apparaît au tableau 2, ce sont les individus les moins diplômés et les ménages les plus pauvres qui font les estimations les plus hautes du nombre d’immigrés au sein de chaque pays. Et, à l’inverse, ce sont les plus diplômés et les ménages aisés qui sont le moins favorables à l’idée de redistribuer. Il n’est donc nullement surprenant qu’au niveau individuel, on observe une corrélation plutôt négative entre perception d’une forte présence des immigrés et sentiment de solidarité.

Tableau 2

Corrélation de la perception de la part des immigrés dans la population avec le niveau de diplôme et le sentiment d’avoir des fins de mois difficiles en matière budgétaire, selon les pays

Corrélation de la perception de la part des immigrés avec… (rho de Spearman)
Niveau de diplômeDifficultés financièresNiveau de diplômeDifficultés financières
20022014
Allemagne-0,2***0,13***-0,21***0,15***
Espagne-0,09**0,14***-0,11***0,09***
Estonie0,030,17***
France-0,21***0,18***-0,27***0,2***
Hongrie-0,08**0,08**-0,020,04
Italie-0,060,14***
Pays-Bas-0,19***0,16***-0,19***0,11***
Pologne-0,1***0-0,06**0,02
Royaume-Uni-0,28***0,16***-0,21***0,13***
Suède-0,14***0,11***-0,11***0,03

Corrélation de la perception de la part des immigrés dans la population avec le niveau de diplôme et le sentiment d’avoir des fins de mois difficiles en matière budgétaire, selon les pays

Note : La variable sur les difficultés budgétaires correspond, en France, aux réponses pour qualifier le revenu du ménage parmi les propositions : « On vit très confortablement », « On vit assez confortablement », « On arrive à s’en sortir », « On a du mal à s’en sortir » ou « On ne s’en sort pas vraiment ». Dans les autres pays, le questionnaire se limitait à 4 modalités, correspondant en anglais à : « Living confortably on present income », « Coping on present income », « Finding it difficult on present income », « Finding it very difficult on present income ». Dans tous les cas, cette question est un bon proxy du revenu net du ménage.
Le signe négatif pour le diplôme s’interprète comme une baisse du nombre d’immigrés perçus lorsque le niveau de diplôme augmente. Le signe positif pour les difficultés financières s’interprète comme une hausse du nombre d’immigrés perçus chez les enquêtés qui éprouvent le plus de difficultés.
* correspond à une valeur significative au sens statistique au seuil de 10 %, ** pour le seuil de 5 % et *** pour 1 %.
Source : ESS 2002 et 2014.

14Pourquoi alors, en effectuant un détour par une variable régionale, le sens de la corrélation s’inverse-t-il ? Simplement parce qu’au sein des régions les plus riches et les plus dynamiques, il y a à la fois une surreprésentation d’individus très diplômés et de ménages aisés et, également, une surreprésentation d’immigrés. Deux populations très différentes se retrouvent au sein des mêmes régions. Or, pour se prémunir de l’erreur écologique, il faut que les variables agrégées rendent compte essentiellement des caractéristiques d’une population homogène. C’est d’ailleurs pour cette raison que les auteurs observent que la corrélation entre le taux régional d’immigrés et les souhaits de redistribuer est d’autant plus forte que la ségrégation au sein de chaque région est forte. Les moyennes régionales n’ont pas grand sens lorsque des groupes sociaux différents se croisent à peine. Pour prendre un autre exemple, dans Ce que les riches pensent des pauvres (2017), Serge Paugam et ses coauteurs montrent que les résidents de Neuilly-sur-Seine se sentent très libres de circuler en région parisienne sans crainte de rencontrer des pauvres, contrairement à ce que vivent les résidents aisés de Rio de Janeiro, mais ce sentiment de liberté tient essentiellement au fait qu’ils n’ont pratiquement jamais de raison de se déplacer par exemple en Seine-Saint-Denis.

2 – Le sens de l’hospitalité

15Reprenons donc le problème en reconnaissant la nature hétérogène des situations nationales et en abandonnant les hypothèses fortes de l’approche économétrique précédente. Nous nous en tiendrons à la vague d’enquête de 2016 de l’ESS. Considérons tout d’abord le sens de l’hospitalité des citoyens envers les personnes venant de pays pauvres non européens (cf. tableau 3). Dans la plupart des pays, une majorité de citoyens se prononce en faveur d’un accueil d’un grand nombre ou d’un certain nombre d’immigrés de pays pauvres. Ceci se vérifie pour les pays européens du Nord et de l’Ouest et pour l’Espagne. Les Italiens sont plus réticents à accueillir des immigrés, mais, au cours de l’année 2016, au moment de l’enquête, l’Italie se trouvait en première ligne lors de ce que l’on a appelé la crise migratoire. De leur côté, les pays de l’Est sont, dans l’ensemble, plutôt réticents à accueillir des immigrés. Le rejet est particulièrement fort en Hongrie.

Tableau 3

Sens de l’hospitalité envers les personnes venant de pays pauvres non européens selon les pays

Dans quelle mesure pensez-vous que [votre pays] doit autoriser des gens venant des pays pauvres non-européens à venir vivre ici ?
En %
Elle doit autoriser un grand nombre d’entre eux à venir vivre iciElle doit autoriser certains d’entre euxElle ne doit autoriser que peu d’entre euxElle ne doit autoriser aucun d’entre euxTotal
Suède3453102100
Allemagne2147266100
Espagne3134287100
Pays-Bas1448308100
Royaume-Uni1548289100
France15482513100
Pologne8403914100
Italie11343619100
Estonie5323826100
Hongrie163262100

Sens de l’hospitalité envers les personnes venant de pays pauvres non européens selon les pays

Source : ESS 2016.

16Ce qui se dessine ici, ce n’est donc pas le rejet des immigrés pauvres par des citoyens soucieux de préserver leurs aides et leurs droits sociaux. Au contraire, le rejet est fort là où il y a peu d’aides et peu de prestations sociales. Si les citoyens percevaient un dilemme progressiste, ils devraient plutôt arbitrer entre leur sens de l’hospitalité et leur attachement à l’État social, et se montrer d’autant moins prêt à partager qu’il y a un niveau élevé de protection sociale à redistribuer. Il apparaît au contraire que plus le niveau de protection sociale d’un pays est élevé, plus les citoyens se montrent, en moyenne, accueillants.

17Le dilemme ne se pose peut-être pas en termes de pauvreté des migrants ou de pauvreté de leur pays d’origine, mais plutôt en termes ethniques. Dans l’enquête ESS, il était également demandé aux citoyens s’ils étaient prêts à accueillir des personnes ayant la même origine ethnique que le groupe majoritaire du pays ou encore, s’ils étaient prêts à accueillir des personnes d’une origine ethnique différente. Dans l’ensemble, l’accueil est toujours meilleur pour les immigrés de même origine ethnique que pour ceux d’origine ethnique différente ou encore que pour ceux venant de pays pauvres non européens. Malgré tout, les pays du nord-ouest européen ne traitent pas très différemment les différents types de migrants tandis qu’à l’est, la préférence pour les immigrés du même groupe ethnique est manifeste. D’un côté, plus précisément, la Suède, les Pays-Bas, le Royaume-Uni ou l’Espagne se montrent à peu près aussi hospitaliers envers tous les profils d’immigrés tandis que la Hongrie, la Pologne ou l’Estonie privilégient nettement les immigrés de même origine ethnique et ne veulent pas des autres. En France, 78 % des enquêtés se disent prêts à accueillir au moins un certain nombre d’immigrés de même origine ethnique et 65 % prêts à accueillir au moins un certain nombre d’immigrés d’origine ethnique différente. En Allemagne, 90 % accueilleraient au moins un certain nombre d’immigrés de même origine et 71 % des immigrés d’origine différente.

18Dans l’ensemble, nos conclusions précédentes ne changent donc pas en fonction des caractéristiques des immigrés. Les citoyens des pays riches, dotés d’un haut niveau de protection sociale, expriment un plus grand sens de l’hospitalité envers tous les immigrés. À la différence de Milton Friedman, ces citoyens ne pensent pas que l’ouverture de leur pays est incompatible avec un système de protection sociale.

19Le tableau 4 permet de préciser davantage comment, selon les citoyens, devraient s’articuler l’immigration et la protection sociale. Il leur a été demandé à partir de quand les immigrés devraient avoir les mêmes droits sociaux qu’eux. À l’exception de la Hongrie, où 30 % des enquêtés déclarent que les immigrés ne devraient jamais avoir les mêmes droits, la plupart des citoyens européens pensent que les immigrés devraient pouvoir bénéficier au bout d’un certain temps des mêmes droits sociaux que les natifs. Au Royaume-Uni, en France, en Allemagne, en Espagne, la majorité des enquêtés conditionnent l’accès aux droits sociaux au fait que les immigrés aient travaillé et payé leurs impôts pendant au moins un an. Sans dégager une majorité absolue, c’est la réponse la plus choisie également en Suède, en Estonie, en Italie et en Hongrie. L’autre réponse souvent retenue réserve l’accès aux droits sociaux à ceux qui ont obtenu la nationalité du pays d’accueil. Elle a été choisie en premier en Pologne et aux Pays-Bas et, ailleurs, elle est la deuxième réponse la plus fréquente.

Tableau 4

Opinions sur les conditions d’accès des immigrés aux droits sociaux selon les pays

Tableau 4
 Nous allons maintenant nous intéresser aux personnes originaires d’autres pays qui viennent s’installer ici [pays d’accueil]. Quand estimez-vous qu’elles devraient avoir les mêmes droits aux services et prestations sociales que les citoyens qui vivent déjà ici ? Veuillez choisir sur cette carte la proposition qui se rapproche le plus de votre opinion.  En % Dès leur arrivée Après avoir vécu un an en France, qu’ils aient travaillé ou non Seulement après avoir travaillé et payé des impôts pendant au moins un an Une fois qu’ils auront obtenu la nationalité du pays Ils ne devraient jamais obtenir les mêmes droits Total Suède 20 19 33 28 1 100 Allemagne 11 13 50 23 2 100 Pays-Bas 8 8 34 48 2 100 Espagne 19 12 50 15 4 100 Royaume-Uni 5 8 59 22 6 100 Estonie 6 5 48 35 6 100 France 12 11 50 20 7 100 Pologne 4 5 41 42 8 100 Italie 10 6 38 33 14 100 Hongrie 2 4 36 28 30 100

Opinions sur les conditions d’accès des immigrés aux droits sociaux selon les pays

Source : ESS 2016.

20Dans l’ensemble, les citoyens de tous les pays étudiés ici posent donc des conditions relativement fortes pour l’accès aux droits sociaux aux immigrés. Ils veulent s’assurer que les immigrés participent à la solidarité nationale avant d’y avoir droit. Et, en même temps, une fois cette condition remplie, ils acceptent que les immigrés bénéficient de la solidarité nationale et des droits sociaux. Ceci permet donc de souligner que les jugements négatifs que peuvent avoir les citoyens sur les immigrés peuvent n’être que transitoires ou, du moins, peuvent être corrigés en attendant des immigrés qu’ils fassent leurs preuves et jouent le jeu de la réciprocité des aides et des contributions.

21Si la plupart des enquêtés demandent ainsi à ce que les immigrés fassent leurs preuves, c’est sans doute parce qu’au fond, ils craignent que ces derniers agissent en passagers clandestins. Mais cette crainte porte-t-elle spécifiquement sur les immigrés ? Ou bien n’est-elle qu’un sous-produit d’une défiance plus générale à l’égard des passagers clandestins de toutes sortes.

22Une question au sein de l’enquête ESS permet de savoir si les citoyens pensent qu’il y a, ou non, beaucoup de passagers clandestins qui profitent indûment du système de protection sociale. Les enquêtés doivent dire s’ils sont d’accord avec la proposition suivante : « Beaucoup de personnes parviennent à obtenir des aides sociales auxquelles elles n’ont pas droit. » Les réponses sont assez nettement corrélées au niveau de protection sociale du pays : plus un pays est riche et doté d’un haut niveau de protection sociale, moins les citoyens pensent que les passagers clandestins sont nombreux. Peut-être faut-il d’ailleurs présenter le lien dans l’autre sens : moins on s’inquiète des passagers clandestins, plus on est prêt à être solidaire et à se doter collectivement d’une bonne protection sociale (graphique 1).

Graphique 1

Perception du nombre de passagers clandestins au sein de l’aide sociale selon le niveau de protection sociale du pays

Graphique 1

Perception du nombre de passagers clandestins au sein de l’aide sociale selon le niveau de protection sociale du pays

Note : En ordonnée, il s’agit de la moyenne sur les modalités de réponses allant de 1 pour « pas du tout d’accord » à 5 « tout à fait d’accord » pour dire que « beaucoup de personnes parviennent à obtenir des aides sociales auxquelles elles n’ont pas le droit ». La droite de régression correspond à y = 2,7 – 0,023** x (n = 21 obs., R2 = 0,23, F = 5,6 pour 1 ddl) avec x exprimé en k€. Comme il a été dit en introduction, nous retenons pour ce graphique et les deux suivants, non pas seulement les dix pays européens sélectionnés pour notre étude, mais tous ceux pour lesquels les renseignements sont disponibles dans la mesure où la régression est ici faite au niveau des 21 pays en données agrégées et non des individus composant ces pays.
Sources : ESS 2016 et Eurostat.

23Les pays dotés d’une forte protection sociale se montrent ainsi plus confiants et moins suspicieux à l’égard d’éventuels passagers clandestins. Ceci est certainement un facteur explicatif du bon accueil que ces pays font, en moyenne et tendanciellement, aux immigrés. Il faut toutefois vérifier que, parallèlement, le soupçon qu’autrui est un passager clandestin ne se focalise pas outre mesure sur les immigrés. Il se pourrait, en effet, que la confiance envers ses concitoyens augmente à mesure que le niveau de protection sociale du pays s’élève, mais qu’en même temps la confiance envers les immigrés se dégrade. Le graphique 2 montre, pays par pays, la force de l’association entre l’opinion qu’il faut accueillir un grand nombre ou un certain nombre d’immigrés d’une autre origine ethnique avec l’opinion que peu de personnes touchent des aides auxquelles elles n’ont pas le droit, à l’idée, donc, qu’il y aurait peu de passagers clandestins au sein de la protection sociale. Cette association peut s’interpréter comme le degré d’assimilation, dans l’opinion, des immigrés à des passagers clandestins. Comme on peut le constater, le lien est tendanciellement plus fort au sein des pays dotés d’une forte protection sociale. Le lien est notamment assez fort en France où la probabilité qu’un individu favorable à l’accueil des immigrés juge également qu’il y a peu de passagers clandestins est supérieure de 27 % à la probabilité inverse qu’un individu favorable à l’accueil pense qu’il y a beaucoup de passagers clandestins.

Graphique 2

Degré d’assimilation de l’immigré à un passager clandestin au sein de la protection sociale, en fonction du niveau de protection sociale du pays

Graphique 2

Degré d’assimilation de l’immigré à un passager clandestin au sein de la protection sociale, en fonction du niveau de protection sociale du pays

Note : Le D de Somers mesure l’association entre les deux variables ordinales que sont, d’une part, l’opinion que de nombreuses personnes parviendraient à obtenir des aides sociales indues dans le pays et, d’autre part, le refus d’accueillir des migrants venant de pays pauvres. Plus le D de Somers est élevé (entre -1 et 1), plus les enquêtés assimilent finalement les migrants à des passagers clandestins de la protection sociale. Les barres verticales indiquent l’intervalle de confiance à 90 % de la mesure.
Note : La droite de régression correspond à y = 0,087 + 0,007** x (n = 21 obs., R2 = 0,26, F = 6,6 pour 1 ddl) avec x exprimé en k€.
Sources : ESS 2016 et Eurostat.

24Le graphique 2 montre ainsi que, dans les pays dotés d’une forte protection sociale, les citoyens ont tendance à croire que leur pays est une sorte d’Eldorado pour les immigrés (le « welfare magnet »). Il n’est pas surprenant que ce soit d’abord dans les pays à haut niveau de protection sociale que le soupçon que les immigrés viennent pour toucher des aides s’épanouisse. Mais, en même temps, il importe de relativiser ce mythe de l’Eldorado car, comme on peut le voir à partir des graphiques 1 et 3, c’est aussi au sein des pays ayant les meilleures protections sociales que, à la fois, le sens de l’hospitalité et le sentiment qu’il n’y a pas beaucoup de fraudeurs sont les plus forts.

Graphique 3

Conditions d’accès aux droits sociaux pour les immigrés selon le niveau de protection sociale du pays d’accueil

Graphique 3

Conditions d’accès aux droits sociaux pour les immigrés selon le niveau de protection sociale du pays d’accueil

Note : En ordonnée, il s’agit de la moyenne sur les modalités de réponses allant de 1 « immédiatement » à 5 « jamais » s’agissant de la durée avant l’accès des immigrés aux droits sociaux. La droite de régression correspond à y = 3,4 – 0,035** x (n = 21 obs., R2 = 0,27, F = 7 pour 1 ddl).
Sources : ESS 2016 et Eurostat.

25Dans l’ensemble, les citoyens des nations dotées d’une forte protection sociale se montrent plus accueillants et moins prompts à voir des passagers clandestins partout. Ils sont également un peu plus convaincus de constituer une sorte d’Eldorado pour les immigrés, mais cette inquiétude est toute relative et ne va pas jusqu’à inverser les tendances précédentes.

26D’une certaine manière, sur cette question, Alesina et Glaeser (2004) n’ont vu que le mythe de l’Eldorado et en ont déduit, dans la lignée de Milton Friedman, qu’immigration et protection sociale sont incompatibles tandis que Crepaz et Damron (2009) ont, pour leur part, essentiellement repéré que les États les mieux dotés en protection sociale sont ceux où les citoyens sont les plus confiants et les plus accueillants. Or, comme on vient de le voir, les deux dimensions coexistent effectivement. Et, en fin de compte, la tendance qui l’emporte est celle observée par Crepaz et Damron.

27Pourquoi le sens de l’hospitalité l’emporte-t-il sur la crainte du passager clandestin ? Une première explication consiste à souligner que les deux phénomènes n’ont pas la même importance : la protection sociale est un sujet majeur, qui est au cœur des attentes et des préoccupations, tandis que l’immigration demeure un sujet moins important aux yeux des citoyens, à l’exception des partis d’extrême droite. Une deuxième explication peut s’ajouter à la première. Selon Friedman, Alesina et Glaeser, le conflit entre immigration et protection sociale est insoluble et absolu. D’où la notion de dilemme qui rend compte de l’absence de toute médiation entre les deux dimensions. L’immigré est considéré dans l’absolu comme un passager clandestin. Or, si les citoyens avaient le sentiment qu’il existe une telle contradiction indépassable, ils en viendraient probablement à penser comme Friedman et ses héritiers. Sauf qu’en réalité, ce conflit est loin d’être insoluble et les citoyens interrogés en sont parfaitement conscients : il suffit pour cela de poser des conditions ou des mises à l’épreuve aux immigrés avant qu’ils accèdent pleinement à la protection sociale du pays d’accueil. Pour les enquêtés, un immigré n’est donc pas un passager clandestin absolu, il n’est passager clandestin que potentiellement. Et, donc, une médiation est possible qui permet de passer de la position d’immigré à celle de citoyen de plein droit. Le soupçon n’est ainsi plus incompatible avec l’accueil. Les citoyens peuvent donc exprimer un sens de l’hospitalité en plein accord avec la confiance qu’ils nourrissent à l’égard d’autrui. Le « dilemme progressiste » n’est plus alors qu’un problème mineur, qui trouve une solution, et il est donc compréhensible que ce dilemme ne barre plus la route au sens de l’hospitalité des citoyens.

28Ceci est confirmé au niveau individuel puisque l’on constate facilement que les citoyens qui mettent le moins de conditions à l’accès des immigrés aux aides sociales sont également, dans tous les pays, ceux qui les associent le moins à des passagers clandestins.

3 – Confiance et hospitalité

29Comme cela a été évoqué, la conditionnalité de l’accès des immigrés aux aides et services sociaux est en fait fortement associée au niveau de confiance interpersonnelle. On le vérifie ici aisément à partir d’une question classique, qui se retrouve dans le questionnaire de l’enquête ESS : « D’une manière générale, sur une échelle de 0 à 10, diriez-vous que l’on peut faire confiance à la plupart des gens ou que l’on n’est jamais assez prudent quand on a affaire aux autres ? 0 signifie que l’on n’est jamais assez prudent, 10 signifie que l’on peut faire confiance aux gens. » Plus la confiance envers autrui est élevée, moins on pense que beaucoup de personnes cherchent à obtenir des aides sociales indues et plus on accepte que les immigrés bénéficient rapidement de ces aides. La propension à accueillir un nombre important d’immigrés est alors d’autant plus forte. Les corrélations entre ces variables se retrouvent dans tous les pays, même si, bien sûr, leur intensité peut varier quelque peu.

30Or, comme l’avaient constaté Algan et Cahuc (2007), la confiance n’est pas qu’une affaire de statut social : « les écarts de confiance déclarée en fonction des niveaux d’éducation, de revenu, de situation familiale ou encore d’affiliations politique et religieuse sont très faibles par rapport à ceux observés entre des personnes vivant dans des pays différents. » (Algan et Cahuc, 2007, p. 21). À partir des données du World Values Survey (WVS) de 1990 et 2000, ils observent que les différences de caractéristiques personnelles qu’ils prennent en compte (âge, revenu, niveau d’éducation, religion et orientation politique) n’expliquent que 2,5 % de la dispersion des niveaux de confiance entre pays. La confiance est associée, pour l’essentiel, au contexte national. En 2016, la France continue de se signaler par un niveau de défiance interpersonnelle supérieur à la moyenne des 10 pays retenus dans notre analyse (tableau 5). Elle est à peu près au même niveau que l’Italie et n’est surpassée que par la Hongrie et la Pologne, tandis qu’au nord de l’Europe (Pays-Bas, Suède) la confiance reste la plus élevée [3].

Tableau 5

La confiance interpersonnelle dans dix pays européens

On peut faire confiance à la plupart des gens (10) ou on n’est jamais assez prudent (0)
Pologne4,09
Hongrie4,51
Italie4,54
France4,56
Espagne4,99
Allemagne5,23
Royaume-Uni5,39
Estonie5,73
Pays-Bas6,03
Suède6,06
Moyenne4,94

La confiance interpersonnelle dans dix pays européens

Source : ESS 2016.

31Cette confiance n’est certes pas le seul élément de contexte qui joue mais elle interfère assurément sur la perception de l’immigration et ses effets sur celle de l’État social. Le dilemme progressiste serait alors d’autant moins prégnant que la confiance envers autrui serait élevée. En somme, comme le veut Markus Crepaz (2008) il faudrait davantage prêter attention aux institutions qui produisent de la confiance interpersonnelle car, c’est du moins ce qu’il soutient, la présence d’immigrés ne semble pas entraîner de baisse de la solidarité au sein d’une société confiante.

32Plus généralement, plusieurs études ont constaté que la confiance interpersonnelle favorisait le soutien à un État-providence étendu ; la causalité semblait aller en ce sens (Daniele et Geys, 2015 ; Bergh et Bjørnskov, 2014). Rothstein et al. (2012) et Svallfors (2013) ajoutent que le soutien à l’État-providence est en outre affecté par la confiance que l’on a dans l’impartialité des procédures d’attribution des biens et services provenant de cet État. Au passage, notons d’ailleurs que ceci souligne, comme dans d’autres domaines, l’importance de la justice procédurale aux yeux de l’opinion (Rothstein, 1998).

4 – Inégalités et hospitalité

33Le niveau des inégalités économiques dans un pays peut également jouer un rôle notable sur le sentiment de cohésion sociale et, donc, sur le niveau de confiance et le sens de l’hospitalité. À partir des données ESS de 2008, Jeroen Van Der Waal, Willem De Koster et Wim Van Oorschot (2013) plaident en faveur de ce lien. Ce qu’ils nomment le « chauvinisme social » [4] (welfare chauvinism) serait d’autant plus élevé que les inégalités seraient importantes. Andersen et Bjørklund (1990) ont défini le chauvinisme social par l’idée que « les services de l’État-providence devraient être réservés aux nationaux [‘our own’] ». Depuis ce terme de welfare chauvinism est devenu dans la littérature spécialisée une sorte de standard pour désigner l’opinion selon laquelle les immigrants devraient moins bénéficier des services de l’État-providence que les autochtones (cf. Van der Waal et al., 2010 ; Mewes et Mau, 2012 ; Reeskens et Van Oorschot, 2012 ; De Koster et al., 2013). Dans leur étude de 2013, Der Waal, De Koster et Van Oorschot mesurent l’intensité de ce chauvinisme social par le temps qui devrait s’écouler, selon les enquêtés, avant que les immigrés puissent bénéficier des aides sociales. Cette question d’ESS 2016 dont nous avons traité plus haut était en effet déjà posée en termes identiques en 2008. À l’aide d’une analyse multiniveau, ils établissent un lien entre chauvinisme social et inégalités. Plus le coefficient de Gini d’un pays est élevé, plus ce chauvinisme est fort. En revanche avec le ratio D8/D2, ce lien n’est pas vraiment significatif. Le bilan est donc en réalité plutôt mitigé. De notre côté, avec les données de 2016, nous ne constatons qu’une faible corrélation (non significative) entre coefficients de Gini des différents pays et chauvinisme social. Comme le montre le tableau 6 (résumant les données du tableau 7), en fait, tous les cas de figures possibles de liaisons entre ces deux variables se rencontrent.

Tableau 6

Inégalités et chauvinisme social en Europe

Chauvinisme social faibleChauvinisme social fort
Inégalité faibleAllemagne, France, SuèdeHongrie, Pays-Bas, Pologne
Inégalité forteEspagneEstonie, Royaume-Uni, Italie

Inégalités et chauvinisme social en Europe

Note : Faible = en dessous de la moyenne et fort = au-dessus.
Sources : ESS 2016 et Eurostat.
Tableau 7

Chauvinisme social, inégalités et chômage en Europe

Aides sociales pour les immigrés de (1) tout de suite à (5) jamaisIndice de Gini 2016Taux de chômage 2016
Allemagne2,9229,54,1
Estonie3,2932,76,8
Espagne2,7434,519,6
France2,9829,310,1
Royaume-Uni3,1531,54,8
Hongrie3,8028,25,1
Italie3,3533,111,7
Pays-Bas3,2826,96,0
Pologne3,4429,86,2
Suède2,7127,66,9
Moyenne UE3,1530,88,6
Échelle1 à 5En %En %

Chauvinisme social, inégalités et chômage en Europe

Sources : ESS 2016 et Eurostat.

34Outre l’écart de huit années entre les deux vagues d’enquête, la différence de résultats avec ceux établis par Der Waal, De Koster et Van Oorschot tient sans doute à ce que les échantillons des 10 pays retenus dans les deux études sont très différents. Le leur se limite à des pays de l’Europe du Nord et de l’Ouest alors que le nôtre contient aussi des pays du Sud et de l’Est. D’ailleurs si l’on ne retient que les pays communs (Allemagne, France, Suède, Royaume-Uni et Pays-Bas), on retrouve une corrélation entre inégalité et chauvinisme social, à condition toutefois de ne pas tenir compte des Pays-Bas qui ruinent à eux seuls cette corrélation. Quoi qu’il en soit, avec un échantillon de pays qui couvre les différentes aires géographiques et économiques de l’UE, on ne peut pas conclure que le chauvinisme social augmente nécessairement avec les inégalités.

35Le taux de chômage pourrait être un élément de contexte plus spécifiquement lié à ce chauvinisme social. Si l’on pense que les immigrés occupent des emplois qui pourraient être ceux des nationaux, l’argument du welfare chauvinism pourrait être d’autant plus prégnant que le chômage est élevé. Pourtant la corrélation est plus forte que dans le cas précédent mais elle reste non significative. Encore une fois dans la relation entre les deux variables, comme le montre le tableau 8 (résumant les données du tableau 7), tous les cas de figures se rencontrent. Ce tableau est d’ailleurs proche du précédent. Seuls deux pays se déplacent : la France en raison d’un chômage fort alors que les inégalités étaient faibles et le Royaume-Uni du fait d’un chômage faible alors que les inégalités étaient fortes. Le chômage n’est donc pas un élément de contexte national qui explique, en tous cas de manière systématique, le niveau du chauvinisme social.

Tableau 8

Chômage et chauvinisme social en Europe

Chauvinisme social faibleChauvinisme social fort
Chômage faibleAllemagne, SuèdeEstonie, Royaume-Uni, Hongrie, Pays-Bas
Chômage fortEspagne, FranceEstonie, Italie

Chômage et chauvinisme social en Europe

Faible = en dessous de la moyenne et fort = au-dessus.
Sources : ESS 2016 et Eurostat.

36Ce bilan, disons pour le moins mitigé, s’agissant des effets des variables de contexte économique national sur le chauvinisme social tient sans doute à ce qu’elles mesurent une réalité objective alors que ce qui compte essentiellement ici relève plutôt de la manière dont cette réalité est perçue par les gens. Or entre les deux, il peut y avoir, on le sait, un écart très important. En France par exemple, les Français perçoivent de fortes inégalités de revenus, plus qu’ailleurs, alors que ces inégalités sont moins fortes que pour la moyenne des pays de l’OCDE. On ne perçoit pas autant d’inégalités aux États-Unis alors qu’elles sont bien plus importantes (Forsé, 2013). Ce serait donc plutôt avec les inégalités perçues qu’il faudrait rechercher une éventuelle corrélation avec le chauvinisme social. Malheureusement dans l’ESS, il n’y a pas de question permettant de mesurer directement cette perception de l’intensité des inégalités de revenus (ni d’ailleurs du chômage).

37On trouve en revanche des questions portant sur le souhait de réduire les inégalités de revenu et, si l’on fait l’hypothèse que ce souhait est d’autant plus fort que ces inégalités sont perçues comme élevées, ces questions peuvent alors approximer en partie cette perception des inégalités qui manque dans l’enquête. L’une de ces questions demandait de se prononcer sur la proposition suivante : « Le gouvernement devrait prendre des mesures pour réduire les différences de revenu » (les réponses allant de tout à fait d’accord à pas du tout d’accord selon 5 modalités ordonnées). Il y a bien un souhait de réduire les inégalités derrière cette question, mais ce n’est pas aussi univoque car une réponse positive suppose d’adhérer à l’interventionnisme économique de l’État. Les enquêtés ont également donné leur opinion sur les deux propositions suivantes : « De grandes différences de revenus entre les gens sont acceptables pour récompenser convenablement les différences de talents et d’efforts de chacun » et « Pour qu’une société soit juste, les différences de niveau de vie entre les gens devraient être faibles ». Ces questions déplacent les réponses sur le terrain de la justice sociale, dont on sait par ailleurs qu’elle n’est pas un simple décalque de la perception des inégalités. La corrélation entre les réponses à ces deux questions est toutefois forte et montre que c’est dans tous les pays une opinion vis-à-vis de l’égalitarisme qui s’exprime.

38La structure des réponses est ici extrêmement claire en Europe de l’Ouest. L’adhésion à l’égalitarisme (quelle que soit la formulation des questions) se situe à l’exact opposé de celle de l’adhésion à la méritocratie. Cette opposition est fortement corrélée avec l’opposition entre gauche et droite politique. Plus on est se dit de gauche (sur une échelle allant de 0 à 10), plus on pense qu’il faut réduire les inégalités de revenus. Plus on se positionne à droite (sur la même échelle), plus on pense que de grandes différences de revenus sont acceptables lorsqu’elles correspondent à des différences de talents ou d’efforts. Les relations avec les questions sur l’immigration vont alors dans le sens attendu. À gauche, plus l’égalitarisme est fort, plus on est prêt à accueillir davantage d’immigrés et à les faire bénéficier des aides sociales dès leur arrivée, et inversement, à droite, plus on soutient le principe de mérite, plus on pense le contraire. Si ces relations se retrouvent dans tous les pays de l’Europe de l’Ouest (au Nord comme au Sud), c’est nettement moins le cas dans les trois pays de notre échantillon (Estonie, Hongrie, Pologne) se situant à l’Est.

39En Pologne, les liens entre autoposition politique, égalitarisme, méritocratie et accueil des immigrés sont souvent faibles et/ou non significatifs. En Hongrie, les liens entre position politique et adhésion aux principes de justice sont quasiment inexistants. Les personnes de gauche restent plus favorables que les personnes de droite à l’immigration mais c’est aussi le fait de ceux qui valorisent le mérite et non l’égalité. En Estonie, on retrouve la corrélation qui vaut en Europe de l’Ouest entre position politique et adhésion aux principes de justice mais, comme en Hongrie, les égalitaristes sont plus réservés sur l’immigration tandis que les partisans de la méritocratie sont plus ouverts.

40Un troisième principe de justice sociale est en général discuté dans la littérature : le principe de besoin, qui permet de penser qu’il faut que chacun (et donc notamment les plus démunis) puisse satisfaire ses besoins, au moins ceux de base (comme la santé, l’éducation, le logement, l’habillement et la nourriture par exemple). Il n’y a pas de question dans cette enquête qui permettrait de mesurer directement l’adhésion à ce principe. Néanmoins on peut faire l’hypothèse que ceux qui soutiennent la mise en place d’un revenu minimum le font (au moins pour partie) en vertu de ce principe. On constate alors que l’adhésion, indirectement mesurée de cette manière, au principe de besoin est liée positivement à celle au principe d’égalité et négativement à celle au principe de mérite. Quant aux effets de cette variable sur celles traitant de l’immigration, ils sont, en Europe de l’Ouest, proches des effets des variables d’adhésion à l’égalitarisme ou de positionnement politique à gauche. En Europe de l’Est, il y a toujours une corrélation entre besoin et égalité, mais puisque l’égalitarisme est ici défavorable à l’immigration, l’adhésion au principe de besoin a le même effet négatif, tandis que la valorisation du principe de mérite a, elle, souvent un effet positif. En somme dans les pays de l’Est, les personnes de gauche, sans rejeter systématiquement l’égalitarisme, adhèrent plus volontiers à la méritocratie et comme cette adhésion est cette fois favorable à l’immigration, c’est encore la gauche qui est plutôt favorable à l’immigration.

41Il reste à se demander si le soutien à l’État-providence et l’adhésion à l’égalité varient forcément de concert. Derks (2004) a montré qu’en Flandre, les plus critiques quant aux inégalités ne sont pas ceux qui soutiennent le plus l’extension des politiques sociales. Il parle à ce propos de populisme économique (economic populism) qu’il définit par la combinaison d’un fort égalitarisme avec une forte réticence à l’égard de l’État-providence, qui est alors considéré comme un instrument au service des « élites » politiques. D’autres études plus récentes et portant sur l’Europe ont plutôt confirmé ce résultat flamand en le liant cette fois aux questions sur l’immigration. De Reeskens et Van Oorschot (2012) ont montré à partir de l’ESS de 2008 que les Européens qui pensent que les aides sociales doivent se concentrer sur les plus démunis sont les plus opposés à l’idée que les immigrés puissent bénéficier de ces aides. Dans l’ESS de 2016, les corrélations (rho de Spearman) entre les variables impliquées dans cette analyse ne sont pas toujours significatives mais, lorsqu’elles le sont, elles ont plutôt tendance à également montrer, à quelques exceptions près dans certains pays, que ceux qui pensent que les aides sociales ne devraient bénéficier qu’aux plus pauvres sont réticents à l’accueil de davantage d’immigrés ou au fait qu’ils pourraient bénéficier rapidement des aides sociales. Ceci ne les empêche pas, généralement, de critiquer les inégalités en jugeant que pour qu’une société soit juste (fair) il faudrait que les différences de revenus y soient faibles. Il s’agit avant tout de personnes aux revenus modestes et/ou qui déclarent davantage que d’autres qu’elles connaissent fréquemment des fins de mois difficiles.

42Dans l’ensemble, un populisme économique peut donc venir se cumuler avec un chauvinisme social. On rencontre ainsi, plutôt dans les milieux modestes, une forme d’égalitarisme qui se défie de l’État social tel qu’il est pour attendre un recentrage des aides sociales vers les plus démunis et qui s’oppose alors clairement à une extension des droits aux immigrés et à l’accueil des immigrés.

43Il reste que ces diagnostics sont plutôt statiques et ne tiennent pas compte des évolutions conjoncturelles de la migration dont on peut penser qu’elles peuvent affecter les opinions sur l’immigration et, éventuellement, remettre en cause leurs liens avec celles sur l’État social. De ce point de vue, ce qu’on appelle la « crise migratoire » de 2015, de par son ampleur, est un bon exemple pour tester cette hypothèse d’une évolution conjoncturelle forte pouvant entraîner une modification substantielle des opinions sur l’hospitalité et la solidarité.

5 – Les opinions sur l’hospitalité au cours de la « crise » migratoire européenne de 2015

44Au cours de l’année 2015, plus d’un million de personnes sont arrivées sur le territoire de l’Union européenne, la plupart fuyant un conflit endémique (Syrie, Irak, Afghanistan, etc.). D’après Eurostat, le nombre de demandeurs d’asile est ainsi passé de 335 300 en 2012 à 627 000 en 2014 et – point culminant de la « crise » – à 1 322 800 en 2015, avant de redescendre à 638 200 demandeurs d’asile en 2018. Le terme de « crise migratoire » s’est imposé dans les discours (bien qu’au pic le nombre de demandeurs d’asile n’a jamais représenté que 0,2 % de la population totale de l’Union européenne) et a, semble-t-il, marqué les esprits et les opinions.

45Il est possible de se faire une idée plus précise de l’impact de cette crise sur les opinions en comparant les vagues de 2014 et de 2016 de l’enquête ESS. On y trouve tout un ensemble de questions communes portant sur l’immigration. La vague de 2016 a également été l’occasion de poser quelques questions plus spécifiques sur les réfugiés.

46Commençons par la question : « dans quelle mesure pensez-vous que [votre pays] doit autoriser des gens d’origine ethnique différente de la [majorité résidente] à venir vivre ici ? ». Les réponses sont très variables selon les pays. Les Suédois apparaissent aux deux dates comme les plus hospitaliers (environ 40 % se déclarent favorables pour en accueillir « un grand nombre »), suivis des Allemands et des Espagnols (entre 20 à 25 % d’opinions favorables). Les Français, les Anglais et les Italiens sont peu accueillants (9 à 15 %). Les Hongrois se montrent les moins hospitaliers (moins de 4 %).

47Qu’en est-il des évolutions ? En fait, on n’observe pas de grands bouleversements, mais de simples inflexions de l’opinion. Une partie de ces évolutions peut s’expliquer à partir du solde migratoire du pays au cours de la période 2014-2016 (si l’on suppose que le solde perçu par les résidents à un lien quelconque avec le solde réel). Ainsi, d’un côté, les Suédois et les Allemands ont accueilli plus de migrants que les autres (avec un solde annuel moyen supérieur à 9 immigrés pour 1000 habitants) et ils sont devenus un peu moins hospitaliers au cours de cette période. Et, d’un autre côté, les Français et les Espagnols ont un solde migratoire légèrement négatif sur la même période et ils se déclarent un peu plus hospitaliers en 2016 qu’en 2014 (tableau 9). Toutefois, le solde migratoire est loin de tout expliquer. Les pays de l’Est ont accueilli peu de migrants et, dans le même temps, ils sont devenus encore plus inhospitaliers.

Tableau 9

Évolution des opinions favorables à l’accueil d’un grand nombre de personnes d’origine ethnique différente de la majorité résidente du pays en fonction du solde migratoire

Solde migratoire annuel (moyenne entre 2014 et 2016)Pays plus hospitaliersPas d’évolutionPays moins hospitaliers
Très positif (>9 ‰)Allemagne, Suède
Assez positif (>3 ‰)Royaume-UniPays-Bas
Proche de zéroFrance, EspagnePologne, Hongrie, Estonie

Évolution des opinions favorables à l’accueil d’un grand nombre de personnes d’origine ethnique différente de la majorité résidente du pays en fonction du solde migratoire

NB. L’Italie n’est pas représentée dans ce tableau car, comme elle n’a pas participé à l’ESS 2014, il n’est possible de comparer avec 2016 pour y identifier une tendance sur l’hospitalité.
Sources : ESS 2014, 2016 et Eurostat.

48Sur la période, les opinions sur les immigrés ont également légèrement évolué. Nous pouvons l’évaluer à partir de questions sur l’impact supposé de l’immigration sur l’économie, sur la culture ou encore sur la qualité de vie. Les réponses à ces questions sont toujours fortement liées entre elles. On observe, dans l’ensemble, que l’immigration est vue un peu plus positivement en fin de période au Royaume-Uni et en Espagne et, dans une moindre mesure, aux Pays-Bas. Elle s’est dégradée ailleurs, un peu en France et en Pologne, un peu plus en Allemagne, et encore plus en Suède. La dégradation est la plus forte en Estonie et en Hongrie.

49Malgré tout, ces évolutions changent assez peu les niveaux des opinions sur l’immigration et, dans l’ensemble, les pays qui étaient plutôt favorables à l’immigration en 2014 y restent favorables en 2016 tandis que les pays défavorables demeurent également défavorables. La « crise » migratoire n’a donc pas représenté un changement tel au sein de l’Union européenne que les opinions y auraient été entièrement bouleversées. Mais, surtout, la « crise » n’est problématique que pour les personnes qui n’ont pas confiance et ressentent l’immigration comme une menace. Ainsi, pour les pays de l’Est, très hostiles dès le départ à l’immigration, cet afflux de migrants qu’on leur prédit ou même que l’Union souhaite leur imposer au travers de quotas est jugé tout à fait négativement. A l’Ouest, en revanche, les jugements préexistants sur l’immigration sont plus partagés entre des personnes qui jugent celle-ci positivement et celles qui la jugent négativement. Les évolutions dépendent alors davantage des opinions intermédiaires, qui vont pencher d’un côté ou de l’autre en fonction des faits et de leur médiatisation et leur politisation.

50Mais, au total, comme les opinions sur l’immigration n’ont pas beaucoup varié avec la « crise », leurs liens avec celles concernant la solidarité sociale demeurent ceux que nous avons vus.

6 – Conclusion

51Que reste-t-il finalement du dilemme progressiste ? Contrairement à ce qu’affirmait Milton Friedman, il est loin d’être évident que l’immigration et la protection sociale s’opposent. L’hypothèse inverse a même quelques arguments à faire valoir. Dans The Globalization Paradox (2011), Dany Rodrik constatait que, dans l’ensemble, ce sont les sociétés les mieux protégées socialement qui sont les plus ouvertes sur le plan économique. Et ce n’est pas illogique. En effet, dans des sociétés démocratiques, l’ouverture économique ne peut être acceptée par l’ensemble de la population qu’à la condition de donner à chacun des garanties qu’il n’y perdra pas. Bien entendu, cette exigence est un idéal et les arrangements sociaux ne sont pas nécessairement à la hauteur de cet idéal. Mais, dans l’ensemble, comme le constate Rodrik, l’ouverture s’accompagne à plus ou moins brève échéance de mesures de protection sociale sous la pression des citoyens.

52D’une certaine manière, les résultats présentés ici conduisent à élargir plus encore l’hypothèse que l’ouverture économique d’un pays est liée au niveau de sa protection sociale, du moins au sein des démocraties libérales. En effet, ce n’est plus seulement l’ouverture économique, mais aussi l’ouverture d’un pays aux migrants qui est manifestement liée à son niveau de protection sociale. Plus une société offre de droits et de garanties au travers d’un système de protection sociale, plus les citoyens se sentent prêts à agir dans un environnement ouvert et à se confronter à l’inconnu et au changement.

53Ce lien entre ouverture et protection est lié notamment au sentiment de confiance envers les autres qui joue, comme nous l’avons vu, un rôle important pour l’articulation de ces deux dimensions. Il ne s’agit certainement pas d’une profonde contradiction qui traverserait, voire saperait, les sociétés libérales et ouvertes. Pour un grand nombre de citoyens de ces pays, l’immigration et la protection sociale ne s’opposent pas.

Notes

  • [1]
    L’enquête sociale européenne (ESS) est un sondage représentatif pratiqué dans tous les pays européens, tous les 2 ans, depuis 2002. Tous les renseignements détaillés sur ces données sont consultables sur le site de l’ESS (europeansocialsurvey.org).
  • [2]
    Dans une autre enquête (n = 22 506) portant sur six nations (France, Allemagne, Italie, Suède, Royaume-Uni et États-Unis), Alesina, Miano et Stantcheva (2018) montrent que les personnes sondées surestiment fortement la proportion d’immigrés dans leur pays. Dans leur panel, l’écart entre perception et réalité est le plus important aux États-Unis (+26 %) et le plus faible en Suède où il reste tout de même de +9 %. En France, il est de +17 %. Mais ces surestimations ne croissent pas linéairement avec les proportions effectives d’immigrés.
  • [3]
    L’enquête annuelle « conditions de vie et aspirations » effectuée par le CREDOC permet de constater une augmentation récente de la défiance en France. Les défiants passent de 52 % en 2016 à 63 % en 2019 (Hoibian, 2019, p. 4).
  • [4]
    Nous reprenons la traduction de Frédéric Gonthier (2017).
Français

Entre ouverture à l’immigration et progrès de la redistribution, serions-nous face à un dilemme qui obligerait à choisir l’une ou l’autre de ces options ? En examinant les données de l’European Social Survey, et en comparant les situations de dix pays européens, il apparaît qu’immigration et protection sociale ne s’opposent pas aux yeux des opinions publiques. Ce sont souvent les sociétés les mieux protégées socialement qui sont les plus ouvertes. Et ceci n’est pas dû à ce qu’on appelle un welfare magnet. Ce rapport positif entre ouverture et protection est lié notamment au sentiment de confiance envers les autres qui joue un rôle important pour l’articulation de ces deux dimensions.

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  • immigration
  • État-providence
  • solidarité
  • hospitalité
  • inégalités
  • confiance
  • passager clandestin
  • Europe

Références

  • En ligneAlesina A., A. Miano et S. Stantcheva, 2018, « Immigration and redistribution », Working Paper, n° 24733, Cambridge, National Bureau of Economic Research.
  • Alesina A., E. Murard et H. Rapoport, 2020, Immigration and preferences for redistribution in Europe, Harvard : https://scholar.harvard.edu/alesina/publications/immigration-and-preferences-redistribution-europe.
  • En ligneAlesina A., E. Murard et H. Rapoport, 2019, « Immigration and preferences for redistribution in Europe », Working Paper, n° 25562, Cambridge, National Bureau of Economic Research.
  • En ligneAlesina A. et E. Glaeser, 2004, Fighting Poverty in the US and Europe: A World of Difference, Oxford, Oxford University Press.
  • Algan Y. et P. Cahuc, 2007, La société de défiance : comment le modèle social français s’autodétruit, Paris, Éditions rue d’Ulm.
  • En ligneAndersen J. G. et T. Bjørklund, 1990, « Structural changes and new cleavages: The progress parties in Denmark and Norway ». Acta Sociologica, vol. 33, n° 1, pp. 195-217.
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Michel Forsé
CNRS
Maxime Parodi
Sciences Po, OFCE
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 12/02/2021
https://doi.org/10.3917/reof.169.0133
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