1À l’heure où l’on entend beaucoup parler d’un « ascenseur social » qui serait en panne ou d’un sentiment de déclassement, ce numéro de la Revue de l’OFCE se propose de revenir sur les questions classiques en sociologie de la mobilité sociale et de la frustration. Comment évoluent aujourd’hui les perspectives de mobilité sociale ? Quel est le ressenti des individus sur la mobilité sociale en général et sur la leur en particulier ? Quel lien peut-on faire entre la mobilité sociale et le sentiment de frustration ? Depuis la célèbre thèse d’Alexis de Tocqueville sur la frustration relative, il est devenu habituel de lier ensemble les deux notions. Est-ce toujours pertinent ? Quelles sont les limites de cette perspective ?
2Tocqueville a en effet défendu l’idée d’un lien entre mobilité sociale et frustration. Selon lui, rappelons-le, les démocraties cultivent une insatiable « passion pour l’égalité » parce que chacun s’estime l’égal de l’autre et nourrit le même espoir d’ascension sociale ; aussi, la moindre inégalité de réussite engendre une forte frustration relative et la seule réponse que peut apporter la démocratie est d’égaliser plus encore les conditions des uns et des autres. Ce faisant, la passion de l’égalité se trouve renforcée et c’est justement parce qu’elle s’autoalimente constamment que l’on peut considérer cette passion comme insatiable. Mais n’est-ce pas une conclusion un peu rapide ? La frustration relative joue-t-elle un rôle aussi central au sein des démocraties que ne l’affirme Tocqueville ?
3Il y a bien en démocratie une forte attente de mobilité sociale, une demande d’égalisation des chances pour que les carrières soient ouvertes à tous. Mais pour autant, les citoyens peuvent accepter une inégalité de résultats lorsque celle-ci leur semble méritée, lorsqu’elle est perçue comme étant juste. À cet égard, la démocratisation du système scolaire joue un rôle essentiel pour asseoir une forme de hiérarchie méritocratique ; il s’agit là, à l’évidence, d’un changement social majeur par rapport à l’époque qu’a connue Tocqueville. Aussi la démocratie ne conduit pas nécessairement à une société d’envieux, mues par une logique du ressentiment. Nous ne sommes pas obligés de croire avec Nietzsche que la démocratie fabrique le dernier homme, cet être vide et inconsistant qui nourrit une haine féroce contre ceux qui s’élèvent et réussissent.
4Mais, par ailleurs, même si la frustration relative ou encore le sentiment de déclassement dominaient au sein d’une société, cela ne suffirait pas pour conclure qu’une révolution arrive ou que l’égalité des conditions pourrait en sortir renforcée. Il y a bien d’autres réactions possibles, bien d’autres mouvements sociaux envisageables. Ces sentiments négatifs peuvent bien être le terreau d’autre chose, mais il faut enquêter plus avant pour savoir vraiment ce qu’ils engendrent ici et maintenant.
Les contributions de ce numéro
5Pour commencer, François Dubet souligne que la théorie de la frustration relative est souvent mobilisée en sociologie, dans de nombreuses situations, comme une explication vraisemblable alors qu’elle n’explique pas grand-chose. Et c’est justement parce qu’elle explique si peu qu’elle peut être appliquée à tant de cas. La frustration est certes une source de motivation possible pour l’action, mais elle n’est pas la seule, et surtout il faut ajouter d’autres hypothèses sociologiques pour comprendre pourquoi la frustration se transmute en telle ou telle forme d’action et nourrit tel ou tel mouvement social. Par ailleurs, la fin du sentiment d’appartenance à une classe sociale et l’individualisation des trajectoires transforment le script tocquevillien. La demande de justice sociale ne s’exprime plus simplement en termes de réductions des inégalités entre les places, mais de plus en plus en termes d’égalisation des chances. Aussi la frustration et le déclassement trouvent de moins en moins une explication structurelle, sociale, mais semble être la conséquence d’un échec personnel (ne pas avoir su prendre sa chance) ou d’une discrimination (ne pas avoir eu sa chance). Pour Dubet, cette condition contemporaine pourrait même faire le lit des populismes. En effet, puisque les causes de l’échec sont perçues comme étant soit très abstraites (la mondialisation, le néolibéralisme, …) soit très individuelles, les citoyens ne se retrouvent plus derrière leurs représentants politiques, qu’ils jugent toujours trop distants d’eux-mêmes et de leurs problèmes. En prétendant coller aux identités des individus, les populismes rencontrent ainsi un écho qui n’est alors pas que passager.
6De son côté, Louis-André Vallet examine le lien entre l’éducation et la mobilité sociale : dans quelle mesure les grandes évolutions du système scolaire français au cours du XXe siècle ont-elles contribué à améliorer, ou non, la mobilité sociale ? Il se penche en particulier sur l’évolution de la fluidité sociale, qui est la part de la mobilité sociale liée stricto sensu à l’égalité des chances, indépendamment des changements au sein de la structure sociale. Il est bien connu que, sur le plan structurel, la très forte diminution de la part des paysans au cours des années 1950 a totalement bouleversé la destinée sociale des enfants de paysans ; puis le passage d’une économie industrielle à une économie de services a également entraîné un phénomène d’upgrading (d’ascension sociale brute) en augmentant le nombre de cadres et en diminuant le nombre d’ouvriers. Pour sa part, la fluidité sociale a surtout évolué sous l’influence des réformes scolaires. L’expansion du système scolaire, sa massification, a suffi en elle-même à améliorer l’égalité des chances pour les générations nées après 1945. Ce phénomène a été redoublé par le fait que le lien entre origine et destination sociale va diminuant au fur et à mesure que le niveau scolaire augmente. Vallet montre aussi que la démocratisation de l’école, en améliorant les chances scolaires des enfants d’origine défavorisée, a contribué à augmenter la fluidité sociale, mais dans une moindre mesure que la massification. On observe également au cours de la période une baisse du rendement des titres scolaires pour l’accès aux positions sociales élevées, mais ce phénomène touchant toutes les catégories sociales ne modifie pas la fluidité sociale. Enfin, le lien entre origine et destination n’est pas entièrement médiatisé par le système scolaire et contribue à freiner la mobilité sociale, notamment parmi les hommes.
7L’expansion et la démocratisation scolaire promeuvent par ailleurs une certaine idée de la méritocratie. Est-ce que, pour autant, les Français jugent qu’ils méritent leur position sociale ? La méritocratie scolaire est-elle le remède à la frustration relative au cœur des démocraties ? L’article de Michel Forsé et Maxime Parodi abordent cette question à partir d’un sondage où les enquêtés devaient évaluer leur position sociale à la fin de leurs études, à l’heure actuelle et où, plus original, ils devaient aussi se prononcer sur la position sociale qu’ils estimeraient juste de tenir. Les relations entre ces trois échelles (allant chaque fois de 1 à 10) montrent que beaucoup de Français pensent avoir plutôt connu une mobilité ascendante depuis la fin de leurs études. Et dès lors, plus cette mobilité est ressentie comme faible, plus l’écart entre le statut social jugé juste et celui d’aujourd’hui a tendance à être important. Mais cette attente d’une position juste plus élevée est d’autant plus forte que l’on s’estime bas dans la hiérarchie sociale. L’autoposition actuelle a d’ailleurs sur la frustration sociale un effet plus important que celui de la mobilité intragénérationnelle subjective. Si les catégories populaires ressentent davantage de frustration, c’est surtout en raison de l’inégalité des chances qu’elles dénoncent, notamment à l’école. Les enquêtés attendent donc plus d’égalité des chances mais aussi des places. Prise globalement, la distribution juste des places à laquelle ils aboutissent est plus égalitaire que celle considérée comme actuelle qui, elle-même, l’est davantage que celle à la sortie de l’école. Mais les écarts entre ces trois hiérarchies ne sont pas très importants et elles conservent la même forme approximativement gaussienne. Au total, relativement à la répartition actuelle, la distribution jugée juste se caractérise surtout par une surreprésentation de la classe moyenne supérieure. Cela montre que si dans l’ensemble les Français ont plutôt le sentiment de mériter leur position sociale, c’est beaucoup moins le cas des plus défavorisés dont la frustration est d’autant plus grande qu’ils voient les classes moyennes s’éloigner.
8Enfin, Olivier Galland se penche sur une apparente contradiction, à savoir que les jeunes adultes s’estiment à la fois plus victimes d’injustices et de discriminations que les autres mais qu’en même temps ils se montrent moins sévères sur l’état de la société, ses injustices et ses inégalités. Ce paradoxe peut selon lui trouver trois explications principales. La première tient à la nature des discriminations ressenties. Pour les jeunes, une part importante de ces discriminations a trait à l’apparence et n’a pas de dimension proprement socioéconomique. En second lieu, les jeunes nourrissent plus d’espoirs de pouvoir améliorer leur situation que les anciens (notamment bien sûr que les retraités). Ils pensent davantage pouvoir échapper aux injustices plutôt qu’à lutter contre. Enfin, la dernière explication est de nature politique. L’enquête sur laquelle s’appuie Olivier Galland montre que les clivages politiques sont moins marqués chez les jeunes que chez les adultes, notamment à gauche (où, de manière générale, la propension à dénoncer les injustices est plus forte). Il est difficile ici de savoir avec certitude s’il s’agit de l’effet d’une socialisation politique plus tardive ou d’un effet de génération qui verrait s’atténuer le lien entre le positionnement politique aux extrêmes et la radicalité sociale. On observe toutefois que les attitudes politiques des jeunes, notamment à l’extrême-gauche de l’échiquier, sont moins corrélées qu’elles ne l’étaient dans les générations précédentes à l’idée que le destin individuel est dicté par des lois sociales imprescriptibles. Cette idée laisse plus ouverte la possibilité d’échapper à un positionnement socioéconomique qui serait dicté par une société intrinsèquement injuste. Ce sont donc bien les espoirs de mobilité qui rendent compte de la condition des jeunes. Mais si ces espoirs devaient être déçus, on pourrait anticiper que la frustration qui ne manquerait pas d’en résulter serait moins liée (aussi) au traditionnel clivage droite/gauche qu’elle ne l’était dans les générations plus anciennes.
9Le lien, très classique comme nous le rappelions, entre mobilité sociale et frustration n’est donc pas en train de se défaire. Il n’est pas non plus moins intense. En revanche, il est clair qu’il se transforme et que nous commençons à en ressentir les conséquences. Si la frustration qu’engendrent les promesses non tenues de mobilité sociale est bien liée à un sentiment d’injustice, celui-ci se trouve de moins en moins canalisé par l’affrontement idéologique traditionnel entre gauche et droite. D’où soit un retrait du débat politique qui se concrétise par un abstentionnisme récurrent et grandissant, soit une recherche de solutions non-conventionnelles ou radicales qui transparaissent notamment au travers d’une montée des populismes.
Notes
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Les articles réunis dans ce dossier ont fait l’objet d’une présentation lors d’une journée d’études à Sciences Po Paris le 16 octobre 2016. Nous remercions ici pour leurs interventions l’ensemble des participants ainsi que les présidents de séances : Yannick Lemel, Florence Maillochon et Hélène Périvier.