CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’égalité des chances est un idéal de justice sociale auquel toute société libérale et démocratique adhère. Et il y a à cela de solides raisons. Rawls (1971), par exemple, montre dans sa Théorie de la justice que cette égalité constitue le deuxième principe de justice qui serait choisi derrière un voile d’ignorance (après celui d’égale liberté). Il faut d’ailleurs noter qu’il s’agit d’un principe purement procédural, qui ne définit donc rien en substance. Il dit seulement quelle procédure doit être respectée avant d’en venir à rétribuer différentiellement des mérites différents. De ce point de vue, ce principe est donc bien au cœur du contrat social de toute société méritocratique, c’est-à-dire qui cherche à récompenser les talents, les dons, les efforts, les résultats, etc. et non ce qui est simplement le fruit de la naissance (noblesse, origine sociale ou ethnique, etc.) (Gonthier, 2007). Dans une telle société, chacun doit disposer d’une chance égale de mener à bien le projet de vie qu’il a choisi. Comme le remarque Patrick Savidan (2007), finalement « l’égalité des chances triomphe [dans nos sociétés modernes] parce qu’elle paraît nous donner l’égalité dans la liberté. » Elle fait l’objet d’un accord quasiment unanime et a de ce fait à peine besoin de textes juridiques pour la soutenir. Elle est devenue le principe revendiqué de toute politique de justice sociale.

2Il s’agit certes d’un guide, d’un horizon commun dont il faut se rapprocher, néanmoins, comme on le sait, dans les faits, cette égalité est loin d’être respectée. Même si on laisse de côté les rares cas où les positions sociales sont le seul fruit de l’héritage d’un patrimoine économique conséquent, la position professionnelle, qui joue dans nos sociétés un rôle prépondérant dans l’établissement du statut social, résulte d’un diplôme ou d’une qualification conférés par un système de formation où l’égalité des chances demeure très partielle. Les diplômes s’acquièrent dans une école où les chances de réussite sont altérées par des inégalités sociales de départ (Boudon, 1973 ; Forsé, 2001). Bien sûr, il n’est pas totalement exceptionnel que des enfants issus de milieux modestes accèdent à des formations prestigieuses (cependant en France, moins aujourd’hui qu’il y a trente ans). Toutefois, les enquêtes (comme l’enquête internationale PISA) se succèdent pour montrer que les inégalités sociales affectent grandement les chances de réussite scolaire (Duru-Bellat, 2002 ; Baudelot et Establet, 2009). Les raisons en sont nombreuses et complexes (ségrégation spatiale qui reproduit une ségrégation sociale, stratégie d’évitement de certains établissements scolaires de la part des familles, stratégie de regroupements de bons élèves au sein de classes « européennes », etc. – cf. Merle, 2012) et devant ce qui apparaît comme une fatalité certains se demandent même si, au fond, cela ne traduit pas le fait que nous préférerions nous accommoder de cette inégalité (Dubet, 2014 ; Savidan, 2015).

3En tous cas, face à une certaine impuissance à promouvoir fortement une égalité réelle des chances, il faudrait, pour aller vers plus de justice sociale, revoir la stratégie et, sans abandonner le principe de cette égalité, plutôt chercher à promouvoir une égalité des résultats ou, comme on le dit aussi, des places (Dubet, 2010). Autrement dit, chercher d’abord à réduire l’échelle des inégalités, notamment économiques. Les solutions proposées pour y parvenir sont particulièrement foisonnantes : depuis une fiscalité davantage redistributive (Piketty, 2013) à laquelle d’ailleurs dans sa forme progressive une majorité de Français adhère (Forsé et Parodi, 2015) jusqu’à une « démocratie de petits propriétaires » (Rawls, 2001), sans oublier bien sûr les souhaits de limiter à la source les écarts de revenu autorisés (pour Platon, dans Les Lois, de 1 à 4) ou, pour les marxistes, l’appropriation collective des moyens de production.

4Il n’est pas question, ici, de chercher à évaluer ces solutions normatives, mais on peut remarquer que leur mise en œuvre dans un cadre démocratique suppose de savoir ce que les gens pensent de la réalité de l’égalité des chances. Est-ce, comme on le pense souvent, une croyance partagée dans tous les milieux sociaux ? Ou, au contraire, certains y croient-ils plus que d’autres ? Et si oui, quels sont-ils et qu’en déduisent-ils pour ce qui est du rapport entre cette égalité et l’égalité des places ? Une enquête (dite « Dynegal », cf. le site dynegal.org) réalisée par entretiens en face à face en 2013 par la SOFRES sur un échantillon représentatif par quota de 4 049 adultes résidant en France métropolitaine, va nous permettre d’apporter des éléments de réponses à ces interrogations.

1 – L’égalité des chances, une croyance de classe moyenne ?

5Une première question qui y est posée permet de se demander si les personnes interviewées ont le sentiment que la société française est purement et simplement une société de classes vouée à la reproduction sociale, ou à l’inverse une société qui donne une chance à chacun, indépendamment de son origine sociale. En fait, les Français s’avèrent assez partagés sur cette question. Invités à noter sur une échelle de 1 à 10 l’ampleur de la mobilité sociale en France, la moyenne de leurs évaluations est de 5,3. La société française ne leur apparaît ainsi ni parfaitement fluide, ni totalement immobile. Il ne s’agit toutefois que d’une moyenne et leurs réponses sont plutôt dispersées sur l’ensemble de l’échelle (tableau 1). Il n’y a pas vraiment de consensus sur ce sujet et pourtant, point remarquable, quasiment tous les enquêtés ont exprimé une opinion à ce propos (il n’y a que 35 non-réponses pour un total de 4 049 personnes interviewées, soit moins de 1 %).

Tableau 1

Tri à plat et moyenne de la question : « Selon vous, dans quelle mesure la réussite des gens dépend-t-elle de leur origine sociale ? Donnez votre réponse sur une échelle allant de 1 à 10. »

Tableau 1
En % 1 = «la réussite sociale est jouée d’avance et dépend seulement de l’origine sociale des gens » 2 3 4 5 6 7 8 9 10 = « les gens ont tous les mêmes chances de réussir dans la vie quelle que soit leur origine sociale » 7% 4% 13 % 15 % 19 % 11 % 12 % 9% 2% 8% Moyenne = 5,3 Écart-type = 2,4 Taux de non-réponses = 0,9 %

Tri à plat et moyenne de la question : « Selon vous, dans quelle mesure la réussite des gens dépend-t-elle de leur origine sociale ? Donnez votre réponse sur une échelle allant de 1 à 10. »

Note : L’enquêteur précisait en outre le point suivant : « Je vous rappelle que sur une échelle allant de 1 à 10, la moyenne est de 5,5. La note 5 n’est donc pas une note moyenne ou neutre, elle est en dessous de la moyenne ».
Source : Enquête Dynegal, 2013.

6Les Français sont également très partagés sur la question de l’égalité des chances à l’école. 51 % des enquêtés se disent ainsi d’accord avec la proposition « L’école donne la même chance de réussite à tout le monde » (16 % tout à fait et 35 % plutôt d’accord) mais 49 % déclarent être en désaccord (33 % plutôt et 16 % tout à fait en désaccord). Sans surprise, les réponses à ces deux questions sont fortement corrélées (corrélation de Pearson et rho de Spearman égaux tous deux à -0,30). Cela signifie que les Français considèrent que l’égalité des chances au sein de la société se joue pour une bonne part à l’école.

7Comme on peut le constater à l’examen du tableau 2, les femmes semblent, en moyenne, croire un peu plus à l’égalité des chances dans la vie, et les hommes un peu plus à l’égalité des chances à l’école. Les écarts sont toutefois très faibles. Les différences d’âge sont un peu plus marquées. Les jeunes croient un peu plus que les autres à l’égalité des chances – à l’école et en général – tandis que les quinquagénaires y croient un peu moins.

Tableau 2

Tris croisés des opinions sur l’égalité des chances selon le sexe, l’âge, le diplôme, la catégorie socioprofessionnelle et le positionnement politique

Tableau 2
En % « Dans quelle mesure la réussite des gens dépend-t-elle de leur origine sociale ? » (Moyenne) 1 = Immobile 10 = fluidité parfaite « L’école donne la même chance de réussite à tout le monde » Tout à fait d’accord Plutôt d’accord Total accord Plutôt pas d’accord Pas d’accord du tout Total désaccord Homme 5,2 16 37 53 32 15 47 Femme 5,4 16 34 50 33 17 50 18-24 ans 5,6 19 38 57 32 11 43 25-29 ans 5,3 13 35 47 36 16 53 30-49 ans 5,4 15 36 51 31 18 49 50-59 ans 5,1 12 32 44 36 20 56 60-69 ans 5,3 19 34 53 33 14 47 70 ans et + 5,3 18 39 57 31 13 43 Sans diplôme, CEP 5,1 20 32 51 32 17 49 Collège, ens. prof. sans CAP BEP 5,5 17 34 51 31 18 49 CAP, BEP 5,6 18 39 57 28 15 43 Niveau Bac 5,4 17 36 53 31 16 47 1er cycle 5,2 15 38 53 34 13 47 2e cycle et plus 5,0 9 34 43 40 18 57 Artisan, Commerçant, Chef d’entreprise. 5,6 17 39 56 29 15 44 Cadres, prof intellectuelle 5,1 7 34 41 41 18 59 Profession intermédiaire 5,2 13 34 47 34 19 53 Employé 5,6 14 38 52 31 17 48 Ouvrier 5,4 18 35 53 27 19 47 La classe supérieure, les gens aisés 5,0 7 39 46 39 15 54 La classe moyenne sup. 5,3 15 35 50 37 13 50 La classe moyenne inf. 5,4 15 38 53 32 15 47 La classe populaire ou ouvrière 5,2 16 34 50 31 18 50 Les défavorisés, les exclus 4,8 14 24 39 30 31 61 Aucune appartenance de classe 5,6 20 36 56 29 15 44 Extrême gauche (1-2) 4,4 14 22 35 41 24 65 Gauche (3-4) 4,8 11 34 44 40 16 56 Centre (5-6) 5,5 14 38 52 33 15 48 Droite (7-8) 5,8 21 41 62 26 12 38 Extrême droite (9-10) 6,1 26 37 63 18 19 37

Tris croisés des opinions sur l’égalité des chances selon le sexe, l’âge, le diplôme, la catégorie socioprofessionnelle et le positionnement politique

Source : Enquête Dynegal, 2013.

8Les différences d’opinion selon le diplôme sont plus prononcées. Ce sont les personnes ayant des diplômes « intermédiaires » – celles qui ont suivi un enseignement professionnel après le collège ou un enseignement général au lycée, jusqu’au baccalauréat ou non – qui sont davantage convaincues que la réussite sociale dépend d’abord de soi. Inversement, les plus diplômés y croient le moins et émettent des doutes sur l’égalité des chances à l’école ! On observe à peu près le même phénomène s’agissant des catégories socioprofessionnelles. Les cadres et les professions intellectuelles pensent un peu plus que les autres qu’il y a de la reproduction sociale à l’école et en général. Les ouvriers, les employés, les artisans, les commerçants et les chefs d’entreprise pensent à l’inverse un peu plus qu’il y a tout de même de l’égalité des chances à l’école et dans la société française.

9L’examen de l’origine sociale aboutit à des constats proches. Les personnes qui, à l’âge de 15 ans, avaient un père ouvrier croient un peu plus à l’égalité des chances en général (moyenne de 5,5) que celles qui, au même âge, avaient un père employé (5,3), profession intermédiaire (5,2) ou cadre (5,1). De même, ils pensent un peu plus que l’école se caractérise par l’égalité des chances : 54% d’entre eux sont d’accord pour dire que l’école donne la même chance de réussite à tout le monde, contre 51 % d’accord parmi ceux qui avaient un père employé, 47 % d’accord parmi ceux qui avaient un père profession intermédiaire et 46 % sont d’accord parmi ceux qui avaient un père cadre.

10L’enquête Dynegal permettait également de juger de l’origine sociale à partir du diplôme de la mère. À nouveau, on constate que les mieux dotés sont souvent plus critiques à l’égard de l’égalité des chances à l’école et dans la société. Et, comme précédemment, ce sont plutôt les diplômes « intermédiaires » qui se montrent cléments. Les personnes qui avaient une mère diplômée de l’enseignement supérieur croient ainsi un peu moins souvent à l’égalité des chances en général (moyenne de 5,0) que celles qui avaient une mère diplômée d’un Baccalauréat (5,3), d’un BTS (5,3) ou encore d’un CAP ou un BEP (5,5). Ensuite, la tendance s’inverse : les personnes ayant une mère faiblement diplômée redeviennent un peu plus critique (moyenne de 5,3 pour les mères munies d’un CEP et de 5,2 pour celles sans diplôme).

11L’égalité des chances à l’école est sujette à des fluctuations similaires de l’opinion. Seules 44 % des personnes ayant une mère diplômée du supérieur (hors BTS) jugent que l’école donne les mêmes chances à tout le monde. Cette opinion est plus fréquente chez les personnes ayant des mères moins diplômées : 50 % parmi les personnes ayant une mère dotée d’un BTS, 51 % parmi les personnes ayant une mère bachelière, 50 % parmi les personnes ayant une mère disposant d’un CAP ou d’un BEP, 53 % parmi celles ayant une mère munie d’un CEP et, enfin, 51 % parmi celles ayant une mère sans diplôme.

12L’opinion sur l’égalité des chances fluctue également selon le sentiment d’appartenance à une classe sociale. Les personnes les plus convaincues que la société française et l’école offrent une chance égale à chacun n’ont pas de sentiment d’appartenance de classe (ils accordent une note moyenne de 5,6 à la question sur l’égalité des chances). Puis viennent celles qui disent faire partie de la classe moyenne inférieure (5,4), de la classe moyenne supérieure (5,3), de la classe populaire ou ouvrière (5,2), de la classe supérieure ou aisée (5,0) et, enfin, des défavorisés et des exclus (4,8). L’idée selon laquelle nos destinées dépendent peu de notre origine sociale apparaît ici plutôt comme une opinion de classe moyenne. Elle est un peu moins prégnante parmi les catégories favorisées et défavorisées.

13Dans l’ensemble, les classes moyennes apparaissent bien comme les plus optimistes sur la fluidité sociale à l’école et au sein de la société tandis que les autres catégories sont plus enclines à croire à la reproduction sociale.

14Par ailleurs, comme on peut le constater également au tableau 2, les opinions sur l’égalité des chances sont fortement liées au positionnement politique. Les personnes qui ne croient pas que l’école et la société française offrent une chance (suffisamment) égale à chacun se positionnent plus souvent à gauche de l’échelle politique et les personnes qui, au contraire, jugent que la société et l’école réussissent à donner à chacun une chance (à peu près) égale se placent plutôt à droite. Nous y reviendrons.

2 – Une hypothèse simmelienne

15Pour l’heure, si l’on suit Georg Simmel, il n’est pas si surprenant que l’égalité des chances soit d’abord une croyance de la classe moyenne puisque celle-ci est précisément le lieu de la mobilité sociale. C’est là, pour l’essentiel, que la mobilité s’observe et s’expérimente. Et, inversement, dans une société de type aristocratique, il n’y a que des classes quasiment étanches les unes aux autres et les destins s’écrivent en fonction de l’origine sociale : « En effet, comme la société ne contient qu’un petit nombre de conditions tranchées, chacun, au moins en règle générale, est naturellement dressé en vue du cercle particulier dans lequel il doit entrer. Car comme ces cercles sont assez vastes et n’exigent de leurs membres que des qualités assez générales, l’hérédité, l’éducation, l’exemple suffisent à y adapter par avance les individus. Il se produit ainsi une harmonie préétablie entre les qualités individuelles et les conditions sociales. » (Simmel, 1896-1897, p. 103).

16L’apparition d’une classe moyenne introduit de fait un changement radical : « Une société de ce genre a pour caractère distinctif la continuité. Elle n’implique, en effet, ni une égalité absolue entre les individus, ni la division du groupe en deux parties radicalement hétérogènes, l’une supérieure et l’autre inférieure. La classe moyenne apporte avec elle un élément sociologique entièrement nouveau. Ce n’est pas seulement une troisième classe ajoutée aux deux autres et qui n’en diffère qu’en degrés, comme elles diffèrent elles-mêmes l’une de l’autre. Ce qu’elle a de vraiment original, c’est qu’elle fait de continuels échanges avec les deux autres classes et que ces fluctuations perpétuelles effacent les frontières et les remplacent par des transitions parfaitement continues. Car ce qui fait la vraie continuité de la vie collective, ce n’est pas que les degrés de l’échelle sociale soient peu distants les uns des autres – ce qui serait encore de la discontinuité –, c’est que les individus puissent circuler du haut en bas de cette échelle. » (Simmel, ibid., p. 102).

17Dans cette perspective, on s’attend à ce que les classes moyennes observent plus de mobilité sociale que les catégories favorisées et défavorisées. Or c’est bien ainsi qu’elles voient leur société et leur école. De leur côté, les personnes qui se rangent au sein de la classe supérieure ou des gens aisés pensent plus souvent que les inégalités sont inévitables. Ainsi, 66 % d’entre elles jugent que « des inégalités de revenu sont inévitables pour qu’une économie soit prospère ». Par comparaison, 57 % des Français pensent de même. De plus, comme on peut le voir au tableau 3, les personnes qui se sentent appartenir à la classe supérieure jugent également plus souvent qu’il est inévitable que nous n’ayons pas tous les mêmes possibilités de faire des études longues (en raison de différences de richesse des parents) et, sinon, elles ont tendance à relativiser le caractère injuste de la situation. Bref, la reproduction de la classe supérieure est, selon elles, plus ou moins dans l’ordre des choses, non pas tant comme une revendication de droit (qui serait trop antidémocratique), mais plus probablement comme une expérience de fait, tirée de leur propre cas ou de ce qu’elles ont observé autour d’elles.

Tableau 3

Appréciation des différences liées à la possibilité de faire des études longues selon le sentiment d’appartenance de classe

Tableau 3
En % Ils n’ont pas eu les mêmes chances… mais c’est inévitable. mais l’essentiel est que chacun ait un emploi. mais après tout si chacun fait un métier dans le domaine qu’il souhaitait, ce n’est pas tellement injuste. et leur différence de situation professionnelle est de ce fait vraiment injuste. La classe supérieure, les gens aisés 26,3 7,9 39,5 26,3 La classe moyenne supérieure 12,3 22,4 28,4 36,9 La classe moyenne inférieure 13,9 26,2 25,0 34,9 La classe populaire ou ouvrière 14,6 26,9 23,4 35,2 Les défavorisés ou les exclus 9,0 22,1 24,1 44,8 Aucune appartenance de classe 13,2 29,1 29,8 27,9  Ensemble 13,7 25,6 25,5 35,2

Appréciation des différences liées à la possibilité de faire des études longues selon le sentiment d’appartenance de classe

« Pierre et Paul souhaitent faire des études longues et travailler dans le domaine de la santé. Ils ont passé le même baccalauréat et ont obtenu le même résultat. La famille de Pierre ne pouvait pas lui payer des études longues, il obtient un BTS et travaille actuellement comme opticien salarié dans une boutique. La famille de Paul était plus aisée et a pu lui payer des études longues. Il est à présent chirurgien dans un hôpital. Diriez-vous… »
Source : Enquête Dynegal, 2013.

18Du côté des plus défavorisés, la même leçon est tirée sur l’égalité des chances à partir, cette fois, de l’autre bout de l’échelle. Et ceci change évidemment tout puisqu’ils ne se satisfont pas de cet ordre des choses. Ainsi, seuls 45 % d’entre eux jugent que « des inégalités de revenu sont inévitables pour qu’une économie soit prospère » (contre 57 % pour l’ensemble des Français). Ils n’acceptent pas la situation comme une fatalité et dénoncent au contraire l’injustice. En particulier, comme on peut le voir au tableau 3 à propos d’un scénario portant sur l’égalité des chances, ils jugent injustes que les deux bacheliers n’aient pas les mêmes chances de mener des études longues.

19Toutefois, il faut préciser que, très majoritairement, les Français se sentent appartenir plutôt à la classe moyenne (17 % dans la partie supérieure et, surtout, 40 % dans la partie inférieure) ou encore à la classe populaire (30 %). Les autres catégories sont rarement choisies : 1 % se placent spontanément dans la classe supérieure, 4 % se rangent parmi les défavorisés ou les exclus, tandis que 7 % n’ont pas de sentiment d’appartenance de classe. Autrement dit, les inflexions que nous avons repérées aux deux extrémités de l’échelle sociale concernent peu de monde. Par ailleurs, le sentiment d’appartenir à la classe supérieure est vraisemblablement surdéterminé : il faut avoir la bonne position sociale, le bon diplôme, le bon revenu, venir d’un milieu favorisé, etc. Une telle accumulation d’avantages ne peut que nourrir le sentiment que les dés étaient pipés.

20Si l’on examine maintenant la même question non plus en fonction du sentiment d’appartenance de classe, mais selon le diplôme, on n’observe pas la même inflexion du côté des plus diplômés (mais les 2e et 3e cycles étant rangés dans une même catégorie, celle-ci rassemble 20 % de l’échantillon, la plupart ne se sentant nullement appartenir à la classe supérieure). Comme le montre le tableau 4, les personnes peu diplômées jugent surtout important que chacun ait un emploi, quel que soit le métier finalement exercé, tandis que les personnes ayant un 2e cycle universitaire ou plus estiment avant tout que les différences entre les deux étudiants sont injustes. Il apparaît ainsi que, pour les personnes les moins bien dotées en termes de diplôme, la crainte du chômage domine, tandis que pour les mieux dotées, l’autonomie, c’est-à-dire la possibilité de choisir son métier est le facteur le plus important.

Tableau 4

Appréciation des différences liées à la possibilité de faire des études longues selon le niveau de diplôme

Tableau 4
En % Ils n’ont pas eu les mêmes chances… mais c’est inévitable. mais l’essentiel est que chacun ait un emploi. mais après tout si chacun fait un métier dans le domaine qu’il souhaitait, ce n’est pas tellement injuste. et leur différence de situation professionnelle est de ce fait vraiment injuste. Sans diplôme, CEP 14 31 23 32 Collège, ens. prof. sans CAP BEP 15 31 24 30 CAP, BEP 13 28 26 33 Niveau Bac 17 21 24 38 1er cycle 13 22 27 38 2e cycle et plus 12 19 28 40 Ensemble  14 26 26 35

Appréciation des différences liées à la possibilité de faire des études longues selon le niveau de diplôme

« Pierre et Paul souhaitent faire des études longues et travailler dans le domaine de la santé. Ils ont passé le même baccalauréat et ont obtenu le même résultat. La famille de Pierre ne pouvait pas lui payer des études longues, il obtient un BTS et travaille actuellement comme opticien salarié dans une boutique. La famille de Paul était plus aisée et a pu lui payer des études longues. Il est à présent chirurgien dans un hôpital. Diriez-vous… »
Source : Enquête Dynegal, 2013.

21Cette différence est largement confirmée à l’aide d’un autre scénario proposé dans le questionnaire (tableau 5). Il s’agissait cette fois de savoir si le fait d’exercer le métier de son choix pouvait justifier d’accepter d’être mal payé. Dans l’ensemble, les trois quarts des enquêtés acceptent l’idée de renoncer à certains avantages matériels pour pouvoir exercer un métier qui plaît. Néanmoins, cette idée est défendue surtout par ceux qui ont suivi des études longues car ils valorisent particulièrement l’autonomie, c’est-à-dire ici la liberté de choisir son métier. Pour les personnes peu diplômées, en revanche, la crainte ou l’expérience du chômage les conduit à valoriser l’emploi en tant que tel, indépendamment du métier : l’emploi remplit d’abord un objectif alimentaire et statutaire, avant de satisfaire éventuellement une vocation. On retrouve ici les conclusions de Christian Baudelot et Michel Gollac dans Travailler pour être heureux ? (2003).

Tableau 5

Appréciation des vocations mal payées selon le niveau de diplôme

Tableau 5
En %   Vous le comprenez, on peut renoncer à certains avantages matériels si on a un travail qui vous plaît. Vous avez du mal à le comprendre : avoir un travail intéressant ne doit pas empêcher de vouloir être bien payé. Sans diplôme, CEP 66 34 Collège, ens. professionnelle sans CAP ou BEP 70 30 CAP, BEP 72 28 Niveau Bac 76 24 1er cycle 81 19 2e cycle et plus 81 19  Ensemble 74 26

Appréciation des vocations mal payées selon le niveau de diplôme

« Dominique exerce un métier qui est assez mal payé mais qui lui procure de grandes satisfactions personnelles. Dominique dit l’accepter, ayant fait le choix de ce métier en toute connaissance de cause. Que pensez-vous de ce choix ? »
Source : Enquête Dynegal, 2013.

22Mais ceci a aussi des conséquences sur la perception de l’inégalité des chances. Comme leurs possibilités de choisir sont plus limitées, les personnes peu diplômées en déduisent plus souvent que la société est une société de classes relativement étanches. Vraisemblablement, leurs exigences en matière d’égalité des chances sont pour cette raison plus modestes : elles veulent surtout une chance de s’insérer professionnellement, et elles dénoncent essentiellement cette inégalité-là, mais, ce faisant, elles se montrent moins critiques face à l’inégalité des chances en elle-même, celle qui conduit les enfants de familles modestes à ne pas s’orienter professionnellement vers les carrières les plus prestigieuses, rémunératrices ou simplement qu’ils n’ont pas osé souhaiter. En d’autres termes, l’ordre social n’est pas remis en cause dans ce qu’il peut avoir d’« aristocratique ». Le fait que chacun n’ait pas accès à tout l’éventail des possibilités professionnelles en raison de son origine sociale semble plus inévitable qu’injuste.

23À l’inverse, pour ceux qui ont fait des études longues, le diplôme se doit d’être le sésame qui ouvre aux carrières choisies, et l’origine sociale ne doit plus jouer de rôle. Ils se font ainsi une haute idée de l’égalité des chances, qui doit assurer la plus grande liberté réelle de choix. Constatant tout le chemin qu’il faut parcourir pour obtenir les meilleurs diplômes, ils se rendent compte que l’idéal consistant à donner une chance égale à chacun est un idéal ambitieux, et loin d’être accompli. C’est pourquoi ils sont plus sévères dans leur évaluation de l’égalité des chances à l’école et, plus largement, au sein de la société.

3 – Égalité des chances et égalité des places

24Comme nous l’avons vu, l’opinion sur l’égalité des chances est également fortement liée au positionnement politique. Il ne faut d’ailleurs probablement pas débattre d’un sens de la causalité. Il fait partie de l’identité de gauche de dénoncer la reproduction sociale, et de l’identité de droite de renvoyer chacun a ses responsabilités en supposant que chacun a sa chance de réussir.

25On s’attend à ce que l’opinion sur l’égalité des chances joue sur l’importance accordée au mérite mais, en revanche, qu’elle demeure relativement neutre quant à l’importance de l’égalité des résultats. En effet, le mérite et l’égalité sont des principes de justice orthogonaux : le premier définit la manière dont les places doivent être distribuées entre les individus, le second joue sur l’ampleur des écarts entre les différentes places. Aussi n’y-a-t-il pas nécessairement d’antagonisme entre l’importance que l’on confère au mérite et celle que l’on accorde à l’égalité (Forsé et Parodi, 2009). La plupart des individus défendent d’ailleurs les deux principes, souhaitant à la fois que les places de chacun soient méritées et que les inégalités entre ces places soient limitées. Cependant, chacun apprécie assez différemment l’écart qu’il faut accorder entre deux places pour une différence de mérite donnée (Forsé et Parodi, 2007). C’est pourquoi le lien entre égalité des chances et égalité des places est au fond assez lâche.

26Par contre, l’opinion sur l’égalité des chances a des implications sur la manière de distribuer les places et, donc, sur l’importance qu’il faut accorder au mérite. L’égalité des chances est tout simplement la condition de possibilité du mérite. C’est la procédure qu’il faut respecter pour qu’une rétribution de ce mérite fasse éventuellement sens. En effet, si tout est joué d’avance, alors il n’y a aucun mérite. Ou, en termes guerriers : à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.

27Empiriquement, on retrouve bien ce lien entre égalité des chances et mérite. Ainsi, parmi ceux qui pensent (plutôt ou tout à fait) que « des différences de revenus sont acceptables lorsqu’elles rémunèrent des mérites différents », 53% sont (plutôt ou tout à fait) d’accord avec l’opinion selon laquelle « l’école donne les mêmes chances de réussite à tout le monde ». Et ils ne sont que 40% à être d’accord avec cette dernière affirmation lorsqu’ils pensent que les différences de revenus ne sont pas acceptables. Les réponses aux deux questions sont corrélées (gamma = 0,17, rho de Spearman = 0,13). Les réponses à la question sur le mérite et à celle sur l’égalité des chances selon l’origine sociale (et non plus seulement à l’école) sont également corrélées dans le sens attendu (gamma = -0,08, rho de Spearman = -0,07).

28Le lien entre l’égalité des chances et l’égalité des résultats est en revanche un peu plus complexe. Comme on pouvait s’y attendre, il n’y a pas de relation linéaire entre ces deux formes d’égalité, mais il apparaît néanmoins une relation quadratique entre les deux. Ce n’est pas parce que l’on croit à l’égalité des résultats que l’on croit à l’égalité des chances, et inversement. En revanche, ceux qui prônent l’égalité des résultats sont aussi ceux qui ont les opinions les plus radicales concernant l’égalité des chances. Le graphique 1 montre la relation entre l’égalité des chances selon l’origine sociale et les réponses à la question sur l’égalitarisme (évalué par le degré d’accord avec la proposition « Les revenus devraient être égaux en France. Il ne devrait y avoir aucune différence de revenus »). Les tests statistiques confirment largement le caractère quadratique de la relation (F = 83, p < 1 %) sans composante linéaire notable (F = 0,1, non significatif).

Graphique 1

Les opinions égalitaristes selon la croyance en l’égalité des chances

Graphique 1

Les opinions égalitaristes selon la croyance en l’égalité des chances

Note : l’égalitarisme est mesuré à partir de la question « Les revenus devraient être égaux en France, il ne devrait y avoir aucune différence. Etes-vous d’accord ou non ? ». Les individus tout à fait d’accord choisissent une note de 4 sur l’échelle d’égalitarisme, les individus pas du tout d’accord une note de 1.
Source : Enquête Dynegal, 2013, calculs des auteurs.

29On obtient un graphique similaire en remplaçant l’égalitarisme par l’interventionnisme (qui correspond aux réponses à la question « En France, l’État intervient en matière économique. Selon vous, comment devrait-il intervenir dans ce domaine ? 1 = l’État devrait beaucoup moins intervenir en matière économique, 10 = l’État devrait beaucoup plus intervenir en matière économique »). Il n’y a pas non plus de composante linéaire (F = 2,1 non significatif), mais une forte composante quadratique (F = 335, p < 1 %). Ce sont les opinions extrêmes sur l’égalité des chances qui défendent l’interventionnisme.

30Dans la mesure où l’échelle politique est corrélée à l’opinion sur l’égalité des chances sociales, on s’attend à ce que le lien entre positionnement politique et égalitarisme ou celui entre positionnement politique et interventionnisme soit également quadratique. C’est effectivement le cas, mais le phénomène n’est pas aussi prononcé et il apparaît une composante linéaire car l’extrême gauche est tout de même plus égalitariste et interventionniste que l’extrême droite [1].

31Pour avancer des éléments d’explication, nous avons constitué trois groupes d’opinion sur l’égalité des chances sociales. Le groupe de ceux qui considèrent que quasiment tout est joué d’avance (réponses 1 et 2). Le groupe de ceux qui tiennent une position modérée sur ce point (réponses 3 à 8). Et, enfin, le groupe de ceux qui estiment que nous avons quasiment tous les mêmes chances de réussir socialement (réponses 9 et 10). Dans cette configuration, la position modérée représente 78 % de l’échantillon et les positions radicales 11% chacune. Nous essayerons de comprendre la spécificité d’une position radicale sur la question de l’égalité des chances.

32Remarquons d’emblée que les trois groupes n’ont pas la même exigence en matière d’égalité des chances. Le scénario où Pierre et Paul n’ont pas les mêmes possibilités de poursuivre des études longues l’éclaire bien (tableau 6). Ceux qui déclarent que tout est joué d’avance se montrent les plus exigeants. Chez eux, le sentiment d’injustice domine nettement : rien ne vient atténuer le fait que Pierre n’ait pas eu la chance de faire des études aussi longues que Paul. Chez les modérés, le sentiment d’injustice domine encore, mais certains se consolent en pensant que Pierre est quand même satisfait du métier qu’il fait. Enfin, ceux qui estiment que nous avons tous les mêmes chances se montrent les moins exigeants. Pour eux, l’essentiel est que chacun ait un emploi. Cette relation entre l’égalité des chances et la notion même de chance est somme toute assez logique : plus on a une haute idée de ce que doit être une « chance » de réussir, moins on est convaincu que cette chance est bien partagée au sein de la société. Si vous estimez qu’avoir sa chance, c’est de pouvoir mener des études longues, alors vous jugerez la société très inégalitaire quant à cet aspect-là. Et, inversement, si vous estimez qu’avoir sa chance consiste simplement à pouvoir trouver un emploi, alors vous jugerez la société nettement moins inégalitaire en termes de chances de réussite sociale.

Tableau 6

Appréciation des différences liées à la possibilité de faire des études longues selon l’opinion sur l’égalité des chances de réussite sociale

Tableau 6
En % L’égalité des chances de réussite sociale est… Pierre et Paul n’ont pas eu les mêmes chances… jouée d’avance (1-2) modérée (3-8) complète (9-10) — mais c’est inévitable 14 14 13 — mais l’essentiel est que chacun ait un emploi 23 25 33 — mais après tout si chacun fait un métier dans le domaine qu’il souhaitait, ce n’est pas tellement injuste 16 27 27 — et leur différence de situation professionnelle est de ce fait vraiment injuste. 46 35 27 Total 100 100 100

Appréciation des différences liées à la possibilité de faire des études longues selon l’opinion sur l’égalité des chances de réussite sociale

Source : Enquête Dynegal, 2013.

33Ceci dit, les différences d’opinion entre les trois groupes ne découlent pas simplement d’une notion différente de ce qu’est une chance de réussir socialement. Il s’agit de comprendre la relation entre les opinions sur l’égalité des chances et celles sur l’égalitarisme et l’interventionnisme. En raison du graphique 1, on s’attend à ce que le groupe des « joué d’avance » et celui des « on a tous une chance » soient plus égalitaristes et interventionnistes que les modérés. C’est effectivement le cas. 46 % des premiers et 43 % des seconds se disent tout à fait ou plutôt d’accord avec la proposition « les revenus devraient être égaux en France. Il ne devrait y avoir aucune différence ». Les modérés ne sont que 30 % à être d’accord. De même, à la question « En France, l’État intervient en matière économique. Selon vous, comment devrait-il intervenir en ce domaine ? Répondez sur une échelle allant de 1 (l’État devrait beaucoup moins intervenir en matière économique) à 10 (l’État devrait beaucoup plus intervenir en matière économique) », ceux qui pensent que c’est joué d’avance et ceux qui pensent qu’on a tous une chance répondent à, respectivement, 37 % et 40 % par un 9 ou un 10. Les modérés ne répondent 9 ou 10 que dans 18 % des cas.

34Considérons tout d’abord le groupe convaincu que tout est joué d’avance. Si c’est le cas, nul ne mérite sa place et l’inégalité des places est donc difficilement justifiable – sauf à revendiquer un autre critère de justice que le mérite, par exemple le besoin, mais ces autres critères pèsent en réalité assez peu sur ce débat qui est largement focalisé autour du mérite. Aussi, même s’il n’y a pas de lien clair entre égalité des chances et égalité des places, ici la radicalité des opinions sur l’égalité des chances conduit à défendre l’égalité des places. En effet, si on ne sait pas à combien d’inégalité des places doit correspondre une différence donnée de mérite, par contre on sait que zéro différence de mérite doit correspondre à zéro inégalité de places. La position égalitariste est donc assez logique chez ces radicaux. Et sur le plan économique, comme on peut le constater empiriquement, cette position se traduit par la défiance à l’égard de la concurrence économique et l’appel à une plus forte intervention de l’État.

35Les individus estimant que nous avons tous une chance égale de réussir socialement tiennent, pour leur part, un discours un peu plus surprenant. Pourquoi sont-ils plus égalitaristes et interventionnistes que la grande majorité des Français ? On aurait pu penser que, pour eux, les différences entre méritants et non-méritants seraient très importantes et, donc, qu’elles justifieraient des inégalités fortes entre les places. Leur adhésion apparente à l’égalitarisme est donc surprenante. Mais, comme nous allons le voir, l’égalitarisme qu’ils prônent est, si l’on peut employer cet oxymoron, un égalitarisme électif : les revenus devraient être égaux, certes, mais uniquement entre personnes « méritantes ».

36Plusieurs questions permettent dans l’enquête de vérifier cette hypothèse. Tout d’abord, une question sur la redistribution des richesses montre que seul le groupe des « joué d’avance » y est particulièrement favorable. Sur une échelle de 1 (= il ne faut pas du tout redistribuer les richesses) à 10 (= il faut redistribuer toutes les richesses de façon complètement égalitaire), ceux-ci accordent en moyenne un score de 7,2 tandis que les « modérés » et les « on a tous une chance » accordent tous deux un score moyen de 6,1. Une autre question portait sur l’échelle souhaitable entre les bas et les hauts revenus (après impôt) et les enquêtés devaient choisir entre « aucune différence de revenu », « 1 à 4 », « 1 à 10 », « 1 à 20 », « 1 à 50 », « 1 à 100 » et « pas de limite, car le rôle de l’État n’est pas de redistribuer ». Or, on se rend compte que ceux qui croient à une totale égalité des chances sont largement plus favorables à des écarts de revenus importants, en particulier des écarts allant de 1 à 100 (15 % choisissent cette option alors que dans les autres groupes, seuls 2 % la retiennent).

37Le groupe des « on a tous une chance » est-il inconséquent ? Car il n’est manifestement pas égalitariste, du moins, pas avec tout le monde. Comme le montre le tableau 7, ils sont nettement plus nombreux dans ce groupe à considérer que la pauvreté s’explique par la paresse ou la mauvaise volonté. Relativement aux autres groupes, ils ont plus tendance à accuser l’individu de son état de pauvreté que de reprocher à la société son injustice. Par ailleurs, interrogés au sujet du RSA, 62 % d’entre eux pensent que « cela n’incite pas assez les gens à chercher du travail ». À l’inverse, ceux qui pensent que c’est « joué d’avance » disent à 53 % que « cela donne le coup de pouce qui peut aider à s’en sortir ». Et c’est également l’opinion majoritaire (51 %) des « modérés ».

Tableau 7

Raisons de la pauvreté selon l’opinion sur l’égalité des chances de réussite sociale

Tableau 7
En % Raisons de la pauvreté L’égalité des chances de réussite sociale est… jouée d’avance (1-2) modérée (3-8) complète (9-10) C’est parce qu’ils n’ont pas eu de chance 10 9 8 C’est par paresse ou mauvaise volonté 8 13 25 C’est parce qu’il y a trop d’injustice dans notre société 56 44 36 C’est inévitable avec l’évolution du monde moderne 25 35 31 Total 100 100 100

Raisons de la pauvreté selon l’opinion sur l’égalité des chances de réussite sociale

Source : Enquête Dynegal, 2013.

38En outre, les non-méritants sont perçus comme ne faisant pas partie de la « communauté », qui s’apparente ici à la nation. Les opinions sur les immigrés le font clairement ressortir. Tout d’abord, les individus qui pensent que l’on a tous une chance de réussir considèrent plus que les deux autres groupes que « les immigrés prennent le travail des gens nés en France » [2] ou encore que « les immigrés sont une charge pour la sécurité sociale du pays » [3]. Plus encore, ils pensent que les immigrés sont une menace pour la culture française [4], comme si la France était une petite communauté très homogène, menacée par des éléments hétérogènes extérieurs.

39Au final, l’opinion des individus convaincus qu’il y a une très forte égalité des chances de réussite sociale semble suivre la logique suivante. Tout d’abord, chacun a sa chance car, à leurs yeux, il suffit presque d’avoir un emploi pour parler de réussite. L’évaluation de l’égalité des chances est ici peu liée à l’accès aux places au sein d’une hiérarchie sociale – à la grande différence de ceux qui pensent que « tout est joué d’avance ». Elle est au contraire liée à l’intégration économique des individus. Ensuite, puisque chacun avait une chance d’être intégré économiquement, la pauvreté est d’abord le lot des paresseux et des personnes de mauvaise volonté, les non-méritants. De même, lorsque l’on pense que les « perdants » ont eu leur chance, il est plus facile d’être sévère et de leur reprocher. C’est pourquoi les aides sociales ne semblent pas complètement légitimes à leurs yeux.

40Mais alors, pourquoi sont-ils égalitaristes et interventionnistes ? En tous cas, ils ne le sont pas au sens usuel. En effet, ils jugent positivement la concurrence économique et ne se soucie guère de redistribuer les richesses. Ils déclarent néanmoins que « les revenus devraient être égaux en France » parce que tous ceux qui sont intégrés économiquement, tous ceux qui font des efforts et de bonne volonté, devraient gagner à peu près la même chose. En revanche, il n’y a aucune solidarité à attendre de leur part à l’égard des non-méritants et, également, des immigrés. Là, les inégalités peuvent être importantes. Enfin, l’État doit intervenir pour protéger les emplois des méritants et séparer le bon grain de l’ivraie, le méritant et le non-méritant, le Français et l’immigré.

41Soutenir qu’il y a une complète égalité des chances de réussite sociale en France n’est donc pas anodin. Il faut d’un côté être aveugle à la hiérarchie sociale et de l’autre être obnubilé par la distinction entre les méritants et les non-méritants et, parce qu’à leurs yeux cela n’est pas sans rapport, par la distinction entre les Français et les immigrés.

4 – Conclusion

42La croyance en l’effectivité de l’égalité des chances n’est pas consensuelle. Elle est plutôt le fait des classes moyennes. De plus, s’agissant du rôle de l’école, les Français sont quasiment aussi nombreux à penser qu’elle donne des chances de réussite égales à chacun qu’à endosser le jugement inverse. De même, pour ce qui est de l’effet de l’origine sociale sur les destinées, il y a autant de personnes sondées pour juger que tout est joué d’avance que pour affirmer le contraire, même si une large majorité considère plutôt que l’on se situe quelque part entre ces deux extrêmes.

43Très logiquement, ceux qui disent que tout est joué d’avance penchent en faveur de davantage d’égalité des places. Mais, de manière plus surprenante, cet égalitarisme est aussi soutenu par ceux qui affirment que chacun a la même chance. Ici, donc, une forte croyance en l’égalité des chances se conjugue avec l’idéal de l’égalité des places.

44Néanmoins cet égalitarisme ne vise pas l’universalité. Il s’opérationnalise en distinguant les « méritants » des « non-méritants ». Distinction d’autant plus redoutable que ces derniers sont censés avoir eu les mêmes chances de réussite que les autres. Cet état de fait supposé autorise une forte sévérité à l’égard de ceux qui n’ont en quelque sorte plus d’excuse à faire valoir. Une plus grande égalité de résultats (en l’occurrence, dans l’enquête étudiée ici, de revenus) n’est revendiquée ensuite qu’entre « méritants ».

45Ceci pourrait correspondre à l’idée d’une sorte d’effet pervers de l’égalité des chances. Si elle devait être totale, chacun serait pleinement responsable de ses réussites ou de ses échecs, sans pouvoir en rendre responsable le « système », scolaire ou social. Il ne devrait plus qu’à lui-même sa destinée. Il serait, pourrait-on dire, son propre entrepreneur. Plus encore, si les chances de réussir sont égales, les inégalités sociales observées ne sont plus que le fait des individus et de leur libre arbitre. Elles apparaissent alors légitimes et justes. A l’intérieur de la hiérarchie sociale, les frontières entre les perdants et les gagnants, à ce jeu de la réussite, deviennent des frontières morales. Car, comme le dénonce François Dubet (2010, p. 82) : « pour que les premiers méritent leur succès et en jouissent pleinement, il faut que les seconds méritent leur échec et en subissent le poids. Plus on promeut l’égalité des chances, plus on ‘blâme les victimes’ responsables de leur propre malheur (Ryan, 1976). On accuse les pauvres et autres ‘ratés’ d’être responsables de leur sort. Quand cet échec ne peut plus être imputé ni aux discriminations ni à la nature – maladies ou handicaps physiques –, il doit être attribué aux individus eux-mêmes. » C’est très exactement ce mode de pensée que l’on retrouve dans notre enquête. Une forte croyance en la réalité de l’égalité des chances, au-delà d’une revendication de plus grande égalité entre gagnants, se traduit par une extrême sévérité à l’égard des perdants.

46Ce raisonnement n’est cependant « juste » qu’en apparence, même en restant dans le cadre d’une théorie libérale de la justice sociale, et c’est précisément pourquoi Rawls (1971) le critique fortement. Si la mise en œuvre du principe de mérite ne vaut effectivement que sous condition d’égalité des chances, on ne peut s’arrêter là pour se donner un concept cohérent de justice ; d’où la distinction que Rawls opère entre « société démocratique » et « société méritocratique ». Tandis que cette dernière ne veut pas voir au-delà de la garantie de quelques besoins de base et de la reconnaissance du mérite, la première est autrement plus exigeante et entend donner sa pleine mesure à l’idée d’égale liberté, au sens ici d’égale dignité de chacun. Il ne suffit plus de dire aux défavorisés qu’ils ont mérité leur sort. À l’inverse, ainsi que Rawls (1971,§ 17, p. 92) l’écrit, « il faut chercher à donner aux plus défavorisés l’assurance de leur propre valeur et […] ceci limite forcément les formes de hiérarchie et les degrés d’inégalités que la justice autorise ». Dans ces conditions, la réduction des inégalités réelles s’impose comme une priorité.

Notes

  • [1]
    La composante linéaire du lien entre position politique et égalitarisme renvoie un F de Fisher de 67 (p < 1 %), et la composante quadratique un F de Fisher de 36 (p < 1 %). La composante linéaire du lien entre position politique et interventionnisme renvoie un F de Fisher de 52 (p < 1 %), et la composante quadratique un F de Fisher de 33 (p < 1 %).
  • [2]
    Sur une échelle de 1 (= les immigrés ne prennent pas le travail des gens nés en France) à 10 (= les immigrés prennent…), le score moyen de ce groupe vaut 4,8 tandis que les « joué d’avance » ont un score moyen de 4,2 et les modérés un score de 4,1.
  • [3]
    Sur une échelle de 1 (= les immigrés ne sont pas une charge pour la sécurité sociale d’un pays) à 10 (= les immigrés sont une charge…), le score moyen de ce groupe vaut 6,6 tandis que les « joué d’avance » ont un score moyen de 6,1 et les modérés un score de 5,9.
  • [4]
    Sur une échelle de 1 (= la culture de la France peut être menacée par les immigrés) à 10 (= la culture de la France peut être enrichie par les immigrés), le score moyen de ce groupe vaut 5,1 tandis que les « joué d’avance » ont un score moyen de 6,1 et les modérés un score de 5,8.
Français

Les Français croient-ils à l’égalité des chances ? L’enquête Dynegal a posé la question en 2013 à un échantillon représentatif de 4 000 individus et leurs réponses sont très partagées. Ce sont les classes moyennes qui se montrent un peu plus convaincues que les autres par l’idée que l’école donne à chacun sa chance et que la réussite dans la vie ne dépend pas de l’origine sociale. Ce résultat va dans le sens d’une thèse de Simmel faisant de la classe moyenne le lieu de la mobilité sociale.
L’enquête permet également de s’interroger sur le lien entre la croyance en l’égalité des chances et les attentes sociales en termes de reconnaissance des mérites et d’égalité des résultats. Comme on pouvait s’y attendre, moins on croit à l’égalité des chances, moins on défend la reconnaissance des mérites, et plus on demande d’égalité des résultats. En revanche, les Français parfaitement convaincus que tout le monde a les mêmes chances de réussir défendent non seulement la reconnaissance des mérites, mais aussi l’égalité des places. Ce résultat inattendu met en lumière, en fait, un risque inhérent à une société pensée comme totalement méritocratique : le risque de déconsidérer absolument les perdants et de ne pas leur trouver de places au sein de la société.

Mots-clés

  • égalité des chances
  • classes sociales
  • école
  • mobilité sociale
  • mérite
  • perception des inégalités
  • justice sociale

Références

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Michel Forsé
CNRS, chercheur associé à l’OFCE
Maxime Parodi
OFCE, Sciences Po
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 07/07/2016
https://doi.org/10.3917/reof.146.0067
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