1 Voici une vaste fresque proposant une « histoire critique du marketing ». Dans le prolongement du concept de « rationalité managériale » qu’il avait développé dans un livre précédent (Le Maniement des hommes. Essai sur la rationalité managériale, Paris 2016), Thibault Le Texier définit celui de la « rationalité marketing » : un « système cohérent de savoirs prescriptifs » (p. 13) qui permettrait d’influer sur la manière de consommer des individus. Une telle histoire n’est pas totalement nouvelle, contrairement à ce qui est affirmé de manière assez maladroite. Bien au contraire, cet ouvrage est rendu possible grâce aux travaux d’historiens des entreprises, de sociologues des marchés, ou de spécialistes du marketing, dont certains sont cités dans les notes de l’ouvrage.
2 Pour bien comprendre la nature de ce livre, il faut commencer par la fin. La méthode utilisée dans la recherche est exposée aux pages 631-640. Sociologue, l’auteur a effectué son travail à partir d’un corpus de textes consultés à la Bibliothèque du Congrès. Ce corpus d’environ 20000 ouvrages est constitué des textes qui comportent le mot « marketing » dans leur titre, leur table des matières ou les mots-clés. Y ont été ajoutés des textes sur les « principaux concepts du lexique marketing » des revues professionnelles et universitaires, ainsi que les « œuvres complètes des principaux théoriciens du marketing », déterminés par l’auteur. Ce dernier a enfi n consulté des documents dans les catalogues de bibliothèques en ligne qui comportent également des documents institutionnels. Ce corpus massif aurait pu faire l’objet d’une présentation détaillée et d’un traitement quantitatif. Auraient ainsi été listés une série d’auteurs (principalement des hommes), de types de documents, de thématiques. La matérialité des documents, notamment des manuels et de ce qui est appelé la « littérature institutionnelle », aurait pu être présentée de manière détaillée. Les catégories utilisées, et la première d’entre elles, « le marketing », auraient pu être déconstruites. Enfin, l’auteur aurait pu faire un bilan des travaux existants déjà (ou en cours) sur le sujet afin de préciser au lectorat quel est son apport propre.
3 L’auteur a préféré utiliser ces documents comme un vaste ensemble textuel non hiérarchisé – dont il estime avoir lu 5 %, soit 1000 documents – dans lequel il a littéralement plongé, produisant un volume de 656 pages qui va du xviiie siècle à nos jours et passe en revue différentes thématiques, au fil de ses 26 chapitres. La première partie propose une chronologie qui va du « marketing domestique » au « marketing moderne », en passant par le « marketing agricole ». Il s’agit de montrer que « le marketing », appelé tel quel, trouve ses racines dans les manuels destinés aux ménagères et l’économie domestique (voir récemment D. Philippy, dans le Journal of the History of Economic Thought, 43-3, 2021), puis dans les conseils donnés aux agriculteurs, avant de s’institutionnaliser dans les manuels destinés aux étudiants des premiers cours de marketing (qui peuvent être aussi des praticiens). L’originalité de la démarche réside peut-être là, dans le fait de situer le marketing au carrefour de différents espaces, le monde agricole, le monde des entreprises et le monde universitaire. Les parties suivantes sont thématiques. Elles portent sur les consommateurs (notamment les modes d’étude des consommateurs), les produits (par exemple l’emballage, la marque, le prix), les canaux de distribution (dont les questions de logistique) et enfi n les « disciplines et institutions » (l’utilisation du marketing dans d’autres espaces que le marché, entre autres).
4 Face à la masse de documents, l’auteur a effectué plusieurs choix. Le premier a été celui de se centrer sur les États-Unis, où a été produite la grande majorité des écrits, en faisant un détour par la Grande-Bretagne. Ce choix est tout à fait compréhensible, et il correspond à la majorité des travaux sur le sujet consultables aux États-Unis. Mais au vu du titre de l’ouvrage, qui ne précise pas l’espace étudié, certains lecteurs et lectrices peuvent s’attendre à apprendre comment le marketing s’est développé dans d’autres aires, et notamment en Europe. Certes, cette historiographie est moins développée que celle qui porte sur les États-Unis. Mais des travaux montrent néanmoins que si les Européens sont nourris d’Amérique, ils produisent des méthodes hybrides ; la thèse de l’« américanisation » est ainsi désormais bien nuancée, que ce soit par T. Jacques, dans Vingtième Siècle, 2017-2, ou R. F. Kuisel (Journal of Modern History, 92-3, 2020). Il est important de rappeler que le marketing ne date pas des années 1960 en France ou en Europe, mais qu’il a une plus longue histoire, celle de la distribution des produits et des pratiques commerciales des entreprises, mais aussi celle de spécialistes de la vente, de la publicité ou du marketing qui s’organisent (J.-C. Daumas (éd.), Les Révolutions du commerce en France, xviiie-xxe siècle, Besançon 2020). Le deuxième choix a été de considérer que les manuels étaient des sources reflétant une réalité, et non pas des textes normatifs reprenant surtout les discours des promoteurs d’une discipline en formation. Le troisième choix a été de sélectionner les textes secondaires soit pour re-citer des sources primaires, soit pour les « mettre en contexte ». Le dernier choix, enfi n, a été de prendre souvent des libertés avec la chronologie, notamment dans la sélection et l’ordre des citations.
5 Si ces choix peuvent être discutés, l’ouvrage, qui s’inspire dans son titre de La Main visible des managers de l’historien états-unien A. Chandler (1977, traduit en 1988), contient des éléments stimulants qui pourraient dialoguer dans l’avenir avec les travaux d’autres chercheurs et chercheuses. Ainsi, le rôle précoce accordé au « marketing agricole » et aux coopératives pourrait bénéficier d’un dialogue avec les travaux sur le monde rural (A. Blin et S. Brunier). La liste des enseignants du marketing qui apparaît tout au long de l’ouvrage, à la Harvard Business School et ailleurs, par exemple dans le Middle West, constitue une information intéressante qui pourrait être systématisée et approfondie. Cela incite à nous interroger sur les manuels cités, leur diffusion et leur usage, ainsi que sur leur traduction en France. La place de l’État aux États-Unis, y compris dans la genèse du marketing, est aussi un point intéressant qui pourrait être mis en relation avec des recherches sur le rôle respectif de la puissance publique aux États-Unis et en France (N. Barreyre et C. Lemercier, American Historical Review, 126, 2021). La réflexion sur certaines figures du marketing et le marché éditorial lié au marketing est stimulante, de même que les articulations entre marketing et sciences sociales, que d’autres chercheurs ont aussi mis au jour, notamment S. Schwarzkopf (Les Études sociales, 169-1, 2019, entre autres). Au total, l’ouvrage nous apparaît plus comme une « ode au marketing » qu’une « histoire critique ». L’auteur tente de défendre la discipline face à ses critiques, comme s’il y avait un enjeu à entrer dans ce débat qui existait déjà chez les publicitaires au début du xxe siècle. Mais ce livre contient indiscutablement beaucoup d’idées et de pistes stimulantes qui gagneront à être approfondies dans l’avenir, en dialoguant plus ouvertement avec d’autres personnes travaillant sur les mêmes objets.