Les dénombrements effectués par la Couronne espagnole à différents moments entre les xvie et xviiie siècles constituent une source fascinante et précieuse pour comprendre les réalités sociales des sociétés hispaniques coloniales. De qualité très variable selon les périodes, ces registres contiennent toutefois des informations que peu d’autres documents de l’époque peuvent fournir. Ceux réalisés aux xvie et xviie siècles ressemblent ainsi bien souvent à de simples listes de feux ou de vecinos (c’est-à-dire d’hommes adultes ayant une résidence fixe). Ceux du xviiie siècle, en revanche, sont bien plus riches : effectués à une période où le souci presque fiévreux de compter, de classer et d’inventorier devient plus pressant, ils ont même persuadé bien des historiens qu’ils disposaient là d’une sorte de photographie démographique et sociale du monde colonial. C’est en effet à partir de ces recensements et des états de la population (padrones) ainsi que des registres paroissiaux du xviiie siècle – et de leur ample usage de classements des personnes fondés en bonne partie sur le critère de la couleur de la peau, les fameuses « castes » – qu’une partie considérable de l’historiographie américaniste a abordé les questions de la domination coloniale, définie notamment par l’exclusion et la discrimination raciale – le « système de castes » – imposées tant aux peuples amérindiens vaincus qu’aux victimes de la traite atlantique.Cette contribution a une visée double, dans la mesure où elle cherche d’une part à formuler une réflexion critique sur l’utilisation par les historiens de la notion de race pour l’étude de sociétés qui ne l’invoquaient qu’avec une grande parcimonie, et, de l’autre – et comme corollaire de cette réflexion –, à proposer une vision alternative fondée, précisément, sur le même type de documentation qui a été mobilisé pour démontrer le rôle crucial de la race en tant que fondement de l’ordre social dans le monde colonial hispano-américain…