1Au cours de la première moitié du XXe siècle, un nombre sans précédent d’Européens a quitté ou fui son pays pour des raisons politiques. Ce voyage du connu vers l’inconnu, du familier vers l’étranger dans le sens plein du terme, fut souvent vécu, à en croire les autobiographies, dans l’espoir que le déplacement ne soit qu’une parenthèse avant la reprise du cours « normal » d’une vie brutalement interrompue. Pour beaucoup, l’émigration ou l’exil sera définitif, mais pour certains, le retour sera possible. Et c’est précisément le retour des exilés politiques dans la zone d’occupation soviétique après 1945 qui fera l’objet de notre questionnement ici.
2Mais c’est moins la singularité des itinéraires de ceux qui ont quitté l’Allemagne entre 1933 et 1945 ou l’expérience de l’exil en soi qui sera au cœur de l’analyse, que les effets de ce dernier sur l’individu, sur la société et sur les institutions politiques dans la partie de l’Allemagne occupée par l’Armée rouge qui deviendra la RDA en 1949. De nombreux travaux ont montré comment les membres du KPD en exil moscovite ont réussi à s’imposer au sein du KPD et ensuite au sein du SED [1] grâce à leur capacité organisationnelle, l’appui de l’Armée rouge et l’usage des moyens coercitifs mis exclusivement à leur disposition. Cependant, peu de chercheurs se sont intéressés aux effets de l’exil dans la recomposition d’autres milieux sociaux ou professionnels après 1945 [2].
3Or, l’analyse de l’articulation entre les professionnels de la politique et d’autres groupes professionnels dans les régimes communistes de l’Europe centrale est essentielle pour comprendre la stabilisation de ces régimes après la guerre. Nous appuierons notre réflexion sur le cas des architectes-urbanistes pour essayer d’évaluer la place de l’exil et des exilés dans la reconfiguration d’une profession dont l’expertise et la collaboration furent indispensables à la reconstruction du pays et à la stabilisation d’un régime imposé par une puissance étrangère.
4Posées de cette façon, ces questions nous conduisent à penser l’exilé et l’exil dans un sens relationnel, c’est-à-dire comme un attribut biographique de l’individu et comme l’identité objectivée d’un groupe, qui ne prend sens que dans la confrontation et l’interaction avec d’autres identités individuelles et collectives. Il s’agira ainsi de saisir la problématique de l’exil non seulement comme une expérience biographique structurante, mais aussi comme une ressource ou parfois comme un stigmate, dont la « valeur » se construit ou se défait au fil des interactions. Ces interactions produisent simultanément un processus d’homogénéisation de l’extrême diversité des trajectoires entre les différentes catégories d’exilés et une hiérarchie dans la légitimité des parcours en fonction de l’appartenance politique (communistes, non communistes… ), le lieu d’exil (URSS, puissances occidentales… ) et la place dans la hiérarchie des partis en exil (cadres dirigeants ou militants de « base »). Cette compétition des légitimités au sein du groupe des exilés ne prend sens que dans la confrontation avec ceux qui sont restés en Allemagne entre 1933 et 1945; les rescapés des camps de concentration, les architectes demeurés en Allemagne qui ont subi des restrictions sur la pratique de leur métier pour des raisons politiques, les architectes qui ont vécu et travaillé en Allemagne sans avoir adhéré au parti nazi, et enfin, ceux qui se sont engagés au NSDAP. Se pose alors la question de savoir si l’exil favorisa ou non après 1945 l’intégration et la collaboration de la majorité d’architectes restée en Allemagne pendant la dictature nationale-socialiste dans la logique du nouveau régime dirigé par le SED.
5L’étude des parcours d’un groupe professionnel avant et après 1945 permet d’ouvrir une double interrogation. 1) La condition d’exil est très souvent pénalisante dans la constitution d’une réputation et d’un capital relationnel au sein de la profession. Peu d’architectes ont en effet exercé leur métier pendant leur exil. Pourtant, une génération d’architectes-urbanistes quadragénaires qui avait à peine commencé à pratiquer son métier avant de partir en exil (ou dans les camps), va s’imposer en 1949-1950 comme la plus compétente dans la reconstruction des villes détruites de la RDA. 2) On pourrait conclure hâtivement qu’il s’agit là simplement des effets de l’emprise de la politique des cadres du SED. Mais comme on va le montrer, l’articulation particulière entre des dirigeants du parti et certains architectes-urbanistes s’appuie sur une logique de réseau fondée sur les parcours partagés avant 1945. On ne peut ainsi rien comprendre à cette articulation entre le parti et les architectes-urbanistes après 1945 si l’on ne prend pas en compte les formes d’interconnaissance nouées dans les années d’exil, dans les camps et pendant les premiers mois de l’occupation soviétique. Ces relations de confiance sont indispensables pour comprendre l’autonomie professionnelle dont jouirent par la suite les architectes-urbanistes, autonomie qui se traduisit par un processus de recrutement par cooptation qui devait permettre une plus large intégration d’architectes-urbanistes restés en Allemagne pendant la dictature hitlérienne.
6Le propos sera organisé autour de deux façons distinctes de penser l’exil. D’un côté, l’exil comme itinéraire et comme expérience individuelle et collective qui fabrique et reconfigure des réseaux d’acteurs, puis produit des formes d’interconnaissance nouvelles qui deviennent agissantes après 1945. De l’autre côté, l’exil comme attribut biographique qui fait l’objet de multiples usages et interprétations, tant par l’individu que par les acteurs administratifs et politiques qui fixent les identités sociales dans des opérations de classification bureaucratique.
L’EXIL DANS LA CONSTRUCTION DES RÉSEAUX TRANSVERSAUX
7L’exil est une expérience qui produit une rupture tant géographique que professionnelle et sociale dans les biographies individuelles. Mais l’exil n’est pas seulement l’histoire d’un éloignement, c’est aussi l’histoire d’un rapprochement avec d’autres personnes dans la même situation, qui met en contact des personnes évoluant auparavant dans des cercles sociaux ou professionnels parfois très éloignés. Pour les architectes, l’exil en Union soviétique, mais aussi la vie dans les camps, a permis à un certain nombre d’entre eux de nouer des relations privilégiées avec les futurs dirigeants du SED. Si l’engagement politique est déterminant dans le choix ou dans l’obligation de s’exiler après 1933, et même dans le choix du lieu d’exil, cette situation créa une fluidité sociale propice aux rencontres, qui produisit, au sens figuré comme au sens propre, une diversification du carnet d’adresses. L’exil est ici pensé comme un moment clef dans le processus de restructuration des relations sociales ayant notamment pour effet de multiplier et d’intensifier des liens entre les professionnels de la politique et les personnes appartenant à d’autres groupes professionnels.
8Cette manière de penser l’exil permet d’en élargir la définition pour ne pas le considérer seulement comme le départ du pays, mais d’y inclure aussi des mesures d’« éloignement » à l’intérieur de l’Allemagne nazie, autrement dit, d’intégrer les camps de concentration, dont l’objectif était aussi d’éloigner les ennemis réels ou supposés du régime, de les concentrer dans l’espace, de les neutraliser, voire de les éliminer physiquement. Cet élargissement du champ de « l’exil » peut se justifier dans la mesure où l’exil, comme la vie dans les camps, fut marqué par un décloisonnement des espaces sociaux, puisque les individus se trouvaient dépouillés de leurs supports identitaires, étaient en quelque sort réduits à leur statut ou à leur condition d’exilé ou d’interné [3] et à l’identité qui conduit à leur mise au ban de la Volksgemeinschaft : juif, communiste, homosexuel, franc-maçon, syndicaliste… Des relations personnelles d’une forte intensité vont se nouer en exil moscovite, dans les Brigades internationales d’Espagne, ou dans l’organisation communiste clandestine des camps, entre des futurs dirigeants de la RDA et des jeunes architectes qui se trouvent dans la même situation. Se forge ainsi une communauté de destin, un groupe de personnes qui partagent la culpabilité du survivant des camps et des purges staliniennes qui ont décimé le KPD à Moscou pendant les années 1930. Le rapprochement de l’exil et des camps peut également se justifier dans la mesure où le rescapé des camps, comme l’exilé, pouvait prétendre au titre d’opposant au nazisme, ce qui fut, après 1945, une ressource politique essentielle, mais, comme on le verra, fragile dans la durée.
Les trajectoires des architectes dominants de la RDA entre 1933 et 1945
9On peut donner une indication de l’importance de l’exil et des camps dans une carrière « réussie » en RDA en recensant les biographies des personnes qui ont occupé les postes les plus déterminants dans les politiques de reconstruction dans les années 1950 tant au sein du Parti, c’est-à-dire au bureau de la construction du Comité central, qu’au ministère de la Reconstruction ( Ministerium für Aufbau), aux instituts de recherche de l’Académie allemande de la construction ( Deutsche Bauakademie ou DBA), et au sein d’organisations professionnelles, l’Union des architectes allemands ( Bund Deutscher Architekten, ou BDA) et à la « Chambre de la technique » ( Kammer der Technik).
10En identifiant les personnes qui ont occupé les postes stratégiques dans ces institutions centrales entre 1950 et 1955, nous sommes parvenus à isoler un échantillon de 22 personnes que l’on peut considérer comme les plus centrales dans ce dispositif institutionnel. Au regard des propriétés sociales, professionnelles et politiques de ces 22 personnes listées dans le tableau ci-contre, plusieurs éléments sont frappants.
- Moins de la moitié de l’échantillon avait été membre du KPD avant 1945. Un grand nombre n’avait eu aucune affiliation politique, quatre avaient appartenu au SPD, et trois étaient d’anciens membres du parti nazi. Donc on est loin d’une situation de monopolisation des positions de pouvoir par d’anciens communistes imposée par le bureau des cadres du SED.
- On peut alors penser que cette proportion relativement limitée de communistes engagés avant 1945 témoigne d’un certain pragmatisme, c’est-à-dire d’une volonté de privilégier la compétence professionnelle dans l’intérêt de la reconstruction du pays. Mais là encore, un certain nombre d’architectes de renommée internationale, ténors du Neues Bauen des années 1920 (Mart Stam, Hans Scharoun, Ludwig Mies van der Rohe, Max Taut… ) et presque tous exilés politiques entre 1933 et 1945 ont été écartés des postes de responsabilité à partir de 1947 et 1948. À l’inverse des architectes ayant un passé politique parfois très douteux, par ailleurs peu réputés ou expérimentés, se sont hissés au cœur du dispositif.
- Ce qui est surtout frappant c’est l’effet de génération; sur l’échantillon de 22 personnes, 17 sont nées entre 1905 et 1914, et ont donc entre 36 et 45 ans en 1950.

12Dans leur majorité, les architectes qui forment le noyau dur des institutions intervenant dans la définition de la politique de reconstruction ont donc obtenu leur diplôme d’architecture dans les années 1926-1933, en général dans les écoles proches de la « nouvelle » architecture fonctionnaliste [4]. L’arrivée au pouvoir d’Hitler en 1933 va cependant conduire à un éclatement des destins de cette génération. On peut schématiquement distinguer trois trajectoires « typiques » pendant ces douze années.
13Un premier groupe politiquement engagé auprès du KPD va s’exiler en Union soviétique à partir de 1933, voire dès 1931 pour Kurt Liebknecht, élève de Hans Poelzig, un des plus éminents représentants du Neues Bauen, arrivé en URSS dans l’équipe de Ernst May à Magnitogorsk en 1931, qui demeura sur place jusqu’à la défaite de la Wehrmacht, et même au-delà. Le petit-fils de Wilhelm Liebknecht et le neveu de Karl, vécut une partie importante de son exil à l’hôtel Lux à Moscou et partagea l’insécurité des années des purges avec d’autres « survivants » et futurs dirigeants de la RDA [5]. Il noua en particulier des relations avec Walter Ulbricht, homme fort de la RDA, Wilhelm Pieck et Fritz Dahlem. Liebknecht partagea également son exil et sa résidence à l’hôtel Lux avec deux autres architectes, Gerhard Kosel et Benny Heumann [6] qui ne rentreront en RDA qu’en 1953-1954, tout comme le ministre de la Reconstruction nommé en 1950, Lothar Bolz [7]. Les deux autres exilés de l’échantillon partirent en Chine (Richard Paulick) et au Royaume-Uni (Ernst Scholz). La trajectoire d’Ernst Scholz est particulièrement intéressante. Né en 1913 à Berlin, Scholz commença ses études au Bauhaus de Dessau un an avant sa fermeture en juin 1933. Membre du KPD clandestin en Allemagne, il fut obligé de quitter le pays en 1935, et étudia l’architecture un an à Paris avant de s’engager dans les Brigades internationales, où il lutta dans une compagnie dirigée par Heinrich Rau, futur membre du Bureau politique du SED. Après la défaite de la République espagnole, Scholz s’exila au Royaume-Uni avant son retour en 1945 en Allemagne, où il travailla comme bras droit de Heinrich Rau dans les administrations du Land de Saxe entre 1945 et 1947, au sein de l’administration centrale de la zone d’occupation soviétique entre 1947 et 1949, et comme responsable de l’industrie du bâtiment au sein du gigantesque mais éphémère ministère de l’Industrie, dirigé par Rau entre 1950 et 1952 [8].
14Le deuxième groupe de l’échantillon resta en Allemagne et passa une grande partie de sa jeunesse dans les camps de concentration, ou au front dans le bataillon pénal « 999 » ( Strafbataillon). Il s’agit des communistes Kurt Junghanns [9], Waldemar Adler [10], Wilhelm Mayer et Fritz Haubert, ainsi que du syndicaliste social-démocrate Walter Pisternik [11]. Sans avoir vécu les camps de concentration, Hans Scharoun, Hermann Henselmann, Hans Mucke et Edmund Collein, subiront des interdictions d’exercer leur métier, ou vivront une existence difficile en tant qu’architectes indépendants dans un contexte où toute construction privée avait été interdite dès 1939. Toutefois, après le début de la guerre, Mucke et Henselmann travaillèrent pour l’État hitlérien. Mucke occupa une position relativement subalterne au sein du groupe réuni par Albert Speer pour préparer la reconstruction des villes détruites par les bombardements et Henselmann travailla sur des projets de standardisation de maisons individuelles en milieu rural. Enfin, un troisième groupe, composé de Kurt Leucht, Josef Hafrang, Hans Gericke et Hans Hopp, exerça pleinement son métier pendant la dictature national-socialiste. Les trois premiers, membres du NSDAP, travaillaient pour l’armée, et le dernier, sans être membre du parti, construisit des casernes dans les territoires soviétiques et polonais occupés par la Wehrmacht entre 1940 et 1944 [12].
15Pour des architectes comme Liebknecht, Adler et Junghanns qui joueront un rôle important dans les nouvelles institutions, l’engagement du côté du KPD dans la République de Weimar finissante et l’exil à Moscou ou la persécution subie en Allemagne leur assurèrent un crédit politique inestimable après la guerre. Mais ce crédit fut acquis au prix de leur carrière professionnelle, puisque l’arrivée au pouvoir d’Hitler intervint dans les premières années d’exercice de leur métier. En 1945, ils étaient déjà quadragénaires, et presque sans expérience professionnelle. Or, c’est Liebknecht, un des seuls architectes à avoir partagé l’exil moscovite des futurs dirigeants du SED et sans doute aussi grâce à son nom prestigieux, qui fut consulté par les dirigeants du Parti en exil en matière d’urbanisme et d’architecture.
Le retour
16Coupés d’une société ravagée par douze années de dictature nationalesocialiste dont quatre années de guerre totale, les exilés et les rescapés des camps furent confrontés à leur retour à une donne politique et sociale radicalement différente de celle qu’ils avaient connue auparavant. Les « ennemis du peuple » d’hier furent appelés à gouverner par l’occupant de la zone orientale. Début mai 1945, cinq groupes de trente communistes du KPD furent acheminés par les avions de l’Armée rouge de Moscou à Berlin avec la mission de remettre sur pied l’organisation du KPD. Ils furent bientôt rejoints par les membres du KPD libérés des camps. Les mois suivant le retour (d’exil ou des camps) furent marqués par une activité frénétique dédiée à la reconstruction d’un parti en lambeaux et à la direction simultanée d’une administration civile totalement désorganisée par une épuration politique sans précédent [13]. Se trouvant à la tête d’administrations qui avaient parfois perdu les trois quarts de leur personnel, les dirigeants du KPD devaient repeupler les administrations avec un personnel compétent. Ils choisirent tout naturellement des personnes qui avaient partagé une partie de leur vie entre 1933 et 1945. Il s’agissait de déléguer une grande partie de l’autorité dans un domaine considéré comme « technique », l’organisation de la reconstruction, à des hommes de confiance qui bénéficiaient à leur tour d’une grande autonomie dans la sélection de leurs collaborateurs. Les architectes ainsi nommés s’entourèrent de ceux qui avaient partagé leur trajectoire après 1933, mais ils firent aussi appel à leurs camarades d’études ou de travail avant 1933 et également, comme nous le verrons, à de jeunes architectes restés ou formés en Allemagne entre 1933 et 1945.
17On peut ainsi identifier trois réseaux qui fusionnent entre 1945 et 1950 pour constituer le corps des spécialistes de l’architecture et de l’urbanisme au sein des institutions administratives et professionnelles. Le premier se constitue autour de Liebknecht. Ses liens privilégiés avec Ulbricht et Wilhelm Pieck, tissés pendant les années d’exil, lui donnèrent l’autorité pour nommer ses proches d’exil (Gerhard Kosel, Benny Heumann, Richard Paulick) ou des architectes avec qui il avait travaillé avant 1933, Hans Mucke et Hans Hopp, deux hommes ayant pleinement exercé leurs talents en Allemagne entre 1933 et 1945 sans avoir été pour autant membres du NSDAP.
18Le deuxième noyau se forma autour de Fritz Selbmann [14], qui fut à la tête de l’administration de l’économie de Saxe entre 1945 et 1947, avant de diriger l’administration de l’industrie au sein de la DWK [15]. Selbmann noua des liens avec Waldemar Adler et Kurt Junghanns pendant leur long internement commun dans le camp de Sachsenhausen. Adler fut libéré, mais intégra le bataillon « 999 » et ne rentra en Allemagne qu’en 1947 après deux ans de captivité en Grande-Bretagne. À son retour, il intégra le ministère de l’Industrie de la Saxe et suivit Selbmann à la DWK.Il travailla aux côtés d’Ernst Scholz dans l’administration de l’industrie. Selbmann était le supérieur hiérarchique direct de Scholz au début des années 1930 au sein de l’organisation communiste Rote Kämpfer. Scholz bénéficia également de ses liens anciens avec Heinrich Rau qui dirigea la DWK en 1948 et 1949, et qu’il avait connu dans les Brigades internationales pendant la guerre civile espagnole. L’appui de Selbmann fut également sans doute important pour Hafrang, Leucht, et Wermund, tous trois issus du bureau d’urbanisme de Dresde, où Selbmann les avait rencontrés entre 1945 et 1947. Enfin, Hermann Henselmann avait noué une amitié avec Selbmann en 1946-1947 lorsqu’il dirigeait le nouveau Bauhaus à Dessau dans le Land de Saxe.
19Le troisième noyau que l’on peut identifier se constitue autour du ministre Bolz après sa nomination. Wilhelm Mayer, son assistant personnel [16], Hans Gericke, ancien membre de la NSDAP et un des premiers adhérents au NDPD (Parti national démocrate d’Allemagne) en 1948 [17], et Kurt Leucht, membre du SED, mais également ancien membre du NSDAP de 1933 à 1945, arriveront au ministère avec Bolz, le dernier quittant son poste d’architecte en chef de la reconstruction de la ville de Dresde pour diriger le bureau de l’urbanisme au ministère.
20Dans ce processus de cooptation, Liebknecht, Scholz et Gericke s’étaient fait remarquer par des hommes clés du SED et firent à leur tour nommer des proches aux postes clés au moment de la création des institutions centrales : Scholz jouant un rôle central au sein du ministère de l’Industrie, Liebknecht et le tandem Bolz-Gericke plaçant leurs hommes de confiance au ministère de la Reconstruction et au sein de la DBA, en faisant « monter » à Berlin des architectes-urbanistes du « réservoir » municipal.
21L’influence des architectes-urbanistes qui investirent ces administrations fut d’autant plus forte que les bureaux d’urbanisme des grandes villes se trouvaient dans l’obligation de soumettre leurs plans de reconstruction au ministère et que les jurys des grands concours d’architecture étaient presque toujours présidés par Liebknecht, Henselmann, Hopp, Paulick ou Collein. En même temps, les centres de production de projets urbanistiques et architecturaux périphériques furent affaiblis, d’une part par le départ des membres les plus talentueux vers la DBA, le ministère ou les grands chantiers de la Stalinallee ou Stalinstadt, et d’autre part par l’étranglement financier et politique des Écoles d’architecture de province.
22Pour résumer de manière schématique, au moment de la création d’institutions centrales, trois petits noyaux d’experts constitués à l’ombre des étoiles montantes du Parti convergent. Ces réseaux ont une force exceptionnelle car ils se constituent dans des conditions exceptionnelles; dans les camps, en exil soviétique pendant les années 1930, ou dans la chance inespérée d’anciens membres du NSDAP de pouvoir non seulement exercer leur métier, mais de pouvoir occuper des positions de responsabilité. S’est mise en place une forme d’interdépendance entre le politique et l’architecte. Pour le politique, il s’agissait de déléguer un travail considéré comme technique à un expert, mais aussi à un homme de confiance. Pour l’architecte, il s’agissait de relancer une carrière souvent interrompue pendant plus de dix ans, de convertir le capital de confiance des politiques en reconnaissance professionnelle et sociale. Et à ce titre, ils vont tirer partie des importantes marges qu’on leur laissait pour choisir leurs collaborateurs, en nommant ou en révoquant des professeurs dans les écoles d’architecture, ou des architectes dans les administrations locales. Autrement dit, ils vont user et abuser du soutien d’Ulbricht, de Selbmann ou de Rau pour centraliser les ressources, et peut-être particulièrement pour écarter des concurrents, y compris, et surtout, leurs anciens professeurs.
23C’est autour de cette question que la démarche suivie jusqu’alors doit être complétée. La reconstruction des réseaux d’acteurs par la méthode « régressive », qui identifie les liens entre les acteurs ayant réussi à conquérir les positions de pouvoir après 1950, masque des bifurcations, des moments critiques et l’existence d’autres logiques ou légitimités. En particulier, il s’agira de comprendre comment ce groupe d’architectes qui se qualifie de « progressiste » a pu réussir à s’imposer face à ses anciens maîtres du Neues Bauen – des hommes comme Mart Stam, Hans Scharoun, Hügo Häring, Max Taut et Mies van der Rohe, tous architectes ayant une réputation internationale, souvent proches du KPD, qui se sont exilés ou qui ont subi la répression nationalsocialiste et qui ont été accueillis les bras ouverts dans la zone soviétique. Et c’est précisément pour répondre à cette question qu’une deuxième dimension de l’exil doit être intégrée dans l’analyse.
L’EXIL COMME MARQUEUR IDENTITAIRE, COMME RESSOURCE ET COMME STIGMATE
24La valeur de l’exil, c’est-à-dire la capacité de faire reconnaître l’exil comme une qualité identitaire valorisante, est extrêmement fluctuante en fonction du moment et du contexte, et surtout du lieu d’exil. La qualité d’exilé ne devient significative qu’à partir du moment où les acteurs s’en servent dans leurs interactions et réussissent à transformer cet attribut biographique en catégorie qui permet d’assigner une identité sociale et politique valorisante ou stigmatisante. En principe, la qualité d’exilé ou de rescapé des camps constitue une forme de preuve irréfutable d’un engagement antifasciste [18], une qualité essentielle dans un pays dont le ressort essentiel de légitimation fut l’antifascisme [19]. Cependant, en pratique, cette équivalence entre les exilés ou rescapés des camps et l’antifascisme sera fluctuante, et une hiérarchie des légitimités va se décanter sous l’impulsion de plusieurs phénomènes.
25L’exil soviétique s’inscrira durablement au sommet des légitimités antifascistes, essentiellement suite à la prise en main de l’appareil du SED par les exilés de l’URSS, et notamment le contrôle des bureaux des cadres. Inversement, l’exil dans un pays occidental va se « démonétiser » à partir de 1947. Le contexte de la guerre froide et la séparation progressive des zones jetèrent un voile de soupçon sur ceux qui s’étaient exilés dans les pays « capitalistes ». Or, la plupart des ténors du Neues Bauen s’exilèrent au Royaume-Uni (Walter Gropius, Marcel Breuer, Erich Mendelsohn), en Turquie (Bruno Taut, Martin Wagner), et surtout aux États-Unis où Gropius avait réuni en 1944-1945 les membres éminents du Bauhaus (Herbert Bayer, Lyonel Feininger, Ludwig Hilberseimer, Ludwig Mies van der Rohe, Martin Wagner). Ernst May et Mart Stam, qui travaillaient en URSS au moment de la prise de pouvoir d’Hitler quittèrent l’URSS en 1934, désillusionnés par les conditions de travail et soumis aux critiques de plus en plus acerbes; ils s’exilèrent respectivement au Kenya et au Pays-Bas. Au moment de la reprise en main définitive du SED par les anciens cadres du KPD en 1948, l’épuration ou la marginalisation des sociaux-démocrates fut en partie construite sur l’équivalence : ancien exilé des pays capitalistes = social-démocrate = agent réel ou potentiel du capitalisme et/ou représentant de la ligne du SPD de Kurt Schumacher. Enfin, on peut observer un affaiblissement et un déplacement des frontières symboliques produites par la tripartition de la population allemande après la guerre en Täter (bourreaux), Mitläufer (ceux qui ont suivi d’une manière plus ou moins passive), et Opfer (victimes).
26C’est la conjugaison de ces facteurs qui permet de comprendre comment des architectes du Neues Bauen, disposant d’une renommée internationale, d’un statut d’antifasciste incontestable, et qui avaient choisi de travailler dans la zone d’occupation soviétique furent progressivement marginalisés au sein de la profession et des institutions et remplacés par la génération d’architectes qu’ils avaient formés; des architectes sans grande expérience et parfois dont le passé politique resta difficile à interpréter comme un engagement antifasciste. On verra maintenant en détail comment l’exil fut utilisé dans les interactions et conflits comme une ressource et comment, pour l’ancienne génération, l’exil à l’« Ouest » se transforma en stigmate politique, permettant aux anciens élèves de s’imposer comme les plus aptes à mener à bien la reconstruction « socialiste » de la RDA.
La « nationalisation » et la centralisation du débat sur la reconstruction
27Entre 1945 et 1948, un débat très animé se déroula au sein de la profession des architectes, et surtout dans chacune des grandes et moyennes villes, sur la manière d’aborder la reconstruction des villes : reconfiguration radicale de l’espace urbain et architecture radicalement moderne ou conservation de la structure de la ville et reconstruction à l’identique ou du moins dans un style « traditionnel ». Le blocus de Berlin et les prémices d’une administration centrale de la reconstruction vont transformer les termes du débat. D’une part, la création d’une administration centrale chargée de la création et de la diffusion de normes de construction à l’échelle nationale fit perdre à l’espace municipal l’importance qu’il revêtait dans les premières années de l’après-guerre. Le plan biennal de 1948, qui visait avant tout la relance de l’industrie, enleva aux municipalités tout contrôle direct sur l’allocation de ressources et tout espoir de commencer à courte ou à moyenne échéance les plans de reconstruction qu’elles avaient élaborés depuis 1945. Des équipes d’urbanistes municipaux continuaient à travailler fiévreusement et les débats se poursuivaient, mais à partir du moment où la planification économique se centralisa, le centre de gravité se déplaça à Berlin. C’est là que les « hommes nouveaux », relativement détachés des luttes se déroulant dans les grandes et moyennes villes, revendiquèrent avec un certain succès le monopole de la production de savoirs urbains en se faisant reconnaître comme les plus aptes à produire une politique uniforme sur l’ensemble du territoire de la zone soviétique. En revanche, l’ancienne génération d’architectes, à l’instar de Hans Scharoun, Hügo Häring et Max Taut à Berlin ou Mart Stam et Mies van der Rohe à Dresde, continua à croire en la fiction de l’autonomie des municipalités, et se voyait encore en maîtres de l’urbanisme des villes, comme cela avait été le cas pendant la « grande époque » du socialisme municipal avec Ernst May à Francfort et Martin Wagner à Berlin.
28Cette « nationalisation » de l’espace du débat sur la reconstruction des villes fut également favorisée par l’éloignement de la perspective d’une réunification des quatre zones. L’espace pertinent de référence ne pouvait ni se limiter à la conservation du caractère ou à la restructuration d’une ville, ni s’inscrire dans un espace comprenant l’ensemble du territoire national, mais devait revêtir une dimension géographique et symbolique susceptible de trouver une résonance au sein d’un SED en passe d’abandonner l’espoir de s’imposer au-delà des frontières de la zone soviétique. La jeune génération d’architectes, peu impliquée dans l’élaboration de projets des villes, substitua alors à la problématique passé/présent/futur, qui avait structuré le débat sur la reconstruction des villes jusqu’alors, une problématique inscrite dans la compétition entre deux systèmes antagonistes. Pour comprendre sociologiquement les enjeux de ce glissement dans les termes du débat, on peut se référer aux conflits au sein de l’Institut für Bauwesen entre 1947 et 1950.
29Créé en 1947 sur le modèle de l’Académie d’architecture de l’Union soviétique, l’Institut für Bauwesen était chargé de « résoudre, pour la première fois dans l’histoire, les problèmes d’architecture et de reconstruction sur une base entièrement scientifique. [… ] L’institut doit ouvrir des perspectives scientifiques pour contribuer à la reconstruction de l’ensemble du pays » [20]. Les nominations à l’Institut conjuguèrent les listes établies par Henselmann et Scharoun, représentants des deux générations qui s’affronteront dans les mois et les années suivantes. Henselmann favorisa essentiellement les jeunes architectes de l’École d’architecture de Weimar qu’il dirigeait depuis 1945, alors que Scharoun souhaita inclure les anciens du Neues Bauen de sa génération, tels Walter Gropius, Max Taut, Ludwig Mies van der Rohe, Hügo Häring et Ludwig Hilbersheimer. Le comité de direction nommé en septembre1947 affirmait encore la vocation interzone, voire internationale de l’institut, avec la présence de Walter Gropius (professeur à Harvard), Hans Hopp (Halle), Heinrich Tessenow (Siemitz), Otto Haesler (Rathenow) et trois représentants des zones occidentales : Richard Döcker (Stuttgart), Otto Schweizer et Egon Eiermann (Karlsruhe).
30L’ouverture vers l’extérieur fut de courte durée. Alors que l’institut avait à peine commencé à travailler, la perspective de la constitution d’une administration de la construction au sein de la DWK et l’intégration de l’Institut dans le plan biennal se traduisirent par une rupture dans le fragile équilibre entre les maîtres du Neues Bauen et leurs anciens élèves. En 1948, Henselmann et Liebknecht proposèrent la réorganisation de l’institut pour recentrer l’activité sur la zone soviétique. Cette réorientation des missions de l’Institut dévalorisa fortement l’importance de la réputation internationale et les contacts issus de l’exil occidental de la génération du Neues Bauen. De cette façon, l’inscription territoriale de l’Institut et son ancrage institutionnel, en grande partie définis par la nouvelle génération, neutralisèrent le prestige et les ressources professionnelles que seule l’ancienne génération du Neues Bauen possédait. Ce coup de force pénalisa ceux qui n’étaient pas d’accord avec la nouvelle orientation, ceux qui souhaitaient y travailler de manière ponctuelle en continuant à vivre à l’Ouest, ou ceux qui continuaient à privilégier leurs contacts professionnels à l’Ouest, c’est-à-dire ceux qui disposaient de ressources et de contacts dont les exilés de l’URSS, les rescapés des camps ou les architectes ayant exercé en Allemagne pendant la dictature hitlérienne ne pouvaient se prévaloir.
31Et c’est d’ailleurs sur cette base que les membres de la jeune génération stigmatisèrent leurs anciens maîtres dans leurs courriers aux membres du Bureau politique. Il s’agissait ainsi de réduire « l’influence de l’ancienne génération en développant systématiquement les jeunes talents », ce qui fut justifié par la meilleure capacité de la jeune génération à s’adapter (et implicitement à se soumettre) à la mise sous tutelle de l’Institut en 1949 [21]. Dans cette perspective, Henselmann et Liebknecht suggérèrent dans un rapport adressé à Anton Ackermann, membre du Bureau politique, le remplacement de Max Taut et de Theo Effenberger, « membres de l’ancienne génération qui n’avaient rien fait », par la « jeune génération progressiste », dont Edmund Collein, Franz Ehrlich, Kurt Junghanns, et Hans Mucke. Hans Scharoun put, selon le rapport, rester à la direction de l’Institut, à condition d’accepter les changements suggérés par Liebknecht et Henselmann [22]. Cette missive se termine par la mention « W. Ulbricht doit se prononcer », suggérant que cette réorganisation en faveur des « jeunes architectes progressistes » était de leur propre initiative, c’est-à-dire qu’ils sollicitaient l’accord d’Ulbricht pour mettre à l’écart les architectes qualifiés de « bourgeois ». Quelques mois plus tard, Liebknecht et Henselmann mirent également en cause le rôle d’anciens ténors du Bauhaus soit pour leur « travail insuffisant » (Max Taut, Hugo Häring), soit pour leur « manque de loyauté à l’égard du SED » (Wils Ebert et Wilhelm Wagenfeld) [23]. De même, Henselmann contribua en 1950 à donner le coup de grâce à Scharoun, jusqu’alors architecte en chef de Berlin et président de l’Institut d’urbanisme, en envoyant une lettre à Otto Grotewohl, Président de la RDA, dans laquelle il stigmatisa la conception urbanistique de Scharoun comme
« appartenant aux représentations de l’idéalisme bourgeois du siècle dernier qui baignent dans le relativisme et le mysticisme. [… ] Je me sens obligé de faire remarquer que de telles conceptions contiennent des éléments qui ont sans doute contribué à créer un climat intellectuel ayant facilité la tâche d’un Hitler, d’un Goebbels ou d’un Rosenberg » [24].
33On peut noter dans ce cas comme dans d’autres que les critiques les plus virulentes brandies contre des architectes « bourgeois » ou politiquement suspects ont été formulées par des architectes n’ayant connu ni les camps, ni l’exil, et qui étaient souvent issus eux-mêmes de la bourgeoise ou de la petite bourgeoisie. Mais la validité de la critique semble être moins dépendante de l’identité de celui qui la formulait que des propriétés sociales objectivées du destinataire. C’est en effet un hexis corporel avant-gardiste ou bourgeois, la maîtrise de l’anglais ou du français et la proximité avec des architectes occidentaux qui permettent de rendre crédible une critique construite sur la parenté entre les valeurs attribuées à la bourgeoisie (relativisme, idéalisme et mysticisme), et l’idéologie nationale-socialiste.
34On peut remarquer que dans toutes ces interactions, il n’est jamais fait explicitement mention de ce qu’avaient fait les uns et les autres entre 1933 et 1945. Les rédacteurs des missives aux membres du Bureau politique basent leurs critiques sur l’« absence de travail de la part des architectes bourgeois » et s’érigent en défenseurs de la promotion des jeunes architectes « progressistes ». On oppose d’un côté l’engagement au travail et le pragmatisme des jeunes à la dimension internationale des anciens qui nuit à leur engagement dans la reconstruction de la zone soviétique. Mais c’est l’opposition « progressiste »/ « bourgeois » qui est structurante, et surtout l’imprécision des deux notions, dans l’asymétrie temporelle. Ainsi, on naît bourgeois et on le reste toujours, mais on peut devenir « progressiste » par un engagement volontaire et un travail sur soi. Le terme « progressiste » permet ainsi à la fois d’occulter une origine sociale tout aussi bourgeoise que celle de leurs aînés, et d’effacer symboliquement les errements politiques du passé (imputables aux erreurs de jeunesse… ) à la condition d’un engagement clair du côté du SED après 1945. De l’autre côté, le terme « bourgeois » désigne la continuité dans une trajectoire sociale et professionnelle, une identité qui est d’autant plus évidente que les architectes « bourgeois » avaient naturellement choisi les démocraties « bourgeoises » pour s’exiler en 1933, démocraties qu’ils continuèrent à fréquenter après 1945, tout en persistant à se réclamer de leurs homologues dans les pays « bourgeois ».
35Cette opposition permit de réaliser un double objectif de reclassement des identités. Elle permit de ranger dans le camp des « progressistes » non seulement des rescapés des camps et des exilés de l’URSS, mais aussi des jeunes architectes formés en Allemagne nazie, et surtout les architectes ayant exercé en Allemagne nazie mais qui se rallièrent rapidement au SED : Henselmann, Mucke, Hopp, Leucht, Gericke, Hafrang, ainsi qu’un nombre important d’architectes occupant des positions importantes dans l’administration des grandes et moyennes villes. De l’autre côté, on stigmatisa comme architectes « bourgeois », et donc par inférence hostiles au SED, des architectes ayant été contraints à l’exil dès 1933 ou qui avaient subi des interdictions d’exercer leur métier entre 1933-1945. Et pourtant, ces hommes, vilipendés par la propagande nazie firent le choix de travailler dans la zone soviétique plutôt que dans les zones d’occupation occidentales. Leur tort fut de ne pas s’engager au SED, d’être d’anciens sociaux-démocrates qui gardèrent une réserve critique face à la domination des cadres du KPD au sein du SED, ou encore de ne pas renier leur insertion dans les réseaux professionnels centrés sur les pays capitalistes ou les autres zones d’occupation. Dans ce processus, l’exil occidental devint la preuve de la nature bourgeoise de cette génération du Neues Bauen, une preuve qui préfigure les violentes campagnes contre le « cosmopolitisme » et le « formalisme » qui se déchaîneront dans les milieux artistiques et intellectuels en 1951 avec la traduction et la diffusion du livre de Jdanov, L’art et la science.
36Les architectes autour de Liebknecht et d’Henselmann réussirent à imposer l’équivalence entre la « nouvelle génération progressiste », le nouvel État progressiste en voie de construction, et une architecture et un urbanisme encore à inventer, qui serait à la fois en rupture avec le passé capitaliste et fasciste et en rupture avec les projets de reconstruction dans les zones d’occupation occidentales. La nouvelle génération va bénéficier de l’aura des anciens maîtres du Neues Bauen, mais contrairement à ces derniers, ils n’ont pas, pour la majorité d’entre eux, « signé d’œuvres ». Leur manque de pratique professionnelle sera paradoxalement un atout, une condition préalable à l’invention de nouvelles formes qui seraient la matérialisation de la nouvelle orientation socialiste de la zone d’occupation. L’ancienne génération serait, selon cette lecture, composée d’hommes incarnant le passé, le réformisme socialdémocrate de la République de Weimar, qui ne sauraient donc être à la hauteur du renouveau qu’exigent les circonstances.
37Comment réagissaient les représentants de l’ancienne génération face à ces critiques ? À quelques exceptions près (Hans Scharoun et Mart Stam), ils ne cherchèrent pas à se défendre contre les critiques de leurs anciens élèves. Comment expliquer cet étonnant silence ? Contrairement à ceux qui s’exilèrent en URSS ou aux rescapés communistes des camps nazis, les architectesurbanistes du Neues Bauen disposaient de débouchés professionnels nombreux. Contrairement aux premiers, leurs années d’exil aux États-Unis ou au Royaume-Uni avaient été extraordinairement productives, les marchés nationaux d’architecture et les écoles d’architecture étant à cette époque déjà très ouverts. Pour les architectes les plus importants, tels Gropius, Mies van der Rohe ou Hilberseimer qui ne s’étaient jamais définitivement réinstallés en Allemagne après 1945, il ne fut pas question de quitter leurs chaires universitaires, des conditions de travail enviables et des moyens financiers et techniques considérables. D’autres, comme Wagenfeld, Häring, Effenberg ou Taut travaillaient aussi dans les zones d’occupation occidentales et pouvaient, d’un point de vue professionnel et matériel, renoncer à leurs activités à l’Est si la pression devenait trop intense ou les conditions de travail trop difficiles. L’existence d’alternatives, c’est-à-dire la possibilité de travailler ailleurs, rendit moins probable la mise en œuvre d’une stratégie de « prise de parole » pour se défendre, ou d’une « loyauté » silencieuse lorsque les architectes les plus renommés internationalement furent confrontés aux directives du SED [25]. Ne disposant pas des mêmes ressources, et donc d’alternatives construites avant 1933 et dans l’exil « occidental », la génération d’architectes formées au Neues Bauen comme Liebknecht et Henselmann s’investit et s’engage beaucoup plus fortement dans la zone d’occupation soviétique, puisque c’était le seul territoire où ils disposaient de ressources relationnelles importantes [26].
38Le développement d’une architecture « stalinienne » à partir de 1950 a souvent été interprété comme une imposition brutale de la puissance occupante. Les 16 principes d’architecture et d’urbanisme rendus publics en juin 1950 furent en effet largement dictés à une délégation ministérielle lors d’une visite d’un mois en Union soviétique en mai 1950 [27], et les architectes de la nouvelle génération s’avéreront de fidèles interprètes d’une orthodoxie architecturale résumée par le slogan « national dans la forme, socialiste dans le contenu ». Les trajectoires antérieures, et plus particulièrement les expériences d’exil jouent-elles un rôle pour former des prédispositions en matière esthétique ? Pour formuler la question autrement, peut-on comprendre la capacité à concilier des impératifs politiques et des dispositions esthétiques ou professionnelles par la socialisation antérieure ?
39On peut penser spontanément que le ralliement des principaux architectes de la Stalinallee et d’autres projets phares du style stalinien s’explique par la primauté de loyauté politique, impliquant un reniement de leur formation professionnelle sous le Neues Bauen et, par prolongement, de leurs anciens maîtres. La loyauté politique semble jouer un rôle essentiel pour les communistes de longue date et surtout pour des anciens exilés soviétiques comme Liebknecht ou Heumann qui profitent de leur compétence supposée à trouver la « bonne » traduction de la doctrine soviétique dans son application au contexte allemand. On peut avancer un argument similaire pour expliquer le ralliement des architectes qui avaient travaillé en Allemagne entre 1933 et 1945 comme Hopp, Leucht, Mucke, ou Henselmann, en postulant une continuité esthétique entre le néoclassicisme national-socialiste et l’architecture « stalinienne » des années 1950, l’opportunisme permettant de comprendre le revirement politique. Or, et c’est la première limite de ce type d’explication, les architectes les plus en vue du IIIe Reich ont pour la plupart fait une belle carrière dans les zones d’occupation occidentale et en RFA en appliquant un fonctionnalisme urbanistique et des formes architecturales épurées dans la continuité du Bauhaus [28]. Le ralliement au SED d’architectes ayant occupé des positions subalternes sous le nazisme comme Henselmann ou de Leucht au SED peut ainsi se comprendre par la volonté de sortir de l’ombre à la fois de leurs maîtres du Bauhaus et des anciens collaborateurs d’Albert Speer qui avaient réussi à s’imposer aux puissances d’occupation occidentales grâce aux plans de reconstruction élaborés depuis 1942 qui les rendaient indispensables à une politique de reconstruction rapide.
40La deuxième limite que l’on peut identifier tient au contexte intellectuel des années 1945-1950. Pendant cette période, le débat architectural et urbanistique est loin d’être dominé par les défenseurs d’un fonctionnalisme radical et de choix esthétiques épurés. La sauvegarde des traditions nationales que contient l’orthodoxie esthétique « stalinienne » a par conséquent trouvé une certaine résonance parmi les spécialistes de l’architecture et dans la population traumatisée par la guerre à la recherche de repères identitaires. Enfin, dans l’esprit d’architectes tels Henselmann, Hopp ou Leucht, l’opposition entre l’architecture stalinienne et le Neues Bauen n’est pas aussi nette dans leurs pratiques professionnelles que dans les discours. Ils vont en effet dissocier les aspects esthétiques qui polarisent l’opposition entre l’esthétique néoclassique et le « cosmopolitisme » du Neues Bauen et les dimensions techniques de leur pratique professionnelle qui se situent dans une forte continuité avec leur formation pendant les années 1920 : expérimentations avec la préfabrication; rationalisation et industrialisation des techniques de construction; popularisation de la cuisine de travail; séparation fonctionnelle des « morceaux » de ville (habitations, commerces, industrie, circulation… ).
L’enregistrement bureaucratique de l’exil
41La grille analytique développée jusqu’à présent invite à penser l’exil comme un attribut identitaire sans cesse réinterprété au gré des interactions et comme un facteur qui permet de comprendre à la fois l’imbrication du Parti et d’une partie d’un groupe professionnel. C’est grâce à la force des liens interpersonnels que les architectes tels que Liebknecht et Henselmann peuvent directement interpeller Ulbricht, Pieck ou Selbmann pour arbitrer au cas par cas les conflits et les nominations/révocations. Dans ces relations très personnalisées, on est très loin de l’image d’un Parti bureaucratisé et hiérarchique qui « dicte » et qui contrôle. Dans les échanges étudiés ici, les instances spécialisées du Comité central telles que le bureau des cadres et le bureau de la culture sont systématiquement contournées. Pourtant, le KPD /SED, comme les autres partis communistes, pratiquait intensément la biographie d’institution [29], pratique qui visait à saisir l’essence de chaque personne qui se soumettait et qui était soumise à cet exercice. En RDA, le bureau des cadres va se structurer et se renforcer progressivement, ce qui aura pour conséquence la codification bureaucratique des procédures de sélection des cadres politiques, économiques et administratifs de la RDA. Quelle fut la place de l’exil dans les pratiques d’enregistrement bureaucratique de la personne et la sélection des cadres par le Parti ?
42L’examen des dossiers de cadres permet de comparer le travail de requalification de l’exil dans les luttes de position entre architectes avec des formes plus bureaucratiques d’enregistrement, où l’agent social doit répondre par écrit à une série de questions précises, remplir des formulaires et s’entretenir avec un membre du bureau des cadres. En d’autres termes, on s’interrogera d’une part sur les effets de l’enregistrement bureaucratique qui limitent en principe les marges interprétatives des acteurs en imposant des catégories, et d’autre part sur la place de l’exil dans l’évaluation du cadre. Il s’agit ici d’ouvrir quelques pistes de réflexion à partir des dossiers de cadres des architectes que nous avons pu trouver.
43Dans le cadre de la grande « vérification » du SED de 1951, l’ensemble des membres du SED de tous les ministères et institutions centrales durent, entre avril et août 1951, s’entretenir avec un membre du bureau des cadres du Comité central ainsi que remplir un questionnaire biographique de quatre pages détaillant l’histoire de leur engagement politique et militaire, leur parcours professionnel et fournir des informations détaillées sur toute leur famille [30]. Aucun des dossiers consultés ne contient des biographies antérieures à cette date, ce qui fait penser que les biographies établies entre 1945 et 1950 ont été soit détruites, soit, et c’est le plus probable, transférées aux autorités soviétiques. Cela nous empêche d’analyser précisément la manière dont évoluent les critères de jugement des différentes trajectoires d’exil au sein de l’appareil du SED entre 1945 et 1951, et interdit du même coup d’étudier les dossiers des architectes de l’ancienne génération qui ont pratiquement tous quitté la RDA avant 1951 ou qui n’ont jamais été membre du SED.Toutefois, la comparaison des dossiers établis en 1951 que nous avons pu consulter nous permet de dégager un nombre de conclusions provisoires [31].
44En 1951, on perçoit le résultat de six ans d’interactions qui ont tendanciellement brouillé les équivalences relativement nettes entre, d’un côté, l’exil et l’enfermement dans les camps et la qualité d’antifasciste de l’autre. Seuls les exilés à Moscou et ceux qui n’ont été libérés des camps par les armées alliées qu’en 1945 restèrent au-dessus de tout soupçon. Inversement, l’exil en Occident ou des parcours plus sinueux où l’on entre et sort des camps paraîssent aux yeux des fonctionnaires du SED relever de situations moins limpides, impossibles à vérifier, et par conséquent interprétées comme le signe d’une duplicité potentielle ou fantasmée du militant, qu’il s’agirait le cas échéant, de démasquer ( entlarven). Pour les personnes qui ne se sont pas engagées politiquement avant 1945, mais aussi pour des officiers de la Wehrmacht ou des adhérents « nominaux » du parti nazi, c’est moins le passé qui intéresse que la sincérité de leur engagement « progressiste » depuis 1945. On assiste même à une forme d’inversion des preuves de l’engagement contre le fascisme; la situation et l’engagement des anciens membres du NSDAP étaient limpides, à condition qu’ils reconnaissent leurs « erreurs » ou leur « aveuglement » et fassent amende honorable.
45Pour les membres du bureau des cadres, l’exil ailleurs qu’en Union soviétique pose d’emblée un problème, comme certains séjours dans un camp de concentration. Le problème ne semble pas se réduire à la perte de contact entre le militant et l’appareil, c’est-à-dire à des « trous » biographiques, mais doit prendre en compte l’éventail des attitudes face au nazisme. Mais le problème de détermination du « degré » d’engagement antifasciste et la validation des actes jouent dans la relation entre celui qui se livre dans la biographie, et celui qui la commente, qui la résume et qui émet un jugement définitif et parfois lapidaire. Plus précisément, la plupart des membres du bureau des cadres auprès du Comité central, ou les directeurs du service du personnel aux ministères sont eux-mêmes d’anciens exilés en Union soviétique. Ils se montrent alors particulièrement pointilleux et critiques, comme en témoigne le dossier de Walter Pisternik [32].
46Membre du SPD à 16 ans, Pisternik avait rapidement gravi les échelons du syndicat IG Bau und Holz dans les années 1920. Pendant la dictature nationalesocialiste, il travailla comme maçon et fit de l’agitation syndicale et politique clandestine, ce qui lui valut deux condamnations à deux ans et demi ( 1936-1938) puis à cinq ans de camp en 1940. Or, il est relâché en 1942 et intègre directement la Wehrmacht, où il sera décoré de la croix de fer avant d’être capturé par l’armée britannique dans les dernières semaines de la guerre. Le fonctionnaire du bureau des cadres note que Pisternik était intégré dans un bataillon ordinaire, et pas dans le bataillon pénal « 999 », comme ce fut la règle générale pour les prisonniers des camps. Confronté à ce fait, Pisternik répond qu’il « n’avait pas le choix, c’était les camps ou l’armée. Il dit avoir été faible, et ne pas avoir eu assez confiance en la classe ouvrière et en l’Union soviétique ». Cette réponse, pourtant pleine de gages, ne semble pas avoir satisfait le représentant du SED, qui s’intéressa également aux deux années passées en tant que prisonnier de guerre au Royaume-Uni, et en particulier à sa participation à un cours de trois mois dispensé par les syndicats anglais. Dans l’évaluation, on lit : « le camarade Pisternik est trop loin du parti. Il n’avait pas de réponses satisfaisantes aux questions. Il s’est montré lâche, avait peur, et était incapable de donner une explication claire et spontanée [… ]». La peur de Pisternik se comprend aisément par le contexte d’une « vérification » des membres du SED qui visa en particulier les anciens sociauxdémocrates du parti. L’« essence » du personnage est entièrement interprétée à travers une relecture sélective du passé et fait abstraction des six dernières années. Ce qu’il fit pour être condamné à deux reprises à des peines de prison n’intéresse nullement le bureau des cadres, contrairement à sa sortie précoce de Buchenwald en 1942 dans des conditions obscures [33]. C’est avant tout l’« endoctrinement » et les contacts supposés avec des syndicalistes réformistes du Royaume-Uni qui le rapprochent de la figure stigmatisée de l’exilé des pays capitalistes. Or, malgré cette évaluation cinglante, Pisternik va poursuivre sa belle carrière non seulement au ministère, mais aussi au bureau de construction du Comité central, ce qui montre à la fois les limites du bureau des cadres à cette époque, la force des réseaux de cooptation et un certain pragmatisme qui reconnaissait la capacité de travail et les talents d’organisation de Pisternik.
47À en juger par le contenu des dossiers, l’épreuve de vérification de 1951 fut bien moins risquée pour les anciens membres du parti nazi. Pour eux, l’épreuve consistait essentiellement à afficher leur bonne volonté sous la forme d’une autocritique sur les errements du passé. Ainsi, Kurt Leucht, membre du NSDAP de 1933 à 1945 et volontaire pour la Reichswehr en 1934, rappela ses origines « prolétaires » et expliqua son « aveuglement politique » par sa jeunesse et l’absence d’une éducation idéologique. La défaite du nazisme aurait produit chez lui un choc qui déboucha sur son entrée au KPD en décembre 1945 [34]. Dans son évaluation, le fonctionnaire du SED ne revint pas sur son passé politique et nota simplement que Leucht était « ouvert et pratiquait l’autocritique, même s’il pouvait parfois paraître arrogant. [… ] Le camarade L. est intelligent, cultive un esprit critique et exerce ses fonctions avec talent et dévouement » [35].
48Plus étonnant encore, le dossier de Josef Hafrang, qui entra au SPD en janvier 1946 après douze ans au NSDAP, fait mention de sa volonté, en 1938, d’entrer à la SS (une demande qui fut apparemment rejetée). L’évaluation finale revient sur ce fait mais pour dire que le Parti le savait depuis longtemps, souligne surtout que l’intéressé n’avait jamais cherché à cacher cet épisode et qu’il était un « modèle d’autocritique vis-à-vis des erreurs du passé » [36]. En jouant cartes sur table, en maîtrisant les formules de l’aveu et de l’autocritique qu’exige la situation, Hafrang parvient à transformer totalement l’interprétation que l’on pouvait donner de son parcours politique [37].
49Dans le rapport qui résume l’activité de la commission chargée de la vérification des membres du parti dans les ministères centraux en 1951,489 membres du SED reçurent un blâme, furent rétrogradés dans leurs fonctions ou exclus. Les justifications pour ces sanctions, qui ont d’ailleurs rarement frappé les agents situés en haut de la hiérarchie [38], étaient très diverses, mais personne, officiellement en tout cas, ne fut sanctionné pour avoir été un ancien membre du NSDAP, ou pour avoir été volontaire ou officier dans la Wehrmacht. Si on reprochait à la majorité des sanctionnés des « insuffisances idéologiques » (social-démocratisme, objectivisme bourgeois, attitude sectaire, provocations d’extrême gauche, antisoviétisme… ) et le manque d’authenticité dans l’engagement politique (carriérisme, tendances petites-bourgeoises, opportunisme, absence d’autocritique, mensonges au Parti… ), de nombreux membres du Parti furent sanctionnés pour s’être exilés dans un pays capitaliste ou pour avoir été prisonnier de guerre au Royaume-Uni ou aux États-Unis. Encore une fois, l’exil dans un pays capitaliste ou le simple fait d’avoir passé six mois comme prisonnier de guerre aux États-Unis représentèrent un stigmate biographique, ou au moins un prétexte commode pour écarter une personne du Parti et/ou de son poste [39].
50***
51La catégorie d’exilé est rarement utilisée de façon explicite comme un argument de légitimation ou de stigmatisation. Elle est combinée à d’autres traits identitaires, comparée à d’autres trajectoires et intégrée dans une hiérarchie mouvante de légitimités. Après 1945, les trajectoires des exilés étaient intégrées dans une échelle de classification sur l’attitude antifasciste. Mais ce système classificatoire se transforma progressivement et fut remplacé par la notion de « cadre progressiste », étalon d’une nouvelle échelle de valeurs ayant le double avantage de consacrer la légitimité des anciens exilés moscovites et des rescapés des camps libérés en 1945, tout en valorisant les parcours de la vaste majorité des habitants de la zone d’occupation soviétique qui ne furent ni exilés, ni opposants déclarés au régime hitlérien. L’exemple des architectes-urbanistes montre comment la mise en place d’un réseau liant les « spécialistes » et les « politiques » en exil soviétique ou dans les camps de concentration a été suivie, à partir de 1945, par la mise en place d’un processus de cooptation qui intégra les architectes restés en Allemagne, qu’ils aient été membres du NSDAP ou pas.
52Après 1950-1951, l’exil comme attribut biographique ne semble plus jouer un rôle important dans le déroulement des carrières. Or, c’est là que les sources écrites atteignent leurs limites, d’une part parce que les réseaux d’acteurs qui se constituent sur la base d’une inter-connaissance forgée en exil ou dans les camps n’ont pas besoin de le dire ou de le donner à voir. D’autre part, en ce qui concerne les spécialistes de la reconstruction, les relations forgées en exil leur ont donné des ressources politiques et professionnelles décisives au moment où les postes étaient à prendre, leur permettant ainsi de verrouiller leur position en éliminant ceux qui auraient pu contester leur compétence technique.
53Mais même dans la durée, l’expérience de l’exil continua à procurer des avantages. Pendant les années d’exil, les architectes avaient bien évidemment noué des relations avec des habitants de leur pays d’accueil. Dominer une langue, savoir ce qui se pratiquait en Occident ou en URSS, savoir comment « tournait le vent » en URSS pour mieux anticiper les changements imposés à la RDA par Moscou, se faire traducteur, interprète ou passeur entre la RDA et l’Union soviétique, tout cela fut une ressource inestimable. Si l’importance de l’exil s’estompa avec le renouvellement des générations, ses effets ont parfois été déterminants jusqu’au début des années 1970.
Notes
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[1]
Le SED (parti socialiste unifié) fut créé en avril 1946 par la fusion forcée du KPD et du SPD. Il fut bientôt dominé par les anciens cadres du KPD, et plus particulièrement par les anciens exilés de l’Union soviétique. Voir sur ce point en particulier Andreas MALYCHA, Partei von Stalins Gnaden ? Die Entwicklung der SED zur Partei neuen Typs in den Jahren 1946 bis 1950, Berlin, Dietz Verlag, 1996.
-
[2]
Il existe une bibliographie pléthorique en Allemagne sur les milieux littéraires et artistiques, mais la question du retour d’exil et de la recomposition des espaces professionnels n’est que rarement abordée. Voir cependant Andreas SCHÄTZKE, Rückkehr aus dem Exil. Bildende Künstler und Architekten in der SBZ und frühen DDR, Berlin, Reimer, 1999; Ralph JESSEN, Akademische Elite und Kommunistische Diktatur, Göttingen, Vandenhoeck et Ruprecht, 1999.
-
[3]
Sur ce dépouillement des supports identitaires comme effet de l’internement et comme stratégie de survie, voir Michael POLLAK, L’expérience concentrationnaire. Essai sur le maintien de l’identité sociale, Paris, Métallié, 1990.
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[4]
Sur les 13 diplômés de ces années, 10 ont été élèves des figures de proue du Bauhaus ou du Neues Bauen, Hans Poelzig, Walter Gropius, Ernst May, Ludwig Mies van der Rohe.
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[5]
Liebknecht fut arrêté en 1938 et passa un an et demi dans les geôles de Staline. D’autres architectes de l’équipe de May restés en URSS après 1933 ont laissé leur vie dans les grandes purges : Martin Knauthe, Kurt Meyer et Oswald Schneidratus. A. SCHÄTZKE, Rückkehr…, op. cit., p. 131.
-
[6]
Né en 1907 à Genève, d’une mère bolchevique en exil; Heumann, sa mère et son père adoptif d’origine allemande accompagnèrent Lénine en 1917 à son retour en Russie. Lénine envoya mère et fils à Berlin en 1922 pour renforcer la liaison du KPD avec le Komintern. Heumann, membre du KPD dès 1928, commença ses études d’architecture cette même année sous la direction de Hans Poelzig, et participa avec Bruno Taut et Gerhard Kosel en 1930 à la rédaction de la brochure « Logements pour le minimum existentiel ». Heumann fit partie du groupe d’architectes allemands qui partirent en Union soviétique en 1931 avec Ernst May. Il s’exila à Moscou à l’arrivée au pouvoir d’Hitler, s’engagea dans l’Armée rouge dès 1941 et ne sera démobilisé qu’en novembre 1945 après quatre ans de combat sur le front. Il rentra en RDA en 1954 pour diriger le bureau de construction du Comité central. Werner DURTH, Jörn DÜWEL, Niels GUTSCHOW, Architektur und Städtebau der DDR, Francfort-sur-le-Main, Campus, 1998, tome I, Ostkreuz, p. 24,61 et 63.
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[7]
Titulaire d’un doctorat en droit, Lothar Bolz s’engagea d’abord dans la ligue des étudiants socialistes, entra en 1924 au SPD et en 1928, prit sa carte au KPD et devint élu communiste au Reichstag. Son cabinet d’avocat fut fermé en avril 1933 par les nazis et Bolz quitta l’Allemagne sur les ordres du Parti en octobre 1933. Collaborateur à l’institut Marx-Engels de Moscou, puis rédacteur du journal d’émigrés allemands Rote Zeitung, Bolz devint en 1941 propagandiste et instructeur politique dans les camps de prisonniers de guerre allemands. En 1943 il participa à la rédaction de Freies Deutschland, organe officiel du KPD en exil et grâce à ses contacts avec Anton Ackermann, Wilhelm Pieck et Walter Ulbricht, il fut pressenti comme futur ministre de la Culture. Retenu à Moscou jusqu’en juin 1948, il revint en Allemagne avec la mission de créer le Parti national démocrate NPDP pour récupérer les anciens membres nominaux du NSDAP et les conservateurs nationalistes. Après son passage au ministère de la Reconstruction, il fut longtemps ministre des Affaires Étrangères. Ibid., p. 130-131.
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[8]
Scholz sera plus tard ministre de la Construction, avant d’entamer une carrière dans la diplomatie.
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[9]
Né en 1908, Kurt Junghanns est diplômé d’architecture et d’urbanisme de l’Université technique de Dresde. Au KPD à partir de 1933, il fut arrêté et interné à Sachsenhausen de 1938 à 1945. Après sa libération, il travailla à la planification de la reconstruction de la ville de Dresde avant de devenir directeur du service des architectes à la « Chambre de la technique » en 1948 et 1949, structure qui encadrait les professions « techniques »; puis il devint secrétaire d’État et directeur d’institut à l’Académie allemande de la construction. Fondation des archives des partis et des organisations de masse de la RDA (désormais SAPMO), SED DY 30 IV 2/11/174.
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[10]
Né en 1906, Waldemar Adler fut l’étudiant de Hannes Meyer et anima l’association des étudiants communistes du Bauhaus. Il passa plusieurs années dans un camp de concentration, avant de partir pour le front dans le bataillon « 999 ». W. DURTH et alii, Architektur…, op. cit., p. 30.
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[11]
Né en 1904, Pisternik, maçon de formation, fut membre du SPD dès 1920 et permanent du syndicat IG Holz dès 1925. Interné à Buchenwald de 1936 à 1938, il fut soldat entre 1942 et 1945 et titulaire de la croix de fer. Prisonnier de guerre en Grande-Bretagne, il reviendra dans la zone soviétique en 1946 et gravira rapidement les échelons du syndicat l’IG Bau und Holz. Bureau des cadres du Comité central, Commission spéciale 1951. SAPMO SED DY 30 IV 2/11/174.
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[12]
W. DURTH et alii, Architektur…, op. cit., p. 36.
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[13]
L’épuration politique des administrations et entreprises dans la zone d’occupation soviétique toucha entre 1945 et 1947 520000 personnes (définis par l’adhésion au NSDAP ou à une organisation proche). Comme nous le verrons, certains anciens membres du NSDAP purent garder leur poste s’ils disposaient de compétences particulières, et d’autres, écartés en 1945-1947 furent progressivement réintégrés dans la société et leurs métiers d’origine. Ansgar BLÄNSDORF, « Zur Konfrontation mit der NS-Vergangenheit in der BRD, der DDR und in Österreich », Aus Politik und Zeitgeschichte, n°16, 1987, p. 7 et 12.
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[14]
Né en 1899 dans la Ruhr, Fritz Selbmann fut mineur après la guerre de 1914-1918. Membre du KPD à partir de 1922, il gravira les échelons pour devenir député du Landtag de la Prusse en 1930, puis élu du Reichstag en 1932. Interné dans les camps de concentration entre 1933 et 1945, il deviendra par la suite Premier secrétaire du KPD /SED de la ville de Leipzig, ministre de l’Économie de la Saxe et dirigera, après 1948, l’administration de l’industrie de la DWK puis sera nommé ministre de l’Industrie en 1949.
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[15]
La Deutsche Wirtschaftskommission (commission allemande de l’économie) était la première administration centrale de la zone soviétique et forma l’embryon du futur État.
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[16]
Wilhelm Mayer, né en 1905, était mécanicien de formation et membre du KPD depuis 1924. Interné de 1936 à 1945, Mayer suivra une formation administrative courte en 1946 à l’école du Parti. SAPMO SED DY IV 2/11/174.
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[17]
Les anciens membres du NSDAP pouvaient se « recycler », comme Leucht et Gericke qui rejoignirent le NDPD, dirigé par Lothar Bolz, dont une des fonctions consistait à intégrer les « nationalistes », anciens officiers de la Wehrmacht et des anciens membres du NSDAP.
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[18]
La RDA inscrira d’ailleurs la qualité de victime ou de résistant au fascisme dans les catégories administratives ouvrant droit à une meilleure carte de rationnement, de meilleures conditions de logement, une pension…
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[19]
Sigrid MEUSCHEL, Legitimation und Parteiherrschaft. Zum Paradox von Stabilität und Revolution in der DDR, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, 1992.
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[20]
Compte rendu du discours de Liebknecht, « Der Architekt beim Wiederaufbau in der Sowjetunion », Der Bauhelfer, n°4,1947, p. 28.
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[21]
Compte rendu de la cellule SED de l’institut du 24 janvier 1949, cité dans W. DURTH et alii, Architektur…, op. cit., p. 116.
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[22]
Rapport daté du 2 février 1949 rédigé par Hermann Henselmann. SAPMO ZPA NL 182/982.
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[23]
W. DURTH et alii, Architektur…, op. cit., p. 112-114. Implicitement, on leur reproche leur collaboration sur des projets dans d’autres zones d’occupation ou le refus de s’y installer définitivement.
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[24]
Lettre de Henselmann à Grotewohl, datée du 7 août 1950. Ministère de la Reconstruction. BarchB, DH 1 41641.
-
[25]
Albert O. HIRSCHMAN, Défection et prise de parole, [Cambridge, 1970], Paris, Fayard, 1995.
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[26]
Dans le contexte de la guerre froide, c’est précisément la réussite des maîtres du Bauhaus aux États-Unis qui servira d’argument décisif pour les disqualifier. Ainsi, dans un discours au Comité central du SED, Kurt Liebknecht demanda : « Où sont aujourd’hui les grands représentants du Bauhaus, comme Gropius, Mies van der Rohe, Martin Wagner et d’autres encore ? Ils sont en Amérique et ils semblent s’y plaire. On peut en conclure qu’ils ont choisi de soutenir l’impérialisme américain ». Der Kampf gegen den Formalismus in Kunst und Literatur, für eine fortschrittliche deutsche Kultur, Berlin, Staatsverlag der DDR, 1951, p. 94.
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[27]
Simone HAIN, Reise nach Moskau, Berlin, IRS, 1995.
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[28]
W. DURTH, Deutsche Architekten. Biographische Verflechtungen 1900-1970, Braunschweig, Vieweg, 1986.
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[29]
Claude PENNETIER, Bernard PUDAL (dirs), Autobiographies, autocritiques, aveux dans le monde communiste, Paris, Belin, 2002.
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[30]
SAPMO SED DY 30 IV 2/11/167.
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[31]
Nous avons trouvé la majorité des dossiers de notre échantillon. Certains étaient introuvables suite sans doute à des destructions d’archives, des erreurs de classement ou d’archivage. D’autres, comme celui d’Ernst Scholz qui avait passé sept ans en exil au Royaume-Uni après la guerre civile espagnole, n’ont pas pu être étudiés à cause des délais légaux de consultation touchant certains fonds d’archives « sensibles » pour la RFA (le ministère des Affaires Étrangères employa Scholz après 1962).
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[32]
SAPMO SED DY 30 IV 2/11/174.
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[33]
La croix de fer pour son engagement sur le front soviétique n’est en revanche pas relevée.
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[34]
Il est assez exceptionnel de voir un ancien membre du NSDAP réussir à entrer au KPD si rapidement.
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[35]
SAPMO SED DY IV 2/11/174.
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[36]
SAPMO SED DY IV 2/11/173.
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[37]
Le dossier de Gericke, bras droit du ministre Bolz, est similaire dans la mesure où il fut membre du NSDAP dès 1931, et officier supérieur de la Luftwaffe chargé de la construction d’aéroports militaires. Ministère de la Reconstruction BarchB DH 1 19918.
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[38]
Par exemple, au ministère de la Reconstruction, doté d’environ 500 agents, six seulement ont été officiellement sanctionnés : un cuisinier, un chauffeur, une sténographe et trois rédacteurs. SAPMO SED DY 30 IV 2/11/167.
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[39]
Comme nous l’avons déjà indiqué, ces sanctions ont surtout touché les « petits » employés du ministère, ainsi que les permanents du parti au sein des ministères. Un pointage des 34 postes les plus élevés au ministère de la Construction en 1956 montre que près de la moitié des titulaires avait passé entre six mois et six ans dans un camp de prisonnier de guerre ( 5 aux États-Unis, 5 en URSS, 3 au Royaume-Uni, 2 en France, 1 en Italie). BarchB DH 1 8339.