Introduction
1Le 3 septembre 1971, Vladimir Starovskij, directeur de la statistique soviétique, signe un rapport sur la mortalité accidentelle en URSS qu’il soumet au Comité central du Parti communiste d’Union soviétique [1]. Ce rapport est précis et riche en informations. Les indicateurs fournis témoignent que les données statistiques recueillies sont de qualité, même si elles sont loin d’être parfaites, l’enregistrement étant encore déficient dans certains territoires de l’Union. Le rapport fournit l’essentiel des indicateurs qui sont présentés ailleurs en Europe. Il ressemble à ce que l’Institut national d’études démographiques (INED), en France, publie chaque année, et présente au Parlement, y décrivant les diverses tendances démographiques. Ce rapport soviétique porte sur une population de 190 millions d’habitants, dispersée sur un immense territoire, dans lequel les institutions de recueil des données démographiques de base sont bien plus récentes qu’en France. L’Asie centrale n’en possédait pas jusqu’à la fin du xixe siècle ; les différentes confessions géraient alors leurs propres registres (Avdeev, Blum & Troitskaia, 1993). Le Comité central de la statistique de l’Empire russe avait été créé en 1863 auprès du ministère de l’Intérieur et avait publié à intervalles réguliers à partir de 1866 de nombreuses données sur les caractéristiques de la population de l’Empire [2], dont, par exemple le nombre de décès dans différentes parties de l’Empire selon la confession [3], ou encore en 1894 et 1897 deux volumes consacrés à la mortalité [4] par mort violente (« morts violentes et subites »). À l’issue de la révolution, se reconstitue une statistique qui renforce son caractère unifié sur tout le territoire soviétique (Blum & Mespoulet, 2003). Peu après, cependant, elle subit de plein fouet les répressions durant les deux années de la Grande Terreur, en 1937 et 1938, en particulier à la suite du recensement de 1937 dont les résultats avaient déplu à Staline, puisqu’ils conduisaient à une estimation de la population bien inférieure à celle qu’il avait proclamée peu avant. Vladimir Starovskij avait été alors promu directeur de la statistique soviétique, ses deux prédécesseurs ayant été fusillés durant ces années terribles avec plusieurs responsables, d’autres ayant été envoyés en camp pour de longues années. On comprend que Starovskij ait été, tout le long de son « règne », d’une extrême prudence.
2Or, en bon fonctionnaire au service de l’État, il s’inquiète des tendances révélées par les indicateurs de mortalité, depuis le milieu des années 1960. Ils témoignent d’une hausse de la mortalité générale (augmentation de 12 % depuis 1965 du taux de mortalité) et accidentelle (de 29 % : le taux pour 100 000 habitants passe de 80,8 en 1965 à 103,9 en 1970), la mortalité par suicide ayant augmenté de 35 % (le taux passant de 17,1 à 23,1 pour 100 000) et la mortalité par accident de la route de 69 % (le taux passant de 11,1 à 19,1 pour 100 000). Il s’inquiète de l’augmentation particulièrement forte de la mortalité liée à un empoisonnement alcoolique, qui a doublé en cinq ans. Il souligne enfin que l’URSS est le pays qui, parmi les « pays socialistes et pays capitalistes » a le plus haut niveau de mortalité accidentelle et remarque que ce pays est au 3e rang des principaux pays dont il présente les statistiques en matière de mortalité par suicide, derrière la Hongrie et la Tchécoslovaquie.
3A priori, il n’y a rien de particulièrement étonnant à ce qu’un haut fonctionnaire en charge de la statistique, donc de la statistique démographique, transmette aux autorités politiques une analyse inquiète, face à une tendance qui a de quoi alerter. Il sait malgré tout qu’il faut être prudent dans les formulations et surtout qu’il ne faut pas faire publicité de chiffres qui vont à l’encontre d’un discours triomphant sur les réussites de l’Union soviétique. Les conditions de son arrivée à la tête de cette direction, les années qui suivirent, faites de tension et de crainte de répression, lui ont suffisamment appris à éviter tout écart. Ce n’est pas simplement cet « apprentissage », toutefois, mais aussi les règles strictes qui encadrent la diffusion des données statistiques, qui limitent leur communication. Rien ne doit sortir à l’extérieur d’un cercle des plus restreints de responsables de son administration, qui doivent être, toutes et tous, habilités au secret.
4Starovskij envoie au Comité central du Parti ce rapport, qui est ensuite transmis à quelques ministres, en particulier au ministre de la Santé, ainsi qu’aux Conseils des ministres des diverses républiques soviétiques. Le ministère de la Santé ne semble pas réagir particulièrement. Son département statistique continue à produire des chiffres de gestion de l’encadrement médical, chiffres classiques d’une bureaucratie. Les nombres de médecins et de lits d’hôpitaux par habitant semblent fonder une politique de nature quantitative, déterminée par les orientations du plan. L’efficacité en matière de santé n’est pas examinée.
5L’objet de cet article est de poursuivre une réflexion, engagée depuis quelques années par plusieurs auteurs [5], sur la tension entre l’usage de techniques et d’outils qui sont l’expression de formes de gouvernement apparues au xixe siècle (en particulier des statistiques unifiées et collectées régulièrement) [6], et une politique du secret fondée sur la certitude que seuls quelques hauts serviteurs de l’État peuvent disposer de certaines informations qui ne doivent pas être rendues publiques, conception qui n’est, bien entendu, pas propre à l’URSS (Dewerpe, 1994), mais qui y est poussée à l’extrême. Cette tension sera analysée à partir des informations qui circulent sur l’état de santé de la population, au sein des administrations, parmi les responsables politiques, ou encore qui sont rendues publiques voire utilisées lors de campagnes de prévention. On sait aujourd’hui combien la mortalité augmenta dans l’URSS des années 1960-2000, conséquence de la détérioration de la santé de la population et de l’incapacité du système de santé à prévenir cette dégradation et à y répondre. On sait aussi non seulement que la mortalité adulte se détériora, mais aussi que la mortalité infantile subit une hausse importante, qui, dans n’importe quel pays, aurait dû conduire à de grandes campagnes publiques de prévention et d’action sanitaire alors qu’elle fut occultée, comme l’a été la hausse de la mortalité générale, jusqu’à la perestroïka. Ce ne fut en effet que dans la seconde moitié des années 1980 que l’on put, publiquement, apprécier l’ampleur du décalage surgi entre Europe de l’Ouest et Europe de l’Est. Ce décalage, plus que toute autre différence entre l’Est et l’Ouest, met au jour une marque politique particulière, coupant l’Europe sociale et démographique en deux blocs complètement distincts (tableau 1 et tableau 2) [7]. Rarement un ensemble démographique s’est distingué par le seul fait du politique, et rarement cette distinction s’est atténuée une fois le politique transformé. Les questions générales d’investissements sociaux minorés au regard des investissements militaires ont été identifiées comme l’une des raisons de ces divergences. Nous suggérons ici que l’absence de débat public portant sur les questions sociales, l’exclusion de ce même débat des problèmes aigus de santé que connaissait le pays, et l’enfermement dans un cercle bureaucratique et politique du traitement de ces questions, contribuent à expliquer l’ampleur croissante du problème jusqu’au début des années 2000.
Espérance de vie masculine à la naissance, Russie, Pologne et France (1950-1985)

Espérance de vie masculine à la naissance, Russie, Pologne et France (1950-1985)
Taux de mortalité infantile, Russie, Pologne et France (1950-1985)

Taux de mortalité infantile, Russie, Pologne et France (1950-1985)
6Au cœur de l’analyse qui suit figure donc la question de la circulation de l’information et des règles qui l’encadrent, j’entends par là la dissociation entre la sphère des administrateurs, celle des savants et celle de la société, mais aussi la stricte séparation des connaissances au sein même de la sphère des administrateurs et autres acteurs de l’appareil soviétique. Pendant très longtemps, on a considéré que la question de la circulation de l’information en Union soviétique se posait à travers l’opacité du bloc soviétique, le rideau de fer rendant complexe et difficile, mais pas inexistante, une circulation entre l’Est et l’Ouest. Cet article, à l’instar de nombreux nouveaux travaux sur la question, s’intéresse aux nombreux « murs » édifiés au sein même de l’Union soviétique, construits sur un système poussant à l’extrême l’éclatement des connaissances parmi les autorités, administrateurs, experts et scientifiques.
7L’histoire de la circulation de l’information est aujourd’hui l’objet de nombreuses discussions entre historiens, renouvelée fortement depuis un large accès aux sources. Larissa Zakharova et Kristin Roth-Ey, dans l’introduction du numéro des Cahiers du monde russe entièrement consacré à la circulation en URSS et dans le monde socialiste, le rappellent tout en offrant à voir l’articulation qui se fait jour entre cette discussion et les diverses tentatives de définir des espaces publics et privés dans le cadre soviétique (Roth-Ey & Zakharova, 2015). Elles mettent l’accent sur la circulation entre le pouvoir (dans diverses significations) et le citoyen ordinaire et donc sur cette opacité qui s’oppose « au jeu transparent du marché politique du régime d’opinion publique, [où il n’y a] guère de place, en apparence pour le secret » (Dewerpe, 1994, p. 107).
8Jonathan Bone s’est intéressé au secret et à la circulation de l’information à l’intérieur même de l’appareil d’État, distinguant trois catégories qu’il nomme « right-to-know controls », « need-to-know controls », et « special handling procedures » (Bone, 1999). La première, que nous étudions aussi partiellement ici, renvoie à l’élaboration d’une hiérarchie du secret, mise en correspondance avec une hiérarchie des fonctions. La seconde est en rapport avec les formes de « compartimentation » (nous évoquons plus loin la question de la segmentation, ou parcellisation, du savoir), à un niveau donné de secret. C’est surtout ce second aspect qu’Éric Le Bourhis (2015) aborde de façon très approfondie, traitant de l’urbanisme et de l’architecture à Riga à la sortie de la guerre. Il montre comment les règles du secret ne font pas que compartimenter, mais produisent une distinction très forte entre les urbanistes et les architectes. Il introduit donc une dimension particulière, la distinction au cœur du monde professionnel de deux catégories (les insiders et outsiders tels qu’ils sont définis par Alain Dewerpe, 1994, p. 107), dont les uns ont accès au secret, les autres non (ici en l’occurrence des plans précis permettant de transformer l’urbanisme). Il s’intéresse directement aux conséquences de cette généralisation du secret à l’élaboration concrète de l’urbanisme, approche qui s’avère d’une très grande richesse.
9Nous nous insérons dans ces problématiques, cherchant par l’étude détaillée de la circulation tant dans les sphères du pouvoir qu’entre le public et le politique, à montrer que ce sont les limites extrêmes posées à ces circulations qui ont largement contribué à l’échec évident des politiques de santé et plus généralement à l’écart croissant qui s’est développé en matière de niveau de mortalité et d’état de santé, entre l’Est et l’Ouest de l’Europe. Cependant, nous proposons d’aller plus loin que les travaux précédents, en établissant plus en détail les limites à la circulation d’informations au sein d’une même communauté de responsables ou scientifiques, en charge pourtant des questions concernées, et nous faisons l’hypothèse que ces limites ont eu de fortes conséquences sur l’absence de réponses politiques adéquates à l’immense échec soviétique en matière d’évolution de la mortalité à partir du milieu des années 1960, alors que les années qui suivent l’après-guerre avaient au contraire vu une convergence des indicateurs de mortalité entre l’URSS et les pays d’Europe occidentale, conséquence d’une lutte efficace contre les maladies infectieuses et contre la mortalité infantile [8]. Il ne s’agit que d’une hypothèse, qui ne se veut bien entendu pas exclusive et que nous ne démontrons pas mais suggérons en mettant en relation politiques publiques, circulation de l’information et évolution de la mortalité.
10Pour ce faire, nous mobiliserons un large ensemble de documents de la direction de la statistique, conservé aux Archives de l’économie de la Fédération de Russie (RGAÈ) : rapports sur la situation démographique, correspondance entre le directeur de la statistique ou ses adjoints et certains ministres (de la Santé en particulier) ou membres du Comité central du Parti communiste, etc. Nous nous fonderons aussi sur d’autres documents, en particulier traitant du secret, telles certaines instructions concernant les régimes d’accessibilité, conservées aux archives nationales de la Fédération de Russie (GARF). Cependant ces sources ne rendant pas bien compte des formes de circulation de l’information entre universitaires, chercheurs et statisticiens de l’administration centrale, nous avons réalisé un certain nombre d’entretiens auprès de personnes ayant travaillé dans le milieu démographique dans les années 1970-1980.
11Enfin, nous utilisons les données statistiques sur la mortalité (l’espérance de vie à la naissance) de plusieurs pays, disponibles dans diverses bases de données démographiques de l’INED, du Max Planck Institute de Rostock ou d’Eurostat, dans diverses publications et enfin auprès des organismes statistiques de ces pays.
La pratique du secret
12Le secret qui a entouré la détérioration de la situation démographique liée à la baisse continue de l’espérance de vie en URSS a surtout été marqué, à la fin des années 1970, par le lourd silence qui s’est alors mis en place autour de la statistique correspondante. Tous ceux qui ont travaillé sur ces questions à la fin des années 1970 se souviennent combien l’URSS avait attiré l’attention en cessant de publier les principaux indicateurs de mortalité par âge, de l’espérance de vie, du taux de mortalité infantile. Les données par sexe et groupe d’âge sont ainsi publiées une dernière fois en 1975, et les données de mortalité par groupe d’âge en 1973-74. Il faudra attendre la perestroïka pour qu’elles paraissent de nouveau.
13L’interruption de la publication de ces données ne fut qu’un moment, parmi bien d’autres, d’une gestion bureaucratique stricte du secret au sein de la production statistique soviétique. Alain Dewerpe, dans un autre contexte, souligne qu’« ériger le secret en norme administrative et les groupes chargés de sa gestion en administrations publiques n’est pas un phénomène neutre », et évoque les conséquences tant de la « bureaucratisation du secret » que de la « mise au secret de la bureaucratie » (1994, p. 133-134). En URSS, le secret était pleinement inséré dans le développement immense de l’appareil bureaucratique, et touchait alors des domaines beaucoup plus larges qu’ailleurs. Il s’étendait en des lieux qui ne sont habituellement guère touchés par le secret statistique. En particulier la statistique sociale et démographique s’insérait dans cet espace du secret, qui délimitait de façon mouvante avec le temps ce qui pouvait être rendu public et ce qui devait rester connu des seuls spécialistes, mais déterminait aussi ceux qui, parmi les spécialistes concernés, démographes en particulier, pouvaient avoir accès à tel ou tel chiffre.
14Le système qui fonctionne en cette fin des années 1960, début des années 1970, lorsque les premiers signes d’une détérioration de la santé et de la mortalité apparaissent, n’est pas nouveau ; il se met en place au milieu des années 1930. Les données démographiques entrent alors toutes dans la sphère du secret. Cela ne signifie pas qu’elles ne peuvent pas être rendues publiques, mais elles ne peuvent l’être qu’avec l’autorisation expresse de la hiérarchie de la direction de la statistique. Un décret du bureau politique du Comité central du Parti, publié au début de l’année 1933, ordonne « d’assurer le secret complet des matériaux qu’ils [les employés du Gosplan] élaborent » [9]. À cette date, la direction de la statistique (le CUNHU – Central’noe upravlenie narodnohozâjstvennogo učeta pri Gosplane SSSR), jusque-là directement dépendante du Conseil des ministres, devient dépendante du Gosplan. Elle est ainsi soumise à une institution chargée de la contrôler de plus près.
15Le texte publié par le bureau politique impose au président du Gosplan de l’URSS et au directeur de la statistique de « poursuivre en justice, avec mise en détention préventive, les personnes convaincues de divulgation de quelque chiffre ou matériau du Gosplan que ce soit » [10]. La dramatique famine de 1933 n’était pas encore à son apogée, mais la crise agricole qui y conduisit avait déjà frappé le pays, l’Ukraine en particulier. La direction de la statistique avait été la cible de critiques sévères. On lui reprochait d’avoir sous-estimé le volume des récoltes alors qu’elle n’avait fait que montrer une crise annoncée. Cette crise agricole majeure suivie de la famine, qui atteint son apogée en avril 1933 avec une mortalité exceptionnelle, est donc à l’origine d’un contrôle de plus en plus fort des données statistiques.
16Les pratiques du secret commencèrent à s’étendre à des domaines peu habituels. La statistique devait servir de fondement à une publicité politique vantant les succès soviétiques. Elle ne pouvait en aucun cas proposer la vision d’un échec flagrant de toute la politique économique et sociale stalinienne.
17Il n’était cependant plus possible de faire reposer la préservation du secret sur la confiance en quelques hauts fonctionnaires, tant la machinerie destinée à construire un monde statistique était devenue complexe : l’implication d’une multitude d’acteurs présentait à tout moment le risque d’une diffusion des données. Face à cette machinerie, expression de la modernité étatique, les autorités s’employèrent à en développer une autre, marquée par le développement de règles bureaucratiques, de sanctions administratives, de menaces et de délimitations des cercles d’accès pour organiser la rétention de l’information [11]. Peu à peu, de multiples textes se mirent à réguler les pratiques, à définir les accès, à imposer des procédures pour qui devenait détenteur d’une petite partie de ces secrets. L’objectif était avant tout de contrer ce qu’est par nature la statistique, l’unification d’un savoir. De là le morcellement de ce même savoir, sa dispersion et l’établissement de barrières étanches entre chaque élément.
18Se superposent donc deux formes institutionnelles de contrôle de la circulation de l’information. La censure, qui porte essentiellement sur les droits à publication ou radiodiffusion, est une institution dont la puissance ne s’éteindra qu’à la fin de l’URSS. La Glavlit en particulier, est le cœur de cette administration qui contrôle, édicte des règles, met en garde ou avertit ceux qui ne s’y conformeraient pas strictement [12]. Créée en 1922, elle va rapidement étendre son emprise sur la communication. La censure a très vite été considérée comme l’une des expressions les plus abouties de l’autoritarisme soviétique. L’attention portée à cette institution tient sans doute en grande partie au fait qu’elle fut « popularisée » par les nombreuses contraintes auxquelles étaient soumis les écrivains, dont les limites posées à la liberté d’expression étaient les plus emblématiques de ce régime de contrôle [13]. Dès que ce fut possible, à partir du milieu des années 1980, de nombreux travaux s’y consacrèrent. Censurer signifie interdire de diffuser dans le public, ou contraindre à une modification de forme ou de fond pour autoriser la diffusion. Les listes établies par la Glavlit dans les années 1960 s’intitulent « Liste des informations interdites de publications dans la presse, les programmes de radio et de télévision » [14]. La première qu’elle publie, en 1926, intitulée « Liste des informations secrètes et ne devant pas être diffusées pour protéger les intérêts politico-économiques de l’URSS » [15] comporte 96 articles publiés sur 16 pages. En 1936, elle comprend déjà 372 articles [16]. La liste de 1960 comporte 363 pages… [17]
19Le régime de censure est cependant loin de couvrir l’ensemble du mécanisme du secret d’État. Il ne règle pas l’accès aux sources. Visant essentiellement l’information rendue publique (qu’elle soit statistique, journalistique, littéraire, cinématographique, etc.), il ne concerne pas la circulation interne à l’appareil. Il établit explicitement un filtre entre les producteurs de savoir et la population, mais ne fournit pas les clés d’accès aux premiers. C’est la réglementation du régime du secret, établi en amont de la censure, ou la complétant, qui organise et contraint cette circulation interne.
20Cette réglementation est fondée sur une hiérarchisation qui instaure une relation étroite entre niveau hiérarchique du fonctionnaire et accès à un niveau de secret. Cela conduit les services secrets à pousser leurs enquêtes sur la personnalité de chacun d’une façon approfondie, particulièrement attentive à certains caractères qui pourraient donner prise à un risque de rupture du secret [18]. Il est à ce titre intéressant de noter que l’une des deux raisons principales conduisant le KGB à consulter les dossiers dans les années 1960 à 1979 d’anciens déplacés spéciaux, déportés sous Staline des territoires occidentaux annexés après 1939 vers la Sibérie, est la demande d’habilitation au secret faite par un parent d’un ancien déplacé (Blum & Koustova, 2017). On entendait aussi dire que, dans les années 1970 et au début des années 1980, un Juif ne pouvait accéder à un niveau élevé du secret d’État, compte tenu des risques qu’il présentait d’une émigration à l’étranger, cette raison invoquée étant bien entendu soulevée pour justifier une politique de discrimination dont la cause est bien évidemment autre [19].
21Toutes les règles étaient fondées sur l’existence de trois niveaux de secrets d’État, établis dans les textes normatifs (voir annexe) : ultra-secret (Soveršenno sekretno osoboj važnostej), très secret (Soveršenno sekretno), secret (Sektretno). Ces niveaux de secret concernaient toute information « dont la divulgation pouvait porter préjudice à l’État », incluant par là les données statistiques, objet de cet article.
22Un document ou une donnée statistique « ultra-secret », au sein de la direction de la statistique, n’était accessible qu’au directeur de la statistique, le « très secret » aux chefs de département. Le « secret » enfin était accessible à ceux qui avaient l’accréditation, au sein des différents départements. À ces définitions du secret se rajoutent les documents interdits de diffusion vers le public. Tout document interdit de publication dans la presse publique était marqué de l’estampille (grif) « à usage de service » (Dlâ služebnogo pol’zovaniâ : DSP) dont les règles de diffusion étaient restreintes et soumises à des procédures proches de celles du secret. Un document, un chiffre « à usage de service » n’était pas accessible à tous les employés de la direction de la statistique ou à tous les chercheurs, universitaires, etc., concernés par le domaine. Les listes des documents secrets étaient établies au plus haut niveau de l’État, celles à usage de service l’étaient par chaque institution, en concertation étroite avec le KGB.
23Il n’y a pas là, en soi, de spécificité soviétique. Tout État se préserve de la diffusion de secret d’État, toute entreprise élabore des règles destinées à préserver la circulation d’informations qui pourrait lui porter préjudice, et la notion de confidentialité, qui se rapproche de celle d’« usage de service » est très répandue. Mais la statistique soviétique présente trois spécificités :
- l’ampleur des informations marquées de ces diverses estampilles, qui dépasse largement ce qui est d’usage, en particulier dans le domaine du social ;
- la lourdeur et l’archaïsme des procédures, témoignant d’une volonté extrême de ne pas voir diffuser des informations qui sont pourtant largement partagées au sein des institutions, et nécessitant de ce fait des diffusions et des discussions parmi ceux qui ont alors le droit de partager le secret ;
- la codification très précise des données selon le niveau de secret, retirant aux autorités responsables la moindre marge d’appréciation, mais conduisant en revanche à limiter toute diffusion, par précaution, au-delà du nécessaire et du prescrit.
24Cette hiérarchisation n’est pas définie de façon générale, conceptuelle, par grands domaines, mais de façon extrêmement précise, à travers de longues listes de données statistiques face auxquelles est indiqué le niveau de secret attribué. Leur lecture offre à voir le morcellement de la connaissance et l’hétérogénéité des critères présidant au secret, plusieurs logiques se croisant pour déterminer ces listes.
25Ces critères ne pouvaient être transformés en règles abstraites et générales, tant les raisons qui conduisaient à les établir sont diverses : elles pouvaient être liées à la volonté de masquer des formes de richesse économique, de masquer la dégradation d’une situation ou encore une histoire marquée par des crises dramatiques ; ce pouvaient être aussi les contraintes imposées par l’armée pour masquer l’importance des contingents, leurs positions, etc. Les listes étaient donc constituées d’une accumulation de couches successives d’interdits, leur faisant perdre toute cohérence. L’arrêté du 25 juillet 1959 offre par exemple à voir une « liste des informations, constituant un secret d’État, et des autres informations devant être maintenues secrètes au sein du système de la direction centrale de la statistique auprès du Conseil des ministres d’URSS » (RGAÈ, 1959). Elle est constituée de près de 50 pages. On y trouve bien entendu les données courantes sur le nombre de militaires de réserve, sur les stocks de grains conservés par l’État (ultra-secret), ou sur la dispersion des industries du complexe militaro-industriel (très secret), mais aussi sur le salaire moyen et le nombre de spécialistes dans certains ministères (très secret), le nombre d’accidents de train (secret), le parc automobile (secret), le nombre d’avions (secret). Les productions industrielles sont divisées selon leur nature en différentes catégories de secret, déclinées dans de longs tableaux entrant dans les détails.
26Les domaines de la démographie et du social ne sont pas absents de ces listes, même si les données concernées sont moins nombreuses, bien entendu, que celles qui concernent l’économie et si la logique suivie n’est pas toujours claire. En 1959, les données par âge et sexe en URSS, Russie et Ukraine et quelques régions de Russie, dont la Crimée et plusieurs régions sibériennes, sont qualifiées de « très secrètes » ; les données par âge, mais pas par sexe pour l’URSS, les républiques et certaines régions soviétiques, sont, elles, simplement « secrètes », comme le sont les données du nombre d’étudiants par niveau et par âge en URSS et en Russie (probable tentative de masquer un rapport de masculinité très déséquilibré tant par suite des immenses pertes masculines de la seconde guerre mondiale, que de la surmortalité masculine très élevée). Les données touchant à certaines maladies particulièrement graves (peste et choléra) sont « secrètes », sauf celles concernant la peste avant 1937, probablement car elles avaient été publiées avant cette année-là (ici, les raisons sont peu claires, puisque ce sont plutôt certaines maladies « sociales » qui révéleraient la situation du pays en matière de niveau de vie et d’inégalités – tuberculose, alcoolisme, syphilis, etc.). Enfin, les accidents de travail ou encore les données qui permettraient d’évaluer le niveau de vie ou les inégalités sociales sont aussi « secrets » (tableau 3).
Extrait de la « liste des informations, constituant un secret d’État… », 1959
… | |
91. Structure de la population par âge, répartie par sexe sur l’ensemble de l’URSS, ainsi qu’en RSFSR et en Ukraine. | Très secret |
Ces mêmes données pour les autres républiques, ainsi que pour les territoires et régions (kraâ i oblasti) indiquées en annexe 7. | Secret |
92. Répartition de la population par âge (sans répartition par sexe), en URSS et dans les républiques soviétiques et les territoires et régions, énumérés dans l’annexe 7. | Secret |
Répartition de la population par sexe (sans répartition par âge) seulement dans les territoires et les régions énumérés dans l’annexe 7. | Secret |
93. Répartition des élèves par classe (de la 1re à la 9e incluse [du cours préparatoire à la 3e incluse]) en URSS et par âge et sexe en URSS et en RSFSR. | Secret |
94. Institutions de santé et nombre de cadres médicaux du ministère de la Défense, du ministère de l’Intérieur et du KGB. | Secret |
95. Nombre de malades de la peste et du choléra (dont les cas individuels). Remarque : le nombre de malades de la peste jusqu’en 1937 n’est pas secret. | Secret |
96. Accidents par branches de l’économie, dans l’industrie dans son ensemble, et en son sein, pour les industries minières et forestières, en URSS, en RSFSR et en Ukraine. | Secret |
Ces mêmes données dans les branches de l’industrie de la défense, au niveau de l’entreprise et aux niveaux supérieurs. | Secret |
97. Patrimoine immobilier du ministère de la Défense, du ministère de l’Intérieur et du KGB pour l’URSS et ses subdivisions. | Secret |
98 Découvertes et réalisations, ayant une grande signification scientifique et économique, jusqu’au moment où les responsables des ministères et administrations de l’URSS donnent le droit de publication. | Très secret |
… | |
Annexe 7 : Liste des territoires, régions et républiques autonomes pour lesquelles les indications précisées aux paragraphes 44, 48, 91 et 92 de la liste sont secrètes | |
République autonome du Gorno-Badachkhan ; Région de Kaliningrad ; Région du Kamtchatka ; République autonome des Komi ; Région de Crimée ; Région de Magadan ; Région de Murmansk ; Région de Nikolaev ; Région de Sakhaline ; Région de Staline [Région du Donetsk] ; Territoire de Khabarovsk ; Région de Tchita ; République autonome de Iakoutie. |
Extrait de la « liste des informations, constituant un secret d’État… », 1959
27Autres statistiques sociales, les statistiques tirées des enquêtes budgets sont couvertes par le secret selon une liste de déterminants à nouveau très hétérogène (tableau 4).
Extrait de la « liste des informations devant être tenues secrètes sur la statistique des budgets des ouvriers, employés et kolkhoziens », 1950 (Projet)
Statistique des budgets des travailleurs, employés et kolkhoziens | |
---|---|
… | |
261. Bilan synthétique des budgets des travailleurs qualifiés, peu qualifiés et faiblement qualifiés par branches de l’industrie, ainsi que bilan des budgets des employés selon les indicateurs suivants : Revenus monétaires et dépenses, acquisitions de produits manufacturés, acquisition et consommation alimentaire, pour l’URSS, la RSFSR, l’Ukraine, la Biélorussie, la République de Carélie-Finlande, l’Estonie, la Lettonie, la Moldavie, les villes de Moscou et Leningrad, les régions de Moscou et de Staline [Donetsk]. | Secret |
262. Bilan synthétique des budgets des ouvriers et employés sur l’ensemble des branches d’activités, par républiques, territoires et régions, pour les indicateurs du § 261. | Secret |
263. Bilan synthétique des budgets des kolkhoziens des kolkhozes céréaliers, d’élevage et des kolkhozes produisant des cultures industrielles selon les indicateurs qui suivent : Chiffres d’affaires en biens alimentaires, acquisitions de marchandises par échange en nature, acquisitions de biens manufacturés, acquisition de biens alimentaires manufacturés, acquisition de biens non alimentaires manufacturés, recettes et dépenses*, composition des familles et utilisation du travail des kolkhoziens – en URSS, RSFSR, Ukraine, Biélorussie, Estonie, Lettonie, Lituanie, Moldavie. | Secret |
264. Bilan synthétique des budgets des kolkhoziens pour l’ensemble des kolkhozes de toute production, total par république, territoire et région, selon les indicateurs du § 263. | Secret |
265. Notes analytiques rédigées à partir des matériaux du bilan des budgets des travailleurs, employés et kolkhoziens : En URSS, RSFSR, Ukraine, Biélorussie, Estonie, Lettonie, Lituanie, Moldavie, ville de Moscou, ville de Leningrad, régions de Moscou et de Staline [région du Donetsk]. | Très-Secret |
Pour les autres républiques, républiques autonomes, territoires et régions | Secret |
Extrait de la « liste des informations devant être tenues secrètes sur la statistique des budgets des ouvriers, employés et kolkhoziens », 1950 (Projet)
28Ces instructions illustrent des confiances éclatées selon le lieu où travaillent les statisticiens. Dans les directions statistiques de Russie, Ukraine, Biélorussie, Estonie, Lettonie, Lituanie, Moldavie, ville de Moscou, ville de Leningrad, régions de Moscou et de Staline [Donetsk], tous ceux qui travaillent dans le secteur du budget ouvrier et paysan doivent être habilités au secret et au très secret, alors qu’ailleurs, seuls le doivent les chefs de secteurs du budget, et les économistes travaillent librement sur la statistique des budgets.
29Les données démographiques qui pouvaient être publiées dans la presse, discutées ouvertement, voire évoquées, sont réduites à peu de chose. Il s’agissait ainsi de la population totale ou des régions, du nombre de naissances et de décès, de la pyramide des âges par groupe d’âge quinquennal, de la natalité par groupe d’âge de la mère, etc. Aucune donnée migratoire en revanche n’y figurait. Ces données « libres » se réduisent à partir du milieu des années 1970, conséquence en partie de la détérioration de la situation démographique, mais aussi, si l’on suit le démographe Mark Tol’c, de la puissance du complexe militaro-industriel qui atteint le faîte de son influence à ce moment-là.
« En 1976, elles [un ensemble de données démographiques] sont interdites de publication, car, sous la pression de l’état-major général des armées, elles deviennent secrètes comme possédant un caractère stratégique. Il est même interdit de publier des informations sur le rapport des sexes à la naissance. Les informations sur les migrations internes de la population deviennent secrètes (les données sur les migrations internationales l’étaient déjà), pour tenter de dissimuler le développement du potentiel stratégique de l’URSS. Pour la même raison, on cessa de publier la population des villes de moins de 50 000 habitants. »
Régimes d’inaccessibilité des données démographiques en URSS, fin des années 1970-début des années 1980
Niveau d’inaccessibilité | Données démographiques |
---|---|
« Secret d’État » (accès extrêmement limité) | Crimes, suicides, migrations internationales, mortalité pour les infections particulièrement dangereuses (peste, choléra, etc.) |
Interdiction de publication (publiable seulement « pour usage de service » DSP) | Structure par âge et sexe, migrations internes, population des villes de moins de 50 000 habitants |
Rares publications dans la presse publique et exclusivement avec l’autorisation de la direction centrale de la statistique de l’URSS et de ses directions régionales (en général avec l’estampille DSP) | Mortalité par groupe d’âge (dont mortalité infantile) |
Régimes d’inaccessibilité des données démographiques en URSS, fin des années 1970-début des années 1980
31La publication de telles listes (par ailleurs secrètes) ne suffit cependant pas à garantir le secret de ces données. Il faut pour cela réglementer leur usage. C’est à cela que sont destinées les nombreuses règles, extrêmement tatillonnes, consignées dans des instructions publiées à diverses dates, large ensemble de règles bureaucratiques qui cherchent à ne rien laisser au hasard et conduisent à des opérations de contrôle, à des blâmes et autres avertissements donnés à des employés qui ne les ont pas respectées. En 1957, ces règles font ainsi l’objet d’un manuel de plus de 100 pages, incluant plus de 35 formulaires (RGAÈ, 1957). En 1961 (RGAÈ, 1961), le volume est équivalent ; nous en reproduisons quelques extraits en annexe.
32Les procédures étaient particulièrement lourdes et pesantes, compartimentant le temps et l’espace de travail, en fonction de l’usage de tels documents. Tout est contrôlé par le 1er département (1j otdel) [20] qui a succédé au Département du secret et chiffrement (SŠO) [21], émanation du KGB au sein de l’institution, garant en particulier de l’application de ces règles [22], intervenant dans l’habilitation de ceux ayant accès non seulement au secret, mais aussi aux documents à usage de service, contrôlant les uns et les autres. Ce département dépendait formellement directement du directeur de la statistique, mais en pratique du KGB. Son directeur et son adjoint étaient nommés par le directeur après accord du KGB.
33Dans la logique de morcellement des savoirs, être habilité au « secret », voire pouvoir utiliser des documents « à usage de service », ne donnait pas accès à tous les dossiers statistiques portant cette estampille, mais simplement à ceux directement liés aux activités et compétences de la personne. Les instructions de 1961 précisent ainsi qu’il ne faut « pas conserver durant le temps de travail des documents secrets au vu d’autres personnes, même si ceux-ci ont accès à de tels travaux et documents, mais n’ont pas une relation directe avec eux ». Ainsi, un démographe travaillant sur la fécondité ou la constitution des familles n’avait pas accès aux documents fournissant des informations sur la mortalité, à moins d’en justifier sévèrement la nécessité. À l’opposé d’une pratique scientifique qui fonde la compréhension sur la circulation et la curiosité, l’ultra-spécialisation enfermait le scientifique dans son domaine propre, délimitait les contours de sous-disciplines.
34Chaque statisticien ayant accès à des données « à usage de service », secrètes, très secrètes ou ultra-secrètes, passait chaque matin retirer la serviette scellée contenant ces documents et les déposait le soir auprès du 1er département. Chaque document était scrupuleusement signé, attestant de sa transmission. Le statisticien, s’il recopiait de telles données, ne pouvait le faire que sur des cahiers spéciaux, aux pages numérotées, qui étaient aussi déposés au 1er département à la fin de la journée de travail, ou enfermés dans un coffre. Les documents ne circulaient dans les couloirs qu’à l’intérieur de serviettes spéciales, dans lesquelles ils étaient placés sous scellés par les employés du 1er département.
35En dehors du personnel de la statistique, il fallait obtenir l’autorisation expresse donnée par le directeur de l’institution de recherche ou universitaire, pour obtenir un document auprès de la direction de la statistique et s’y rendre pour travailler dans une pièce spéciale, sans avoir le droit de recopier les données correspondantes.
36L’attention et la méfiance ne s’arrêtaient pas là. Parmi les multiples exemples de contraintes apportées à l’usage de ces statistiques, il était par exemple précisé que, « dans le cas d’une sortie brève de la pièce de travail, à l’appel du directeur du département ou du secteur ou pour d’autres affaires, l’exécutant est contraint de laisser les documents secrets scellés dans une table fermée sous la surveillance d’un autre exécutant, ayant accès à de tels travaux et documents ».
37Le 1er département propose une série de sanctions pour ceux qui ne respectent pas ces règles. Le collège de la direction de la statistique, organe dirigeant constitué essentiellement des chefs de département, est régulièrement saisi de telles propositions [23]. Toute une panoplie de sanctions, du simple avertissement au blâme (nous n’avons pas trouvé trace de sanction plus grave, tel un licenciement, dans les documents consultés), frappent ceux qui ont des attitudes négligentes (halatnoe) vis-à-vis du secret, qui perdent certains documents, les laissent voir à certains collègues n’ayant pas l’habilitation, etc.
38Ainsi, le chef de la statistique de la région de Volhynie, P. K. Lupcenko, reçoit un blâme (vygovor) car il a publié dans un communiqué de cette direction, en 1949, les évolutions du nombre de têtes de bétail entre 1948 et 1949 pour sa région, « alors qu’un arrêté de la direction de la statistique de l’URSS du 11 mai 1949 signalait que publier des données sur le bétail violait l’instruction du Conseil des ministres d’URSS N° 13498-r du 5/12/1946 » (RGAÈ, 1950b).
39L’atmosphère de méfiance qui en résulte, mais aussi une certaine tension entre le service chargé de surveiller le secret et la direction de la CSU, soucieuse de protéger ses cadres, et sans doute consciente du caractère frisant l’absurde des règles ainsi édictées, est bien illustrée par l’avertissement que reçoit le 15 février 1950 A. Dmitriev, chef du département de la documentation (otčetnost’). En effet, le chef du SŠO, un certain Âkovlev, demande qu’il reçoive un blâme. L’employé de garde du département, ayant en effet vu qu’il manquait certains documents, est allé fouiller dans le bureau de ce Dmitriev, a forcé l’armoire et a découvert les documents secrets entreposés qui auraient dû lui être rendus. Il en donne la liste précise. Sommé de s’expliquer, Dmitriev se défend :
« En réponse au rapport du chef du SŠO, le cam. Âkovlev, veuillez noter que tous les documents secrets évoqués étaient enfermés dans mon bureau, dans une armoire et une boîte fermées à clé. Habituellement je rends, quand je pars, les écrits secrets, au SŠO. Le 15 avril, partant tard chez moi, j’ai oublié de rendre ces documents. Malheureusement, le cam. Âkovlev n’a, pour je ne sais quelle raison, pas trouvé bon de téléphoner chez moi pour me proposer de rendre ces documents. »
41La direction de la CSU décide que suite à une violation répétée des règles de conservation des documents secrets, le cam. Dmitriev devrait recevoir un blâme sévère. Mais, les documents qu’il avait laissés là où ils n’auraient pas dû être n’ayant pas disparu, il reçoit simplement un avertissement.
Quels débats publics ?
42Les règles que nous venons de décrire conduisent à structurer l’étude de ces restrictions de la diffusion d’informations statistiques non pas seulement entre l’administration, les lieux de pouvoir, et la population, mais au sein même des lieux de connaissance et d’information. Tout est fait pour encadrer strictement la circulation d’informations, dans une tension forte entre nécessité de fournir aux gouvernants les moyens de gouverner, et nécessité d’éviter toute fuite compromettante, voire non prévue dans les règlements bureaucratiques.
43Cette multiplication de règles et instructions a des conséquences sur trois niveaux de la circulation d’informations :
- La circulation d’informations entre la direction de la statistique qui recueille l’information statistique et en fait une première analyse, et les organes principaux de gouvernement, Comité central du Parti, Conseil des ministres, ministères, Soviet suprême, etc. ;
- la circulation d’informations au sein même des organes producteurs de statistiques ou qui usent de ces statistiques pour mener des recherches et analyses. Il s’agit là de la circulation au sein de la direction de la statistique, mais aussi entre la direction de la statistique et les départements de démographie ou d’analyse du social au sein d’instituts de l’Académie des sciences, des universités, etc. ;
- enfin, la circulation de telles informations vers le public et l’ouverture de débats qui seraient fondés sur cette information et permettraient de les nourrir.
Le fractionnement du monde politique et de celui des experts et scientifiques
44L’information des sphères du pouvoir conduit à la publication à partir de 1948 d’un bulletin statistique destiné à quelques autorités [24]. Le Conseil des ministres en décide ainsi le 10 août 1948 [25] et son premier numéro paraît le 18 août de cette même année. Ces bulletins étaient estampillés « secret » ou « très secret ». Ils furent publiés jusqu’à la fin de l’année 1991. Cet outil de diffusion destiné à certains responsables haut placés comportait nombre de statistiques, en particulier économiques. À ces bulletins hebdomadaires s’ajoutaient des recueils statistiques, secrets ou très secrets, comprenant des données beaucoup plus riches que celles publiées sans restriction d’accès. Enfin, estampillées « à usage de service », des données de recensement plus détaillées que celles publiées étaient reproduites en quelques exemplaires numérotés circulant de façon très restreinte au sein de la direction de la statistique (le recensement de 1979 est ainsi publié à usage de service en 7 volumes, alors qu’un seul et bref volume sera publié sans restriction d’accès) [26].
45Par ailleurs les destinataires des notes d’information alertant sur telle ou telle question sont très restreints, scrupuleusement indiqués. Sur chaque rapport sont apposés le nombre d’exemplaires reproduits et leurs destinataires, ainsi que le numéro de l’exemplaire correspondant.
46Les logiques de diffusion sont encadrées par une conception très étroitement fonctionnelle des institutions. Trois rapports du début des années 1970, tous secrets, fournissant des informations statistiques démographiques et sociales, rendent flagrante cette parcellisation de l’information : le rapport signé par Starovskij du 3 septembre 1971 évoqué en introduction et portant sur la mortalité accidentelle est envoyé au Conseil des ministres, mais une copie est adressée sur instruction de Starovskij au ministre de la Justice, quelques mois après. Un autre rapport, toujours signé par Starovskij, le 29 mars 1972, s’inquiète de la forte croissance des maladies vénériennes et en particulier de la syphilis. Il est envoyé au Conseil des ministres et au CC du PCUS, au ministre de la Santé, au secteur de la santé du CC du PCUS ainsi qu’au département du CC des organes planificateurs et financiers, mais aussi au ministre de l’Intérieur, très probablement, car la question de la prostitution, non évoquée, est implicite. Un rapport sur les accidents de travail est transmis à la procurature, concernée par la non-application des règles de sécurité dans les entreprises. Une copie est aussi adressée, après autorisation, au président de la Cour suprême [27].
47Enfin, autre exemple, un rapport de 1972 consacré aux psychoses alcooliques et autres formes de « maladies psychiques » est transmis au ministère de la Santé (comme l’essentiel des rapports traitant de la mortalité), au Conseil des ministres, mais aussi au ministère de l’Intérieur, responsable de la répression des troubles à l’ordre public (RGAÈ, 1972b).
48La dimension hiérarchique, à partir du moment où une information n’est pas rendue publique, laisse la diffusion d’une information sensible à la discrétion des plus hautes autorités la recevant, et non de ceux qui sont directement concernés. En outre, ne sont informés que ceux qui sont censés être directement en relation avec la question, sans aucune conception large et interactive des questions sociales : un mort par suicide n’intéresserait que ceux qui gèrent directement les suicides (pris en charge en particulier par la police qui mène une enquête criminelle) et non ceux qui pourraient bien mieux comprendre ce « fait social » bien plus que « fait criminel ». Cette parcellisation est donc rattachée à une vision que je nommerais étroitement techniciste des questions sociales.
Parcellisation de la connaissance : la non-délégation de la confiance
49Cette parcellisation de la connaissance n’est pas propre au monde de ceux qui décident et mettent en place des politiques, elle est aussi présente parmi ceux qui cherchent à produire ces statistiques et à les interpréter, à comprendre les phénomènes sociaux sous-jacents. La difficulté d’obtenir des documents « à usage de service » crée un frein à la circulation et au débat à l’intérieur même du monde des producteurs de statistiques et des scientifiques qui en font usage, rajoutant une couche de réglementation et de contraintes. La reproduction des documents, voire la copie pour soi-même d’informations statistiques, et les machines de reprographie sont sévèrement contrôlées pour éviter toute diffusion (RGAÈ, 1972c).
50Les règles établies ne limitent pas à l’excès les discussions parmi les spécialistes. Ainsi, les débats à la maison des savants, lieu par excellence de rencontres entre scientifiques, étaient assez ouverts, les grandes tendances étaient présentées, mais aucun chiffre précis n’était cité, car ils portaient l’estampille « à usage de service » [28].
51La circulation entre experts aurait pu ne pas être l’objet de telles règles. Mais la crainte de fuites et de diffusion qui provient du constat de l’existence d’un grand nombre d’intervenants, parmi les spécialistes, pour constituer et confronter les statistiques, conduit à introduire ce morcellement et ces barrières, rendant tout débat de fond impossible. L’analyse de la mortalité séparait ceux qui travaillaient sur les causes de décès et ceux qui travaillaient sur la mortalité par âge, rendant impossible un diagnostic fiable des problèmes qui survenaient. Cette parcellisation de la connaissance au plus haut sommet de l’État ne permet donc pas de mettre en relation les diverses questions sociales. Cela conduit à une segmentation des champs, des formes d’expression et d’alertes sur les problèmes sociaux, offrant alors comme issue la déresponsabilisation collective ainsi qu’une recherche segmentée et inefficiente de solutions.
52Sans doute, dans certains cas, la convergence d’inquiétudes peut conduire à quelques réactions, mais les décisions politiques prises témoignent d’une analyse insuffisante des ressorts de cette inquiétude et surtout de l’absence d’information large de la population rendant mécaniquement les campagnes de propagande peu efficaces. On observe alors une forme de dissociation entre des campagnes menées de temps en temps, mais aux effets faibles et surtout non durables, et la gravité de la crise ou la compréhension de ses ressorts précis. Deux campagnes sont menées contre l’alcoolisme en 1948 [29] et 1958 [30], qui n’ont aucun effet durable [31], ceci renvoyant à une pratique politique soviétique qui, faute de pouvoir parler des problèmes profonds qui traversent la société, conduit à lancer des campagnes de propagande très vite abandonnées ensuite, dont le caractère est donc illusoire [32]. Si la statistique se préoccupe assez vite de mesurer les effets de l’alcoolisme, c’est manifestement plus pour ses conséquences en matière d’ordre public que de mortalité. Le décret du Présidium du Soviet suprême d’URSS du 12 décembre 1964 oblige à établir des formulaires statistiques unifiés décrivant la criminalité [33]. La direction de la statistique se pose la question de la mesure, dans les institutions de santé, du nombre de malades de psychoses alcooliques. Elle présente en 1966, au Conseil des ministres d’URSS et au Présidium du Soviet suprême, un rapport sur la « morbidité de la population de l’URSS en termes d’alcoolisme et d’usage de drogues » [34]. Il témoigne d’une tentative de mettre en place un enregistrement statistique uniformisé de la criminalité, incluant les délits jugés hors des tribunaux (par les tribunaux des camarades [35], les commissions pour adolescents, etc.), ainsi qu’une « méthode de décompte d’autres faits de société néfastes (alcoolisme et toxicomanie) » (RGAÈ, 1966), en particulier le décompte des « malades de psychose alcoolique, d’alcoolisme et de toxicomanie » (ibidem).
53La découverte du poids de l’alcoolisme sur le niveau de mortalité, dans le milieu des spécialistes de la mortalité, fut, aux dires de l’un d’entre eux [36], très tardive, alors que l’alerte était donnée bien auparavant, mais elle fut ponctuelle et peu reliée aux évolutions générales de la mortalité. Quand la direction de la statistique avertit à nouveau les autorités de la croissance de l’alcoolisme en juillet 1972, elle s’exprime en termes de morbidité :
« La CSU d’URSS estime indispensable d’attirer l’attention du ministère de la Santé d’URSS, du ministère de l’Intérieur d’URSS et des Conseils des ministres des républiques soviétiques sur le niveau de morbidité de la population en termes de troubles mentaux, en particulier en termes d’alcoolisme et de psychose alcoolique (qui constituent 46 % des malades adultes et adolescents diagnostiqués pour la première fois de troubles mentaux [Psihičeskaâ zabolevaemost’]) ».
55Ce rapport est transmis en juillet 1972, peu après le lancement d’une campagne de lutte contre l’alcoolisme au mois de mai de cette même année, troisième campagne de ce type menée en URSS depuis la fin de la guerre. Le 16 mai, le décret n° 361 « sur les mesures de renforcement de la lutte contre l’ivrognerie et l’alcoolisme » [37], publié en 1re page de la Pravda, le 16 juin 1972, et les décrets d’application qui suivent, proposent de réduire la production d’alcools forts, d’augmenter le prix de l’alcool, de limiter les horaires de vente d’alcool fort, de créer des centres de soins, et de ne pas payer d’indemnités journalières aux personnes absentes de leur travail en raison du mauvais usage de l’alcool [38].
56Cependant, le lien avec la mortalité n’est pas fait. Il apparaît très partiellement en 1974, lorsqu’est analysée brièvement la hausse constante du nombre de suicides, dont le niveau est exceptionnellement élevé en URSS. L’auteur du rapport établit explicitement un lien avec l’alcoolisme, relation qui sera démontrée bien plus tard durant la perestroïka, dans les publications qui traiteront des causes de décès et de la détérioration constante de la mortalité, en particulier masculine, dans l’URSS des années 1960-70 [39]. Le rapport de 1974 appelle les ministères de l’Intérieur et de la Santé à se pencher sur la question, en leur demandant, fait rare, d’impliquer des instituts de sociologie, proposition qui semble être restée lettre morte [40].
Laisser le public dans l’ignorance
57Cette rétention extrême de l’information sur les questions de santé publique concernant l’ensemble de la société ne tient pas tant à la peur de voir la vérité qui se faisait jour, même sous une forme nuancée, dans les sphères du pouvoir, qu’à la volonté d’éviter à tout prix le débat public sur les questions sociales, sauf lors des campagnes de propagande qui ne mettaient jamais le doigt sur les problèmes de fond.
58La crainte la plus forte des autorités face à la question démographique est la mise en évidence d’une société dont les problèmes ne seraient pas résolus, une société non harmonieuse selon des canons précis. Le débat public est prohibé sur des questions qui pourtant ne peuvent être résolues que par lui. La statistique rendue publique l’est exclusivement au service de la propagande : elle ne peut donc mettre en valeur des problèmes, mais est là pour souligner des succès. Ce principe est implicite dans toutes les règles très strictes qui interdisent les publications d’information montrant la détérioration de l’espérance de vie, ou encore les irrégularités de la pyramide des âges révélant les grandes catastrophes démographiques du stalinisme. Il est parfois explicite. Le 14 janvier 1970, le directeur de la statistique, Starovskij, écrit ainsi au comité central pour s’inquiéter de la publication dans une presse à grand tirage d’un article dû à un démographe de renom, Boris Urlanis, qui, indique que « environ un nouveau-né sur dix est un enfant qui naît d’une mère isolée. Cela signifie que chaque année naissent chez nous 400 000 enfants éduqués sans leur père ». Starovskij souligne alors que :
« La propagande bourgeoise peut utiliser ces données dans des objectifs hostiles, car dans les pays bourgeois de tels enfants sont considérés comme “naissances illégitimes”. La direction de la statistique de l’URSS demande d’attirer l’attention de la rédaction de la Literaturnaâ gazeta [là où a été publié l’article d’Urlanis] sur le fait qu’il est inadmissible d’utiliser dans la presse destinée au public [otkrytaâ pečat’] des données qui ne peuvent être utilisées que dans le cadre du service. »
60Le même Boris Urlanis avait, deux années auparavant, écrit un autre article qui avait fait grand bruit, intitulé avec humour « Prenez soin des hommes », dans cette même Literaturnaâ gazeta (Urlanis, 1968), dans lequel il s’inquiétait de la surmortalité masculine, fournissant sans autre précision l’espérance de vie masculine et féminine (il est vrai supérieure à ce qu’elle était en réalité en 1968) sans pour autant les comparer avec celles des autres pays européens.
61De son côté, Volodarskij, vice-directeur de la Direction de la statistique, souhaite publier en 1973 un rapport sur la population soviétique, à une double occasion : cette population va dépasser les 250 millions d’habitants ; on prépare par ailleurs la conférence mondiale de la population (de Bucarest) et on est en plein débat sur la nécessité ou non d’agir sur la croissance de la population opposant les « pays capitalistes » et les « pays socialistes ». Il écrit un rapport qui ne fait que mettre en valeur la croissance de la population de l’URSS. Malgré tout, le Gosplan lui reproche de présenter une structure par âge (pourtant bien grossière : divisée en trois groupes – jeunes – d’âge actif – retraité), et l’enjoint « d’exclure la structure par groupes d’âge de la population, car elle se détériore année par année et, en conséquence, la publier n’est pas pertinent » (RGAÈ, 1973b, f. 76). La Direction de la statistique réagit aussi, à la même occasion, à des déclarations de Dmitrij Valentej, qui dirige la chaire de la population et le centre d’étude de la population au sein de la faculté d’économie à l’université de Moscou. Pour la première, il n’est « pas pertinent d’avoir une discussion publique sur les questions liées à la situation défavorable de la balance du travail et de la taille des contingents de conscrits, de la baisse de la population russe et de quelques autres nationalités et de la baisse supposée de la population de treize régions de Russie » (RGAÈ, 1973c, f. 100a).
62Le diagnostic était donc rendu difficile, mais il n’était pas inexistant. En revanche, l’inscription sociale de ce diagnostic rend inefficaces les rares campagnes qui sont menées. De plus, dans une logique perverse, cette conception propagandiste de la statistique revient rapidement dans les rapports secrets envoyés aux autorités politiques, sous la forme fréquente d’une euphémisation des tendances observées, une fois les premières alertes données. À la passivité politique répond une passivité de ceux qui devraient informer d’une situation qui ne fait que se détériorer. En 1972, l’alerte sur la détérioration de la mortalité est encore insistante, puisqu’un rapport intitulé « L’augmentation de la mortalité de la population de l’URSS en 1972 », envoyé au Conseil des ministres, souligne :
« Ces dernières années et en particulier en 1969, on a observé une augmentation sensible de la mortalité de la population de l’URSS. En 1972, la croissance a été encore plus forte que les années précédentes. Qui plus est, la mortalité générale n’est pas la seule à avoir crû, mais aussi celle des enfants de moins d’un an, qui baissait auparavant systématiquement. […] L’augmentation sensible de la mortalité de la population en 1972 est concentrée sur le premier semestre, quand le taux de mortalité a atteint 9,2 pour mille. Il y a eu alors une épidémie de grippe, mais cela fait de nombreuses années qu’un tel niveau de mortalité n’a pas été atteint, même durant les années d’épidémie de grippe. »
64Et le rapport se conclut de façon la plus bureaucratique qui soit : « La direction de la statistique estime indispensable d’ordonner au ministère de la Santé d’URSS et au Conseil des ministres des républiques soviétiques d’examiner ces données sur la mortalité de la population et de prendre les mesures indispensables. » Tout cela n’empêche pas les organes de planification de travailler en termes de nombre de lits et autres indicateurs quantitatifs qu’ils utilisent pour montrer que tout va pour le mieux, comme dans le rapport sur « l’exécution des objectifs de la première année du plan quinquennal de développement de l’économie de l’URSS pour les années 1971-1975 en termes d’amélioration de l’assistance médicale à la population » (RGAÈ, 1972a).
65Le rapport annuel sur le mouvement de la population de l’URSS transmis en 1976 signale, à nouveau, mais désormais sans s’attarder plus que cela, que le taux de mortalité infantile a augmenté de 3 % entre 1975 et 1976 (RGAÈ, 1977a). Il signale l’augmentation des maladies du système cardiovasculaire, des accidents, empoisonnements et traumatismes, des maladies des organes digestifs et des cancers. L. Volodarskij est très descriptif, alors que tout ce qui est présenté de manière la plus neutre qui soit sera au fondement de la découverte des causes de la détérioration de la mortalité en URSS, lorsque les données seront enfin largement disponibles.
66En 1978, le rapport sur la natalité et mortalité durant l’année 1977 devrait apparaître encore plus alarmant, puisqu’il expose l’évolution de la situation des années 1960 à 1977 et montre que le taux de mortalité infantile est passé de 24,7 pour 1 000 à 30,7 pour 1 000 entre 1970 et 1977, hausse considérable. Mais à nouveau, Volodarskij ne lance pas d’alerte particulière, pas plus que les années suivantes. Les recommandations, exprimant de rares inquiétudes, sont formulées de façon purement bureaucratique, car elles ne fournissent pas une analyse des causes mais renvoient la responsabilité à d’autres administrations, telle cette conclusion d’un rapport sur les maladies respiratoires :
« Les données présentées témoignent de la nécessité de renforcer la lutte contre les maladies des organes respiratoires. Je demande de préparer et mettre en œuvre des mesures supplémentaires de prophylaxie ainsi que d’améliorer l’organisation des secours médicaux apportés aux victimes de ces maladies, avec la participation des Conseils des ministres des républiques soviétiques, des ministères et administrations concernés. »
Débat public à l’étranger, interdit en URSS
68Le rapport de 1974 qui évoque de la hausse de la mortalité infantile est d’autant plus intéressant que 1974 fut marquée par l’interruption de la publication du taux de mortalité infantile, ce qui attira l’attention des chercheurs occidentaux sur la détérioration de la santé en URSS. Ce rapport, qui donne toutes les informations, témoignant d’une hausse importante au début des années 1970, se conclut par la phrase laconique :
« La mortalité infantile en URSS est plus élevée que dans tous les autres pays présentés [pays capitalistes] […] La direction de la statistique d’URSS demande d’attirer l’attention du Conseil des ministres des républiques soviétiques et du ministère de la Santé de l’URSS sur la nécessité de renforcer les mesures destinées à faire baisser la mortalité infantile, et en particulier à répondre à la demande en médecins-pédiatres et dans le futur aux bases matérielles et techniques des institutions de soins pour enfants. »
70Le 27 février 1975, l’alerte est encore plus appuyée, un nouveau rapport, rédigé par Dmitrieva, s’intitule « Une hausse importante de la mortalité infantile en URSS en 1974 ». De nombreux tableaux sont fournis, et demandent que le Conseil des ministres donne instruction aux républiques de prendre des « mesures spécifiques pour faire baisser la mortalité infantile » (RGAÈ, 1975).
71Le mutisme et le secret entourant ces observations contrastent avec l’ampleur du débat qui s’engage, ailleurs, en Europe, aux États-Unis. Débute en effet la grande période de notoriété des chercheurs américains spécialisés dans ces questions, Barbara Anderson, Brian Silver et Murray Feshbach en particulier, partant en quête dans leurs missions de données inédites. Combien de collègues soviétiques aujourd’hui actifs se souviennent de leurs visites dans leurs bureaux, et des précautions et avertissements dont on les inondait pour prévenir toute fuite d’information ? On raconte ainsi qu’un jour, Murray Feshbach essaya de mémoriser rapidement un court tableau de chiffres négligemment oublié sur le coin d’une table, ce qui conduisit à donner un fort avertissement au chercheur russe en cause [41]. Certains cherchaient à voir dans la hausse de la mortalité infantile, dont on ne connaissait qu’un début de tendance, un changement dans les méthodes d’enregistrement, quand d’autres y voyaient l’annonce de la fin d’un système. Tous avaient raison, d’une manière ou d’une autre. Mais la société soviétique restait à l’écart de ces innombrables discussions, et les spécialistes soviétiques qui connaissaient, en discutant entre eux, précisément cette tendance, ne pouvaient en aucun cas témoigner de leurs savoirs (Andreev & Ksenofontova, 1996).
72Le débat en Europe occidentale et aux États-Unis se focalisait sur l’interprétation d’une mise au secret qui intriguait et contribuait à ce que chacun cherche à découvrir entre les lignes les tendances passées, supposant que les spécialistes étaient au courant, mais de façon partielle. Ainsi, lorsque Roland Pressat rend compte de la publication, en 1984, peu avant que de nombreuses statistiques ne deviennent publiques avec l’ouverture engagée par la perestroïka [42], d’un ouvrage qui fait un bilan partiel des tendances démographiques, il souligne :
« Les données démographiques sur l’U.R.S.S. se font très rares. Nous avons dressé récemment un bilan de la rétention de plus en plus grande de l’information […]. L’Institut de recherche du CSU fait office de conseiller scientifique de cet Office ; il réunit des chercheurs ayant une longue familiarité avec un vaste ensemble de données statistiques de base, ce que leur permet leur position, mais ce dont ne peuvent se prévaloir les chercheurs d’autres institutions soviétiques, qui n’ont pas l’accès à certaines données. »
74De façon surprenante, il ne semble pas qu’il y ait eu de fuites importantes, et les rapports transmis aux plus hautes autorités, les statistiques fournies année par année renforçant l’image d’une catastrophe sanitaire et sociale, n’ont jamais filtré parmi le milieu, pourtant bien curieux, des démographes occidentaux. Ce mur du silence reste étonnant : l’archipel du goulag pouvait passer le mur de l’Union soviétique, la valeur du taux de mortalité infantile ou l’espérance de vie masculine à la naissance restaient secrets. Étonnant aussi, car la communication vers les « pays frères », durant les nombreuses rencontres entre statisticiens soviétiques et statisticiens tchécoslovaques, hongrois ou polonais, tout aussi inquiets d’une évolution qu’ils partageaient, ne fuitaient pas plus. Il serait à ce titre intéressant de mieux comprendre les relations entre les démographes de ces pays et les démographes soviétiques, les informations dont ils disposaient, ainsi que l’extension du secret dans les divers pays du bloc soviétique.
Un cadre socio-démographique où le politique crée divergence externe et convergence interne
75C’est donc dans ce cadre-là qu’on doit poser la question des transformations du système de santé, et surtout des raisons d’une telle division de l’Europe en matière de mortalité (et donc d’espérance de vie) dans les années 1970-1990. Cette dissociation entre Europe de l’Est et Europe de l’Ouest (au sens politique du terme) surgit vers le milieu des années 1960 pour devenir béante à partir du milieu des années 1970. On peut l’observer de façon particulièrement claire et simple en ce qui concerne la mortalité, mais tout aussi importante, même si plus complexe, en ce qui concerne les autres composantes démographiques : santé reproductive, fécondité ou mouvements migratoires. La chronologie suit étonnamment la chronologie politique, pour arriver à une sortie de ce que j’appellerai le piège soviétique (ou le piège du secret ?) (« soviet trap », « secrecy trap » par analogie au fameux « malthusian trap »).
76Pour le représenter, le mieux est d’utiliser le cadre proposé il y a déjà quelques années par Jacques Vallin et France Meslé, en termes de successions de trois transitions de santé (health transition) voire de trois révolutions de la santé. La transition épidémiologique (1740-1965 : figure 1) est marquée par une tendance à la hausse de l’espérance de vie à la naissance, suite, pour l’essentiel, à l’extension des succès de la lutte contre les maladies infectieuses. Cette hausse a ses pionniers et ses retardataires, conduisant à une période de divergence entre pays, puis une période de convergence. L’ensemble des espérances de vie des pays présentés dans ce graphique est donc inséré dans une enveloppe gonflée en son centre. Les pionniers arrivent à un sommet, un équilibre, que rejoignent plus ou moins rapidement les suiveurs. Il y a un processus d’intégration des innovations qui, du coup, est souvent plus rapide que le développement même des innovations. Cette première transition conduit à une période de stagnation durant laquelle la plupart des pays européens ont une espérance de vie resserrée dans un intervalle relativement étroit (il est quand même de 6 ans pour les femmes, mais rapporté aux différences d’espérance de vie entre hommes et femmes en 1950, ou encore entre groupes sociaux, il est faible).
La transition épidémiologique. Espérance de vie à la naissance de quelques pays, 1740-1965

La transition épidémiologique. Espérance de vie à la naissance de quelques pays, 1740-1965
77Vient alors la nouvelle transition (1950-2010), la transition cardio-vasculaire, puisque c’est la baisse de la mortalité suite à des accidents cardio-vasculaires qui contribue le plus à la baisse de la mortalité générale. Cette seconde phase se déroule apparemment sous un même schéma de pionniers et suiveurs. Et on pourrait voir là un modèle bien classique, si la coïncidence des transitions et des ruptures politiques ne donnait pas une coloration tout à fait particulière à ce qui se passe (figure 2).
La révolution cardio-vasculaire. Espérance de vie masculine à la naissance de quelques pays, 1950-2010

La révolution cardio-vasculaire. Espérance de vie masculine à la naissance de quelques pays, 1950-2010
78Reste à comprendre non pas tant les calendriers des transitions, mais leur vitesse, dans les pays de l’ancien bloc soviétique, depuis la disparition de ce bloc, conduisant à une convergence des situations. Ces calendriers sont représentés sur la figure 3 : la courbe longue représente la limite supérieure de l’enveloppe de la transition cardio-vasculaire. Son rythme est celui du développement de nouvelles techniques, de nouvelles pratiques, des systèmes médicaux, de prévention, de mode de vie, qui ont permis cette croissance de l’espérance de vie (il est vrai moins importante, mais plus rapide que celle qui s’est déroulée lors de la transition épidémiologique). Les autres courbes représentent les évolutions de l’espérance de vie de certains pays, en prenant comme année zéro l’année où elle se remet à croître de façon nette. On voit que le processus d’intégration de ces nouvelles conditions, permettant une baisse de la mortalité, est bien plus rapide que le processus d’innovation qui le précéda de nombreuses années et permit alors la hausse régulière de l’espérance de vie dans les pays d’Europe occidentale. On voit, cependant, qu’il varie beaucoup en fonction des pays. Un pays comme l’Estonie connaît une transition extrêmement rapide, alors que la Lituanie semble rester en partie prisonnière du passé soviétique avec la persistance de fluctuations dont elle semble enfin sortie. La Russie prend tardivement, comme l’Ukraine, ce chemin.
Espérance de vie féminine à la naissance de quelques pays, en prenant comme temps zéro l’année où elle se remet à croître avec constance

Espérance de vie féminine à la naissance de quelques pays, en prenant comme temps zéro l’année où elle se remet à croître avec constance
Conclusion
79Selon les études les plus récentes :
« […] The recent decline in Russian mortality can be attributed to a combination of factors, including changes in behavior (decreases in alcohol consumption, improvements in diet), the implementation of health policies (use of drugs to lower blood pressure, increased access to and use of high-tech medical and surgical interventions), and improvements in economic conditions. Even if some of these factors have had only a temporary effect, the decline may be more sustainable than the two previous downward trends. It is likely that contemporary Russia is now in the initial stage of the cardiovascular revolution and could be on a path to a new mortality regime. »
81Les facteurs soulignés dans ces études sont essentiellement extérieurs et n’expliquent que partiellement l’échec antérieur. Ils font référence à des comportements privés (consommation d’alcool, alimentation), d’une part, et, de l’autre, au développement de matériel technique progressivement acquis dans les pays ayant connu cette transition à partir du début des années 1960.
82En portant notre attention sur la circulation de l’information, nous ajoutons un autre facteur possible : l’absence d’information circulant vers le public, et une information très parcellaire circulant à l’intérieur du monde politique, scientifique et des experts. L’absence de prise de conscience dans le monde politique de l’ampleur et des origines d’une situation catastrophique est provoquée par la parcellisation des connaissances, empêchant d’en comprendre les facteurs généraux, et par conséquent ne mettant pas la prévention du cardio-vasculaire au cœur des politiques de santé. Le souci de valoriser par la propagande les succès de l’URSS n’a fait que renforcer la volonté de cacher, et par suite, d’ignorer, les processus en cours. La population reste donc peu sensible aux déterminants de la mortalité (et ne prête par exemple guère attention à la relation entre alcoolisme et mortalité, ou encore ne provoque pas une demande en prévention des maladies cardio-vasculaires, dont l’importance comme cause d’une mortalité élevée n’est pas évoquée dans la presse).
83Sans doute, nous ne démontrons pas jusqu’au bout cette hypothèse. Si la chronologie de la reprise en est partiellement la preuve, avec l’ouverture progressive d’un débat au sein du monde scientifique puis du public à partir de la fin des années 1980, qui rend progressivement le monde politique plus sensible à cette question, il serait nécessaire, pour mieux le démontrer, d’approfondir les différences temporelles entre les divers pays qui faisaient partie de l’aire d’influence soviétique, en articulant l’ampleur de la crise de mortalité, les différentes pratiques du secret (en particulier au sein du monde politique et scientifique) et les politiques mises en œuvre après la chute de l’URSS.
84Nous émettons cette hypothèse du caractère déterminant de la combinaison entre segmentation des connaissances au sein d’une sphère dirigeante et scientifique et absence de débat public pour comprendre l’échec en matière de santé publique, car on touche ici aux pratiques sociales, dont les modifications sont étroitement liées à des débats publics. De fait, différents travaux récents offrent peu à peu une mise en perspective de ces relations, des places respectives des diverses formes de circulation et de communication dans le développement social et politique [44].
85Au-delà de cette hypothèse, ce travail démontre que le développement d’une politique du secret en matière statistique bien au-delà du stalinisme a conduit à une segmentation extrême du champ de la connaissance scientifique, ou tout au moins à une connaissance faite de non-dits, ne pouvant être discutée avec suffisamment de précision. La préoccupation des statisticiens confrontés à la hausse de la mortalité est évidente, mais ils ne disposent pas d’un espace de libre expression qui leur permettrait, en en discutant de façon publique et contradictoire les origines, d’ouvrir le monde politique à l’ampleur de la crise. Ici, c’est bien la combinaison entre une information tronquée vers le public et segmentée au sein de la sphère scientifique qui conduit à rendre caduque toute tentative d’agir sur cette crise. L’effet des campagnes de propagande, ciblées essentiellement sur l’alcool, ne peut être bien important, d’autant qu’il ne fait que réduire à un aspect une situation bien plus complexe.
86Il serait nécessaire cependant de poursuivre cette investigation concernant le secret en travaillant sur des sources d’autres institutions et ministères ou du parti communiste, pour approfondir la relation entre les diverses sphères scientifiques, de l’administration et du politique, tout en la confrontant à d’autres formes de contrôle et de rétention d’information durant ces mêmes années, dans des États où la sphère publique serait plus large qu’en URSS ou que dans les pays d’Europe centrale et orientale.
87Quelques extraits de l’« Instruction destinée aux personnes ayant accès aux documents ultra-secrets, très secrets et secrets [45], au sein de la Direction de la statistique d’URSS et dans les organes statistiques des républiques, territoires, régions et villes [46] »
88Le 30 décembre 1961
89Partie I – Généralités
901. La présente instruction a été constituée sur la base de « l’instruction pour conserver les secrets d’État dans les administrations et entreprises d’URSS » approuvée par le KGB auprès du Conseil des ministres d’URSS, le 29 juillet 1959, suite au décret du Conseil des ministres d’URSS du 9 février 1959, n° 126-52.
912. […]
923. Cette instruction traite de l’enregistrement, la conservation et la communication des documents ultra-secrets, très secrets et secrets.
934. La préparation et la mise en œuvre des mesures de conservation du secret d’État concernant le travail, l’enregistrement et le traitement (réception, enregistrement, diffusion, impression et multiplication, destruction) des documents secrets, ainsi que le contrôle de l’exécution des exigences de cette instruction est du ressort du 1er département (1er secteur).
945. […]
95Partie II – Obligations des personnes ayant accès aux documents secrets
966. Toute personne ayant accès pour son travail aux documents secrets ne peut prendre connaissance et travailler qu’avec les documents qui ont rapport à l’exécution de ses obligations de service.
977. L’exécutant ne reçoit les documents secrets et les dossiers que par l’intermédiaire du 1er département ou de son chargé de pouvoir.
98Dans certains cas l’exécutant a le droit de transmettre les documents secrets au chef de sa direction, département ou secteur, ou à son adjoint, ainsi que, pour nécessité de service, pour utilisation temporaire, à d’autres employés de ce secteur, ayant droit à avoir accès à de tels documents, sans passer par le 1er département, avec signature de l’inventaire interne de la valise spéciale ou de la serviette spéciale.
99Dans ce cas l’exécutant doit recevoir en retour les documents transmis avec signature de l’inventaire interne de l’exécutant qui rend les documents, et à nouveau signer lui-même l’inventaire interne.
1008. Les personnes habilitées à accéder aux documents secrets doivent :
101a) Définir avec exactitude le degré de secret des documents, à partir de la « Liste des informations, constituant le secret d’État et des autres informations, devant être secrètes au sein du système de la CSU de l’URSS », ne pas évoquer dans des documents publics des informations secrètes et des documents secrets qui ne contiennent pas de telles informations ;
102b) ne pas autoriser des copies superflues de documents secrets ;
103c) sur demande des employés du 1er département, présenter tous les documents secrets pour contrôle ;
104d) rendre au 1er département en temps voulu, les documents secrets, dont on n’a plus l’emploi ;
105e) ne pas conserver durant le temps de travail des documents secrets au vu d’autres personnes, même si ceux-ci ont accès à de tels travaux et documents, mais n’ayant pas une relation directe avec eux ;
106f) à la fin du travail ou lors d’un départ prolongé de la pièce, transmettre pour conservation au 1er département sous signature les documents secrets, les dossiers de travail, les cartables et serviettes spéciaux contenant des documents secrets ;
107Dans le cas d’une sortie brève de la pièce de travail, à l’appel du directeur du département ou du secteur ou pour d’autres affaires, l’exécutant doit laisser les documents secrets scellés dans une table fermée sous la surveillance d’un autre exécutant, ayant accès à de tels travaux et documents.
108Dans des cas exceptionnels et avec l’accord du directeur de l’organe statistique ou du chef du 1er département, il est possible de conserver les seuls documents secrets dans les coffres personnels de l’exécutant.
109À la fin du travail, les coffres doivent être fermés et scellés ;
110g) sévèrement préserver le secret durant le travail, prévenir les actions et autres faits d’autres personnes, qui pourraient conduire à la divulgation d’informations secrètes et informer de tels actes le 1er département ;
111h) en cas de perte des documents secrets informer sans attendre le 1er département :
112i) au moment d’un départ en congé ou en mission, rendre compte auprès du 1er département de tous les documents secrets mentionnés ;
113j) bien connaître et exécuter rigoureusement toutes les règles d’enregistrement et de conservation des documents, évoqués dans ces instructions, et des autres documents, pour conserver les secrets d’État ;
114h) ne pas prendre et transmettre de documents secrets sans signatures ; lors de la réception de documents secrets les indiquer dans un inventaire interne spécialement constitué dans ce but et vérifier systématiquement la présence et condition de la conservation des documents :
115i) présenter sur demande du chef du 1er département de façon orale ou écrite les éclaircissements quant à la non-exécution de l’enregistrement, la conservation et la communication de documents secrets, ainsi que la perte de tels documents ;
116j) copier des documents secrets exclusivement dans des blocs-notes spéciaux, des cahiers de travail et des feuilles de papier décomptés préalablement par le 1er département.
117[…]
118Lors de la réception d’un cahier de travail, l’exécutant doit préciser son niveau de secret et l’indiquer en fonction du caractère des notes qu’il prendra.
1199. Il est interdit aux personnes ayant accès aux documents secrets de :
120a) rendre visite à des représentations étrangères (Ambassades, missions, consulats) ; être en relation directement ou par des intermédiaires avec des étrangers.
121Remarque : les personnes qui, selon la nature du travail ou suite à instruction, doivent être mises en relation avec des ressortissants d’États étrangers, sont soumises aux décrets du Soviet suprême d’URSS, du Conseil des ministres d’URSS et à des instructions spécifiques ;
122b) évoquer sans nécessité les informations secrètes et faire référence à l’urgence et l’importance de l’exécution d’instructions, dans des lettres envoyées à d’autres administrations ;
123c) utiliser des informations secrètes dans des articles, communications et déclarations ouvertes ;
124e) communiquer à qui que ce soit (dont les parents) oralement ou de façon écrite les données secrètes et sur la nature du travail effectué ;
125f) copier toute sorte d’information secrète, de schémas [S’emki], de dessins, d’estimations et d’autres informations dans ses bloc-notes personnels ou sur des feuilles de papier non décomptés, ainsi que conserver des documents non secrets en la même place que les documents secrets ;
126g) avoir des conversations par téléphone, à la radio, par télégraphe, sur des questions secrètes, ainsi qu’enregistrer sur magnétophone des propos évoquant de telles questions ;
127Remarque : la transmission d’informations secrètes par téléphone, via les liaisons gouvernementales se fait en conformité avec les règles d’utilisation de ces moyens de communication ;
128h) exécuter des travaux secrets à domicile, sortir des organes statistiques des documents secrets sans autorisation particulière des responsables des organes statistiques ou du chef du Premier département ; conserver par soi-même de tels documents en mission ;
129i) copier des documents secrets, transmettre des documents secrets à d’autres administrations, directions, départements ou secteurs des organes de statistiques, extraire de dossiers secrets des documents ou transférer d’un dossier à l’autre, sans autorisation du Premier département ;
130j) détruire sans passer par le 1er département des manuscrits secrets ou des documents secrets imprimés superflus ;
131k) établir des notes de synthèse, faire des calculs et porter des écrits supplémentaires sur des documents secrets entrants ou des copies d’envoi ;
132l) relier des dossiers secrets de documents non mis en œuvre ;
133m) laisser au moment de sortir non sous clé, et à la fin du travail des coffres (armoires métalliques) non scellés avec des documents secrets ;
134n) laisser au moment de sortir dans les bureaux ou les armoires des serviettes et valises spéciales avec des documents secrets ;
135Partie III - Définition du niveau de secret
13610. Les documents sont divisés en degrés de secret selon les catégories suivantes :
137a) ultra-secret (soveršenno sekretno osoboj važnosti) ;
138b) très secret (soveršenno sekretno) ;
139c) secret (sekretno) ;
140et sont marqués selon ces catégories.
141L’utilisation d’autres estampilles de secret est interdite.
14211. Les documents, contenant des informations constituant un secret d’État (dont la communication peut porter préjudice à l’État) doivent porter l’estampille « ultra-secret » ou « très-secret »
143Les documents, comportant des informations secrètes, prévues dans la liste approuvée par le directeur de la direction de la statistique de l’URSS doivent porter l’estampille « secret ».
144[…]
145Partie VII (page 21). Réunion sur des questions secrètes
14671. Les réunions sur des questions secrètes ne peuvent se tenir que si elles sont connues de la direction de la Direction de la statistique d’URSS, ou bien des chefs de directions et départements et des chefs d’organes statistiques.
147Les chefs de directions, de départements, de secteurs doivent informer le Premier département en temps utile de la tenue de telles réunions.
14872. La participation à de telles réunions n’est autorisée qu’à des personnes ayant accès selon le cas aux documents ultra-secrets, très secrets et secrets. Les représentants d’autres administrations, non inscrits sur la liste d’accessibilité du 1er département n’ont pas accès aux réunions.
149Les participants aux réunions ne sont présents que pour les questions auxquelles ils ont été invités.
150[…]
Notes
-
[1]
Archives nationales de Russie de l’économie – RGAÈ (1971). Les références précises sont indiquées dans la partie Sources, p. 168-169.
-
[2]
Statističeskij vremennik.
-
[3]
Par exemple, « Svedeniâ o čisle umerših […] raspedelennyh po veroipovedeniâm za 1867 god » [Données sur le nombre de décès… selon la confession, 1867] in CSK MVD Rossijskoj Imperii (1875), p. 63-211.
-
[4]
CSK MVD Rossijskoj Imperii (1894). Lire Andreev, Bogoâvlenskij & Stikli, 2011.
-
[5]
Voir infra quelques références aux discussions engagées.
-
[6]
Le développement de la statistique par les États fait l’objet d’une très large littérature. Rappelons en particulier l’ouvrage fondamental d’Alain Desrosières (1993).
-
[7]
Une très large littérature porte désormais sur cette question. Notons, parmi les travaux anciens, Blum, 1989 ; Blum, 1992. Une très bonne synthèse récente est : Vallin & Meslé (2004). Nous l’évoquons plus longuement ci-dessous.
-
[8]
Sur la relation entre l’approche techniciste de la médecine et les succès de la lutte contre la mortalité juste après la seconde guerre mondiale, lire Alain Blum, 1994.
-
[9]
Procès-verbal du Politburo n° 128, alinéa 10, 16 janvier 193, RGASPI 17/3/1933 (voir aussi Alain Blum et Martine Mespoulet, op. cit., p. 114).
-
[10]
Ibidem.
-
[11]
Il faudrait ajouter tout ce qui concerne la transmission par voie terrestre de documents secrets : Zakharova, 2013.
-
[12]
L’institution de la censure est désormais bien étudiée. Voir en particulier Gorâeva, 2002 ; Zelenov, 2000 ; Blûm, 1994, 2000 ; « Cenzura i tekst ».
-
[13]
Parmi les premières publications ayant largement évoqué la censure, celles qui ont contribué à révéler des manuscrits d’écrivains enfermés dans les archives du KGB : Chentalinsky, 1993.
-
[14]
GARF (Gosudarsvennyj arhiv Rossijskoj Federacii [Archives nationales de la Fédération de Russie]) 9425/1/1051 (1960), « Perečen’ svedenij, zapreŝennyh k opublikovaniû v otkrytoj pečati, peredačah po radio i televidenû », secret, Moscou, 1960.
-
[15]
« Perečen’ svedenij, sostavlâûŝih tajnu i ne podležaŝih rasprostraneniû v celâh ohraneniâ politiko-èkonomičeskih interesov SSSR », 1926.
-
[16]
Selon Žirkov, 2001. D’autres listes ont été publiées auparavant, avant que n’existe la Glavlit, par diverses institutions : (Klepikov, 2006).
-
[17]
« Perečen’ svedenij… », 1960 (voir note 14).
-
[18]
Sur les urbanistes et architectes, cf. Le Bourhis, 2015, p. 102-103.
-
[19]
Selon des témoignages que j’ai reçus, non vérifiés.
-
[20]
Il s’agit d’une sorte d’enclave du KGB au sein de chaque institution, qui est responsable des questions du secret, de sa préservation, qui donne les autorisations d’accès, mais aussi examine les candidatures de ceux qui souhaitent travailler dans les diverses institutions.
-
[21]
Sekretno-šifroval’nyj otdel ou SŠO, jusqu’en 1957.
-
[22]
Les règles de fonctionnement du 1er département sont décrites de façon très précise dans RGAÈ, 1974a.
-
[23]
Par exemple, arrêté n° 118 du 17 février 1953, RGAÈ, 1562/33/1168/8-12 (RGAÈ, 1953).
-
[24]
RGAÈ, 2014, p. 6.
-
[25]
Ibidem. Il est envoyé aux président et vice-présidents du Conseil des ministres d’URSS, aux divers secrétaires du comité central du parti, aux dirigeants du Gosplan (comité au plan), du Gosnab (comité à l’approvisionnement) et du Gostehnik (comité à la science et technique) d’URSS ainsi qu’aux ministres des Finances et du Contrôle d’État d’URSS.
-
[26]
Cf. par exemple RGAÈ, 1562/336/ divers dossiers, ainsi que RGAÈ, 1980. Le recensement de 1979 n’est publié qu’en un seul tome : CSU SSSR, 1984. Il faut attendre 1990 pour qu’une édition en 10 tomes voie le jour (Goskomstat, 1990).
-
[27]
Tous ces rapports sont contenus dans le dossier RGAÈ 1562/34/167.
-
[28]
Selon des témoignages recueillis par l’auteur de cet article, entre janvier et septembre 2015, auprès d’Evgenij Andreev et Serge Zakharov, tous deux démographes. Le premier travaillait alors à l’Institut de recherche de la direction de la statistique soviétique, et le second à l’Institut de sociologie de l’Académie des sciences d’URSS. Je les remercie de m’avoir accordé plusieurs entretiens sur leur expérience durant la période soviétique.
-
[29]
Campagne faisant suite au décret du Soviet suprême d’URSS du 7 avril 1948, « ob ugolovnoj otvetstvennosti za izgotovlenie i prodažu samogona » [sur la responsabilité pénale pour préparation et vente d’alcool domestique].
-
[30]
Suite à la « lettre du CC du PCUS » du 4 avril 1958 « ob usilenii bor’by s p’ânstvom i samogonovareniem, postaviv zadaču rešitel’noj bor’by s nimi vsemi sredstvami i sposobami » [sur le renforcement de la lutte contre l’ivrognerie et la distillation domestique, ayant pour objectif de mener une lutte décisive contre cela, par tous les moyens].
-
[31]
GARF 9474/16/684/1-19 « Spravka o sostoânii sudimosti i merah bor’by s samogonovareniem » [Note de synthèse sur la situation judiciaire et les mesures de lutte contre la distillation domestique].
-
[32]
Favarel-Garrigues, 2007. Son objet d’étude est la lutte contre la criminalité économique mais ses conclusions s’appliquent parfaitement à la lutte contre l’alcoolisme ou à d’autres questions sociales.
-
[33]
Décret du présidium du Soviet suprême n° 3147-VI du 12/12/1964 « O sostoânii prestuprosti i sudimosti v 1963 godu i pervom polugodii 1964 goda i merah po dal’nejšemu usileniû bor’by s perstupnost’û » [Sur l’état de la criminalité et des condamnations en 1963 et durant le premier semestre de 1964 et sur les mesures à mettre en œuvre pour poursuivre la lutte contre la criminalité].
-
[34]
RGAÈ, 1966. Voir aussi l’arrêté 17-36 de la CSU en date du 3 août 1965 sur la production de cette statistique.
-
[35]
Sur les tribunaux de camarades, voir Gorlizki, 1998.
-
[36]
Entretien avec Evgenij Andreev, juillet 2015 (cf. note 28).
-
[37]
O merah po usileniû bor’by protiv p’ânstva i alkogolizma.
-
[38]
Lečebno-trudovye profilaktorii. Voir le décret d’application émis par le ministère de la Santé : http://lawru.info/dok/1972/06/19/n1188822.htm consulté le 14/03/2018).
-
[39]
En particulier, parmi les premiers travaux approfondis : Nemcov, 1997, p. 113-16.
-
[40]
RGAÈ, 1974b, envoyé au Conseil des ministres d’URSS et au comité central du parti.
-
[41]
Sources personnelles : entretien avec des témoins de cette rencontre. Je ne peux donc certifier que cette anecdote correspond exactement à ce qui s’est passé… Mais elle est tout à fait vraisemblable.
-
[42]
Sur la mortalité, voir Blum & Pressat, 1987.
-
[43]
Roland Pressat fait référence à Anatolij Višnevskij et Andrej Volkov, auteurs de l’ouvrage Vosproizvodstvo naseleniâ SSSR [La reproduction de la population de l’URSS] (Višnevskij et Volkov, 1983). Le second faisait bien partie alors de l’institut de recherche de la CSU (NIICSU). Cette phrase de l’article de Pressat fait penser qu’il avait reçu quelques informations lui permettant une analyse plus précise que ne l’aurait permis la simple connaissance des données.
-
[44]
Parmi ceux-ci soulignons en effet les travaux d’Eric Le Bourhis et Larissa Zakharova, cités plus haut dans cet article.
-
[45]
Littéralement – documents secrets d’importance toute particulière, tout à fait secrets et secrets.
-
[46]
RGAÈ, 1961. Voir aussi les instructions sur la même question, publiées en 1957 : RGAÈ, 1957.