1 Le degré d’avancement, de maturité, reconnu à la discipline économique est aujourd’hui, plus que jamais peut-être, en étroite dépendance de sa capacité d’utiliser les mathématiques dans la formulation et la résolution des problèmes qu’elle se pose. L’ambition asymptotique de tout économiste, ambition avouée ou non, n’est-elle pas l’élaboration d’un modèle mathématique permettant de prévoir et de dominer, à une approximation aussi grande que possible, une classe de phénomènes aussi large que possibles ? La science économique se veut, de plus en plus, une théorie mathématique des phénomènes économiques [1]. Aussi, pour certains esprits, l’économie peut apparaître comme la plus mûre, la plus avancée, des sciences humaines et sociales. Mais, paradoxalement peut-être, au-delà d’une très forte assurance et d’une institutionnalisation forte, les recherches en économie traversent une crise de renouvellement. Le fond social sur lequel nous vivons s’ébranle et se modifie profondément. Sous l’action des réalités quotidiennes, les vérités qui semblaient les mieux assises ont été remises en question. L’économie est sommée de répondre aux grandes questions de notre temps (chômage croissant, globalisation, mise en question de nos modèles sociaux, question du développement, enjeux environnementaux…) et parfois elle peine à offrir des réponses, elle qui a tendance à raisonner dans un monde virtuel dont le temps historique, le changement irréversible est régulièrement exclu. Mais, à quoi bon le discours s’il est incapable d’exprimer les vérités économiques, si celles-ci changent perpétuellement. L’économie toute entière, forte de ses succès pratiques, ne serait-elle pas alors une erreur qui a réussi, une falsification continuelle du réel ? D’un autre côté, n’est-ce pas là le propre de la connaissance scientifique ?
2 Ce numéro spécial de la Revue d’Économie Politique est le fruit du Congrès de l’AFSE 2016 organisé par la Bureau d’Économie Théorique et Appliquée (BETA) au sein de l’Université de Lorraine. Il regroupe une sélection de contributions portant toutes, au moins de manière implicite, sur les interactions entre le modèle mathématique et son lien avec la compréhension et l’explication des réalités économiques et sociales, tant d’un point de vue micro que macroéconomique. Une telle panoplie d’articles offre, à nos yeux, un regard sélectif, mais éclairé sur le développement des travaux actuels en sciences économiques. Nous suggérons au lecteur de conserver ce cadre de pensée en arrière-plan de sa propre lecture de ce numéro de la Revue d’Économie Politique, aussi pour une meilleure prise en compte des divers phénomènes mis en lumière dans les contributions prises une à une.
3 Le premier article, celui de Schubert, synthétise les principaux développements de la leçon que l’auteur a délivrée lors du 65ème Congrès de l’AFSE en tant que Présidente de l’association. Cette leçon portait sur la question qui peut-être constitue le plus important chalenge de notre société : la transition énergétique pour stopper la vertigineuse augmentation de la température sur terre. Plus précisément, l’article se focalise sur la question du recours au gaz de schiste comme élément du mixte énergétique nécessaire de manière transitoire avant le passage définitif aux énergies propres (passage qui nécessite du temps et des investissements importants). Considérant que le gaz de schiste est associé à un dommage local, l’argumentation porte sur le trade-off entre dommage local (dû à la fracturation) et dommage général (le climat). L’auteur étudie deux hypothèses, celle d’un dommage local limité et celle d’un dommage local important, et montre l’incidence de ces deux hypothèses sur l’ordre des phases de la transition (charbon / charbon et gaz / solaire) et sur la date de basculement vers les énergies propres. Enfin, l’auteur étudie l’impact d’un moratoire portant sur la production de gaz de schiste selon le niveau de dommage local : avec un dommage local élevé, la date de basculement vers l’énergie propre serait retardée, avec un dommage local faible et sous certaines conditions, la durée jusqu’au basculement pourrait être raccourcie.
4 L’article de Matei consiste en une analyse macro-économétrique du lien entre croissance et consommation d’énergie dans une trentaine de pays de l’OCDE, en recourant à des outils récents de l’économétrie de panel. Une de ses originalités est de distinguer les énergies fossiles des énergies renouvelables. Si l’analyse confirme, en prolongement d’autres recherches dans ce domaine, le lien positif dans les deux sens entre croissance et consommation d’énergie sur le long terme, elle montre également qu’une investigation sur le court terme est plus instructive, original et moins partagé par la littérature. En effet, à court terme la croissance jouerait négativement sur la consommation d’énergies renouvelables (au moins pour l’un des trois panels de pays testé dans cette recherche), à la différence de la consommation d’énergies non-renouvelables. Ce résultat amène l’auteur à évoquer différentes propositions de politique économique spécifiques à l’énergie renouvelable, notamment au regard de la substitution à long terme, mais pas à court terme, entre les deux sources.
5 Bianco analyse l’impact à long terme d’une politique d’environnement sur la croissance économique, la pollution et le bien-être. Sa démarche est, pour l’essentiel, théorique. Elle s’inspire des modèles de croissance endogène à la Romer et se situe explicitement en prolongement d’une publication de Gancia et Zilibotti dans le Handbook of Economic Growth. L’originalité de l’analyse réside dans la prise en considération de la variable pollution dans l’exercice de modélisation. L’article contribue, à sa manière, à consolider ce que la littérature qualifie désormais d’hypothèse de Porter, en référence à la publication de Michael E. Porter et de Claas van der Linde dans le Journal of Economic Perspectives.
6 Laourari et Gasmi proposent une contribution d’économie appliquée. Leur article vise à tester si l’économie algérienne a souffert ou non du syndrome hollandais (Dutch desease). Il s’agit d’un phénomène économique bien connu reliant l’exploitation de ressources naturelles au déclin de l’industrie manufacturière. Il est inspiré du cas des Pays-Bas des années 1960. L’analyse des auteurs concerne la période 1960-2016. Elle met en lumière deux implications majeures du phénomène, l’effet des dépenses d’une part, celui du mouvement des ressources d’autre part. L’originalité de l’approche réside dans sa dimension méthodologique.
7 L’article de Haupert présente l’impact de la cliométrie en économie et en histoire. Littéralement mesure de l’histoire, la cliométrie symbolise la projection quantitative des sciences sociales dans le passé. Elle mobilise des archives historiques, des modèles théoriques mathématisés et les méthodes d’économie quantitative en général. La cliométrie a pour ambition de discriminer entre des théories alternatives et, ce faisant, de discuter la multiplicité des représentations erronées de l’histoire économique (mythes, falsifications, déformations, négations ou omissions). Elle vise à éclairer la politique économique et sociale passée, présente et future, d’une part en insistant sur la dépendance au passé des réalités économiques et sociales, d’autre part en cherchant à transformer la vision moderne sur un débat historique majeur : les déterminants de la croissance économique d’hier, d’aujourd’hui et de demain. L’attribution du Prix Nobel d’économie à Robert Fogel et Douglass North, en 1993, pour avoir renouvelé la recherche en histoire économique par l’application de la théorie économique et des méthodes quantitatives aux changements économiques et institutionnels a indiscutablement consacré l’avènement de la discipline. La tenue, en juillet 2017, du 8ème Congrès mondial de Cliométrie est un autre exemple significatif d’une recherche tout à la fois innovante, dynamique et néanmoins ancrée dans une longue tradition.
8 La contribution de Jaoul-Grammare et de Perrin est motivée par deux points essentiels : le manque d’investigation empirique autour de la théorie de la croissance unifiée (Galor et Weil [1999, 2000]) et l’absence récurrente de prise en considération des inégalités de genre tant au plan éducatif que sur le marché du travail dans les diverses études empiriques. A partir des hypothèses formulées dans la théorie de la croissance unifiée, les auteures estiment un modèle VAR non structurel sur la période 1962-2008. Ce modèle prend en compte la fécondité, le PIB par tête, le niveau d’éducation, la participation au marché du travail et les salaires. Leurs résultats confirment une partie de la littérature notamment l’importance des différences de genre dans le développement économique et démographique. L’analyse montre en particulier que les salaires relatifs s’ajustent de manière endogène au niveau d’éducation des filles et à la fécondité.
9 L’article de Chaupain-Guillot et Guillot propose une analyse empirique des déterminants de l’absentéisme au travail pour cause de maladie. Ce travail de micro-économétrie se focalise sur une question importante d’économie publique : dans quelle mesure les paramètres des systèmes d’assurance maladie jouent-ils sur le comportement d’absentéisme ? Pour y répondre, les auteurs recourent à une analyse comparative à partir de données individuelles provenant de vingt-huit pays européens. En recourant à des régressions logistiques multiniveaux (les pays représentant le niveau supérieur), les auteurs testent l’incidence éventuelle de cinq paramètres constitutifs des différents systèmes nationaux d’assurance maladie : l’obligation de fournir un certificat médical, la durée de carence, la durée minimale d’assurance, la durée d’indemnisation et le taux d’indemnisation. Par des analyses très fouillées, les auteurs montrent deux résultats intéressants : d’une part, toutes choses égales d’ailleurs, il subsiste bien une variance dans la probabilité de s’absenter pour raison de santé selon les pays ; d’autre part, les paramètres de systèmes d’assurance ont un impact plutôt négligeable, à l’exception cependant de la modalité selon laquelle les employeurs ont obligation de maintenir le niveau salariale du salarié. Dans ce cas, la probabilité d’absentéisme est significativement supérieure.
10 L’originalité de l’article théorique de Bureau réside dans la formulation d’un modèle de financement des infrastructures urbaines (principalement de transport). L’auteur discute les deux options généralement avancées pour le financement indirect des investissements publics qui produisent des externalités positives : la taxation foncière des terrains qui prennent de la valeur à proximité des infrastructures et la génération de revenus associés au développement de nouvelles activités induites par les investissements en biens publics. La taxe foncière peut ne pas être adéquate lorsque sa base comprend la valeur des bâtiments et que la capitalisation des avantages des services publics ne se fait pas dans la rente foncière. Mais l’auteur montre que la deuxième approche n’est généralement pas pertinente car elle créerait encore plus de distorsions. La fourniture, et donc le financement, des services publics locaux doit être pensé en fonction de leurs conséquences sur un territoire. Les services publics devraient alors être fournis dans le but de générer de la valeur sociale plutôt que des revenus supplémentaires et le choix des instruments de financement être dérivé des objectifs de la politique publique.
11 La contribution de Mayol traite également d’une question d’économie publique selon une approche micro-économétrique. Elle porte sur l’incidence de la structure tarifaire de l’eau potable sur la consommation de cette dernière. L’objet est de comparer un tarif linéaire à un tarif non linéaire, fonction du niveau de consommation et, accessoirement, du statut social du ménage. Grâce à une situation d’expérimentation naturelle provoquée par un décalage temporaire, selon le type de logement, dans la mise en œuvre de la réforme du tarif municipal de la ville du Havre, l’auteur propose une estimation en double différence. Cette estimation montre principalement que les petits consommateurs, qui ont bénéficié d’un tarif réduit pour les premiers cubages, ont accru leur consommation, à la différence des autres consommateurs. Elle montre également que l’objectif central de la réforme, à savoir l’économie d’eau, a atteint son objectif dans la mesure où, selon l’estimation de l’auteur, la consommation se serait réduite de 10 % du fait de cette réforme tarifaire.
Notes
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[1]
Et de plus en plus sociaux, au point qu’on pourrait la qualifier de « physique sociale », expression du belge Quételet, 1836, à laquelle Comte substituera celle de sociologie dans la 47ième leçon des Cours de philosophie positive (1830-1842).