1 après avoir subi la crise économique des années 1990, l’Allemagne est parvenue à se rétablir en opérant une mue structurelle de son marché du travail. Ayant compressé fortement ses coûts salariaux, le pays ne paye-t-il pas aujourd’hui au prix fort, celui d’inégalités et de tensions inédites, une telle stratégie ? Ou conserve-t-il la capacité, tant vantée autrefois, à articuler performances économiques, harmonie sociale et tendances égalitaristes ? En une période où le nombre de conflits du travail s’inscrit sur une pente déclinante [1], que nous apprend la dynamique des luttes que l’on observe aujourd’hui dans le monde productif ? Rappelons qu’en Allemagne la grève est une forme d’action collective à laquelle seuls les syndicats, qui représentent les intérêts des salariés en dehors de l’entreprise, peuvent avoir recours lorsqu’une négociation n’a pas permis d’aboutir à un accord satisfaisant. Pour qu’une grève ait lieu, il faut par ailleurs que 75 % au moins des salariés syndiqués aient voté en faveur de son déclenchement, de même qu’il faut au moins que 25 % d’entre eux considèrent l’issue du conflit comme satisfaisante pour que la reprise du travail soit officiellement décidée.
2 Dans ce cadre juridique, comment les conflits du travail ont-ils évolué depuis l’Unification ? Leur dynamique s’est-elle transformée avec les réformes d’ampleur menées durant ces dernières décennies ? Pour répondre à ces questions, nous ferons l’hypothèse que des mutations qualitatives bousculent les relations entre employeurs et syndicats de salariés. En plus des transformations du tissu productif et du marché de l’emploi [2], deux éléments doivent être pris en considération : tout d’abord, les nouvelles stratégies de gestion des ressources humaines utilisées dans un contexte de globalisation, qui se traduisent par une individualisation et une psychologisation des relations au travail ; ensuite, l’émergence de forces catégorielles qui viennent contrarier la tendance de certains syndicats à se regrouper pour gagner en force et en visibilité [3] et qui, ce faisant, contribuent à l’émiettement du paysage syndical et à la transformation des luttes sociales.
3 Avant d’entrer dans le détail de ces évolutions, nous allons évoquer les trajectoires historiques d’institutionnalisation des conflits en Allemagne ainsi que les recompositions récentes des politiques de l’emploi, dont nous supposons qu’elles ont un effet décisif sur les régulations et les segmentations sociales. Nous nous pencherons ensuite sur deux cas qui nous paraissent symptomatiques des évolutions actuelles : celui des cheminots, segment professionnel dominé par des ouvriers qualifiés bien intégrés aux systèmes de relations professionnelles et de protection sociale (des insiders en somme), et celui d’Amazon, où la flexibilité et la précarité des salariés (des outsiders en l’occurrence) sont érigées en normes de gestion. Afin d’inscrire cette double focalisation dans un tableau d’ensemble, nous proposerons un diagnostic général sur les évolutions des arrêts de travail en Allemagne depuis ces quatre dernières décennies. Nos réflexions liminaires sur les évolutions de la politique de l’emploi permettront de mieux comprendre combien les cas étudiés illustrent les changements dont les statistiques des conflits du travail suggèrent l’importance. En conclusion, nous tirerons les leçons de nos constats et analyses et suggèrerons une interprétation des mutations en cours dont la conflictualité du travail reflète le sens et la profondeur.
Régulations et politiques du travail : des racines historiques aux recompositions actuelles
4 Dès le XIXe siècle, un premier principe de traitement des conflits du travail s’impose en Allemagne : celui des négociations collectives, d’abord localisées et limitées à des métiers, puis progressivement étendues à des zones géographiques et à des branches d’activités plus larges [4]. La stabilisation des coûts salariaux et du revenu ainsi que la ritualisation et l’organisation des conflits sociaux sont les principaux moteurs de cette dynamique. Les Betriebsräte, instances élues par le personnel et l’une des rares concessions du gouvernement dominé par le Parti social-démocrate (SPD) aux révolutionnaires de 1919 et 1920 [5], ont la charge, au sein de l’entreprise, de coopérer avec les employeurs conformément au principe de cogestion (Mitbestimmung).
5 Après 1945, le rétablissement des conventions collectives sous le principe de l’autonomie tarifaire garantit la légitimité et la souveraineté des parties syndicales et patronales en matière de négociation. Les autres revendications des syndicats majoritaires de gauche, rassemblés sous l’aile fédératrice de la Confédération syndicale allemande (le Deutscher Gewerkschaftsbund, DGB) portent sur la socialisation des industries vitales du pays, le partage égal du pouvoir dans les entreprises entre salariés et employeurs ainsi que sur la constitution d’un syndicat unique permettant d’éliminer la concurrence entre organisations de salariés. Chacune de ces revendications est vigoureusement rejetée par la démocratie chrétienne au pouvoir. En 1951, le DGB obtient le droit de siéger, avec voix délibérative, dans les conseils de surveillance et les comités directeurs des entreprises de plus de 2 000 salariés dans les secteurs du charbon et de l’acier. La généralisation de ce droit de cogestion au reste du tissu productif n’advient qu’au milieu des années 1970. Autre caractéristique majeure du modèle qui se construit durant l’après-guerre : les syndicats n’ont pas accès à l’entreprise, si ce n’est par l’intermédiaire des Vertrauensleute (personnes de confiance) qui servent de relais avec les salariés. Tout au long des années 1950 et 1960, les syndicats – IG Metall (fédération de la métallurgie) notamment – se mobilisent pour prendre le contrôle des Betriebsräte, les neutraliser dans l’arène des négociations salariales et marginaliser les syndicats concurrents [6]. Piloté par le DGB, ce travail d’articulation entre représentation du personnel, cogestion en interne, conduite des négociations (sur les salaires, le temps de travail) et animations des conflits par les syndicats dans les branches débouche sur l’édification d’un système de relations de travail caractérisé, durant l’après-guerre, par deux traits saillants.
6 Le premier est l’existence d’une succession régulière de périodes d’accalmie et de luttes sociales (graphique 1). Après la signature d’une convention collective, les acteurs sont tenus de respecter une période de paix sociale au terme de laquelle ils peuvent, en cas de désaccord sur les nouvelles règles, déclencher un mouvement de protestation [7]. En Allemagne, les conflits du travail sont donc d’autant plus spectaculaires qu’ils sont ciblés dans le temps et bénéficient d’une infrastructure syndicale quasi unitaire permettant de coordonner efficacement les actions de protestation. La puissance syndicale permet également de soutenir financièrement les grévistes qui perçoivent une indemnité pouvant aller jusqu’aux deux tiers de leur rémunération normale.
Nombre de journées de grève pour 1 000 salariés (1948-1999)

Nombre de journées de grève pour 1 000 salariés (1948-1999)
.Lecture : en 1984, 1 000 salariés allemands ont à leur actif plus de 200 jours de grève.
7 Le second réside dans le fait que les luttes opposent avant tout les acteurs d’une branche et d’une région. Traditionnellement, des branches comme la métallurgie, l’imprimerie, la chimie et les services publics, et certaines régions comme le Bade-Wurtemberg sont motrices en matière de conflits et de négociations. Les compromis auxquels aboutissent les protagonistes de ces laboratoires du social sont souvent adoptés tels quels dans les autres branches et espaces, si bien que, en dépit de ce que laisserait supposer le fédéralisme, le système de relations professionnelles peut être considéré comme plutôt centralisé.
8 Ces règles du jeu aidant, plusieurs grands conflits jalonnent les années 1960, 1970 et 1980. À la fin des années 1960, puis durant la décennie suivante, les relations de travail allemandes sont marquées par des grèves sauvages [8] qui font fi de l’obligation de paix sociale. Survenant à la fin de la première grande coalition politique entre la droite et la gauche, elles sont interprétées comme une tentative de rupture avec les échanges politiques pratiqués jusque-là entre le DGB et les pouvoirs publics [9]. Après celui de 1978, qui concerne en priorité les branches de l’imprimerie et de la métallurgie, le conflit le plus spectaculaire date de 1984. L’arrivée à terme de nombreuses conventions collectives régissant le temps de travail (Manteltarifverträge) sert de détonateur. Le patronat allemand épouse alors la cause de la flexibilité. Il mobilise ses troupes et médiatise ses thèses. De son côté, le DGB part au front sans consensus sur la stratégie à adopter. Certaines fédérations, comme celles de la chimie, du textile, du bâtiment et de l’alimentation, plaident pour un développement des pré-retraites. D’autres, comme celles de la métallurgie et de l’imprimerie, préfèrent jouer la carte des 35 heures. C’est finalement cette dernière option qui est retenue, mais après l’échec des négociations menées dans ces deux branches, le conflit éclate : sept semaines de grève dans la métallurgie, treize dans l’imprimerie. Le premier accord est conclu dans la métallurgie au mois de juin 1984. Signé par la commission du Bade-Wurtemberg, il est adopté presque systématiquement par les autres circonscriptions tarifaires. Signé bien plus tard, en décembre 1993 exactement, le très médiatique accord Volkswagen illustre à lui seul le tournant ainsi négocié au profit d’une réduction conséquente du temps de travail en échange de plus de flexibilité [10].
9 Face au choc que constitue l’Unification et à la montée, forte et durable, du chômage dans les années 1990, la donne change. Longtemps associées au modèle de relations professionnelles allemand, les « contraintes bénéfiques » (syndicalisme puissant, forte couverture conventionnelle…) [11] sont de plus en plus ouvertement considérées comme des pesanteurs. Depuis l’arène politique, le chancelier Helmut Kohl lance un débat public dont le but est de formuler des objectifs stratégiques pour préparer l’Allemagne à l’euro et aux défis de la mondialisation [12]. Ce débat débouche sur un agenda de « dérégulation » du marché du travail et de baisse du coût du travail dont les effets sont aussi concrets qu’immédiats.
10 Les syndicats acceptent d’abord une politique de modération salariale durable. Le coût du travail augmente en Allemagne de 1,1 % par an en moyenne entre 1996 et 2008, alors que partout ailleurs en Europe continentale, son évolution, calée sur l’augmentation des coûts de la productivité et/ou de l’inflation, est supérieure [13]. La modération allemande va de pair avec une forte augmentation des inégalités salariales par branche, et ce au détriment principalement des services, publics et privés. En 2012, seuls 60 % des salariés des anciens Länder et 48 % de ceux des nouveaux Länder sont protégés par une convention collective de branche [14], tandis que 27 % seulement des entreprises allemandes adhèrent à une convention collective et possèdent un Betriebsrat. Le secteur des services est le plus touché : 65 % des salariés de l’information et de la communication et 55 % du commerce de détail, de gros ou de la mécanique auto ne sont pas couverts par une convention. Ce pourcentage chute à 40 % dans l’industrie et à 20 % dans les secteurs de la banque et de l’assurance. Un mouvement de décentralisation et de flexibilisation des régulations conventionnelles amplifie par ailleurs le processus de recomposition : au début des années 1990, 3 000 entreprises sont dotées de conventions collectives « maison », contre près de 10 400 aujourd’hui [15]. Durant la même période, des accords de protection de l’emploi sont négociés. Dans la plupart des cas, les salariés doivent accepter des baisses de salaire ou un surcroît de flexibilité du temps de travail en échange de garanties de l’emploi. Dans les années 2000, les acteurs sociaux, IG Metall en priorité, consolident les fondements contractuels de pareils échanges (accord de Pforzheim de 2004) et les accords qui se multiplient concernent jusqu’à 10 % des entreprises de la métallurgie et près de 50 % de ses salariés [16].
11 Pour renforcer la flexibilité du travail, le gouvernement rouge-vert dirigé au début des années 2000 par Gerhard Schröder reprend la main sur les politiques de l’emploi, en évinçant au passage les syndicats de la gouvernance du domaine. Proche de Tony Blair [17], le chancelier met en place le processus Hartz qui se traduit par une réduction à douze mois de la durée d’indemnisation en cas de chômage, un renforcement des pressions à la reprise d’emploi et un développement des emplois à bas salaire qui n’ouvrent droit ni à l’assurance-chômage ni à la cotisation retraite. Entre 1996 et 2011, l’emploi total progresse de 2,7 millions. Cependant, le nombre d’emplois à temps complet baisse de 4 % tandis que les temps partiels augmentent de près de 58 % pour atteindre aujourd’hui 14 % de l’emploi total et plus de 25 % de l’emploi féminin. Autres évolutions significatives : les contrats à durée déterminée augmentent de près de 60 %, le travail en intérimaire de 500 % et les emplois d’indépendants – sous les formes les plus variées – de près de 50 %. Enfin et surtout, les « mini-jobs » concernent plus de 2,7 millions de salariés, dont 12,5 % des femmes en emploi. Au total, le statut d’emploi « standard » ne bénéficie plus aujourd’hui qu’à 66 % de la main-d’œuvre [18].
Les symptômes d'une recomposition
12 Nous allons présenter maintenant les deux cas de figure qui illustrent les grandes tendances de l’évolution des luttes sociales de ces dernières années. Le premier concerne des professionnels qui, il y a peu de temps encore, jouaient le jeu classique des grèves et des négociations. Le second se situe aux frontières opposées du marché du travail, là où les politiques d’intensification des activités, de gestion par les émotions et de précarité de l’emploi s’accommodent mal des règles habituelles des relations de travail allemandes.
Du côté des insiders : la montée en puissance des syndicats catégoriels
13 À contre-courant du mouvement de concentration qui a permis aux fédérations syndicales allemandes de gagner en épaisseur organisationnelle [19], des forces centripètes apparaissent, à partir du milieu des années 2000, qui œuvrent en faveur d’actions recentrées sur des intérêts catégoriels. Cette nouvelle dynamique a notamment pour conséquence de recomposer les territoires des conventions collectives [20]. La grève des contrôleurs aériens en 2011 (concernant leur salaire) et celle des médecins en 2012 (à propos du montant de leurs honoraires) font grand bruit dans les médias alors même qu’elles ne concernent qu’un segment restreint de la population active. Mais le cas le plus spectaculaire de recentrement corporatiste vient des cheminots, et plus exactement des conducteurs de locomotives (Lokomotivführer ou Lokführer), qui commencent à faire parler d’eux en 2007.
14 Jusqu’en 2002, les deux fédérations cheminotes de la confédération des fonctionnaires allemands d’orientation conservatrice (Deutschen Beamtenbund, DBB [21]) sont associées dans une même unité de négociation. Elles forment un Tarifgemeinschaft (communauté conventionnelle). Ces deux fédérations sont le GDBA (Gewerkschaft Deutscher Bundesbahnbeamten, Arbeiter und Anwärter [22]), qui représente les fonctionnaires des chemins de fer, et le GDL (Gewerkschaft Deutscher Lokomotivführer), syndicat des conducteurs de train. En 2003, le GDBA s’associe à Transnet (syndicat cheminot du DGB) pour fonder un nouveau Tarifgemeinschaft. Le GDL se retrouve alors isolé. En 2007, Transnet, syndicat maison, rassemble 230 000 adhérents qui sont essentiellement recrutés sur le réseau ferré, dans les ateliers et les services administratifs. Le GDBA, lui, peut se prévaloir de 45 000 adhérents, essentiellement des cols blancs de l’administration ferroviaire. Fondé en 1867, le GDL est le plus vieux syndicat d’Allemagne. Il compte 34 000 adhérents en 2007 et en gagnera 1 500 après le conflit de cette même année. Ses forces vives sont situées dans les nouveaux Länder et il compte 75 % des conducteurs parmi ses adhérents.
15 Les mutations du marché du travail ferroviaire, des craintes relatives aux éventuels effets d’une privatisation annoncée et d’un isolement conventionnel sont les principaux ingrédients qui, au milieu des années 2000, viennent bouleverser une identité professionnelle malmenée. Bien que jouissant d’un certain prestige social, les conducteurs de locomotive doivent se satisfaire de niveaux de qualification intermédiaires, de perspectives de carrière peu prometteuses et de salaires relativement faibles (1 500 euros nets en moyenne). Indicateur de cette obsolescence sociale, la Deutsche Bahn (Réseau de chemins de fer allemand) propose de labelliser leur métier à l’aide d’un nouveau substantif (Triebfahrzeugführer, conducteurs de trains) afin de mieux souligner son évolution vers une activité qui mobilise une technologie plus sophistiquée. Les Lokführer refusent ce changement de nom. En revanche, ils ne peuvent rien faire lorsqu’en 2002 la direction, qui veut transformer les grilles de rémunération (pour lier plus étroitement salaire et fonction occupée), affiche un avis de non-recevoir à l’idée de négocier une convention collective propre au personnel roulant (conducteurs, contrôleurs, personnes du service restauration).
16 Isolé, le GDL s’oppose à ses deux organisations sœurs, le GDBA et Transnet, qui ont négocié une augmentation de salaire de 3 %. Quatre ans plus tard, en juillet 2007, à l’occasion de la renégociation de la convention collective, Transnet et le GDBA concluent un accord avec la direction de la Deutsche Bahn sur une augmentation des salaires de 4,5 %. Le GDL refuse celle-ci et exige une augmentation allant de 500 à 2 500 euros pour les débuts de carrière, soit l’équivalent d’une hausse de 31 %. Un bras de fer oppose alors le GDL à la direction de la Deutsche Bahn et aux autres syndicats. Au début de l’été 2007, les cheminots du GDL manifestent leur intention d’entamer, contre l’avis du DGB et des autres fédérations de cheminots, un mouvement de grève au profit des 12 000 conducteurs et agents navigants des trains de la Deutsche Bahn : 96 % des adhérents se prononcent en faveur de la grève. La direction de la Deutsche Bahn tente d’éviter le conflit en entamant des procédures judiciaires.
17 Le conflit éclate malgré tout à la rentrée. En novembre, le GDL en est déjà à sa sixième initiative de débrayage. Durant ce mois, 62 heures de grève bloquent presque entièrement le transport de marchandises dans les nouveaux Länder, mettent à l’arrêt la moitié des trains régionaux et stoppent la plupart des S Bahns (trains urbains)… À l’issue d’un nouvel épisode conflictuel devant les tribunaux, le mouvement de grève est suspendu en décembre grâce aux négociations entre la direction de la Deutsche Bahn et le GDL, lequel finit par avoir gain de cause au début de l’année 2008 puisqu’il obtient une substantielle augmentation des salaires, une mise à jour des perspectives de carrière des salariés et, surtout, une convention collective spécifique pour les seuls conducteurs de locomotive.
18 En 2011, le GDL entre à nouveau en scène pour réclamer de meilleures conditions de travail ainsi qu’une grille salariale spécifique qui devrait permettre d’harmoniser les rémunérations des 26 000 Lokführer de toutes les compagnies ferroviaires du pays, y compris donc les opérateurs privés (alors au nombre de six, dont la filiale allemande de Veolia). Après trois grèves d’avertissement de quelques heures chacune, 81 % des membres du GDL décident un arrêt de travail illimité afin d’aboutir à l’objectif d’égalisation des rémunérations du public et du privé. Face à la menace d’un nouveau blocage des transports, la direction de la Deutsche Bahn ne tarde pas à trouver un accord : la corporation des Lokführer est définitivement reconnue grâce à une convention qui englobe désormais tous les opérateurs. Entamé en 2002, le processus d’unification catégoriel s’achève en 2011.
Du côté des outsiders : de la convivialité apparente à la métamorphose des conflits dans la branche du E-commerce
19 Tournons-nous à présent vers un univers de travail dont le développement récent doit beaucoup à la mondialisation, à de nouvelles stratégies de gestion des ressources humaines et au recours massif à la précarité : le commerce sur Internet dont Amazon est l’un des piliers [23]. Le géant américain de la distribution en ligne fait souvent l’actualité des pages sociales des journaux allemands avec un motif récurrent : la grève. En Allemagne, l’entreprise a bénéficié de subventions pour s’implanter dans certaines zones économiquement sinistrées. Elle possède huit sites de logistique et d’acheminement vers le client final, et 9 000 salariés environ y travaillent de façon régulière. Amazon a toujours refusé de suivre les règles du jeu social allemand. Longtemps, elle a résisté aux tentatives des salariés de mettre en place un Betriebsrat. La flexibilité de l’emploi y est la règle, et les conflits de ces dernières années portent autant sur les salaires et les conditions de travail que sur les structures de représentation des salariés. Au milieu des années 2000, l’entreprise ne veut en aucune manière souscrire à la convention collective du commerce à distance.
20 Amazon peut d’autant plus facilement se défaire d’un tel enrôlement institutionnel que son style de management n’a rien à voir avec celui des grandes entreprises industrielles allemandes. « Work hard, have fun, make history » recommandent les panneaux affichés un peu partout dans l’entreprise, comme si dans le secteur de l’Internet on pouvait mêler aisément le travail au plaisir et transformer chaque journée ouvrée en une « aventure » collective. De fait, « pressions managériales, cadences infernales, surcharge de travail, distances incalculables à parcourir dans la journée pour aller chercher des produits » [24] constituent la face cachée du discours officiel. Ainsi, à Leipzig (où l’entrepôt est grand comme sept terrains de football) comme sur les autres sites, on observe un usage massif de stagiaires non formés, des niveaux de rémunération très bas et négociés « en face à face », un non-respect quasi systématique des règles relatives aux horaires et aux conditions de travail, ainsi qu’une forte pression personnalisée du management sur chaque salarié. Le contraste avec le discours officiel est d’autant plus saisissant que dans les locaux réservés aux dirigeants et aux services « créatifs » l’ambiance est plus que conviviale. On ne se contente pas de déjeuner, on cuisine ensemble. Les terrasses sont investies les week-ends pour de grandes fêtes très arrosées et, à ces étages supérieurs, la pointeuse n’a pas sa place. Fini les collectifs de travail, vive les bandes de copains ! On accepte de venir travailler le week-end sans rechigner pour ne pas lâcher l’équipe, prouver qu’on est à fond dans l’aventure… Et d’ailleurs, reconnaissent certains salariés, la boîte paie les bières et le boss est un vrai génie au barbecue… Si elle n’élimine pas les conflits du travail, une telle mise en scène en transforme l’expression. Les différends sont davantage vécus sur un mode personnel et éruptif. Tout est affaire, disent les protagonistes, d’incompatibilités entre personnalités qui « se résolvent » parfois par des démissions sur un coup de tête. L’émotionnel, l’affect, l’intime, le psychologique sont ainsi mobilisés dans la gestion des ressources humaines [25]. Les conflits collectifs ne disparaissent pas pour autant. À Leipzig comme sur d’autres sites, une série de grèves menées au début des années 2000 sous la houlette de Ver.di favorisent l’implantation locale du syndicat. Sur le site saxon, la répression est sévère. Le syndicat réagit en diffusant d’abord des mots d’ordre de résistance et d’opposition aux licenciements à l’aide de petits post-it collés dans les toilettes puis dans les vestiaires. Il distribue ensuite des Kampfenten (« canards de combats »), jouets de baignoire teints pour l’occasion en rouge vif (à l’emblème de Ver.di) et ornés de cornes agressives. Post-it et canards réclament des hausses de salaires, l’élection d’un Betriebsrat et l’instauration d’une vraie liberté syndicale dans l’entreprise. Grâce à ces actions, Ver.di gagne en crédibilité et en efficacité. De 25 en 2006, le nombre de syndiqués passe à près de 500 en 2012 et le salaire grimpe de 8 euros bruts de l’heure environ à 10,57. Ver.di obtient également la mise en place d’un Betriebsrat. Les nouvelles grèves de l’automne 2013 au printemps 2014 portent sur les conditions de travail (revendication de climatiseurs par exemple), sur les salaires mais aussi sur l’adhésion d’Amazon à la convention collective du commerce à distance, l’entreprise persistant à vouloir relever de celle de la logistique.
21 À Leipzig, les relations de travail oscillent aujourd’hui entre la négociation et la confrontation directe. Un climat de confiance a certes été restauré, mais le contrôle exercé par la maison mère de Seattle demeure fort. La pression est également nationale. En 2013, Amazon Allemagne publie sur son site une lettre ouverte [26], qui est largement commentée dans la presse [27]. Plus de 1 000 salariés des deux principaux sites allemands de la société (Bad Hersfeld et Leipzig) ont librement signé, du moins en apparence, ce document dans lequel ils témoignent de leur satisfaction à travailler pour Amazon et affirment leur volonté d’être dissociés de « l’image négative de l’entreprise diffusée par le syndicat Ver.di ». De son côté, celui-ci crée un site qui documente les luttes menées dans les différents sites d’Amazon [28]. De part et d’autre, la légitimité des combats sociaux est en question. La lettre anti-syndicale diffusée par l’entreprise insiste non seulement sur le statut et la condition des salariés, mais aussi sur leur contentement en tant que clients de l’entreprise. Refusant d’associer ainsi l’espace de légitimité du travail et celui de la consommation, le syndicat se concentre sur le sort que l’entreprise continue de réserver à ses salariés : précarité, faible rémunération et conditions de travail détestables.
Les conflits du travail en perspective
22 Pour apprécier combien les deux cas que nous venons d’évoquer sont les symptômes de transformations de fond, il faut maintenant changer de focale et considérer les relations professionnelles d’un point de vue plus macrosocial.
Les évolutions des conflits du travail depuis les années 1990
23 En Allemagne, il n’est pas aisé de mesurer avec exactitude l’évolution des conflits du travail car la plupart des données y afférant ne sont pas fiables. Aujourd’hui, nous ne disposons en fait que de deux sources : l’Administration du travail (Bundesagentur für Arbeit, BA) et le Centre d’études de la Hans-Böckler-Stiftung (Wirtschafts- und Sozialwissenschaft Institut, WSI) proche du DGB. Le tableau ci-dessous montre qu’il existe des écarts dans la mesure des arrêts de travail entre les estimations issues de chacune de ces deux sources. Le WSI utilise des informations émanant du canal syndical ainsi que des médias alors que la BA enregistre les données fournies par les entreprises dans lesquelles une grève ou un lock-out a eu lieu. De surcroît, l’enregistrement n’est obligatoire que si, et seulement si, le conflit a concerné au moins 10 salariés par établissement et si l’arrêt de travail a duré au moins une journée ; ou si le volume de grèves total a suscité au moins l’équivalent de 100 jours d’arrêt de production par établissement. On constate enfin une propension des employeurs à ne pas déclarer les grèves d’avertissement. Bien qu’elles sous-estiment la réalité des conflits, nous avons fait le choix de retenir les statistiques de la BA. L’avantage de ces données est qu’elles sont aisément accessibles et qu’elles peuvent être utilisées pour procéder à des calculs élémentaires. On peut faire par ailleurs le pari qu’à défaut de fournir une photo fiable de tous les arrêts de travail, elles peuvent être utiles pour évaluer l’importance des conflits et les comparer dans le temps comme dans l’espace. Ces précisions méthodologiques apportées, que constate-t-on depuis l’Unification ? Tout d’abord qu’aucun conflit similaire à ceux des années 1960, 1970 et 1980 n’a vu le jour depuis la fin des années 1980 (graphique 2). Bien qu’étant le plus important de ces dernières décennies, le conflit de 1992 est loin d’atteindre l’ampleur des mouvements précédents. À cette occasion, IG Metall organise des débrayages qui ont pour objectif d’obtenir une hausse des salaires de 6,5 %. Gesamtmetall (le patronat de la métallurgie) prend, lui, l’initiative de dénoncer – fait unique dans l’histoire des relations de travail allemandes – les accords salariaux avant leur expiration. Par-delà cette inflexion significative, le début des années 1990 doit être regardé comme le prélude à une longue période marquée par une très faible propension aux arrêts de travail concertés. Au cours de cette décennie, on compte une moyenne annuelle de 11 jours non travaillés pour fait de grève pour 1 000 salariés. Dans ce paysage atone, seules les grèves tournantes de mai 1996 et les grandes manifestations qui les accompagnent donnent un peu de vie aux luttes sociales [29].
Évaluation du nombre de journées de grève selon BA et WSI (2004-2010)
Nombre de journées de grève | Journées perdues pour 1 000 salariés | |||
Année |
Estimation BA |
Estimation WSI |
Estimation BA |
Est imat ion WSI |
2004 | 50 673 | 126 000 | 1,5 | 3,6 |
2005 | 18 633 | 175 000 | 0,5 | 5,1 |
2006 | 428 739 | 1 607 000 | 12,4 | 46,3 |
2007 | 286 368 | 725 000 | 8,1 | 20,5 |
2008 | 131 679 | 542 000 | 3,7 | 15,1 |
2009 | 63 708 | 398 000 | 1,8 | 11,1 |
2010 | 25 917 | 173 000 | 0,7 | 4,8 |
Moyenne annuelle 2004-2010 | 143 674 | 535 143 | 5,3 | 19,6 |

Évaluation du nombre de journées de grève selon BA et WSI (2004-2010)

3 000 000 2 500
2 500 000
2 000
Nombre de salariés
2 000 000
1 500 grèvistes (axe de gauche)
Jours non travaillés pour fait
1 500 000
de grève (axe de gauche)
1 000
1 000 000 Nombre d'entreprises
concernées (axe de droite)
500 000 500
00
1984
1985
1986
1987
1988
1989
1990
1991
1992
1993
1994
1995
1996
1997
1998
1999
2000
2001
2002
2003
2004
2005
2006
2007
2008
2009
2010
2011
2012
Jours non travaillés pour fait de lock-out en Allemagne (1984-2012)

Jours non travaillés pour fait de lock-out en Allemagne (1984-2012)
24 Au cours des années qui suivent, deux exceptions doivent être signalées : en 2002 et en 2006-2008. En mars 2002, IG Metall inaugure une série de grèves dans la métallurgie afin d’obtenir une augmentation des salaires. Le syndicat innove alors en privilégiant une stratégie qui consiste à lancer simultanément de brefs arrêts de travail dans plusieurs entreprises. Le Bade-Wurtemberg est choisi comme terrain de conflit. Dès la première journée de débrayage, les syndicats appellent ainsi 63 000 travailleurs à cesser le travail dans 21 entreprises [30]. En mai, le secteur du bâtiment est affecté à son tour par un conflit marquant dans un contexte de crise et de mésentente radicale au sein du patronat (les désaccords concernent l’homogénéisation des salaires entre les anciens et les nouveaux Länder). Enfin, à la fin de l’année, des grèves d’avertissement sont lancées par Ver.di dans les services publics, et ce dans un contexte de restriction budgétaire et de compression des coûts salariaux. En 2006, le mouvement de grève initié en début d’année dans le Bade-Wurtemberg se répand, à l’initiative de Ver.di encore, dans l’ensemble du secteur public. Les salariés refusent l’allongement du temps de travail. Le secteur de la santé et celui de l’automobile s’enflamment également. En 2007, c’est au tour des chemins de fer, puis, en 2008, des fonctionnaires des régions du Sud et de Berlin de stopper le travail pour revendiquer des hausses de salaires.
Vers de nouvelles régulations sociales des relations de travail ?
25 Quel bilan peut-on dresser de ces évolutions ? Et que peuvent signaler ces dernières quant à la pérennité du modèle de paix sociale qui a durablement imprimé sa marque Outre-Rhin ? Avant toute tentative d’interprétation, il convient de mentionner quatre autres constats majeurs. Le premier est que, dans une Allemagne aujourd’hui syndiquée à environ 20 %, on assiste depuis plus de vingt ans maintenant à un affaiblissement des effets des négociations, du moins si l’on mesure ces derniers à l’aune du taux de couverture conventionnelle. L’affaiblissement structurel des conflits traditionnels et la transformation des formes prises par les luttes sociales vont donc de pair avec l’affaiblissement de la négociation collective de branche ainsi qu’avec la tendance, au nom de la flexibilité, à la décentralisation des relations professionnelles [31].
26 Deuxième constat : depuis le début des années 2000, les grèves de courte durée diminuent au profit de conflits plus longs (graphique 4), comme si, menée au nom de la résistance contre les effets économiques néfastes de l’Unification, la nouvelle politique du marché du travail avait obligé les organisations syndicales à durcir le ton dans les luttes sociales. Les options adoptées à compter de la fin des années 1990, et notamment entre 2003 et 2005 (réformes Hartz), ont en effet provoqué de sérieux infléchissements dans les rapports entre salariés et employeurs. Par l’entremise notamment de dégrèvements de cotisations sociales, la compression des coûts salariaux s’est imposée comme un objectif prioritaire. Au deuxième trimestre 2007, les dépenses liées aux rémunérations et aux coûts accessoires des salaires n’avaient augmenté en Allemagne que de 1,1 % par rapport à l’année précédente, contre 3,3 % en moyenne dans l’Europe des 27 et 2,5 % chez les adhérents de la zone euro.
27 Le basculement de la conflictualité vers les services constitue un troisième changement important. Pendant longtemps, l’industrie a occupé la première place dans les luttes sociales. Entre 2005 et 2012, l’industrie automobile arrive à la cinquième place derrière quatre secteurs des services (graphique 5). Élément de permanence en revanche : la carte de la conflictualité des années récentes montre que la diversité régionale demeure la règle, conformément au modèle en vigueur dans les années 1960 à 1980.
Pourcentage de journées non travaillées en Allemagne par secteur (2005-2012)

Médias
Servicespublics
Commerce (gros, détail)
Automobile
Éducation
Télécommunications
Machine outils
Transports terrestres
Imprimerie
Pourcentage de journées non travaillées en Allemagne par secteur (2005-2012)

1,3
Hambourg : 1,2 oMceccidkelenmtableou : rg0,-9Poméranie
Brême : 0,8
Brandebourg : 2
Basse-Saxe : 1,4
Berlin : 8,7
Saxe-Anhalt : 0,9
Rhénanie du Nord Westphalie :
1,7
Saxe : 1
Thuringe :
0,5
Hesse : 2,4
Rhénanie-
Palatinat :
2
Sarre :
2,4
Bade-Wurtemberg : Bavière : 1,7
4,3
28 Enfin, l’utilisation d’un indicateur simple (écart type/moyenne des jours de grève par secteur) permet de mettre en évidence un dernier constat qui n’a rien de mineur : la propension à respecter la règle de la paix sociale varie assez fortement d’une branche d’activités à l’autre, comme si les règles du jeu traditionnel fonctionnaient encore dans certains espaces mais de moins en moins dans d’autres. Comme le suggèrent les graphiques 5 et 6, le commerce est particulièrement symptomatique d’une telle évolution.

2,8
2,6
2,4
2,2
2
1,8
1,6
1,4
1,2
1
TélécommunicaMtéidioanss
Services publics
Machine outils
Éducation
Automobile
Santé
Imprimerie
Transports terrestres
Commerce (gros, détail)
29 Les conflits y sont relativement fréquents et la propension à faire fi du cadre traditionnel des conventions collectives y est tout aussi élevée. Le cas d’Amazon n’est donc pas une anomalie. Comme les autres indices et indicateurs qui viennent d’être rassemblés, il signale des transformations structurelles dans le système de relations professionnelles allemand [32].
30 De quels enjeux les luttes sociales concernant le travail sont-elles aujourd’hui porteuses outre-Rhin ? Les observateurs ne s’accordent pas tous sur un même diagnostic. Pour certains, l’Allemagne serait prise, comme partout ailleurs en Europe, dans un maelström libéral qui écraserait les spécificités nationales. Une telle option invite alors à penser les conflits comme autant de manifestations de résistance à une lame de fond aux effets économiques et sociaux délétères. Les grèves observées dans des entreprises comme Amazon constituent une illustration convaincante de ce refus de nouvelles règles du jeu imposées par la logique de la concurrence internationale et de la mondialisation. Un second point de vue met l’accent sur l’histoire sociale et les ressources internes propres à chaque syndicalisme national, qui pourraient servir de levier à un mouvement de revitalisation des luttes [33]. La recomposition des territoires de solidarité (par alliances avec d’autres mouvements sociaux, par coalitions intersyndicales, par recentrages sur le métier…) permet, dans une telle perspective, de donner une nouvelle couleur aux conflits du travail. C’est effectivement ce que nous avons pu vérifier à propos des Lokführer, et ce que d’autres, avec nous, notent plus généralement au sujet de la montée en puissance du syndicalisme catégoriel au cours de ces dernières années. Comment interpréter, aux côtés d’une conflictualité toujours très classique, l’existence de ces évolutions récentes a priori divergentes ? Une interprétation possible est offerte par Bruno Palier et Kathleen Thelen qui constatent, en Allemagne, une érosion de la protection offerte aux salariés par les conventions collectives, une croissance forte d’un marché secondaire du travail et, finalement, une institutionnalisation de la dualisation salariale dans les dispositifs politiques propres au système de protection sociale [34]. Tandis que le noyau dur du salariat allemand (des hommes qualifiés, travaillant dans la grande industrie, syndiqués…) continue de bénéficier d’une régulation construite de longue date, de plus en plus d’outsiders doivent composer avec la précarité, la flexibilité et des couvertures sociales de plus en plus restreintes.
31 Cette thèse de la dualité nous paraît à la fois intéressante et insatisfaisante. Intéressante parce qu’elle donne sens à l’émergence de nouvelles formes d’opposition dans des mondes soumis à de multiples pressions libérales. De fait, les salariés des secteurs les moins protégés juridiquement et conventionnellement, le commerce de détail par exemple [35], doivent affronter des conditions de travail fortement dégradées, et ce sont dans ces secteurs que l’on observe de nombreux conflits du travail aujourd’hui. Toutefois, parce qu’elle est assise sur l’idée d’une inertie du système de relations professionnelles, cette thèse nous paraît insatisfaisante, et cela pour deux raisons. D’abord, elle ignore que l’ensemble du salariat allemand subit de plein fouet la politique initiée depuis l’Unification. Plutôt donc qu’une opposition simple entre deux segments du monde salarial (l’un protégé, l’autre non), il semble plus pertinent de souligner la grande variété des objets (les contrats de travail, les rémunérations, le temps de travail, etc.) soumis à réforme, ainsi que la pluralité des vecteurs de différenciation (le taux de couverture conventionnelle, la loi, les dynamiques de marché, les mobilisations sociales spécifiques, etc.). Tous ces éléments plaident pour une interprétation en termes de différenciation multidimensionnelle des normes d’emploi. Il faut également mentionner les recompositions internes au mouvement syndical allemand. Produit des pressions salariales que subissent certains secteurs d’activités pourtant réputés protégés, le recentrage sur les identités de métier est une ressource de mobilisation collective dont l’on commence à peine à prendre la mesure [36]. Enfin, la thèse de la dualité sous-estime la capacité des organisations de salariés à peser, lorsque les opportunités politiques s’y prêtent, en faveur de régulations qui tempèrent la force des segmentations sur le marché du travail. En dépit des nombreuses péripéties qui ont freiné son avènement et des barrages qui subsistent encore pour assurer sa pleine application, l’adoption d’un salaire minimum en Allemagne signale que les forces syndicales sont loin de s’être résignées à la défense des acquis de leur public traditionnel. Plus que d’une simple segmentation du marché du travail, les conflits d’aujourd’hui sont donc à la fois le symptôme et le moteur d’une recomposition d’ampleur du rapport salarial [37]. ?
Notes
-
[1]
Ainsi que le note Jean-Daniel Reynaud (Sociologie des conflits du travail, Paris, PUF, 1982), il est de coutume, dans la tradition des relations professionnelles, d’associer les conflits du travail aux arrêts de travail concertés (c’est-à-dire avant tout aux grèves). Nous suivrons cet usage et mentionnerons donc explicitement les autres formes de conflits du travail quand il en sera question.
-
[2]
Olivier Giraud, Michel Lallement, « Construction et épuisement du modèle néo-corporatiste allemand. La Réunification comme consécration d’un processus de fragmentation sociale », Revue française de sociologie, XXXIX (1), 1998, p. 39-69 ; Walther Müller-Jentsch, Hansjörg Weitbrecht (eds), The Changing Contours of German Industrial Relations, Munich, Rainer Hampp Verlag, 2003.
-
[3]
Ver.di, le syndicat unifié des services, créé en 2001 et fort en 2014 de plus de deux millions de membres, est le produit d’une telle logique.
-
[4]
Sabine Rudischhauser, « Les conventions collectives, regards croisés sur la fondation des modèles sociaux » dans Michèle Dupré, Olivier Giraud, Michel Lallement (dir.), Trajectoire des modèles nationaux. État, démocratie et travail en France et en Allemagne, Bruxelles, Peter Lang, 2012, p. 157-186.
-
[5]
Littéralement, il s’agit de « conseils d’entreprise », dont le modèle s’inspire des Soviets russes de 1917.
-
[6]
Kathleen A. Thelen, Union of Parts : Labor Politics in Postwar Germany, Ithaca, Cornell University Press, 1991.
-
[7]
Parce qu’il est établi sur la base de statistiques officielles, le graphique 1 ne rend pas pleinement justice à la dynamique réelle des conflits du travail, ne serait-ce que parce qu’il ne prend pas en compte les grèves d’avertissement, arrêts de travail ponctuels couramment utilisés par les organisations syndicales avant l’entrée en négociation et, éventuellement, avant le déclenchement d’un conflit majeur.
-
[8]
Peter Birke, Wilde Streiks im Wirtschaftswunder Arbeitskämpfe, Gewerkschaften und soziale Bewegungen in der Bundesrepublik und Dänemark, Francfort-sur-le-Main, Campus Verlag, 2007.
-
[9]
Wolfgang Schröder, « Soziale Demokratie und Gewerkschaften », Friedrich-Ebert-Stiftung, 2005 (http:// library.fes.de/pdf-files/akademie/online/06099.pdf).
-
[10]
Jens Thoemmes, Anne Labit « La semaine des quatre jours chez Volkswagen : un scénario original de sortie de crise ? », Travail et Emploi, 64, 1995, p. 5-22. Sur la logique d’échange « réduction du temps de travail contre flexibilité », voir Gerhard Bosch, Michel Lallement, « La négociation collective sur le temps de travail en France et en Allemagne », Travail et Emploi, 49, 1991, p. 31-45.
-
[11]
Wolfgang Streeck, « Beneficial Constraints : On the Economic Limits of Rational Voluntarism », dans Robert Boyer, J. Rogers Hollingsworth (eds), Contemporary Capitalism : The Embeddedness of Institutions, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 197-219.
-
[12]
Nico A. Siegel, Baustelle Sozialpolitik - Konsolidierung und Rückbau im internationalen Vergleich, Francfort-sur-le-Main, Campus Verlag, 2002.
-
[13]
Direction générale du Trésor, « Que dire du coût du travail en France par rapport à l’Allemagne ? » (https://www.tresor.economie.gouv.fr/File/324544) (consulté le 13 février 2014).
-
[14]
Reinhard Bispinck, Statistisches Taschenbuch Tarifpolitik 2014, Düsseldorf, WSI-Tarifarchiv, 2014 (http:// www.boeckler.de/wsi-tarifarchiv_4828.htm) (consulté le 20 avril 2014).
-
[15]
Ibid..
-
[16]
Reinhard Bispinck, Heiner Dribbusch, « Collective Bargaining, Decentralisation and Crisis Management in the German Metalworking Industries since 1990 », WSI-Diskussionspapier, 177, 2011.
-
[17]
Tony Blair, Gerhard Schröder, « Europe : The Third Way/Die Neue Mitte », Working Paper, Johannesburg, Friedrich-Ebert-Stiftung, juin 1998.
-
[18]
Hajo Holst, Klaus Dörre, « Revival of the “German Model” ? Destandardization and the New Labour Market Regime », dans Max Koch, Martin Fritz (eds), Non-Standard Employment in Europe. Paradigms, Prevalence and Policy Responses, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2013, p. 132-149.
-
[19]
Carola M. Frege, John Kelly (eds), Varieties of Unionism : Strategies for Union Revitalization in a Globalizing Economy, Oxford, Oxford University Press, 2004.
-
[20]
Christoph M. Schmidt, Ronald Bachmann, « Im Zweifel für die Freiheit : Tarifpluralität ohne Chaos », ZBW – Leibniz-Informationszentrum Wirtschaft, 5, 2012, p. 291-294.
-
[21]
Cette confédération rassemble environ1 250 000 adhérents en 2006 contre 6 800 000 pour le DGB.
-
[22]
Littéralement : syndicat allemand des fonctionnaires, ouvriers et aspirants des chemins de fer fédéraux.
-
[23]
Les analyses qui suivent s’instruisent non seulement de la littérature disponible sur le cas Amazon mais également d’une demi-douzaine d’entretiens conduits entre juin et août 2013 auprès de syndicalistes de Ver.di du site de Leipzig et de salariés de l’entreprise contactés et interviewés à l’occasion des mouvements sociaux de cette période. L’accès à l’entreprise ne nous a pas été accordé.
-
[24]
Vincent Chabault, Librairies en ligne. Sociologie d’une consommation culturelle, Paris, Presses de Sciences Po, 2013, p. 119.
-
[25]
Isabelle Berrebi-Hoffmann (dir.), Politique de l’intime. Des utopies sociales d’hier aux mondes du travail d’aujourd’hui, Paris, La Découverte, 2009.
-
[26]
http://www.amazon-logistikblog.de/2013/12/20/ueber-1-000-unterschriften-mitarbeiter-rufen-zur-aktion-auf/ (consulté le 26 janvier 2014).
- [27]
-
[28]
http://www.amazon-verdi.de/ (consulté le 3 juin 2014).
-
[29]
Patrick Hunout, Leo Kissler, Meinhard Zumfelde, « Droit et conflits du travail en France et en Allemagne », Société française, 58 (8), janvier-février-mars 1997, p. 23-35.
-
[30]
En 1984, lors du grand conflit sur le temps de travail, IG Metall avait déjà expérimenté cette stratégie du harcèlement (Strategie der Nadelstische). Celle-ci permet d’handicaper de nombreuses entreprises avec un minimum de grévistes et oblige les employeurs à rétorquer de façon limitée, l’usage du lock-out étant obligatoirement proportionnel, selon la jurisprudence du tribunal fédéral du travail, aux arrêts de travail provoqués par les salariés. Et de fait l’on constate que les entrepreneurs n’ont, en règle générale, que faiblement recours au lock-out (graphique 3).
-
[31]
Virginia Doellgast, « Collective Voice under Decentralized Barganing : A Comparative Study of Work Reorganization in US and German Call Centers », British Journal of Industrial Relations, 48 (2), 2010, p. 375- 399 ; Ulrich Brinkmann, Oliver Nachtwey, « Relations professionnelles, syndicalisme et conflits sociaux dans le capitalisme allemand », La nouvelle revue du travail, 3, 2013 (http://nrt.revues.org/1210) (consulté le 7 mars 2014). En ligne
-
[32]
Mathias Heiden, « Der Arbeits- und industriesoziologische Konfliktbegriff und die Notwendigkeit seiner Erweiterung », Arbeits- und Industriesoziologische Studien, 4 (2), décembre 2011, p. 27-44.
-
[33]
C. M. Frege, J. Kelly (eds), Varieties of Unionism. Strategies for Union Revitalization in a Globalizing Economy, op. cit..
-
[34]
Bruno Palier, Kathleen Thelen, « Institutionalizing Dualism : Complementarities and Change in France and Germany », Politics & Society, 38 (1), 2010, p. 119-148. En ligne
-
[35]
Ingrid Artus, « La représentation du personnel dans les secteurs précaires : comparaison entre la France et l’Allemagne », dans M. Dupré, O. Giraud, M. Lallement (dir.), Trajectoires des modèles nationaux. État, démocratie et travail en France et en Allemagne, op. cit., p. 211-227.
-
[36]
Hagen Lesch, « Spartengewerkschaften – Entstehungsmotive und ökonomische Wirkung », Industrielle Beziehungen, 15 (4), 2008, p. 303-328.
-
[37]
Nous remercions, pour leurs commentaires, les participants au séminaire préparatoire organisé par la rédaction de Critique internationale sur la thématique de ce dossier, ainsi que les évaluateurs qui nous ont suggéré des pistes d’amélioration.