CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Pendant longtemps, les travaux consacrés à l’école dans les systèmes communistes sont restés centrés sur les transformations institutionnelles et sur les intentions idéologiques des dirigeants politiques. Emmanuel Droit renverse ici la perspective en reconstituant, dans une démarche anthropologique, l’histoire sociale de l’institution scolaire en RDA. Plus précisément, il s’attelle à résoudre la question difficile, mais centrale, de la capacité de cette institution à inculquer un nouveau rapport au monde, en situant le point d’observation au plus près des acteurs qui composaient la communauté scolaire. Ce faisant, il s’inscrit dans une tradition de recherche désormais bien établie qui consiste à étudier le fonctionnement concret des mécanismes de pouvoir afin d’en restituer toute l’épaisseur historique et sociale.

2 Contrairement aux travaux mentionnés plus haut, E. Droit ne réduit pas l’école à sa double fonction politique de contrôle des citoyens et de transmission des valeurs du régime. Ces deux dimensions ne sont pas ignorées dans son ouvrage, mais l’auteur rappelle que l’école en RDA était également, comme ailleurs, un lieu de sociabilité, d’apprentissage des savoirs, et un enjeu dans les stratégies familiales de promotion sociale, ce qui permet de comprendre le décalage entre les représentations historiographiques centrées sur la domination et les souvenirs plus nuancés, voire nostalgiques des personnes concernées. Dire que l’école en RDA fut une instance centrale de production du social et des subjectivités qui imposait à tous les citoyens les normes politiques et culturelles dominantes ne fait pas de celle-ci une institution fondamentalement différente de celle d’autres États modernes. En revanche, ce qui est spécifique au communisme, c’est le nombre d’acteurs et d’organisations impliqués. Et pour rendre pleinement compte de cette spécificité, E. Droit analyse avec une très grande finesse les interactions, souvent conflictuelles, entre les enseignants, les élèves, les permanents des organisations de jeunesse, les parents, mais aussi les entreprises, la Société pour la Technique et le Sport, l’armée et la Stasi.

3 L’intérêt méthodologique et empirique de sa démarche réside dans le fait d’étudier plusieurs établissements berlinois pour évaluer non seulement l’application concrète des directives, mais aussi leur appropriation ou leur rejet, ainsi que le degré d’indifférence ou d’accommodation des différentes catégories d’acteurs pris dans des configurations et des contraintes qui leur étaient propres. Cette observation « par le bas », qui a mobilisé une somme impressionnante – et bien maîtrisée – d’archives, de photos, de sondages d’opinion, de correspondances et d’entretiens, permet d’appréhender, autant que faire se peut, les subjectivités.

4 Le livre est divisé en douze chapitres et structuré en deux grandes parties chronologiques. La première période (1945-1961) est marquée, comme pour d’autres secteurs, par une succession de bouleversements à la fois politiques, institutionnels et sociologiques qui produisent de fortes tensions et des conflits. La seconde (1961-1989) se caractérise par une stabilisation au sein de l’institution. Chaque chapitre, centré sur une catégorie d’acteurs ou sur des enjeux qui cristallisent les conflits, fournit des éléments de contexte, des données sociologiques, et croise plusieurs sources et échelles d’analyse. Contrairement à beaucoup de chercheurs, E. Droit n’interprète pas cette stabilisation de l’institution au cours de la deuxième période comme le résultat de l’usage intensif de mesures coercitives, même s’il analyse celles-ci en détail. Il insiste plutôt sur les incitations plus positives (les douceurs insidieuses, pour reprendre l’expression de Béatrice Hibou), comme l’attrait des garçons pour les activités techniques ou les « jeux » paramilitaires proposés par l’Armée ou par la Société pour la Technique et le Sport auxquelles le Parti avait confié la mission de développer le sens du patriotisme et de susciter des vocations militaires. De même, il interprète le succès de la « confirmation » socialiste (Jugendweihe) en termes de réappropriation d’un rite d’institution pour un usage privé. En effet, cet événement, plutôt peu investi politiquement par les jeunes et leurs familles, et dont la tradition perdure aujourd’hui, n’était pas uniquement un rite de passage du sujet socialiste mais servait aussi de prétexte à de grandes fêtes de famille.

5 Le premier chapitre est consacré à la reconstitution des débats qui ont eu cours après 1945 sur le choix d’un modèle pédagogique et institutionnel. En l’espace d’une quinzaine d’années, l’institution scolaire a vu la mise en place progressive d’un cursus « polytechnique » sur dix ans, débouchant soit sur l’entrée au Gymnasium (lycée) soit sur une formation professionnelle. Cette réforme, qui privilégiait les sciences et la formation de la main-d’œuvre est entrée en conflit avec les conceptions des enseignants de l’ancienne génération, défenseurs d’une tradition humaniste et plus élitiste, qui étaient encore majoritaires dans les lycées (chap. 2). Ce sont eux en particulier qui, souvent relayés par des parents d’élèves (chap. 3), ont montré le moins d’empressement à soutenir les organisations de jeunesse qui ont investi l’école au début des années 1950 et tenté de politiser l’espace scolaire (chap. 4). Les nouveaux enseignants, eux, étaient en majorité très jeunes, souvent d’origine populaire et souvent dépourvus de tout bagage universitaire. Ils devaient donc leur promotion sociale au Parti et étaient considérés par celui-ci comme l’un des piliers des transformations. Pourtant, ici encore, la fine analyse de l’auteur permet de nuancer les représentations trop réductrices de cette population. Embauchés massivement à la suite des épurations de 1945-1946, ces nouveaux enseignants, particulièrement présents dans les écoles primaires, n’étaient pas de purs « soldats du Parti ». Beaucoup d’entre eux se sentaient concurrencés dans leur rôle éducatif par les permanents des organisations de jeunesse, et leur enthousiasme à relayer les campagnes de politisation de l’école ou à suivre le nouveau calendrier festif ou commémoratif promu par leurs rivaux des organisations de jeunesse était des plus tièdes (chap. 5). Signe de ce malaise, à la fin des années 1950, jusqu’à 2 % de ces jeunes enseignants émigraient chaque année vers la RFA.

6 Les chapitres 6, 7 et 10 consacrés aux comportements des élèves sont les plus intéressants mais aussi les plus difficiles du point de vue empirique, car les sources archivistiques officielles, rédigées par des adultes, nous renseignent plus sur les représentations que l’institution se fait des jeunes que sur les représentations subjectives des jeunes eux-mêmes. Toutefois, en croisant une multitude de sources, E. Droit parvient à déconstruire certains mythes tenaces comme l’égalitarisme ou la primauté des critères politiques ou de l’origine sociale dans l’accès aux études supérieures. Dans les années 1970 et 1980, moins de 5 % des élèves des écoles scientifiques d’élite étaient issus d’une famille ouvrière. La mobilité sociale s’était fortement ralentie et l’institution scolaire était devenue un lieu non de transformation mais de reproduction sociale.

7 Les comportements considérés comme déviants dans les années 1940 et 1950 étaient, entre autres, l’affirmation d’un engagement religieux, le rejet des élèves politisés et la critique de l’Union soviétique. Les adolescents de cette époque avaient été, comme leurs parents, marqués par les stéréotypes antisoviétiques de la propagande nazie et par les violences de la fin de la guerre. Leurs contestations, qui jouaient souvent habilement sur les contradictions idéologiques du régime (en prenant au mot le pacifisme officiel ou en comparant la saturation idéologique de l’école avec celle du Troisième Reich), exprimaient des valeurs partagées par beaucoup d’enseignants et de parents. La célébration du « grand frère soviétique » et la diabolisation de la RFA étaient souvent vécues comme une agression ou comme fortement en décalage avec l’expérience des relations avec l’occupant ou avec l’image de la RFA véhiculée par les médias occidentaux ou perçue à travers les contacts privés. En revanche, les adultes de la communauté scolaire faisaient front commun pour s’opposer à d’autres comportements, notamment l’écoute de la musique occidentale ou la lecture de bandes dessinées américaines. Ces lignes de clivage mouvantes mettent en relief le rôle des parents qui ont relayé l’institution sur certains points mais ont résisté à la saturation idéologique de l’école (chap. 3) et à l’introduction de modules ou de stages de préparation militaire (chap. 11). Ces tensions au sein de la communauté scolaire se sont estompées sous l’effet d’une homogénéisation sociologique du corps enseignant (féminisation et départ à la retraite des enseignants « humanistes ») et d’un accord tacite sur la répartition (et la séparation) des fonctions entre les différents acteurs agissant au sein de l’institution scolaire. Les lignes de tension se sont alors déplacées sur le terrain des rapports entre l’institution et son environnement. E. Droit montre ainsi que c’est la confrontation entre l’enseignement d’un monde communiste idéalisé, d’un côté, la réalité moins reluisante des entreprises et la prégnance de la RFA comme contre-modèle, de l’autre, qui a sapé la croyance en la légitimité des normes transmises à l’école. Les stages de travail productif en entreprise se résumaient la plupart du temps à une expérience de désenchantement (chap. 9). De plus en plus utilisés comme une source de main-d’œuvre d’appoint gratuite, les programmes d’initiation au monde du travail étaient souvent mal encadrés et confrontaient les élèves à une réalité répétitive, usante, sale, et chaotique : « Cette expérience [a] conduit les jeunes les moins convaincus à douter du socialisme et de ce que l’école leur [apprenait]. Elle leur [a] aussi [ouvert] les yeux sur un avenir peu doré en tant qu’ouvrier spécialisé » (chap. 9, p. 230). Le même type de décalage peut être observé entre le discours officiel vilipendant « l’impérialisme de la RFA » et la réception plutôt positive de l’Ostpolitik de Willy Brandt ainsi que l’attrait qu’exerçaient le niveau de vie, le dynamisme économique et les opportunités de voyage de l’Allemagne de l’Ouest. L’idée d’unification allemande restait malgré tout dans les esprits et la musique, les styles de vie et les modes vestimentaires les plus recherchés par les adolescents étaient ceux qui provenaient de l’Ouest.

8 Ainsi la RDA a-t-elle progressivement renoncé à son projet éducatif de former des socialistes convaincus. Au final, elle s’est contentée d’une politique disciplinaire visant à maintenir une conformité de façade. Le chapitre consacré à la place de la Stasi dans l’école, sorte de figure imposée pour tous ceux qui travaillent sur la RDA, confirme la stratégie de pénétration de l’ensemble du tissu social par la police secrète, mais révèle aussi son rôle peu déterminant à l’école, le recrutement d’informateurs lycéens visant avant tout à former un contingent de futurs étudiants destinés à quadriller les universités.

9 Du début des années 1960 jusqu’à la chute du Mur, l’école a plutôt réussi dans ses missions de formation technique et scientifique de la main-d’œuvre. Durant cette période, les comportements contestataires ont été très rares et les citoyens de la RDA étaient porteurs de valeurs (la paix, la justice sociale, la solidarité et la lutte contre l’impérialisme) qui les distinguaient – et les distinguent encore en partie aujourd’hui – de ceux de la RFA. Cela étant, l’école n’a pas réussi à développer une identification positive avec le régime et un rejet du modèle ouest-allemand. Si les codes et les règles du jeu du régime ont été intégrés, ce livre montre magistralement comment ils ont fait l’objet de réappropriations et de contournements qui ne sont pas sans rappeler les conclusions du livre de Alexandra Oeser sur l’inculcation d’un rapport au passé national-socialiste dans les écoles allemandes contemporaines [1]. Les tentatives visant à instaurer un rapport affectif à l’histoire ou à l’État peuvent provoquer un sentiment de saturation, de lassitude, voire devenir prétexte aux transgressions adolescentes. À plusieurs reprises, E. Droit étoffe sa réflexion d’éléments comparatifs avec la RFA, l’URSS ou la France pour inscrire le rapport entre l’école, la société et le politique dans une histoire de l’école en Europe au XXe siècle qui reste encore à écrire. ?

Notes

  • [1]
    Alexandra Oeser, Enseigner Hitler. Les adolescents face au passé nazi en Allemagne : interprétations, appropriations et usages de l'histoire, Paris, Édition de la Maison des sciences de l’homme, 2010.
Jay Rowell
chercheur au CNRS et directeur du GSPE-PRISME (UMR 7012) à Strasbourg. Ses travaux ont porté sur la sociohistoire de la RDA et plus récemment sur la sociologie politique de la construction européenne. Il a publié notamment Le totalitarisme au concret : les politiques du logement en RDA (Paris, Économica, 2006), et dirigé avec Michel Mangenot A Political Sociology of the European Union : Reassessing Constructivism (Europe in Change) (Manchester, Manchester University Press, 2010).
Jay.Rowell@misha.fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2011
https://doi.org/10.3917/crii.050.0179
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