1depuis une dizaine d’années, l’histoire du système concentration naire et pénitentiaire soviétique est réécrite, non seulement à partir d’un nombre considérable de sources extraites des archives de l’ancienne administration soviétique, mais aussi à partir des nombreux témoignages recueillis par des chercheurs, des journalistes, des historiens et des personnalités engagées dans le travail de mémoire. Rappelons à ce propos que le terme Goulag est un sigle (GULAG), qui signifie « Administration d’État des camps », laquelle a été créée en 1934 au sein du NKVD, le commissariat à l’Intérieur, mais que, bien entendu, les camps existaient avant sa mise en place.
2Le rôle de l’association russe Memorial dans cette démarche a été fondamental, car cette association est la première à avoir engagé un véritable travail de mémoire. De nombreuses études et surtout des recueils d’archives constitués par des équipes d’historiens sont désormais parus, en particulier, les sept tomes publiés par les éditions Rosspèn [1], travail considérable, unique en son genre, qui servira désormais de référence incontournable pour tout historien travaillant sur le régime soviétique et sa dimension répressive. Des ouvrages sont également parus sur les îles Solovki, où ont été créés les premiers camps, sur les déportations de populations et sur les actes de violence commis dans les campagnes, qui ont poussé de nombreux paysans à s’exiler quand ils n’aboutissaient pas à leur internement. Signalons enfin des études générales comme le dernier ouvrage de Nicolas Werth, L'île aux cannibales : 1933, une déportation-abandon en Sibérie [2], synthèse extraordinairement forte, violente, mais aussi profonde des nombreux aspects de l’histoire de la déportation et de l’enfermement.
3Tous ces travaux renouvellent en profondeur ce qui a été écrit avant l’effondrement de l'URSS, les quelques témoignages sur le vif d’anciens prisonniers, comme L'archipel du Goulag, d’Alexandre Soljenitsyne [3], bien sûr, mais aussi les merveilleux Récits de la Kolyma, de Varlam Chalamov, textes dispersés dont plusieurs étaient inédits et qui viennent d’être récemment publiés dans une version intégrale [4], pour ne citer que quelques-uns des titres qui ont contribué à faire connaître la réalité de ce monde au quotidien. Ils renouvellent également, mais aussi bouleversent les approches historiennes des années 1970 et surtout 1980, souvent hésitantes et contradictoires, qui traitaient de la genèse des camps, de l’ampleur du phénomène, du nombre de personnes déportées ou emprisonnées selon les différentes périodes et du nombre de personnes qui étaient passées par les camps à un moment de leur vie. S’il reste encore des zones d’ombre, on en sait beaucoup sur tout cela aujourd’hui. Mais il est rare qu’il ait fallu attendre aussi longtemps pour parvenir à écrire l’histoire d’un système unique de par sa nature, exceptionnel de par sa violence, sans que cette histoire soit uniquement fondée sur des témoignages, même si ceux-ci ont été essentiels pour révéler l’existence, l’ampleur et la violence de ce phénomène. Car le système concentrationnaire soviétique a été un formidable producteur d’archives : des archives administratives, conservées pour la majorité d’entre elles, qui, malgré leur caractère justement administratif, évoquent parfaitement les drames humains qui constituèrent le quotidien des camps ; des témoignages, rassemblés par Memorial, recueillis au moment des libérations ou retranscrits des années plus tard par des historiens ou des citoyens soucieux de la mémoire des camps, ou encore écrits par ceux qui survécurent ; des archives vivantes également, celles des lieux où étaient installés ces camps, qui occupèrent des espaces considérables répartis sur l’ensemble du territoire soviétique, en Russie européenne, en Asie centrale, dans le grand Nord sibérien, bien entendu, ou en Extrême-Orient soviétique.
4Le premier travail des historiens a été de dresser un répertoire de tous les camps, d’établir une estimation du nombre de Soviétiques ou de ressortissants d’autres États qui y vécurent, de ceux qui y moururent, soit parce qu’ils furent exécutés, soit parce qu’ils furent victimes des violences quotidiennes entre détenus et/ou entre gardiens et détenus, ou des terribles conditions de vie. C’est ensuite le quotidien des camps, notamment sous son aspect économique, qui a été étudié et fait encore aujourd’hui l’objet de recherches approfondies.
5Dans ce vaste corpus, Goulag, une histoire [5] occupe une place un peu particulière. Journaliste de talent, Anne Applebaum a rédigé un ouvrage qui se veut une synthèse de toute cette histoire du Goulag à travers toutes ses sources : archives, mémoires, témoignages, entretiens avec d’anciens prisonniers, redécouverte des lieux. Elle utilise en partie les nombreuses publications d’archives déjà disponibles, mais aussi des documents qu’elle a elle-même consultés. Elle se fonde également sur des entretiens qu’elle a réalisés, sur la lecture des nombreux documents publiés, sur le vif ou sous forme de mémoires.
6Son livre est écrit avec un art particulier qui provoque une vive émotion tout en conservant un fil historique précis. Elle commence par une analyse des origines du Goulag : le système pénitentiaire tsariste, les premiers camps dès la Révolution, rappelle les ambitions « rééducatrices » des bolcheviques et leur pragmatisme face à un nombre croissant d’exilés ou d’emprisonnés, puis aborde le grand tournant de 1929, la collectivisation et l’augmentation inexorable de la répression, dont la grande terreur de 1937 a été le sommet. Sommet dans la violence, mais pas dans l’extension du système pénitentiaire, celui-ci ayant atteint son développement maximum après la seconde guerre mondiale. Anne Applebaum montre à quel point la nature des camps a changé durant les années 1930, même si les conditions y étaient déjà extrêmes auparavant. Elle souligne notamment que le système est devenu en soi un outil d’ordre purement économique, qui, au-delà de la recherche d’une autosuffisance, devait contribuer à la croissance industrielle de l’URSS. Les camps auraient dû devenir un élément essentiel du système de production soviétique, servi par une main-d’œuvre servile. De 1930 à 1953, date de la mort de Staline, cette logique productiviste est devenue de plus en plus forte. Elle s’est soldée par un échec d’autant plus retentissant qu’il fut à la mesure des ambitions du régime.
7Anne Applebaum retrace en effet la crise croissante du système concentrationnaire après la seconde guerre mondiale, la montée des tensions, des révoltes et la prise de conscience par les plus hauts responsables, y compris Beria, de l’inefficacité du système en termes strictement économiques.
8Mais, au-delà, c’est évidemment un drame humain que l’auteur nous donne à lire. L’utilisation de témoignages récents et d’archives déclassifiées lui permet de décrire le mode de fonctionnement au jour le jour d’un système qui a détruit des millions de Soviétiques. Elle souligne également les paradoxes de ce système dans lequel, malgré la violence extrême, se sont développées diverses formes d’activités artistiques.
9Le livre d’Anne Applebaum est une bonne contribution, accessible aux non-spécialistes, de l’histoire du Goulag. Sans doute n’apporte-t-il rien de bien nouveau par rapport aux multiples travaux publiés ces dernières années. L’auteur met en perspective des situations particulières, mais n’entame pas de démarche réflexive à proprement parler. Il manque à sa synthèse une volonté de compréhension du développement du Goulag, et tout lecteur un tant soit peu curieux se tournera sans doute vers d’autres ouvrages, plus complexes et plus approfondis. De même, l’émotion que l’on ressentira en lisant Chalamov sera plus forte, plus « vraie », que celle suscitée par la lecture de ce livre. Mais il s’agit, à n’en pas douter, d’un ouvrage important, type de synthèse indispensable, qui fait bon usage de l’ensemble des connaissances acquises tout en tirant parti avec beaucoup d’à-propos de l’étude des témoignages et des lieux, ces mémoires vivantes du Goulag.
Notes
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[1]
Istoriâ stalinskogo Gulaga, Konec 1920-h – pervaâ polovina 1950-h godov : sobranie dokumentov v semi tomah (L’histoire du Goulag stalinien. Fin 1920-première moitié des années 1950. Recueil de documents en 7 tomes), Moscou, Rosspèn, 2004-2005.
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[2]
Paris, Perrin, 2006.
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[3]
Paris, Le Seuil, 1974.
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[4]
Lagrasse, Verdier, 2003.
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[5]
Gulag : A History, Londres/New York, Doubleday, 2003, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat.