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PASCALE LABORIER, DANY TROM, dir. Historicités de l’action publique Paris, PUF, 2003,540 pages

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par Jay Rowell

2nières années, la recomposition disciplinaire et le renouveau des perspectives de recherche en France se sont articulés en grande partie autour d’une interrogation sur l’historicité des phénomènes sociaux et politiques. Symptômes ou symboles de ce tournant « historique » aux déterminants multiples, le livre de Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique ( 1991), Temps et récit de Paul Ricœur ( 1983) ou la revue Genèses (créée en 1990) sont apparus comme autant d’invitations, voire d’injonctions à donner toute sa place à la temporalité dans les disciplines du « présent ».

3Issu d’un colloque co-organisé en 2000 par le Centre universitaire de recherches administratives et politiques de Picardie (CURAPP) et le Groupe de sociologie politique et morale (GSPM), l’ouvrage dirigé par Pascale Laborier et Dany Trom témoigne de l’effervescence provoquée par le recours à l’histoire dans les sciences sociales du politique. À l’évidence, la sélection des contributions mise plutôt sur la diversité des manières d’appréhender l’historicité que sur une tentative prématurée (ou illusoire ?) de durcissement paradigmatique. Mais en dépit de l’extrême diversité des matériaux historiques mobilisés, des échelles temporelles, des objets et des cadres théoriques représentés dans les 21 textes de ce recueil, l’introduction éclairante de P. Laborier et de D. Trom ainsi que plusieurs contributions de statut plutôt théorique (C. Tilly, P. Laborier, Y. Papadopoulos et D. Trom), permettent au lecteur de situer les propositions caractéristiques des approches ainsi rassemblées les unes par rapport aux autres.

4L’unité du volume procède de son questionnement initial : comment intégrer l’histoire dans le cadre d’une analyse centrée sur l’action, champ largement rebelle à toute identification de structures, historiques ou autres, en dehors du contexte immédiat des interactions interindividuelles ? Àcet égard, c’est dans l’importance accordée au niveau microsociologique que cette nouvelle sociologie historique se distingue à la fois de la sociologie historique « classique », plus structuraliste et macroscopique (S. Eisenstadt, B. Moore, I. Wallerstein), et d’autres problématiques plus récentes, centrées sur les régimes temporels, à l’instar des analyses de path dependency (P. Pierson), des travaux sur la mémoire (B. Stora, M.-C. Lavabre) ou encore de l’histoire des concepts de Reinhard Koseleck.

5L’attention portée à l’action dans son déroulement et dans son épaisseur temporelle, la prise en compte de la compétence des acteurs, de leurs usages et réappropriations du passé, mais aussi des contraintes cognitives ou institutionnelles qui pèsent sur eux permettent alors d’éviter un écueil fréquemment rencontré : l’usage de l’histoire comme facteur explicatif résiduel convoqué pour l’occasion (le fameux « poids de l’histoire »), qui, somme toute, participe d’une logique culturaliste. En effet, la sédimentation historique ne constitue pas simplement une contrainte, mais aussi un réservoir de sens ou de répertoires d’action (C. Tilly), soit autant de ressources dont les acteurs disposent pour interpréter le présent et agir sur le cours des événements.

6L’historicité est entendue ici dans un double sens : le terme fait référence à « la manière dont les agents convoquent le passé historique dans le cours de leurs activités » (p. 12) et au travail propre du chercheur qui détermine les éléments du passé produisant des effets dans l’action. En s’attachant aux modes d’articulation et de conciliation de ces deux postures, qui sont longtemps demeurées disjointes, trois manières de relier le passé au présent peuvent être repérées dans l’ouvrage. La première, que l’on qualifiera de « génétique », utilise des matériaux historiques dans une perspective diachronique afin de déconstruire des catégories d’action publique en révélant leur caractère contingent. La deuxième approche fait entrer en jeu une historicité synchronique, partant du présent pour identifier les transformations successives d’une catégorie ou d’un secteur d’action. Enfin, la troisième approche met l’accent sur le maniement des échelles temporelles par différentes catégories d’acteurs engagés dans des controverses de nature plus contemporaine.

7Dans l’approche « génétique », l’interrogation prend le monde contemporain comme point de départ et remonte dans le temps afin de comprendre comment, quand et pourquoi les groupes sociaux et les catégories et dispositifs d’action publique s’instituent et acquièrent progressivement la force d’une évidence, à l’issue d’un processus de sédimentation institutionnelle. La démarche est particulièrement fructueuse lorsqu’il s’agit de mettre à l’épreuve des catégories comme celle des « handicaps sensoriels » (F. Buton) ou celle du chômage en Allemagne (B. Zimmermann). Si l’on a pu reprocher à ce type de travaux leur excessive focalisation sur la fin du 19e siècle, les analyses détaillées de la dynamique à l’œuvre dans le cadre de la commission nationale des loyers ( 1982-1986) (H. Michel), de la reconfiguration problématique de la catégorie « famille » en 1945 (V. Bussat) ou de la constitution de la forme pétitionnaire au 18e siècle (J.-G. Contamin) illustrent bien la fécondité de cette démarche appliquéeà d’autres périodes historiques et contribuent à « faire émerger les possibles écartés par l’histoire » (F.Buton, p. 59). Centrées sur des moments clés du processus d’institutionnalisation, ces analyses diachroniques souffrent néanmoins d’une sous-théorisation des mécanismes par lesquels le passé pèse sur le présent. L’histoire est faite chose, et les controverses qui se cristallisent et conduiront par la suite à écarter des options possibles s’incorporent dans les institutions, catégories et groupes, sans que l’on comprenne toujours par quels mécanismes ces derniers se perpétuent.

8Pour tenter de résorber cette difficulté, un deuxième courant théorique s’attache à suivre dans le temps une catégorie d’action publique afin de montrer, d’une part, comment les catégories se consolident ou, au contraire, peuvent être remises en cause, d’autre part comment les catégories héritées s’actualisent dans les pratiques et dans les controverses contemporaines en produisant des effets contraignants ou habilitants. Cette démarche met l’accent sur la succession des configurations en focalisant l’analyse sur des moments critiques de reformulation des catégories d’action publique. (C. Vlassopoulou sur la pollution atmosphérique ; A. Desrosières sur l’instrumentation statistique; D. Trom sur la mise en forme et les usages du paysage) sans que l’on sache précisément si cette plasticité des catégories résulte de la démarche synchronique adoptée ou si elle est spécifique au terrain étudié. Mais c’est à propos de l’identification des facteurs qui limitent ou autorisent la remise en cause des schèmes ou institutions hérités que la démarche comparative se révèle la plus fructueuse (R. Pasquier, M. Surdez, A. Desrosières, C. Tilly). Les contributions de D. Trom, de P. Laborier et de V. Dubois, en particulier, offrent les pistes les plus stimulantes pour relier le passé au présent en identifiant la« palette de modes d’action déjà éprouvés » (P. Laborier, p. 447) mobilisables par les acteurs contemporains. Dans cette perspective, l’histoire est à la fois inscrite dans les institutions, catégories et instruments d’action publique (l’histoire faite chose), et dans les représentations et cadres cognitifs des individus (l’histoire incorporée).

9C’est cette dernière question qui est au cœur des contributions inspirées de la sociologie pragmatique, souvent critiquée pour son présentéisme et ses modélisations anhistoriques (comme celle des « cités de justice » de Luc Boltanski et Laurent Thévenot). De ce fait, les composantes de l’ouvrage qui s’y rattachent visent précisément à relever le défi de l’historicité. Si elles ont en commun avec les deux premières approches d’accorder une attention privilégiéeaux momentsd’incertitude et de controverse, elles conçoivent l’historicité comme un ensemble de ressources argumentatives disponibles pour réaliser des opérations cognitives de natures diverses : déchiffrer le sens des choses (l’intervention de l’OTAN dans les Balkans analysée par P. Chateauraynaud et, sur un autre registre, par S. Wahnich), se situer dans le présent et anticiper le futur (J. Stavo-Debauge) ou procéder à des imputations de causalité. Dans cette perspective, le jeu est plus ouvert que les autres travaux ne le laissent apparaître, puisque le stock de savoirs accumulés dans le temps est hétérogène et contradictoire, et c’est dans le déroulement même des controverses marquées par une forte incertitude que les interprétations et des imputations causales se stabilisent provisoirement (N. Dodier). Mais l’accent mis sur les arguments déployés conduit parfois à une analyse textuelle peu attentive audéroulement même de la controverse, aux « coups » joués par les différents acteurs et à la dotation inégale des compétences et des ressources entre ces derniers. Au final, certaines des contributions (par exemple, S. Wahnich, J. Stavo-Debauge et P. Chateauraynaud) semblent ainsi se rapprocher de la théorie de l’action proposée par la démarche microsociologique suivant laquelle les structures s’auto-engendrent dans l’action, dans la mesure où le stock d’arguments disponibles est pratiquement inépuisable et où les contraintes qui délimitent un espace des possibles ne sont pas précisément identifiées. Autrement dit, dans cette perspective, il paraît difficile de relever le défi formulé par C. Tilly qui consisteà identifier les « formes de revendication collective qui sont disponibles, appropriées et qui ont des chances d’être efficaces » (p. 48) sans recourir à la mobilisation d’un matériel proprement historique, par exemple sous la forme d’un « cas constitutif », producteur d’une « jurisprudence » comme le suggère de manière convaincante D. Trom.

10Au total, cet ouvrage très riche témoigne de la fécondité d’une démarche attentive à la temporalité dans la compréhension de l’action publique. Cependant, le fait de privilégier les controverses contemporaines ou les moments de rupture et d’institutionnalisation passés s’accompagne d’un relatif désinvestissement de l’analyse des périodes « sans controverses », marquées par la consolidation et l’institutionnalisation des représentations et dispositifs d’action, ce qui contribue à laisser ouverte la question des mécanismes par lesquels l’histoire vient à nous, que ce soit sous sa forme matérialisée dans les institutions ou sous sa forme incorporée dans les cadres de perception des acteurs.

Jay Rowell
chercheur au CNRS, rattaché au Centre de recherches interdisciplinaires sur l’Allemagne/EHESS. Il travaille sur l’histoire politique et sociale de la RDA et a publié récemment « Pouvoir périphérique et “centralisme démocratique” en RDA », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 49 ( 2), 2002.
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