1 En 1988, deux hommes d’une trentaine d’années, amateurs de fessées entre hommes, font paraître une petite annonce dans Gai pied, le principal journal gai de l’époque, pour trouver des hommes qui ont le même fantasme qu’eux. Ils reçoivent 150 réponses et décident de fonder une association. Celle-ci se constitue d’abord autour d’un fichier d’adhérents qui peuvent se rencontrer ; puis par des réunions dans des backrooms ou des saunas, des lieux de sociabilité sexuelle, à Paris, c’est-à-dire des rassemblements lors desquels des individus peuvent fesser et se faire fesser. L’association a édité une lettre puis un magazine dans lesquels on trouve des informations, des anecdotes, des histoires érotiques, des petites annonces. À partir de 1999, elle produit des films pornographiques consacrés à la fessée entre hommes. Un site internet, à des fins de rencontre ou de partage d’expériences, est créé dans les années 2000.
2 Quelles sont les conditions historiques qui permettent l’émergence d’une telle association ? Et en quel sens ces conditions déterminent-elles les significations du fantasme de la fessée ? Le moment qui précède cette émergence et qui semble la rendre possible est souvent conçu comme une libération sexuelle qui aurait permis à certains désirs, jusque-là réprimés ou stigmatisés, d’avoir droit de cité. Quels sont les effets de ces évolutions historiques au niveau des fantasmes. En abordant la fessée comme un fantasme ambigu, nous faisons l’hypothèse que ce moment historique n’est pas seulement celui d’une levée des interdits, qui permettrait à un fantasme ancien, aux échos scolaires, familiaux et religieux (Vandermeersch, 2002) d’être vécu. Il contribue également à discréditer certaines sexualités dans le même geste qu’il en valorise d’autres. Le contexte historique donne ainsi une signification spécifique à ce fantasme et aux manières dont les individus l’investissent : les travaux de Bourdieu permettent de préciser ce point.
3 Dans un dialogue avec Jacques Maître, Bourdieu propose la formule générale d’une sociologie qui tiendrait compte des acquis de la psychanalyse : « Les différents agents investissent, en fonction de leur histoire propre, donc de leurs dispositions, les significations proposées par l’institution, parmi lesquelles ils en privilégient certaines. De son côté, l’institution ou, mieux, le champ offre un ensemble de possibilités préconstituées ; il régule les dispositions, c’est-à-dire qu’il les contraint et les censure en même temps qu’il leur ouvre des voies » (Maître, 1994, p. 6). Cette relation circulaire permet de comprendre la production sociale du désir ou la « socialisation de la libido » en abordant « le monde social comme espace de possibles, comme clavier avec lequel le désir peut jouer et se constituer » (id., p. 17). Dans ses travaux sur Heidegger, Bourdieu précise en quoi consiste la dimension sociale des fantasmes : ceux-ci ne sont pas une simple émanation du contexte historique, ils transforment, sur le mode du déni, de l’occultation ou plus largement du jeu, les expériences sociales les plus fondamentales (Bourdieu, 1988). Du désir comme aspiration vers tel objet ou telle position se distinguent donc les fantasmes comme doubles ambivalents des expériences et discours sociaux. En suivant cette sociologie historique des fantasmes, il ne s’agit pas seulement de comprendre ce qui permet l’élargissement des possibles sexuels, mais comment des individus fantasment des pratiques et des scènes devenues illégitimes ou suspectes [1].
LIBÉRATION SEXUELLE ET REDÉFINITION DES INTERDITS
4 En 1919, dans « Un enfant est battu », Freud a proposé une interprétation du fantasme de flagellation (Freud, 1919 [1973]). Rappelons deux aspects de ce texte complexe. D’une part, l’analyse s’appuie sur quelques cas cliniques, mais Freud note la fréquence surprenante du fantasme chez ses patients : celui-ci est appréhendé comme un fantasme vécu comme singulier et honteux qui devient, sous l’œil du psychanalyste, significatif pour l’analyse de l’inconscient et la genèse des perversions. D’autre part, les quelques cas analysés convainquent Freud que l’hypothèse d’une reproduction d’une scène vécue dans l’enfance ne tient pas : les patients n’ont pas nécessairement été battus, ils ne s’identifient pas nécessairement à l’enfant de la scène. Plus que la répétition d’une expérience, ce sont les transformations successives d’un fantasme qu’analyse Freud. Il propose cependant de réduire ses différentes figures à une signification qui en est la clé : un désir incestueux pour le père.
5 La création d’une association de fessée entre hommes permet de déplacer la question, de la genèse individuelle d’une perversion à l’émergence d’un collectif autour d’un fantasme. En créant une association, des individus tenus pour pervers ne cherchent pas à guérir mais à créer des espaces pour satisfaire leurs désirs. Ils peuvent considérer que ces désirs sont problématiques, mais aussi que leur satisfaction est légitime. Ils s’inscrivent ainsi dans une histoire de la sexualité caractérisée par une plus grande tolérance vis-à-vis des sexualités minoritaires. Être attentif à ce contexte historique permet de compléter la lecture freudienne en retraçant les luttes par lesquelles des pervers s’organisent en communautés érotiques et font valoir leurs droits à vivre des sexualités tenues pour déviantes : ainsi Gayle Rubin a montré comment l’évolution des conceptions de la sexualité, mais aussi l’urbanisation, les luttes politiques, et quelques individus motivés ont élargi l’espace des possibles sexuels (Rubin, 2010). La prise en compte du contexte historique engage également à reprendre l’interprétation freudienne en tenant compte de la diversité et de la variabilité des significations sociales et historiques des actes et désirs sexuels (Bozon, 1999 ; Halperin, 2002) : l’émergence de l’association à la fin des années 1980, après deux décennies de luttes féministes et homosexuelles, incite à la penser non seulement au regard des structures de l’inconscient, mais d’un moment historique particulier.
6 Pour analyser celui-ci, l’idée de libération sexuelle s’est imposée. Au regard des enquêtes statistiques sur les comportements sexuels et des évolutions des rapports de genre, cette lecture pose problème : si les comportements évoluent, la révolution semble loin ; la sexualité est un des lieux où les inégalités de genre sont constamment réaffirmées plus qu’un espace de libération pour les femmes. L’idée de libération suppose de plus une pulsion sexuelle présociale, n’attendant que la levée des interdits pour s’épanouir, conception battue en brèche par la sociologie de la sexualité (Bajos et Bozon, 2008 ; Bozon, 2013).
7 Ces réticences n’épuisent pourtant pas l’analyse sociologique de la libération sexuelle. D’une part, si l’on passe de l’échelle des comportements sexuels à celle des espaces des sexualités minoritaires, celles-ci ont évolué depuis les années 1960, avec l’émergence d’associations, de bars, et d’espaces marchands qui participent à créer de nouvelles possibilités de pratiques et de représentations de la sexualité (De Busscher, Mendès-Leite, Proth, 1999 ; Deschamps et Gaissad, 2008 ; Trachman, 2015). Ces évolutions doivent également être comprises comme une reconfiguration partielle des normes de l’acceptable en matière sexuelle, en particulier concernant la sexualité infantile et le consentement : les évolutions de la problématisation des rapports sexuels entre mineurs et majeurs, et la constitution de la figure du pédophile en incarnation de la monstruosité sexuelle en est un des aspects importants. Dans ce cas, il ne s’agit pas seulement de pratiques qui de licites ou tolérées deviennent interdites, mais de ce qu’on entend par libération : des revendications qui se concevaient comme une libération de la sexualité infantile deviennent des violences (Bérard, 2014). Ces déplacements prennent place dans des évolutions plus larges. Celles concernant l’éducation des enfants, dont les règles se redéfinissent au croisement des débats sur leur sexualité, de la promotion d’une bonne parentalité et de la constitution de professionnels de la petite enfance (Garcia, 2011). Ils s’insèrent plus généralement dans une « crise de la domination rapprochée » (Memmi, 2008). Cette domination concerne moins les contraintes par corps dans la sphère privée, dont l’illégitimation débute dans les années 1950, que les limitations physiques imposées au corps des dominé-e-s, femmes ou enfants notamment.
8 Enfin, même si la libération sexuelle est une grille de lecture fragile, c’est une représentation partagée qui s’ajoute aux outils par lesquels les individus se rapportent à leur sexualité (Prearo, 2010). Celle-ci tend alors à se définir, indépendamment de ses usages reproductifs et conjugaux, comme un espace de découverte de soi, d’épanouissement dont il est possible de mesurer l’intensité : la notion d’orgasme joue ici un rôle important (Béjin et Pollak, 1977). La libération sexuelle n’est donc pas une levée des tabous ou des interdits : c’est un espace de luttes spatiales et symboliques, dans lequel la définition de la libération a pour revers celle des violences, et qui contribue à définir les figures et les critères de la bonne sexualité.
« NOUS SOMMES NOMBREUX »
9 La naissance de l’association s’inscrit dans cette lutte pour avoir un espace à soi. En revenant sur ses débuts, l’un des fondateurs le souligne : « Quand nous on s’est créés, il y a eu beaucoup d’associations qui se sont créées sur différents fantasmes ». L’association permet de rompre l’isolement des amateurs de fessées entre hommes, qui pouvaient jusque-là essayer de trouver des partenaires par petites annonces ou par le Minitel. Cette ambition est explicitée dans la première lettre envoyée aux adhérents, alors une trentaine, en décembre 1988 : l’association y est définie comme « un club d’amis partageant un phantasme : la fessée et les châtiments corporels administrés plus ou moins sévèrement entre majeurs consentants tel que cela se passait autrefois, et encore parfois de nos jours, dans des pays divers parmi lesquels, dit-on, l’Angleterre ». Cofondée par un bordelais, l’association se centre rapidement sur ses membres parisiens, par souci de simplicité : « Les provinciaux quand même c’est qu’ils ont toujours peur de rencontrer leurs amis comme ça. On a essayé une tentative de faire ça à Marseille, à Lyon. À chaque fois ça a été une catastrophe. À Lyon, on était des Parisiens qui étaient là mais aucun Lyonnais », note l’un des fondateurs. Après 4 ans d’existence, l’association compte environ 450 membres. Comme le reste du monde associatif elle connaît un déclin au cours des années 2000 lié pour une part à la multiplication des techniques de rencontre.
10 Sortir de l’isolement, donner la possibilité de parler de son désir est une fonction importante de l’association. La lettre n° 4, d’avril 1989, a pour exergue « les Fesseurs parlent aux Fessés (et réciproquement) ». L’anniversaire du club, fêté au Keller, un célèbre sex-club parisien, est l’occasion d’affirmer « NOUS SOMMES NOMBREUX » : « Il faut savoir en effet que si nous sommes près de 150, nous avons reçu environ cinq cents demandes de renseignements et beaucoup de gens ne nous connaissent pas encore… » (Lettre n°7, septembre 1989). Cet enthousiasme semble même déborder les frontières nationales : les échanges avec l’association hollandaise de fessée entre hommes permettent au bureau du club d’affirmer que « l’Europe de la Fessée est en marche » (Lettre n°8, décembre 1989).
11 Ce discours se comprend au regard des expériences douloureuses et des situations complexes vécues par les amateurs de fessées, et notamment ceux qui ne s’identifient pas comme homosexuels : en effet, l’association compte également des membres qui s’identifient comme hétérosexuels, ce que le fantasme ou la pratique de la fessée avec d’autres hommes ne vient pas remettre en question. Les lettres s’en font écho, en particulier lorsqu’elles évoquent le fonctionnement du fichier des adhérents. Si certains ne répondent pas, c’est que « la personne est timorée et n’ose pas retourner son bulletin. (C’est le cas de certains hommes mariés qui craignent pour leur vie de famille ou qui ont du mal à admettre qu’ils préfèrent les garçons aux filles) » (Lettre n°7, septembre 1989). Les membres du bureau préviennent les interprétations que cela suscite, explicitant et mettant à distance par là même certains critères de la bonne sexualité : « Nous rappelons que certains adhérents ne souhaitent pas communiquer leur adresse, non pas parce qu’ils sont « coincés » comme certains l’on dit [sic], mais tout simplement parce que leur situation privée ou professionnelle ne leur permet pas. Nous demandons donc une certaine compréhension à ceux qui n’ont pas ces problèmes » (Lettre n°4, avril 1989). Les entretiens montrent que ces situations et ces questions persistent aujourd’hui. Pour la plupart des enquêtés, la fessée est un « jardin secret », un « tabou » : ces expressions sont récurrentes. La plupart d’entre eux ne parlent pas de ce fantasme à leur entourage, mais seulement à ceux qu’ils rencontrent par le biais de l’association : ceux-ci sont donc des partenaires sexuels potentiels mais aussi des confidents. L’ouverture de l’espace des possibles a pour contexte et pour revers une stigmatisation qui fait de ce fantasme un fantasme non anodin, à tenir caché ou à révéler.
12 La forme que prend la parole sur la fessée est souvent celle de l’aveu. Le cas de Martin, un employé de mairie de 45 ans, l’illustre. Ses deux frères, hétérosexuels, connaissent son fantasme. Pour lui, cette déclaration n’a pas été facile, mais elle correspond à une exigence d’« honnêteté » qui lui semble importante. C’est également le cas avec son conjoint actuel, qui n’est pas intéressé par la fessée, et a été « surpris » de découvrir cet aspect de la sexualité de Martin. Cette révélation redouble celle, pour ceux qui s’identifie comme tels, de l’homosexualité. Dans le cas de Martin, sa première relation sexuelle avec un homme a lieu vers 28 ans.
13 « Et en fait, oui, pendant trois, quatre ans, ça a été, on va dire, une succession de confirmations que j’étais bien gay. Et bon, après, je me suis dit : « Bon, peut-être, essayer de trouver quelqu’un ». Du coup, je voulais pas non plus vivre en cachette. Donc, je me suis dit : « Avant de trouver quelqu’un, il faut quand même que ma famille et mes proches, on va dire, soient au courant ». »
14 Martin évoque alors un « blocage », lié à un entourage familial pas nécessairement accueillant, un petit village où « tout le monde sait tout sur tout le monde », un sentiment de solitude. Autant d’éléments qui l’ont contraint au secret : « dans la famille, même lointaine, personne n’était connu pour être homosexuel, quoi, donc même pour aborder le sujet, il y avait pas de prise quoi on va dire ». La décision d’en parler s’impose à lui : ce n’est plus la révélation, mais le silence qui devient insupportable.
15 « Je veux dire à un moment en avançant dans l’âge, tu dis : « Bon, là, c’est ta vie. Je suis comme ça, je changerai pas ». Donc, à un moment donné, ben, voilà. Ou les autres t’acceptent ou ils acceptent pas, mais je vais continuer. C’est-à-dire, après, la vie qui passe, déjà j’avais perdu quelques années, donc, bon. »
16 Le cas de Martin illustre la continuité entre la révélation de l’homosexualité et celle du fantasme de la fessée. Il reste isolé, la fessée étant tenue secrète par presque tous les individus rencontrés. Il montre cependant que pour ceux qui parviennent à le dire comme pour ceux qui préfèrent le taire, le fantasme de la fessée est pris dans les évolutions du discours sur la sexualité : ce n’est plus l’explicitation publique de la sexualité qui pose problème, c’est la revendication de discrétion ou de la séparation entre vie privée et sexualité qui deviennent suspectes, au nom d’une injonction à la cohérence, à la visibilité et à l’épanouissement (Chauncey, 2002). Le club de fessée illustre ainsi, outre la diffusion de ces injonctions, les résistances qu’elles suscitent, et d’autres manières de vivre ses fantasmes.
UN PLAISIR PUÉRIL
17 Dans le cas d’un fantasme spécifique comme la fessée, l’accueil lors des réunions, la présence d’habitués prennent une signification particulière : ils font office d’intermédiaires de l’individu avec l’association, mais aussi avec ses propres désirs. Les réunions sont présentées dans les lettres comme des moments où « où chacun pouvait faire ce qu’il voulait : boire un verre entre amis, regarder ce qui se passait, fesser, fouetter, être fessé ou fouetté, échanger des adresses pour se retrouver en petit comité » (Lettre n°6, le 6 décembre 1989). C’est aussi ce qu’illustre le cas de Pablo, 41 ans, employé d’une organisation internationale. Il apprend l’existence de l’association par un partenaire sexuel à qui il s’est confié. La volonté de sortir de la solitude, la prise de conscience que, selon une expression récurrente dans les entretiens, il n’est « pas le seul » à avoir ce fantasme, coexiste avec la peur. Peur de l’entrée dans un espace inconnu d’abord (« J’avais un peu peur car ne je connaissais personne »), du regard des autres aussi : « J’ai trouvé l’adresse, et j’y suis allé mais j’avais peur d’entrer parce qu’il n’y avait personne qui traversait la rue. Je croyais que tout le monde me regardait. Pour moi c’était la première fois que j’allais faire une chose comme ça. J’avais peur. Mais à la fin, j’avais aussi le désir de savoir ce qui se passe dans le club ». Finalement, il fesse un des participants pour la première fois, « pas à l’aise », mais encouragé par l’idée que « tout le monde était là pour la même chose ».
18 La littérature sur les déviances sexuelles a souligné l’importance des bars comme espace de partage et de promotion des sexualités minoritaires (Achilles, 2011 ; Rubin, 2010). Cet aspect apparaît dans les entretiens, les enquêtés fréquentant les réunions soulignant souvent leur aspect « convivial ». Pablo parle ainsi d’une « communauté sympathique » fondée sur le partage d’un désir déviant. Il est y est d’autant plus sensible que, comme d’autres membres de l’association, il évoque les expériences de rejet dans d’autres lieux de sociabilité sexuelle gaie. La gentillesse, le « côté humain » sont fréquemment soulignés dans les entretiens, indépendamment des possibilités de trouver des partenaires à son goût.
19 « Y a une chose en commun avec tout le monde, qui est donc...
20 Qui est le truc de la fessée que tous a. Tout le monde a le même fantasme.
21 Oui.
22 Et dans les bars, si c’est un bar général, c’est difficile de se faire des amis parce que tout le monde… . Si tu arrives dans un bar, tout le monde arrive avec quelqu’un, et ce n’est pas possible de commencer une conversation avec les autres personnes, c’est pas facile. Mais si tu vas au club de la fessée par exemple, tu y vas généralement seul ou avec quelqu’un, mais c’est que tu veux faire, c’est socialiser avec les autres, tu veux t’amuser avec les autres. »
23 Les échanges entre les membres portent souvent sur tout autre chose que la sexualité, en particulier pour ceux qui fréquentent régulièrement les réunions et ont tissé des relations amicales. Cependant, le fantasme de la fessée et plus généralement la sexualité entre hommes sont souvent discutés.
24 « Journal de terrain, décembre 2014. Je suis au Keller, dans l’arrière-salle, en face de moi quelques fessées. Avec un autre participant d’une quarantaine d’années, nous discutons des backrooms parisiennes, dont il regrette l’ambiance passée, de l’association, dont il trouve les membres trop âgés, ce qui explique sa fréquentation intermittente des réunions. Sa prise de distance avec les backrooms et les associations est liée selon lui à un besoin de « connivence » dans la sexualité, qu’il n’avait pas avant : baiser avec un inconnu l’excitait, maintenant il préfère développer autre chose. Il me raconte également son éducation dans une institution des Pyrénées, évoquant les relations sexuelles entre hommes, les châtiments corporels, la dureté de l’éducation d’alors. « Et pourtant, ça ne m’a pas traumatisé ! », ajoute-t-il. Au cours de la discussion, il compare la fessée à un plan cul dans une backroom : la fessée reçue « dure pendant 2 jours », tu te sens bien, tu la sens encore. »
25 Dans les réunions, ces interactions sont récurrentes. L’organisation des lieux s’y prête : les arrière-salles ou la cave sont plutôt réservées à la pratique de la fessée elle-même, le bar, où les participants boivent un verre, à la discussion. Mais la position de voyeur, favorisée par le fantasme lui-même, dont la publicité est ici partie intégrante, permet également de discuter fessée en voyant un autre se faire fesser. L’établissement d’un lien entre la fessée et l’éducation religieuse, mais plus largement le travail d’explicitation que ces moments permettent, reviennent à proposer une certaine signification pour cette pratique, en l’associant à des scènes enfantines. Dans l’extrait de journal de terrain cité, il s’agit également de m’inciter à prêter attention à sa spécificité par rapport à d’autres pratiques sexuelles : comme d’autres le soulignent, la fessée persiste au-delà de l’interaction elle-même, parce qu’il y a des marques sur les fesses, mais aussi parce qu’elle suscite une émotion spécifique, distincte d’autres plaisirs plus fugaces.
26 L’association contribue ainsi à faire percevoir certains aspects de cette pratique, à définir ce qu’est « la fessée selon le club », selon l’expression d’un des membres. D’une part, les fessées ne sont pas un préliminaire pour d’autres actes, elles ne sont pas un élément d’un script plus large, elles constituent le rapport lui-même. De manière explicite, par exemple lorsque les réunions ont lieu au Keller, plutôt connu pour le fist-fucking, les autres pratiques qui peuvent y avoir lieu sont exclues : « ATTENTION : FIST, URO, SCAT, SANG, DOULEURS EXTRÊMES NON AUTORISÉES », peut-on lire sur l’agenda du club. Le règlement intérieur de l’association précise dès 1989 que « les adhérents sont de sexe masculin » (Lettre n°5, mai 1989). Le travestissement est explicitement interdit : c’est une fessée entre hommes habillés en homme qui est privilégiée. Elle implique le plus souvent deux personnes, certains instruments (la canne, la ceinture ou le ceinturon, le paddle par exemple). Elle commence souvent sur le pantalon ou le slip, puis le fesseur dénude le fessé. Ce dernier peut être debout, les jambes écartées, accoudés sur le mur ou une banquette, ou sur les genoux du fesseur. Les échanges verbaux entre fesseur et fessé, pendant l’acte, sont rares. La durée des séances est variable, de cinq à une vingtaine de minutes. Elles peuvent avoir lieu dans les cabines, mais elles ont souvent lieu devant d’autres participants, qui constituent ainsi la fessée en spectacle : c’est l’un des avantages des réunions de permettre cette publicité. Si les participants s’adaptent bien sûr aux personnes présentes, une préférence pour des fessés plus jeunes est souvent affirmée, et les films pornographiques de l’association mettent régulièrement en scène cette différence d’âge et les contextes qui la favorisent : pensionnat, jeunes apprentis par exemple.
27 L’usage de scénarios lors des séances de fessées permet de préciser ce point. Dans la lettre n°6, le bureau du club note que « nous vivons de manière différente la façon de donner ou de recevoir les corrections » : « Ainsi, pour certains, la fessée doit être érotique, assez douce et servir de prélude à l’amour. D’autres ont le souhait de vivre leur enfance et adolescence, ils aiment le port de culotte courte et apprécient des positions plus ou moins sévères. D’autres encore apprécient l’utilisation d’instruments : martinet, cravache, cane anglaise, ceinturon, tawse (instrument écossais utilisé dans les écoles : bande de cuir épais fendue par le milieu) et même orties. Les fessées peuvent être alors très sévères » (Lettre n°6, juillet 1989). On voit que si les différences ici évoquées portent plutôt sur la force des coups, le cadre et la signification sont plutôt univoques et font signent vers l’école ou la famille, c’est-à-dire l’enfance. Dans les entretiens, l’idée de « retrouver les fessées d’antan » est récurrente, y compris pour ceux qui considèrent que cela ne fait pas partie de leur fantasme, et qui doivent cependant prendre leur distance avec cette signification.
28 On peut ainsi faire l’hypothèse que la peur et la honte liées à ce fantasme tiennent moins à son caractère transgressif qu’à ses connotations régressives. Pratique qui n’implique pas de pénétration ou de sexualité génitale, qui fait écho à des expériences enfantines, la fessée apparaît comme un plaisir puéril. À l’heure d’une libération qui implique de nouveaux critères de la normalité sexuelle, mais aussi un rapport au temps, tendu vers un avenir où tous les désirs pourront s’épanouir, le fantasme de la fessée fait retour vers l’enfance, et travaille des situations et des affects tenus pour devoir être dépassés : ceux des humiliations et des violences subies par les jeunes. Si les lettres du club se font parfois l’écho d’un discours conquérant, le fantasme lui-même prend le contre-pied d’une lecture héroïque des déviances sexuelles, sous-tendue par la lutte vers la légitimité. Les amateurs de fessées semblent ainsi faire partie de « la multitude abjecte contre l’expérience de laquelle nous définissions notre propre libération » (Love, 2007, p. 10, ma traduction).
LE FANTASME ET SES DOUBLES
29 « Je suis Gémeaux, c’est un signe double paraît-il. Il y aurait en moi deux personnalités qui se combattent parfois. Je n’ai jamais pris le zodiaque très au sérieux, toutefois je veux bien convenir de la duplicité de mon être. Ainsi, pour la correction prévue la semaine prochaine, une part de moi-même se plaint déjà et cherche des moyens pour y échapper tandis que l’autre pense que c’est bien fait et surtout mérité » (« Histoire vraie » d’un membre du club, Lettre n°6, juillet 1989)
30 La fessée n’est pas seulement un plaisir puéril, c’est un fantasme suspect : elle fait porter le soupçon sur les goûts de l’individu, dont il devrait se dépendre, mais aussi sur ce qu’il est. Le lien entre fessée et violence est ici déterminant : vouloir fesser ou se faire fesser, n’est-ce pas avoir un goût douteux pour la violence ? Compte tenu des rapports d’âge, cela ne fait-il pas écho à des violences sexuelles ? L’émergence du club accompagne en effet l’émergence de la pédophilie comme problème public, et la constitution non seulement des pratiques, mais des désirs pédophiles en infractions pénales. Progressivement, la fessée passe du statut de correction ordinaire à celui de violences envers les enfants. Les membres de l’association sont pris dans ces déplacements symboliques qu’ils préviennent, mais qu’ils investissent également : le fantasme de la fessée tel qu’il est définit par l’association dit et écarte dans un même geste les significations douteuses auxquelles il est associées, cumulant « le profit de dire et le profit de démentir ce qui est dit par la manière de le dire » (Bourdieu, 1988, p. 91).
31 Une première stratégie consiste faire un partage net entre différentes formes de fessées. Ainsi le responsable de l’association explique lors d’un entretien comment le site internet est modéré : « Disons que la fessée automatiquement si on prend le dictionnaire c’est la correction de nos enfants. Donc comme on est quand même… (…). Toutes les nouvelles, tout ce qui est écrit, il faut que ça soit entre fessée entre adultes consentants ou pas consentants mais en tout cas entre adultes. Il est hors de question qu’il y ait des souvenirs, surtout maintenant. Il y a une époque encore, on était un peu plus souple mais depuis une dizaine d’années on fait extrêmement attention à ça ». Pour prévenir le soupçon, et en particulier dans un espace qui permet l’expression des fantasmes, il est donc nécessaire de mettre en œuvre un contrôle qui exclut certaines connotations de la fessée.
32 Comme ce fondateur le souligne, les critères se sont durcis au cours du temps. Dans les lettres du club, les souvenirs envoyés par les adhérents sont nombreux. Dans la lettre n°0, d’octobre 1988, on peut lire : « La fessée est une correction appliquée ou reçue sur les fesses. Dans l’idée qu’un adulte peut se faire du mot « correction » (il faut le mettre entre guillemets car il ne s’agit pas d’un châtiment [sic] comme on l’administre à un enfant, bien que psychiquement il y fasse référence, mais d’une jouissance grâce à ce procédé) ». Dans la même lettre, qui donne quelques conseils pratiques, les souvenirs sont même présentés comme un élément indispensable à une bonne fessée. Ainsi, lors des fessées à la main, « une seule est préférable au tapotement avec les deux (ne pas oublier que le fessé doit se rappeler ses souvenirs d’enfance et qu’un père ou un maître d’école ne fesse qu’avec une seule main) ». Les souvenirs sont mobilisés, mais le registre du fantasme est donc distingué de celui des expériences enfantines : celles-ci sont un moyen de jouissance, et non un désir de punir.
33 L’ironie est un second procédé permettant de gérer le stigmate – elle est présente dans plusieurs documents cités auparavant. La lettre n°1 (décembre 1988) contient ainsi l’interview fictive d’un « père de famille », intitulée « Des bienfaits de la fessée éducative ». Le texte donne quelques informations sur le réseau de significations dans lequel il prend sens : les propos tenus « risquent de choquer certains de nos auditeurs », la fessée ayant « mauvaise presse » et semblant « un peu périmée ». Le père de famille fictif défend au contraire son utilité, y compris sur les adolescents, et fixe son cadre : c’est « une affaire entre le père et son fils », le déculottage est indispensable (« les enfants doivent apprendre à ne pas avoir honte de leur corps »), les instruments parfois nécessaires (au-dessus de douze ans, le fouet « paraît s’imposer »). Le registre pédagogique et son vocabulaire (« la punition doit être juste, méritée, et proportionnée à la gravité de la faute ») coexiste avec des sous-entendus érotiques. L’évocation du jock-strap, accessoire faisant partie des sexualités gays, est sans ambiguïté pour les lecteurs et donne au texte un tour de farce : « si le garçon puni est sportif et à l’habitude de porter un jock-strap, c’est une tenue idéale : elle met en valeur la partie à corriger et évite aux coups de s’égarer ». L’ironie fonctionne ainsi comme une manière de faire apparaître la dimension excitante de l’acte sous sa dimension punitive, et à dédramatiser celle-ci.
34 Si ces procédés prétendent faire le partage entre fessée punitive et fessée érotique, le script de la fessée tel que le fixe l’association incite plutôt à tenir ces deux dimensions, ce que permettent d’autres manières de dire. Une première consiste en la juxtaposition de ces deux exigences contradictoires du script, qui affirme à la fois le consentement, critère hégémonique d’une sexualité non-violente, et la contrainte, inhérente au fantasme. Dans la lettre n°7, le bureau fait plusieurs « recommandations » : pour « ceux qui demandent à être fessés sévèrement », « les fessées doivent être réellement sévères quelques soient [sic] les jérémiades et ne cesser qu’au gré du fesseur… ». Une recommandation suivante souligne qu’il ne faut pas prendre « les adhérents pour des machines à fesser ou à être fessées ! Ce sont des partenaires, on se plaît ou on ne se plaît pas, mais le plaisir doit être partagé ». Les oppositions entre domination et échange, entre la sexualité comme maîtrise de techniques ou de savoir-faire et comme rencontre entre personnes sont posées sans que leurs tensions ou leurs contradictions potentielles soient explicitées. Cette juxtaposition apparaît également dans le fichier des adhérents (ici celui de 2008), et prend souvent les formes de l’euphémisation ou de la dénégation.
35 « Je suis disponible semaine et WE – Je peux recevoir – je me déplace France entière – Fesseur – fessé assez sévère – J’aime être fessé par des hommes mûrs, autoritaires, décidés dans des positions et situations selon leur goût. Apprécie la mise à nu, être examiné, mis au coin. Ai les seins sensibles Je punis avec le même enthousiasme. N’ai aucun goût pour la violence. – j’accepte éventuellement les relations sexuelles. »
36 « Je suis disponible Soir en semaine – Je peux recevoir – je me déplace Paris RP – Fesseur-fessé assez sévèrement – Plan maître/esclave en confiance et progressivité. Travail des seins et des couilles. Fessée et progressive. Humiliations raisonnables et respect des limites. – j’accepte éventuellement les relations sexuelles. »
37 « Je suis disponible WE et éventuellement en semaine – Je peux recevoir – je me déplace France entière – Fesseur assez sévère et fessé sévèrement – Je cherche de jeunes culs à initier, à corriger, à bien faire rougir sous les claques (dureté progressive), et puis massages, caresses, câlins… Si tu es vraiment un sale gosse, je crois être capable de m’occuper de ton cas sérieusement : corrections à la main, au et, au ceinturon… Je cherche aussi des fesseurs sachant s’occuper d’une paire de fesses endurantes et qui ont sûrement besoin de progresser… fesseur et fessé, je suis contre la violence gratuite et contre les excès… et quand c’est STOP, c’est STOP ! – j’accepte éventuellement les relations sexuelles. »
38 L’asymétrie entre les partenaires, la domination et la douleur sont partie intégrante de la fessée telle qu’elle est pratiquée au sein de l’association. On retrouve dans ces annonces des partages entre différentes fessées. Comme dans d’autres associations de fessées (Plante, 2006), les membres différencient leurs pratiques sexuelles du sadomasochisme, qui prend alors la figure de la sexualité problématique, qui va trop loin. La distinction est faite dès les débuts de l’association, lors d’un ajout au règlement intérieur : l’association « n’est pas un club sado-maso » (Lettre n°5, mai 1989). Ce discours semble d’autant plus légitime qu’une autre association est consacrée aux fantasmes SM entre hommes : plusieurs lettres signalent d’ailleurs son existence. Les petites annonces insistent également sur les limites de l’interaction, et en particulier sur la règle du stop, par ailleurs conventionnelle dans le milieu SM. Surtout, ceux qui rédigent leur annonce tentent de contrôler la signification de la fessée en affirmant leur refus voire leur dégoût pour la violence. Il s’agit moins alors de distinguer différentes fessées que le fantasme de la fessée et ses usages punitifs : les annonces investissent la domination et la soumission tout en l’assignant à une sphère fantasmatique indépendante de toute volonté de nuire ou de blesser.
39 Plus sans doute que la forme écrite, les entretiens permettent d’objectiver ce discours double, dans les manières dont les enquêtés préviennent certaines lectures de leurs fantasmes, se saisissent de certaines questions en évoquant certaines scènes vécues ou fantasmées et en alimentant ainsi les significations de la fessée. Ainsi, lorsque les enquêtés sont interrogés sur leur « découverte de la fessée », certains évoquent les punitions reçues dans l’enfance, d’autres soulignent qu’ils n’en ont jamais reçues. Que ce soit en rappelant une expérience vécue ou en prévenant une lecture hâtive, la punition est systématiquement mobilisée, comme un aspect qu’on ne peut pas ne pas prendre en compte, ne serait-ce que pour l’écarter. Le cas de Michel permet de préciser ce point. Michel a 78 ans lorsque je le rencontre, ancien commerçant, habitant dans un appartement à Paris. Il fréquente le site de rencontre, mais pas les réunions, préférant les « situations en aparté », c’est-à-dire les rencontres chez lui. Elles ont lieu une ou deux fois par trimestre, depuis sept ans. Interrogé sur sa découverte de la fessée, Michel relate d’abord une scène qui a eu lieu lors de son éducation chez les jésuites, et qui selon lui « conditionne [son] comportement vis-à-vis d’une fessée actuelle ».
40 « Un jour, un jour, un beau jour, je devais avoir 12 ou 13 ans, et un jour j’étais tout simplement dans le gymnase, le préau qui servait de gymnase, et comme je faisais le con comme toujours, il y avait des cordes à nœuds. Vous savez, sur un portique y avait des cordes à nœuds, et bien entendu je, je faisais tourner la corde à nœuds, et puis la corde à nœuds elle est tombée, elle s’est décrochée du piton et elle est tombée sur la, la tête d’un de mes petits camarades. Heureusement, ça aurait pu être grave… la grosse bosse c’est tout… Là à ce moment-là, à ce moment-là, le prof de gymnastique qui devait être un, un vieux qui avait au moins 24 ans, voyez 23-24 ans me convoque et me dit : « Toi tu restes là ». Bon alors je reste là, tout le monde s’en va, en short, il me prend sur ses genoux, il me baisse le, le, le short, et il me fout une, une rouste terrible. Et la rouste terrible a été pour moi une chose très importante, parce que… j’ai eu, et lui s’en est aperçu, il a, il a fait semblant de ne pas le voir… étant couché sur ses genoux, j’ai eu une érection terrible. Quelqu’un s’occupait de moi seul. Voyez le côté, le côté euh… ce garçon… j’avais certainement, et c’était platonique hein à l’époque, je ne savais pas que j’étais homosexuel… c’était platonique mais je, ce garçon qui était un grand gaillard assez athlétique s’occupait de moi… d’une manière un petit peu violente, mais j’étais seul avec lui et il s’occupait de moi. Et donc il a pas fait de, de commentaire, voilà. Et ça en est resté là, et ça a été… après je, je suis reparti, c’était la fin de l’année presque, je suis reparti, je suis pas retourné dans ce collège, j’ai réintégré un lycée normal. »
41 Les procédés d’euphémisation coexistent avec la double affirmation de la dimension violente, punitive, et érotique de la fessée. L’incertitude entre ces deux significations est maintenue, et est incarnée par l’incertitude de l’interaction elle-même : Michel ne savait pas qu’il aimait la fessée, ni même qu’il était homosexuel. Ce sont ses réactions corporelles qui lui dévoilent son désir. Le silence du professeur ne permet pas d’éclaircir ses intentions et ses sentiments : il est avant tout objet de fantasme, qui révèle malgré lui, peut-être sans s’en apercevoir, le fantasme de la fessée. L’usage du mot « s’occuper » pour qualifier la scène condense les ambiguïtés du récit, en signifiant à la fois la punition et l’affection [2].
CONCLUSION
42 À quoi tient l’ambiguïté du fantasme de la fessée ? Elle s’éclaire en premier lieu par l’analyse des fantasmes sociaux proposée par Bourdieu : ceux-ci consistent en un discours double, produit d’un espace ou d’un contexte qui en fixe le sens, mais qui prend d’autres sens dans un autre contexte, selon la capacité du locuteur à intervenir dans plusieurs espaces à la fois : par exemple Heidegger peut parler de Fürsorge (« sollicitude ») comme concept philosophique, en le laissant faire écho à l’expression Sozialfürsorge (« assistance sociale ») et aux débats contemporains sur cette question (Bourdieu, 1988, p. 88). La mise en forme qu’impose le contexte philosophique explicite et masque tout à la fois les sens possibles dans d’autres contextes. Dans le cas de la fessée, le discours et les pratiques du club s’insèrent dans deux espaces, qui sont aussi des espaces de luttes : celui de la revendication des sexualités minoritaires, celui de la lutte contre les violences envers les enfants. Les diverses stratégies montrent que les membres du club jouent avec ces déplacements, permettent ou laissent ouverte la possibilité d’une double lecture, le seul fait de prévenir l’interprétation ayant pour effet de légitimer sa prise en compte et donc son éventuelle pertinence.
43 L’ambiguïté se comprend également par les manières dont les désirs sont produits par le contexte historique et travaille celui-ci, ce que Bourdieu appelle la socialisation de la libido. Dans cette perspective, l’évocation des violences enfantines est liée à deux cadres : les contraintes dans lesquelles le club est pris et les processus d’érotisation mis en œuvre par ses membres. Ces deux cadres induisent des interprétations différentes du fantasme. Dans le premier cas, les significations de la fessée sont multiples, variables historiquement ; la focalisation sur les échos enfantins occulte ce qu’est la fessée pour ses amateurs. Pourtant ceux-ci ne peuvent pas ne pas prévenir les significations qui ne manquent pas d’apparaître à l’évocation de ce fantasme, au risque de leur donner plus de poids qu’elles n’en ont, et indépendamment de leur propre expérience érotique. Dans le second cas, l’évocation des souvenirs d’enfance a pour effet de donner sens au fantasme en tenant compte de son discrédit : il s’agit alors moins de répéter une scène vécue que de redoubler la violence dans le fantasme ou dans la pratique. L’ambiguïté est finalement au cœur du fantasme. La diversité des rapports à la fessée est une question ouverte : si les membres du club mobilisent constamment le cadre familial, cela peut être parce qu’ils donnent sens à leur désir ou parce qu’ils ne peuvent pas ne pas mentionner ce qui s’impose comme une évidence. Mais indépendamment des intentions ou de la variété des significations de ce fantasme, le contexte historique rend ce dernier nécessairement ambigu.
Notes
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[1]
Cet article s’appuie une ethnographie de l’association par entretiens avec les membres (n=39), observations des réunions et recueils des archives, menée en deux temps, entre 2008 et 2009, 2014 et 2015. Les entretiens ont eu lieu pour la plupart en face à face, mais aussi par téléphone. Ils ont été proposés lors des réunions, ou sur le site de rencontre de l’association. Ils durent rarement moins d’une heure, et parfois plusieurs heures. Toutes les informations ont été anonymisées. Je remercie les responsables de l’association et les personnes rencontrées pour leur disponibilité, leur confiance et l’aide apportée au cours de ce travail.
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[2]
On retrouve cette ambivalence dans l’épisode de la fessée chez Rousseau (Lejeune, 1975)