1Je me réjouis que la revue Contraste consacre un numéro aux pairs, thème encore partiellement dans l’ombre dans les pratiques, les enseignements et la recherche.
Auprès du bébé et du jeune enfant, il n’y a pas que des adultes et pas seulement la mère
2Comme enseignante à l’université, comme chercheuse et aussi comme praticienne, je ne peux que constater combien les acteurs se préoccupant de la petite enfance mettent encore massivement le projecteur sur la seule relation mère/bébé.
3Consciente de cela, et toujours précurseure dans la réflexion sur les pratiques, la revue Contraste a déjà consacré des numéros aux pères, aux grands-parents, encore oubliés bien qu’ils soient de plus en plus présents dans les consultations des tout-petits. Elle a fait le choix, dans ce numéro, de rendre compte de l’état des pratiques et des recherches sur les fonctions, les processus de construction des liens entre pairs.
4La famille a évolué depuis Freud et Lacan. Ces auteurs, si souvent cités dans les travaux sur la famille, ont vécu dans des sociétés où la place et les fonctions des hommes et des femmes, la taille des fratries, la vie des familles n’étaient pas les mêmes qu’aujourd’hui. Ces évolutions sociétales et culturelles imposent de revisiter les pratiques et les théories. En effet, les théories nourrissent les pratiques et les recherches et les pratiques font évoluer les théories. C’est ainsi qu’il convient aujourd’hui de revisiter les places et fonctions de la mère, du père, de la famille élargie et de la fratrie dans la construction psychique du bébé. Les travaux de l’Institut Pikler-Lóczy, célèbre pour la pédagogie innovante dans la prise en charge particulièrement respectueuse des jeunes enfants, a ouvert la voie en montrant l’importance des pairs dans le développement de l’enfant. Cela, en pointant la nécessité que ces interactions soient portées, sécurisées par des adultes juste contenants et sécurisants ce qu’il faut, quand il le faut. Ainsi entendu, l’adulte accompagne le mouvement vers les pairs sans l’entraver, en sécurisant suffisamment l’enfant pour qu’il puisse, sans danger pour lui et pour les autres, se risquer aux rencontres avec des pairs. Pairs avec lesquels il va apprendre la réciprocité et l’électivité dans les liens, entre autres.
5De fait, il faut ne jamais avoir observé un bébé pour penser qu’il ne réagit pas dès le début de sa vie à la présence d’un autre enfant, surtout si ce dernier est familier. Les familles savent aussi que le bébé réagit le plus souvent de manière très différenciée avec chacun de ses frères et sœurs, de ses cousins, cousines. Les déficiences ne changent rien à ce phénomène d’attirance particulière de l’enfant envers ses pairs qui mobilisent des affects positifs et négatifs. Ces autres, « presque mêmes » que lui, contribuent à ce que l’enfant engage un processus de différenciation/distanciation avec sa mère, son père et les autres adultes s’occupant de lui.
6Les relations les plus longues sont celles que l’enfant va établir avec des pairs, de sa petite enfance à la vieillesse. À l’école, au travail, dans sa vie de couple, c’est avec des pairs qu’il va passer le plus de temps, le plus longtemps, et ses amitiés, ses amours porteront la marque des relations précoces établies avec les frères et sœurs, les cousins et les cousines.
Les autres dans la construction psychique du sujet
7Le « je » ne préexiste pas à la venue au monde de l’enfant car c’est dans un processus évolutif, interactif et dynamique que le sujet prend progressivement conscience de son existence et de celle de l’autre.
8Si les effets des carences dans la construction du psychisme et la naissance des représentations et de la symbolisation ont déjà été soulignés, il est maintenant établi que pour acquérir la capacité à être seul il faut qu’au préalable des expériences de présence avec un autre aient eu lieu. C’est dans l’expérience de la présence que la capacité d’être seul s’enracine (Winnicott, 1947). Roussillon (1991), quant à lui, parle de capacité de s’absenter en présence de l’autre qui nécessite que l’objet interne ne soit pas trop persécuteur et l’objet externe pas trop intrusif. Dans ces expériences de réciprocité, l’enfant progressivement se sent plus « réel », il se construit dans sa dépendance mais également dans ses différences avec l’autre.
9Devenir frère, prendre conscience de l’existence d’autres presque pareils résulte d’un processus de transformation complexe et évolutif. La fraternité, les relations entre pairs ne sont ni données, ni figées, elles sont à construire et reconstruire et elles ont des racines inconscientes. Cette transformation concerne les sentiments les plus primitifs, les plus archaïques, ceux d’avant l’Œdipe. Entre enfants, cette transformation se fait à travers des échanges réels qui pèsent parfois d’un poids très lourd dans la construction et l’évolution de la vie relationnelle des sujets.
10Le mouvement d’individuation entre frères et sœurs, entre pairs, implique des mouvements d’amour, de haine, de l’agressivité, de la séduction dans un processus dynamique de construction de soi face à un autre « non soi » suffisamment résistant pour servir, pendant un temps, de miroir.
11« L’autre enfant » et le « je » sont comme les berges qui bordent un fleuve, leur destin est de co-exister, d’être co-créés, l’un ne peut se penser sans l’autre et sans le fleuve et l’écosystème qui les environnent, les contraignent et les nourrissent.
12Les liens aux pairs sont indissociables de l’organisation narcissique du sujet ; si l’autre enfant représente un obstacle, une limite, il est aussi la condition du déploiement du désir structurant. Le sujet pour se connaître doit en passer par l’autre, l’autre presque même que lui, qui le voit, l’écoute, lui prête des pensées, des mots, des images de lui-même et du monde qui l’entoure. Comme le mythe de Narcisse le rappelle, l’individu ne peut vivre et se construire s’il ne passe pas par l’autre. Ce détour, potentiellement angoissant, est à l’origine de la construction du sentiment d’identité. La rencontre avec l’autre est une véritable expérience d’altérité qui imprègne chaque acte, choix, pensée ou émotion du sujet.
13Si les premiers « autres » rencontrés contribueront à construire une trame sur laquelle les autres « autres » prendront place, c’est tout au long de la vie que, de façon dynamique et le plus souvent évolutive, ces « autres » habiteront, nourriront, aliéneront, transformeront le sujet qui, en retour, transforme ses « hôtes » ; tout cela se faisant dans un rapport complexe entre « autre intériorisé » et « autre extérieur toujours subjectivement appréhendé ».
14Le monde interne s’édifie par intériorisation des expériences et des liens aux objets externes ; ainsi, plus que l’autre, c’est le lien à l’autre qui est introjecté. Ce qui fait que le sujet a une structure psychique fondamentalement aliénée à l’image de l’autre, lequel éveille chez lui le désir, désir de l’autre, désir pour l’autre en soi, désir d’être désiré par lui. Il n’existe de fait pas de sujet sans lien à l’objet, pas de sujet sans réciprocité des interactions avec autrui. Évidemment, ce numéro montre que ces « autres » ne sont pas que les adultes mais sont aussi les enfants avec lesquels l’enfant en situation de handicap est en contact, et cela très précocement.
Les autres enfants au cours de la vie de l’enfant et le processus d’inclusion
15Enseignante à l’université, je vois combien les étudiants, les futurs psychologues mais aussi les professionnels de terrain, sont maintenant bien au courant des conséquences de la blessure narcissique des parents confrontés aux déficiences de leur enfant. Le focus mis sur la mère la positionne le plus souvent comme blessée, fusionnelle…, comme si, autour du bébé, il n’y avait qu’elle. Or, sauf exception, le bébé rencontre d’autres personnes, en particulier ses pairs, plus jeunes, plus vieux que lui, d’un même sexe ou d’un sexe différent du sien. Chacun de ces pairs lui font expérimenter dans le plaisir, ou non, des manières de se toucher, de se parler, de se regarder, d’appréhender les objets, de les donner, de les prendre, de les partager. Nous pourrions dire en paraphrasant Winnicott que, avec ses pairs, finalement, l’enfant expérimente des « manières d’être porté, contenu, des jeux sensori--moteurs (holding) », des manières « d’être manipulé, bougé (handling) », de « présenter les objets (object presenting) ». Ces interactions avec les pairs favorisent les processus de maturation, permettent la structuration du moi, le développement affectif, la constitution du self. Elles favorisent aussi les processus d’autonomisation par rapport à l’adulte.
Quand l’un des enfants est en situation de handicap
16Le fait qu’un enfant de la famille soit atteint d’un handicap a des conséquences variables sur le père, la mère, les enfants, le groupe couple et le groupe fratrie. Pour partie, les enfants « absorbent » telles quelles l’angoisse, la culpabilité et la honte parentales ; pour partie, ils la transforment. Par ailleurs, chaque sujet vit de manière singulière la pathologie, cela indépendamment de ce qui se passe pour ses parents sur ce point. C’est pourquoi, à certains moments, il arrive que les frères et sœurs souffrent, alors que leurs parents sont parvenus à vivre plutôt heureusement la confrontation au handicap.
17Même si les structures de la petite enfance (camsp, cmp, cmpp, sessad) ont en France, depuis quelques années, amorcé une évolution notable concernant la fratrie, encore aujourd’hui force est de constater que les frères et sœurs restent les « oubliés » des dispositifs d’aide et que ce que vit le sujet handicapé comme « frère de… » est encore peu, voire pas du tout, pris en compte.
18Le lien fraternel étant, par nature, électif et évolutif, le soutien à apporter aux frères et sœurs doit tenir compte des spécificités des conflits qui émergent, resurgissent à chacune des étapes de leur vie. Étapes que nous rappelons brièvement : annonce de la maladie ; intégration en milieu ordinaire de l’enfant handicapé ; moment où le cadet devient plus performant que son aîné handicapé ; aggravation ou amélioration de la santé de la personne handicapée. Chacune de ces étapes engendre son lot de difficultés mais aussi de mobilisation positive sur les plans individuel et groupal dont le praticien et les parents doivent tenir compte pour soutenir chaque enfant au sein de son groupe de pairs.
19Il s’agit que l’enfant en situation de handicap ne soit pas « privé » de sa fratrie car, avec elle, de l’enfance à l’âge adulte, il peut, de manière parfois très créative, subjectiver sa pathologie, apprendre à vivre en groupe, à se passer, au moins pour un temps, de la protection rapprochée de l’adulte pour trouver et créer une place, sa place au milieu de ses pairs.
20Faire en sorte que le sujet en situation de handicap ait et conserve une place d’enfant dans sa famille aide aussi le couple parental à établir des frontières générationnelles, l’instauration de liens fraternels préservant l’intimité conjugale.
21Le processus d’inclusion suppose aussi de pouvoir nouer des liens avec des « presque mêmes que soi ». D’où la nécessité de réfléchir dès le plus jeune âge aux processus de construction et d’évolution des liens entre enfants.
22Avec une volonté de favoriser les processus inclusifs, une recherche que j’ai dirigée avec Clémence Dayan et Laurence Josselin (2020) sur les relations entre enfants, à partir d’entretiens et d’observations auprès des parents et des professionnels, montre combien ce qui se passe entre enfants en milieu familial est central dans le devenir des relations entre pairs. De fait, la relation souvent dite « fusionnelle » à la mère est liée au fait que l’adulte craint, parfois à tort et parfois à raison, que l’enfant en situation de handicap ne sache pas, ne puisse pas nouer des liens sécures, plaisants avec les autres enfants. Nous montrons combien les difficultés évidentes (et constatées dans de nombreuses études) dans les relations entre enfants en milieu inclusif sont en partie dues aux représentations que les adultes, parents et professionnels, ont du handicap, et dépendent aussi des conditions environnementales d’accueil de l’enfant. Dans ce contexte, il s’avère que ce que l’on a appelé les « pairs familiers » sont de formidables passeurs permettant à l’enfant qui a construit un lien familier avec les enfants de la famille restreinte ou élargie de nouer par la suite des liens avec d’autres enfants. Cette étude montre que les compétences nécessaires pour pouvoir initier des interactions avec les pairs, y répondre en les acceptant, les refusant, les faisant évoluer, ne va pas de soi. Dans ce contexte, l’adulte doit pouvoir jouer d’une présence soutenante et pas entravante, ce qui n’est pas si simple.
23Par ailleurs, les pairs dans les travaux concernant les frères et sœurs ont souvent été pensés, pris en compte dans leurs souffrances, leurs difficultés ou encore leurs positionnements par rapport à l’enfant en situation de handicap ; en particulier un focus a été mis sur la parentification. Or, ce n’est pas ce type de relations qui existe entre les 0-6 ans, en dehors des situations de polyhandicap. Ce qui est évoqué par les parents et les professionnels, ce sont des jeux sensori-moteurs très interactifs durant lesquels l’enfant en situation de handicap est acteur.
Prospectives
24Nous manquons de travaux sur l’impact des relations entre enfants dans la structuration et la maturation psychique des enfants en situation de handicap. Autrement dit, il ne s’agit pas seulement d’étudier les effets des déficiences sur les frères et sœurs mais aussi d’approfondir les fonctions des relations fraternelles, des relations aux cousins, cousines, dans la construction psychique des enfants en situation de handicap. Ces processus sont en partie communs à tous les enfants, mais les déficiences et leurs retentissements sur le regard et l’attitude des adultes impactent aussi ce qui se passe entre enfants. Il convient donc d’étudier précisément ce processus de construction pour mieux le soutenir ; cela en donnant une place mais pas toute la place aux déficiences qu’elles soient cognitives, sensorielles et/ou motrices.
25Cette courte introduction montre combien il est important et tout à fait utile pour les pratiques de développer des travaux sur ce qui se passe entre enfants dès la naissance. On voit que les perspectives ouvertes portent sur des points de vue théoriques et débouchent sur des pratiques qui favoriseront le développement des compétences sociales de l’enfant en situation de handicap et prendront en compte ce que vivent ses pairs. Ces deux vécus sont indissociables car chacun influence l’autre dans une boucle interactive complexe, toujours évolutive, surtout si on crée de bonnes conditions environnementales et humaines pour qu’ils se déploient.
26Les textes de ce numéro montrent à quel point la recherche et les pratiques sont riches sur ce thème et méritent d’être mieux connues et davantage développées.