1 Le terme homoparentalité désigne toutes les situations familiales dans lesquelles au moins un adulte qui est le parent d’un enfant s’identifie comme homosexuel… Le terme est un néologisme inventé en 1997 par l’Association des parents gays et lesbiens (apgl). La sexualité peut-elle définir une catégorie pertinente de parents ? Les familles homoparentales ont-elles plus à voir avec l’homosexualité qu’avec la parenté ? Nommer et regrouper cette situation est sans doute un préalable à leur compréhension, mais surtout à la production de statistiques par les instituts démographiques car on voit bien que cette désignation recouvre de multiples situations très différentes les unes des autres.
Diversité des familles homoparentales
2 Des configurations familiales très différentes se regroupent sous le vocable d’homoparentalité.
3 Il arrive que l’un des parents légaux de l’enfant, ayant conçu lors d’une union hétérosexuelle antérieure, vive dans une nouvelle union avec une personne du même sexe qui est alors un beau-parent. Ce beau-parent, comme dans toute situation de beau-parentalité, peut selon les cas s’investir à des degrés divers dans l’éducation et les soins portés à l’enfant, et éventuellement le traiter comme si c’était son propre enfant, indépendamment de la filiation. Le beau-parent de même sexe (comme de sexe différent) dispose de plus ou moins de dispositions visant à faciliter la vie courante (statut du beau-parent, possibilité de délégation de l’autorité parentale), mais peut aussi en être dénué. La possibilité d’adoption de l’enfant du conjoint (permettant de transformer une beau-parentalité en parentalité pleine et entière par l’établissement d’une filiation légale) est possible en l’absence d’un second parent légal vivant ou avec l’accord de celui-ci (il s’agit alors d’une adoption simple). Cette adoption n’est possible que dans le cadre du mariage.
4 L’adoption homoparentale est l’adoption d’un enfant par un couple homosexuel ou, à titre individuel, par une personne homosexuelle ou bisexuelle. En France, toute personne, quelle que soit son orientation sexuelle, peut adopter. L’adoption par un couple n’est ouverte qu’aux couples mariés (et non si le couple est simplement concubin ou a contracté un pacte civil de solidarité). Ainsi, depuis la loi du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, les personnes ne peuvent adopter conjointement que s’ils sont mariés.
5 En France, depuis la loi du 29 juillet 1994, l’insémination avec donneur n’est ouverte qu’aux seules femmes en couple avec un homme. Les procréations se produisent en conséquence à l’étranger, en général en Belgique ou en Espagne, pays limitrophes qui acceptent les femmes seules et les couples de femmes.
6 La législation concernant la gestation pour autrui varie grandement d’un pays à l’autre : elle est totalement interdite en France, pour la totalité des couples (de même sexe ou de sexe différent) comme pour les célibataires. Elle peut être autorisée dans certains des États d’un pays fédéral et interdite dans d’autres (comme aux États-Unis), encadrée par la loi (comme au Canada – hors Québec –, au Brésil ou en Inde), ou encore simplement autorisée comme en Afrique du Sud (sans indemnisation de la mère de substitution) ou en Russie (procréation pour autrui, du fait d’un vide juridique).
7 Dans les situations de coparentalité, deux à quatre personnes se retrouvent autour du berceau de l’enfant : les parents naturels, c’est-à‑dire une mère lesbienne et/ou un père gay, et leurs éventuels partenaires. À la différence des beaux-parents qui arrivent dans un second temps, les partenaires sont des coparents, car ils sont prêts à s’engager vis-à‑vis de l’enfant dès sa conception. Ils assurent le quotidien comme les parents naturels et se sentent des parents à part entière même s’ils n’en ont pas le statut légal.
Psychanalyse et homoparentalité
8 Les psychanalystes sont aujourd’hui divisés, c’est le moins que l’on puisse dire, sur l’opportunité d’ouvrir l’accès à l’adoption et à l’aide médicale à la procréation (amp) aux couples de même sexe, et de leur accorder le droit d’établir une filiation. Si peu d’entre eux mettent en doute les capacités pédagogiques et l’amour que des homosexuels sont susceptibles de mettre au service de l’enfant, l’opposition de la plupart s’articule autour des souffrances et des angoisses supposées d’une descendance confrontée à ces situations inédites, et surtout aux modifications délétères des structures de la parenté et de la filiation qui fondent l’ordre symbolique de nos sociétés.
9 Leur position est en général empirique, ils connaissent très mal les situations réelles de ces enfants et rejettent avec suspicion l’abondante bibliographie internationale composée de centaines d’articles, études, enquêtes, essais, témoignages publiés à ce jour, littérature qui n’établit aucune différence significative en termes d’évolution, d’épanouissement, d’identité sexuée ou d’orientation sexuelle chez les enfants élevés dans ces contextes [1].
10 Si je suis de mon côté, avec de nombreux autres confrères, favorable à cette ouverture, c’est pour avoir reçu depuis une vingtaine d’années de très nombreux couples, familles, parents, enfants, adolescents vivant dans des contextes d’homoparentalité. Ces situations participent d’un ensemble de formes de parenté complexes que connaissent de très nombreuses familles aujourd’hui confrontées aux pma, à l’adoption, aux recompositions, et qui remettent en cause le sacro-saint « un père, une mère, pas un de plus, pas un de moins ». Les familles homoparentales sont soumises aux mêmes joies et aux mêmes peines, aux mêmes atermoiements que l’ensemble de celles qui partagent ce type de parcours. Les enfants que j’ai pu accueillir ne me sont à aucun moment apparus en danger, et les difficultés le plus souvent retrouvées chez les enfants sont celles d’affronter le regard des autres et l’hostilité ou l’incompréhension de leur environnement social.
11 La rencontre avec ces familles, avec ces enfants, est un véritable travail de création. Si l’on considère toutes les formes possibles de techniques de plus en plus sophistiquées de fécondation in vitro (donneur anonyme ou connu, jouant un rôle actif ou non impliqué, apparenté ou non apparenté, diffraction entre mère génétique, mère de gestation, mère sociale…), si l’on considère l’augmentation vertigineuse des recompositions familiales et l’accroissement des situations d’adoption internationale, on voit surgir une foule d’histoires, de romans, de mythes familiaux.
12 Bien des familles, homoparentales ou non, abordent par exemple les problèmes posés par le processus de néantisation du parent donneur de gamètes. Un donneur, même anonyme, est une personne animée par une histoire et une intention. Comment créer un espace triangulé composé du parent, de l’enfant et du donneur ? Il s’agit bien de pouvoir créer un parent entier qui puisse s’opposer à un parent partiel, le déconstruire dans la réalité psychique de la famille, pour permettre à l’enfant de le reconstruire dans son monde imaginaire.
13 Pour faire des enfants, il ne faut plus obligatoirement un homme doté d’un pénis, mais du sperme, ou une cellule reproductive mâle, qui peut s’unir à un ovule, ou une cellule reproductive femelle, c’est-à‑dire des moyens autres que l’union hétérosexuelle par pénétration. La femme qui porte l’enfant peut être différente de celle qui a donné son ovocyte, et ne pas être celle qui a désiré assumer la maternité de l’enfant à venir.
14 Ces réalités amènent inévitablement à reconsidérer les fantasmes de scène primitive et de conception, qui ne sont plus une seule et même chose. La reconnaissance des nouvelles donnes de la reproduction exige dans bien des familles une mise à l’épreuve de la réalité qui distingue la fécondation des fantasmes liés à la procréation et au désir d’un ou plusieurs parents d’engendrer un enfant.
15 L’engendrement est un acte social et symbolique, celui qui consiste à mettre au monde un enfant, à lui transmettre une histoire et une culture, à fonder la différence des générations. L’engendrement n’est pas l’accouplement, et l’enfant, dans ces contextes de diffraction de la parenté sociale et de la parenté biologique, comme dans tout autre contexte de pluriparentalité, sait parfaitement se débrouiller pour élaborer un roman des origines qui inclut tous les protagonistes de son histoire. Le plus important est que l’on puisse lui raconter une histoire « juste » de ses origines, histoire qu’il pourra inlassablement se raconter à lui-même, transformer à sa guise en interpellant quand il le peut tous les protagonistes du récit. L’origine ne fait sens que par les questions qu’elle pose et par la parole qu’elle fait circuler autour de son mystère. Elle est toujours à créer, elle se trame dans un conte à jamais inachevé que la famille se raconte inlassablement. Le seul « intérêt supérieur » de l’enfant réside dans une définition stable de sa filiation, définition intégrable dans la société dans laquelle il vit.
Homophobie
16 Les réticences exprimées à l’encontre des familles homoparentales révèlent bien autre chose, à savoir le lien complexe qui lie depuis son origine la psychanalyse à l’homosexualité. Quelle que soit sa volonté de rupture épistémologique, quelle que soit l’ouverture de Freud lui-même à cette question, la psychanalyse ne s’est jamais totalement dégagée d’un discours considérant l’homosexualité comme une tare, une dégénérescence, caractérisant une « espèce » ou une « race » toujours suspecte, toujours maudite, toujours réprouvée. Une véritable homophobie psychanalytique uniformise les personnes concernées autour du déni de la différence des sexes qui fleure bon sa dimension perverse (les homosexuels ne se rendent pas compte qu’il existe des hommes et des femmes et que cette différence est nécessaire à la procréation), voire du narcissisme pathologique et du déni de l’altérité (ce n’est plus l’autre sexe mais bien l’autre en tant que tel qui est annihilé). Pierre Legendre livre ainsi une comparaison avec le nazisme qui « subvertit l’interdit et met à sac la Cité ».
17 En se référant à des lois symboliques transcendantes qui instituent tout à la fois le social et les psychismes des membres de la société, bien des psychanalystes font comme si les éléments de leur théorisation n’avaient pas vu le jour dans une société donnée et dans un moment historique qui les conditionne et qu’à leur tour ils influencent. Le symbolique englobe des cadres rituels, juridiques, signifiants qui sont appelés en permanence à être retravaillés, à se modifier ou à mourir. À partir d’agencements instables, de bricolages (« odds and ends », disait Lévi-Strauss), se composent dans toutes les sociétés des mythes, une culture, un « ordre » qu’on voudrait immuable et éternellement universel. Mais nous ne retrouvons dans cet agencement symbolique que ce que nous y mettons. Que voulons-nous y mettre ? Voulons-nous continuer à considérer les personnes homosexuelles comme des citoyens de seconde zone, les cantonner encore et encore à un destin d’« être pour la mort » auquel ils finissent par s’identifier ? C’est la question qui se pose aujourd’hui au cœur du débat sur l’homoparentalité.
Parenté
18 Le nombre croissant d’adolescents évoluant dans des situations de pluriparentalité témoigne de la difficulté de bien des adultes à se situer comme de « bons parents ». Tout enfant peut avoir, soit simultanément, soit successivement dans sa vie, plusieurs adultes exerçant ou ayant exercé à son égard des fonctions parentales. Peuvent-ils être institués tous également comme pères et mères au sens légal ? Sinon, lesquels d’entre eux doivent-ils donner à l’enfant son statut juridique ? La filiation doit-elle automatiquement être liée à la naissance ou bien à la décision de la mise au monde ou encore à la volonté des personnes qui ont désiré la naissance ? Pour répondre à ces interrogations, il est nécessaire de reconsidérer les dimensions constitutives de la parenté. Le modèle européen dans lequel les composantes classiques de la parentalité (biologique, socio-juridique, éducative et quotidienne) sont confondues est objectivement et symboliquement déstabilisé.
19 Durant des siècles, définir son origine revenait à nommer sa filiation : être fils ou fille de… Mais l’appartenance ne suffit pas à inscrire l’enfant dans une histoire.
20 Une vision historique ou psychanalytique de la famille va privilégier l’étude verticale des générations et insister sur les continuités ou les distorsions entre les parents et les enfants et sur les processus de transmission d’une génération à l’autre : transmission des savoirs, des attitudes, des rituels, des cultures mais aussi d’une histoire fortement marquée par les mythes, les secrets, les refoulements. Sur cet axe vertical, l’enfant est issu du désir de ses parents, pas seulement d’un acte sexuel érigé au rang de scène primitive ou de leur « désir d’enfant » comme il est coutume de le magnifier aujourd’hui avec une connotation de prolongation narcissique, mais de leur désir de transmettre la vie, c’est-à‑dire la culture. Une seconde vision, plus sociologique, plus systémique, accompagne la première et se concentre sur une description horizontale, structurale ou comparative des relations et des alliances.
21 La famille verticale est holiste, hiérarchique, autoritaire, transcendante ; elle promeut la parenté, le désir, la généalogie, le Nom du Père et la filiation. Elle est « toujours déjà là » et les affects naissent de la reconnaissance des liens. La famille horizontale est individualiste, démocratique, auto-organisée, immanente ; elle instaure la parentalité, le plaisir, le foyer, les rôles parentaux et l’affiliation. Elle se transforme en permanence selon les affects et les affinités électives. Toute famille évolue à la croisée de ces deux axes et rien ne sert d’en privilégier un plutôt que l’autre dans ce qui forge nos identités. Entre filiation et affiliation, les liens sont donnés mais toujours à créer, à retisser, à réinventer. Seule la narration sur les origines, sans cesse renouvelée, sans cesse remise en chantier dans un plaisir partagé, permet de conjuguer une verticalité et une horizontalité qui forgent ensemble notre équilibre. Le travail sur l’origine interroge un désir qui transcende la volonté d’un ou plusieurs parents de « faire un enfant ».
22 Cette disjonction entre fonctions biologique, affective et de filiation est à son comble pour ce qui concerne les familles homoparentales. Ces familles, on l’a vu, conjuguent en effet des situations où procréation, parentalité et relation de couple ne se superposent en général pas. Ces situations, qui pour exemple concernent à l’heure actuelle une dizaine de millions d’enfants aux États-Unis, suscitent des débats houleux et interrogent le législateur sur la possibilité d’entériner qu’un couple homosexuel, en tant qu’homosexuel, puisse générer un lien de filiation. Toute la question de la famille comme « cellule germinative de la civilisation » est ici posée au travers des termes anthropologiques de parenté et de filiation.
Une famille parmi tant d’autres
23 Voici par exemple une famille reçue à ma consultation : Valérie et Cathy et leurs deux enfants, Louis et Sarah. Louis, 12 ans, est le fils biologique de Valérie, né d’une insémination artificielle avec donneur anonyme (iad) pratiquée en Belgique. Sarah est une petite fille de 8 ans d’origine cambodgienne adoptée par Cathy à l’âge de 3 mois. Valérie et Cathy sont tombées amoureuses il y a sept ans et vivent ensemble depuis avec leurs deux enfants. La famille consulte à la demande de l’école : Louis devient agressif, batailleur, insolent. Ses résultats scolaires sont en chute libre.
24 Sa mère s’étonne : à la maison il est parfait avec « maman » et « maman Cathy », merveilleux grand frère avec Sarah. La famille est particulièrement sympathique et chaleureuse ; ils se parlent beaucoup, avec humour et affection. Louis veut de toute évidence être le maître des lieux, l’homme de la maison. Il cherche l’affrontement avec moi pour savoir qui va diriger ces entretiens ; il surprotège sa petite sœur plus timide et réservée. Valérie a du mal à évoquer les problèmes, elle veut donner une image de famille parfaite et harmonieuse, a peur d’être jugée. Il paraît pourtant évident qu’elle s’inquiète, qu’elle rencontre des difficultés croissantes à cadrer son fils qui obéit rarement et n’en fait qu’à sa tête. Louis prend très vite l’initiative de raconter l’histoire familiale, de manière presque mécanique : son iad, l’adoption de Sarah ; « maintenant ça y est, on est une famille comme les autres ». Point final, et merci de ne pas y revenir, et touche pas à mon histoire !
25 Quelques mots pour décrire leur histoire familiale : Valérie, journaliste, est en rupture avec sa famille d’origine, mais a développé une vie sociale particulièrement riche et intense ; elle a un ami d’enfance qu’elle appelle son « mari de cœur » lui-même en couple et père d’un garçon, Martin, qui a l’âge de Louis. Cathy, assistante sociale, a par contre des liens étroits et chaleureux avec ses parents et ses quatre frères et sœurs qui l’ont beaucoup aidée et soutenue dans ses démarches d’adoption.
26 La difficulté initiale d’affiliation avec cette famille est liée à plusieurs éléments : elle redoute de manière évidente le psychiatre qui viendrait dire la norme, l’homme qui prendrait la place de père de Louis. Petit à petit l’atmosphère se détend ; je travaille beaucoup sur la famille élargie, sur les liens qui les unissent, les vacances et les week-ends partagés. Il y a ce milieu familial chaleureux et protecteur, et « les autres » notamment l’école et son épouvantable directrice qui ne comprennent rien, qui jugent, qui stigmatisent. « Comment voulez-vous qu’un garçon se développe normalement dans cette pétaudière ? » aurait-elle dit à un des professeurs de Louis, qui l’a répété à la mère. Chez les parents d’élèves, il y a des clans, les pour et les contre : Valérie et Cathy ont l’impression d’être regardées comme des bêtes curieuses et ont tendance à fuir les situations de rencontre avec l’école.
27 On évoque tout cela, le dedans, le dehors, le familier et l’étranger. À la troisième séance, Sarah, jusque-là très en retrait, raconte l’histoire suivante : dans la cour de récréation, une petite fille l’interpelle : « Toi tu es adoptée, mais c’est qui le père de Louis, on le voit jamais venir le chercher ? » Sarah est tétanisée, ne sait pas quoi répondre. Elle est « sauvée » par une de ses copines qui assiste à la scène et qui rétorque vertement : « Dis donc, patate, t’as jamais entendu parler de l’insémination artificielle ? » Cette petite fille est elle-même issue d’une iad et ses parents ne lui ont jamais dissimulé ses origines. L’évocation de cette anecdote permet d’ouvrir tout le champ des interrogations et des fantasmes concernant la famille biologique de Sarah dans un premier temps, puis le père imaginaire de Louis ; on rit beaucoup de la pluralité des fantaisies qui s’échafaudent autour de cet homme mystérieux. Sarah fait un grand dessin qui rassemble tous les personnages de la famille. On place des chaises vides qui présentifient tous ces individus mystérieux, le « père » biologique de Louis, les parents biologiques de Sarah. Peu à peu, la pièce se remplit de monde, d’hommes et de femmes inconnus qui acquièrent une matérialité et perdent leur dimension fantomatique. Après quelques séances, le comportement de Louis est transformé. Il manifeste vis-à‑vis de ses mères une agressivité de bon aloi, et retrouve en classe un comportement bien plus constructif.
28 De tout temps, les parents ont eu recours à des métaphores pour aider l’enfant à comprendre le phénomène de la reproduction sexuée, mécanisme on le sait fortement producteur d’anxiété et de conflit. Ces récits constituent parfois la trame de romans familiaux, voire de mythes familiaux fortement générateurs d’attachement entre parents et enfants ; le caractère héroïque, baroque, passionné de la rencontre parentale qui préside à la venue de l’enfant est source d’incessantes demandes de répétition.
29 Chaque famille crée son système de normes et de représentations qui permet aux enfants de se développer, ce qui ne signifie toutefois pas que le développement de l’enfant est un mécanisme de reproduction de ces normes ; ainsi chaque famille est susceptible de se positionner à la fois dans le prolongement et dans la critique de ces normes sociales. « Les normes ne sont jamais simplement reproduites, mais plutôt produites avec des différences » (Corbett, 2003).
30 Il y a vingt ans, les enfants de parents divorcés vivaient leur condition dans la honte et le secret. Avant que leur situation ne devienne quasi majoritaire, ils ont peu à peu appris à résister aux normes sociales, ce qui ne signifiait pas forcément qu’ils n’étaient pas habités par le désir ambivalent de faire partie de cette norme. Toute la difficulté pour les parents est d’accepter, d’accueillir ces mouvements identificatoires ambivalents de l’enfant liés à son appartenance sociale.
31 Dans la famille de Louis, comme dans toutes les familles concernées par l’iad, se pose la question de comment aborder tous les fantasmes de l’enfant concernant la mystérieuse entité que constitue le donneur anonyme. Comment surtout créer une fantasmatique collective autour de ce « personnage », comment faire le tour des imaginations de la mère « porteuse » vis-à‑vis de ce donneur, comment les aider à nommer les peurs liées aux impossibilités à répondre à certaines questions. Bref, comment assembler les fantasmes de chacun en fantasmes collectifs qui rassemblent tous ces personnages en un groupe qui puisse s’identifier à une famille. Cette question rejoint une problématique bien plus vaste sur le processus de néantisation du « père » donneur de gamètes (Delaisi de Perceval, 1981). Il s’agit bien de pouvoir créer un personnage entier qui puisse s’opposer à un personnage partiel, le déconstruire dans la réalité psychique de la famille pour pouvoir le reconstruire. En voulant tous se protéger dans un silence partagé sur le moindre échange concernant cet homme énigmatique, ils s’interdisaient de créer un objet interne à la fois utilisable par l’enfant et par l’ensemble du groupe familial. L’enfant ne peut alors s’autoriser le moindre sentiment ambivalent vis-à‑vis de ce « père » et passe son temps à le protéger de ce qui viendrait le détruire de l’extérieur. Cette inquiétude se prolonge bien évidemment dans une protection de « ses mères » en se cantonnant dans un mutisme apparemment tranquille sur cette question. Le fait de pouvoir se déprendre de cette protection de l’objet interne donneur permet à l’enfant d’aborder toute une phase d’agressivité vis-à‑vis d’elles.
Œdipe à l’épreuve de l’homoparentalité
32 Tout enfant construit son roman familial (et donc sa famille) à travers sa perception, puis sa possible intégration psychique de la sexualité de ses parents ainsi que celle de sa propre conception. Ce point se révèle particulièrement épineux, dans la mesure où toute l’architecture de la psychanalyse repose sur la façon dont les fantasmes qui se construisent autour de cette scène primitive vont définir des réalités psychiques permettant de comprendre et de définir les différences entre les sexes et entre les générations. On sait que Freud y voyait un héritage phylo-génétique susceptible de servir de fondation à toute la vie fantasmatique du sujet. Cette scène originaire se retrouve au centre de la constitution du complexe d’Œdipe, réseau de désirs et de mouvements hostiles dont les objets sont les parents. Si la plupart des auteurs contemporains lui attribuent une fonction structurante dans le développement du psychisme, le rapport de cette structure aux parents réels tout comme l’âge de survenue de ce complexe varient grandement d’un auteur à l’autre.
33 La première visée du mythe œdipien ramené à la sphère familiale, au-delà de l’image d’Épinal de l’enfant voulant se débarrasser de papa parce qu’il est amoureux de maman, est d’introduire la nécessité d’une séparation : le père s’immisce dans la relation mère-enfant pour introduire le registre asymétrique du tiers. Il s’agit avant tout de se décoller de l’univers des choses représenté par le corps-à-corps avec la mère pour pénétrer dans celui du langage incarné par la relation au père. Ce conflit œdipien a donc une importance plus structurale que sexuelle : le sujet élit un premier interlocuteur, un premier « Autre », dans ce que l’on appelle par pure convention place de la mère (et ce personnage est en général la maman). Lorsque ce schéma s’élargit à une troisième place qui introduit toute la logique symbolique de la construction, cette place est la place du « Père » quelle que soit la personne qui l’occupe. Je soutiendrais volontiers qu’au jour d’aujourd’hui, les papas et les mamans sont presque à égalité dans ce va-et-vient incessant entre fusion (souffrir dans l’autre) et séparation (souffrir avec l’autre) !
34 La tendance actuelle des Anglo-Saxons est surtout de considérer l’œdipe comme une scène primitive où le désir d’apprendre et de créer prend son origine. L’enfant a la possibilité d’occuper la position de tiers en tant qu’observateur et investigateur du coït parental. Du point de vue émotionnel, l’accès à cette position est le fondement premier de la pensée, du savoir et de la vie intellectuelle (Hinshelwood, 2002). Le triangle primitif se concentre sur la capacité de l’enfant à participer et à observer une relation entre deux personnes. De fait les enfants acquièrent très tôt la capacité de se figurer de multiples relations très différentes et contrastées et par là même, vraisemblablement de pouvoir fantasmer des relations sexuelles multiples. Toute la question est de savoir les limites de ce qui est devenu une véritable croyance, à savoir la scène primitive comme représentation d’un rapport hétérosexuel destiné à calibrer un noyau symbolique de la sexualité, de la procréation et de la réalité.
Conclusion
35 Les familles non traditionnelles nous confrontent crûment à notre position vis-à‑vis de la logique normative. Ma préoccupation est, comme dans toute famille, de les aider à la création de discours, romans, mythes familiaux pouvant s’appuyer sur une rêverie familiale porteuse de sens pour tous les membres du groupe, ainsi que sur la façon dont cette rêverie va pouvoir se développer au sein d’une « enveloppe familiale ». S’il est un droit à organiser, c’est bien celui de la connaissance de sa propre histoire, qui passe par le droit de connaissance de ses origines même si ce besoin de vérité n’est pas la même chose que tout savoir !
36 Plus nous ferons vivre ces familles en dehors du monde de la normalité, plus les peurs, les colères, les révoltes, les incompréhensions de l’enfant vont être uniquement attribuées à l’hostilité sociale. L’enfant risque alors de développer avec ses parents un sentiment persécutif : ma famille contre le reste du monde. Il s’agit donc de soutenir les parents, leur indiquer que, comme dans toute famille, si nous souhaitons toujours protéger nos enfants de la haine, de la douleur, de l’anxiété, nous n’empêcherons jamais que ces sentiments fassent partie de leur vie.
37 À charge pour nous de retravailler nos théories du développement à partir de la complexité des situations relationnelles et non de plaquer nos théories pour décrypter ces situations.
38 Notre travail de thérapie familiale consiste avant tout à comprendre et à soutenir ce qui aide les familles à rester ensemble, à « fabriquer de la famille ».
Notes
-
[1]
Pour une synthèse de ces recherches, on peut se reporter notamment aux ouvrages de référence : Gross et Neirinck, 2014 ainsi que Gross, 2007.