CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Explorer les métamorphoses contemporaines de la parentalité : cette thématique offre toutes les garanties d’un chantier captivant et, surtout, aujourd’hui indispensable.

2 Toutefois en France les conditions d’un débat réflexif ouvert à la contradiction ne sont pas toujours présentes. En matière de parentalité où s’entremêlent résonances anthropologiques, philosophiques, historiques, sociologiques, juridiques, médicales, politiques, éthiques…, c’est le plus souvent la violente passion des polémiques binaires en pour ou contre, le choc frontal des idéologies « prêtes à porter » qui occupent le devant de la scène médiatique.

3 Cette tradition hexagonale est ancienne et identitaire. Ainsi, l’ampleur des querelles récentes et actuelles sur la parentalité est indissociable de celle des précédentes, homériques, sur la légalisation de la contra-ception, l’interruption volontaire de grossesse (ivg) et la procréation médicalement assistée (pma). Une première déliaison capitale s’y est opérée : il est légalement possible d’avoir des relations sexuelles sans donner naissance à un enfant et de procréer sans avoir de relations sexuelles.

4 Le succès du divorce par consentement mutuel (1975) et la dépénalisation de l’homosexualité (1982) en permettent une deuxième déliaison : l’émergence sur la scène publique de l’homoparentalité avec la déliaison entre couple marital et différence des sexes. C’est une composante névralgique d’un mouvement plus large de « démariage » (Théry, 1993) ouvrant sur une diversification des configurations du couple, de la famille. Ce n’est plus le mariage qui inaugure la famille mais bien la naissance d’un enfant très investi et valorisé, « l’enfant du désir » (Gauchet, 2008). Couple et famille ne se conjuguent plus désormais au singulier mais au pluriel pour refléter le polymorphisme de la « pluriparentalité ». La famille n’est plus « pépinière de l’État [1] » mais un lieu privé par excellence (Dekeuwer-Défossez, 2011) où une contractualisation intime et volontaire des liens se substitue à l’institution du mariage « hétéronormatif », seul creuset légitime ancestral de la « filiation par le sang ».

5 Cette filiation par le sang s’organise depuis le droit romain autour de deux formants indissociables. D’une part, une filiation maternelle authentifiée de visu par la scène sociale de la naissance (mater semper certa est [2]) et, d’autre part, une filiation paternelle désignée et authentifiée par les liens du mariage (pater est semper incertus ; pater est quem nuptiæ demonstrant [3]). Dans ce schéma, on note avec attention combien la « certitude » maternelle enracinée dans l’observation de mère nature contraste avec « l’incertitude » paternelle qui, privée de l’évidence naturaliste, doit à la juridiction culturelle du mariage son intégration dans la filiation. Il est crucial de bien comprendre que c’est cet ordre qui est le premier bousculé par les métamorphoses de la parentalité. Plus précisément, en regard des critères fondateurs radicalement naturalistes de la capacité de gestation et d’exposition sociale de la naissance, c’est la hiérarchie univoque entre la « positivité » de la mère et la « négativité » du père qui est remise en cause. La certitude n’est plus désormais le monopole exclusif de la maternité ; l’incertitude n’est plus consubstantielle de la paternité. Une mère adoptante, une mère sociale d’un couple lesbien ne peuvent pas s’étayer sur l’évidence naturelle de la naissance pour légitimer leur filiation ; le test adn, l’identification du sperme paternel en pma permettent d’authentifier une paternité biologique.

6 Dans ce contexte mutatif, la question sociétale du « mariage pour tous » constitue un point de cristallisation magistral dont l’ampleur a conduit plusieurs débatteurs à parler de véritables enjeux « civilisationnels ». Ce qualificatif rend bien compte du ressenti unanime de possible rupture chez les opposants (redoutant une catastrophe) comme chez les promoteurs (souhaitant une révolution). Si le terme de méta-morphose se définit comme un « changement de forme, de nature ou de structure si importante que l’être ou la chose qui en est l’objet n’est plus reconnaissable » (cntrl, 2016), il trouve ici sa pleine justification. Cela est d’autant plus vrai dans notre contexte que ce terme ne dit rien a priori de la valence positive, neutre, négative, ambivalente… de la radicale transformation en soi et donne justement l’occasion aux individus et aux groupes qui en sont acteurs et témoins d’en débattre… ou d’en polémiquer.

7 Dans le second registre, le « mariage pour tous » a été prolixe et les invectives entre les opposants et les défenseurs de l’homoparentalité ont laissé les traces d’un clivage qui s’est creusé dans la population et chez les spécialistes.

8 Après coup, la virulence des opposants se comprend d’autant plus que l’on convient qu’elle commémore chez tous au moins deux ingrédients identitaires explosifs. Le premier est celui de la violence en jachère des « parents intérieurs » (Chabert, 2002) et de la filiation verticale et horizontale de chacun. Le second est lié à une interrogation sur le genre du soin maternel. Relève-t-il de la nature exclusivement biologique de la femme ou de la préoccupation vitale et morale de « l’être-humain-proche » pour la détresse initiale de l’infans (Freud, 1895)? Formulée en ces termes, on ressent bien à quel point la revendication de l’homoparentalité confronte peu ou prou le citoyen opposant à une bouleversante proposition morale aux confins de lui-même et de sa conception coutumière de la filiation : « Le maternel est un principe universel, genré en fait, mais pas en droit » (Bisiaux, 2013).

9 Que la réflexion à ce sujet, à la croisée de la réalité psychique intime et du corps social, s’accompagne d’angoisses individuelles et collectives d’envergure, sources de stratégies défensives passionnelles, parfois violentes, n’a rien d’étonnant et il y a beaucoup plus à espérer de leur reconnaissance, de leur progressive élaboration dans l’agora que de leur condamnation exutoire.

10 Sur le terrain de la polémique, les psychanalystes n’ont pas été en reste et la bataille des grandes et petites différences a fait rage.

11 Plusieurs, au nom d’une farouche volonté citoyenne reposant sur les droits inaliénables pour tous de liberté et d’égalité, se sont institués a priori militants de la cause de la pma sous toutes ses formes et de la diversification sans restriction des multiples scénarios de parentalité, rendus possibles par les avancées humanistes de la science. Les extrémistes qualifiaient de « réactionnaire » ou « d’homophobie » toute argumentation contradictoire ; les tempérés, souvent proches d’associations engagées promotrices de débats, favorisaient les échanges.

12 Certains dénonçaient une tentation régressive, le passé représentant le bien et le vrai en matière de règles de la parentalité. Ils prédisaient le chaos d’un désir d’enfant seulement fondé sur une expansion narcissique si démesurée qu’elle déniait la réalité de la différence des sexes. Le passage à l’acte du fantasme d’auto-engendrement, inhérent selon eux à l’homoparentalité, condamne l’enfant à la psychopathologie. En d’autres termes, la déliaison entre liens de filiation et couple hétérosexuel y était critiquée comme une véritable fracture du symbolique aliénant la parentalité et piégeant le devenir de l’enfant. Enfin, la puissance faustienne d’une science sans conscience y était accusée de folle rupture avec mère nature.

13 D’autres, dont je revendique faire partie, ont tenté de se positionner un pas de côté par rapport aux belligérants « pro » et « anti ». Constatant en France l’absence fréquente d’expériences cliniques des « psys » en ce domaine et leur méconnaissance des premières études cliniques à ce sujet, nous plaidions l’option pragmatique : la mise au travail, l’élaboration de nos propres a priori, la prudence, sinon le silence médiatique, en attendant d’avoir suffisamment de données issues d’une pratique clinique effective mise à l’épreuve d’une réflexivité scientifique collégiale mono et transdisciplinaire. Mais surtout, nous considérions que le symbolique n’est pas tributaire de la réalité passée, n’est pas une conséquence de l’organisation familiale réelle, mais bien une potentialité créative en devenir de notre psychisme individuel et collectif (Faure-Pragier, 2012). Dans cette perspective, à l’abri d’enthousiasme de principe et de prévisions morbides, cette virtualité symbolique est a priori source du meilleur comme du pire, et elle nécessite autant de vigilance réflexive psycho(patho)logique, juridique, politique et éthique que les normes évolutives précédemment normatives.

14 Bien sûr, c’est une caricature, qui plus est à mon avantage, de décrire les forces en présence dans un tel triptyque. Mais cette parodie possède a minima la vertu de camper le décor en révélant les points de tension stratégiques. Elle rappelle aussi cette lapalissade : la tenue d’un débat scientifique présuppose de disposer, d’abord, de données phénoménologiques pour pouvoir, ensuite, émettre des hypothèses à la mesure de l’hypercomplexité en présence.

15 Plus de cinq ans après la promulgation de la loi du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe et permettant au parent non statutaire d’adopter l’enfant du conjoint, que reste-t-il de la mobilisation des uns et des autres ? Que sont devenues les revendications du mouvement de la Manif pour tous pour abolir le texte afin de « préserver la filiation » ?

16 De nombreux observateurs, à l’échelle hexagonale et européenne, pronostiquent l’absence de retour en arrière. Sans doute, si les questions du terrorisme et de l’économie ne monopolisent pas exclusivement l’attention, la prochaine campagne présidentielle sera l’occasion de mesurer le chemin parcouru mais elle sera, surtout, l’opportunité de poursuite des débats sur les revendications non satisfaites des associations lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres (lgbt) : l’ouverture de la pma aux couples homosexuels qui aujourd’hui doivent se rendre à l’étranger pour en bénéficier (Belgique, Espagne, Pays-Bas, -Danemark) ; la protection des liens entre un enfant et son parent social en cas de séparation avant mariage ; la possibilité pour les parents d’une famille homoparentale d’être parent ensemble dès la naissance, sans mariage et sans adoption du-de la conjoint(e) ; l’établissement de la filiation lorsque l’enfant est issu d’une grossesse pour autrui (gpa)…

17 Dans ce contexte où la pression politico-médiatique va de nouveau favoriser le pugilat, on peut néanmoins appeler de ses vœux une dialectisation émergente, au-delà du clivage, entre une conception sexuée de la filiation (la sexualité hétérosexuelle et la filiation sont nécessairement insécables) et une conception genrée de la filiation (la sexualité – hétérosexuelle, homosexuelle – et la filiation peuvent être disjointes). Au-delà de la vitrine bruyante des percussions idéologiques médiatiques, les liens de filiation ne sont pas en effet, en tout ou rien, synonymes d’ordre ou de chaos symbolique. De fait, ils semblent être suffisamment malléables pour être sculptés par une créativité individuelle et collective qui, finalement, se nourrit des conflits privés et sociétaux induits pour s’élaborer.

18 Il se profile à l’horizon une bipolarité en travail où, à l’instar du découpage spatial du globe terrestre en deux hémisphères, le nord de la filiation sexuée et le sud de la filiation genrée conquièrent l’appartenance commune à une même unité territoriale. Cette vision prospective d’une filiation parentale se déclinant, toujours singulière, en un point de latitude et de longitude de ce globe, converge d’ailleurs nettement avec une topographie anthropologique ouverte à la diversité des formes de la parenté, trop souvent absente des débats autochtones.

19 « Il s’agit, nous livre Maurice Godelier (2004), d’une parenté fondée sur ce principe bien connu des anthropologues et quasiment universel : les parents, ce ne sont pas seulement ni nécessairement ceux qui font des enfants en s’unissant sexuellement. Ce sont aussi, et parfois avant tout, les adultes qui les nourrissent, les élèvent, les éduquent, leur assurent un avenir. »

20 Cette composante uniquement « sociale » de la parentalité appliquée aux familles homoparentales permet de souligner une autre « évidence » pour un anthropologue qui sait bien que « les fonctions paternelles et maternelles peuvent être assumées par des personnes sans lien génétique ou autre avec tel enfant, et qu’elles ne sont pas nécessairement attachées à un individu de sexe masculin en ce qui concerne la fonction paternelle ou de sexe féminin pour ce qui concerne la fonction maternelle » (Godelier, 2004).

21 La distance et la souplesse de Godelier sur ces thèmes hypersensibles mettent en exergue la force implicite spectaculaire de l’hétérosexualité comme norme dans notre contexte où elle a été longtemps considérée comme la seule sexualité légitimant le lien de filiation. Là où l’anthropologue fonde sa méthodologie sur le postulat de l’apprivoisement de la diversité et des métamorphoses des multiples formes de parenté, une bonne part d’entre nous reste pris de vertiges identitaires face à la déliaison « barbare » des liens de filiation et des liens du sang.

22 Pour autant, ces transformations sociales adviennent. Sans en idéaliser un instant la virtualité tout autant créative que destructive, je discerne dans la malléabilité bricoleuse de notre communauté dans sa diversité la trace des ruses intelligentes d’une métis individuelle et collective. Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant (1974) décrivent la métis comme une habileté résolument pragmatique, une pertinence contextualisée très flexible et avisée dans le feu de l’action. Dans sa concrétude, la métis est à l’abstraction du logos ce que le savoir-faire est au savoir. Chez les Grecs, ces qualités sont électivement incarnées par la déesse Métis qui tire son pouvoir de ses dissimulations, de sa polymorphie et de son efficience à vaincre. Mais, plus largement dans une multitude de scénarios des plus quotidiens aux plus exceptionnels, la divinité est métaphoriquement convoquée là où il est possible de l’emporter face à plus fort que soi en ayant recours à des stratégies de combat, des ruses inconnues à l’avance, associatives et indissociables du flux tendu d’une intersubjectivité en temps réel.

23 Dans le domaine de la parentalité, le plus fort que soi qu’affronte la métis c’est, je crois, le roc biologique de la différence des sexes qui, avec la mort, signe notre finitude. Privés d’androgynie et d’éternité individuelles, bon nombre d’humains désirent s’inscrire dans une éternité générationnelle incarnée par les liens de filiation. Oscillant entre confirmation aliénante du même et épreuve humanisante de l’altérité, la métis anime leur projet et dynamise les métamorphoses de la filiation. Gageons que ce numéro de Contraste contribuera quelque peu à en explorer la complexité et soulignera notre devoir partagé de les penser.

Notes

  • [1]
    Selon le mot célèbre de Jean-Étienne-Marie Portalis, dans le Discours préliminaire au Code civil de Napoléon.
  • [2]
    L’identité de la mère est toujours certaine.
  • [3]
    L’identité du père est toujours incertaine ; le père est celui que le mariage désigne.
Français

L’exploration par les sciences humaines des métamorphoses contemporaines de la parentalité est aujourd’hui un chantier indispensable pour dépasser la violente passion des polémiques binaires et du choc frontal des idéologies « prêtes à porter » qui occupent le devant de la scène médiatique.
Les nouvelles formes de parentalité viennent inquiéter l’hétérosexualité comme seule norme sexuelle légitimant le lien de filiation. Dans ce contexte, les fonctions paternelle et maternelle peuvent être assumées par des personnes sans lien « du sang » et elles ne sont pas nécessairement attachées à un individu de sexe masculin pour la fonction paternelle et de sexe féminin pour la fonction maternelle.
Plutôt que de s’ériger en expert pour ou contre, les cliniciens peuvent apporter dans ce débat des éléments de compréhension de la réalité psychique en jeu en s’engageant dans des recherches indissociables d’une transdisciplinarité anthropologique, philosophique, historique, sociologique, juridique, médicale, politique et éthique.

Mots-clés

  • Parentalité
  • filiation
  • homoparentalité
  • fonctions parentales
  • genre

Bibliographie

  • Centre national de ressources textuelles et lexicales (cnrtl). 2016. www.cnrtl.fr.
  • En ligneBisiaux, F. 2013. Le soin maternel, Paris, Puf.
  • Chabert, C. 2002. « Les parents intérieurs », La psychiatrie de l’enfant, 2, vol. 45, p. 379-391.
  • Dekeuwer-Défossez, F. 2011. « Désinstitutionnalisation de la famille : mutations et interrogations », dans E. Rude-Antoine et coll., Éthique et famille, Paris, L’Harmattan, coll. « Éthique en contextes », p. 43-56.
  • Détienne, M. ; Vernant, J.-P. 1974. Les ruses de l’intelligence. La métis chez les Grecs, Paris, Flammarion.
  • Faure-Pragier, S. 2012. « Homoparentalité : “Psys, taisons-nous !” », Le Monde, 25 décembre.
  • Freud, S. 1895. « Projet d’une psychologie », dans Lettres de Freud à Wilhelm Fliess 1887-1904, Paris, Puf, 2006, p. 595-664.
  • Gauchet, M. 2008. L’impossible entrée dans la vie, Bruxelles, Temps d’arrêt.
  • Godelier, M. 2004. Métamorphoses de la parenté, Paris, Fayard.
  • En ligneMissonnier, S. 2009. Devenir parent, naître humain. La diagonale du virtuel, Paris, Puf.
  • Théry, I. 1993. Le démariage. Justice et vie privée, Paris, Odile Jacob.
Sylvain Missonnier
Professeur de psychologie clinique de la périnatalité à l’université Paris-Descartes Sorbonne-Paris-Cité, psychanalyste spp, directeur du laboratoire pcpp (ea 4056), coprésident de l’ivso, directeur de la collection « La vie de l’enfant » chez érès, www.rap5.org
Mis en ligne sur Cairn.info le 05/11/2018
https://doi.org/10.3917/cont.048.0227
Pour citer cet article
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