1Grandir suppose évidemment d’avoir le temps de vivre suffisamment entre les deux images qui nous manqueront toujours (Quignard, 2014), soit celle de notre conception (l’image de notre scène primitive) car nous n’y étions pas encore, et celle de notre mort car d’emblée nous n’y sommes plus. C’est dans cet entre-deux que se déploient les processus de croissance et de maturation physique et psychique, que l’on soit porteur d’un handicap ou non.
2Le développement de l’enfant et ses troubles se jouent à l’exact entrecroisement du « dedans » et du « dehors », soit à l’interface de sa part personnelle et de son entourage, soit encore au point de rencontre des facteurs endogènes (son équipement neurobiologique, cognitif…) et des facteurs exogènes (les effets de rencontre avec l’environnement écologique, biologique, alimentaire et surtout relationnel). R. Kaës (1993) a ainsi pu écrire : « Le monde est corps et groupe, il n’est que corps et groupe. »
3C’est aussi ce que l’on peut entendre sous le concept de double ancrage corporel et interactif de la croissance et de la maturation psychiques de l’enfant, tel que nous avons pu le définir dans des travaux antérieurs (Golse, 2006).
4L’étude du bébé accorde donc au corps une place centrale, et si S. Freud (1900) a pu dire que le rêve représentait la voie royale d’accès à l’inconscient, on peut dire aujourd’hui que le corps du bébé représente la voie royale d’accès aux processus de subjectivation, de symbolisation, de sémiotisation et de sémantisation dans l’espèce humaine sans lesquels il est clair qu’on ne saurait parler de grandir.
5Grandir psychiquement renvoie donc à de multiples aspects ; nous ne pourrons, bien sûr, qu’évoquer certains d’entre eux dans le cadre de ce travail (se différencier, s’autonomiser, se raconter, se socialiser). Il est intéressant toutefois de noter que le terme de grandir renvoie, comme celui d’élever un enfant, à une notion de verticalité, et cela probablement en référence à la croissance physique (grandir en taille). Mais grandir psychiquement, c’est aussi s’élever moralement et devenir un sujet respectueux de soi et d’autrui. Verticalité physique et verticalité psychique se conjuguent ainsi au sein des processus de croissance.
Grandir, c’est se différencier
6Se différencier consiste à repérer ses objets externes, à instaurer ses objets internes et à se constituer en sujet. Il s’agit donc de l’accès à l’intersubjectivité dans le champ de l’interpersonnel et de la subjectivation dans le champ de l’intrapsychique.
La notion d’écart intersubjectif
7Dans le cadre du double mouvement de différenciation inter et intrasubjective qui permet la croissance et la maturation psychiques de l’enfant ainsi que son accès progressif à l’intersubjectivité, il importe tout d’abord de bien distinguer la mise en place des enveloppes, des liens primitifs et des relations proprement dites.
8En tout état de cause, c’est l’instauration d’un écart intersubjectif qui confèrera peu à peu à l’enfant le sentiment d’être un individu à part entière, non inclus dans l’autre, non fusionné à lui, préalable évidemment indispensable à la possibilité de pouvoir penser à l’autre et de pouvoir s’adresser à lui, prérequis qui fait, on le sait, si gravement défaut aux enfants autistes ou symbiotiques.
L’établissement des liens préverbaux
9En même temps que se creuse l’écart intersubjectif, l’enfant et les adultes qui en prennent soin se doivent, absolument, de tisser des liens préverbaux qui permettent à l’enfant de rester en lien avec le (ou les) objet(s) dont il se différencie.
10Certains enfants autistes échouent à creuser l’écart intersubjectif et, pour eux, l’objet demeure, en quelque sorte, une question sans objet (autisme typique), tandis que d’autres, ou les mêmes après un certain temps d’évolution, sont capables de prendre en compte cet écart intersubjectif, mais ne tissent aucun lien préverbal, ce qui les confine dans une grande solitude, de l’autre côté de la rive de l’écart intersubjectif, en quelque sorte. Les premiers suscitent chez l’autre un contre-transfert extrêmement douloureux fondé sur un sentiment de déni d’existence et sur un vécu d’évacuation, tandis que les seconds suscitent un contre-transfert paradoxal dans la mesure où leur retrait a malgré tout valeur d’appel, un peu dans la même perspective que ce que l’on observe chez les enfants gravement carencés ou dépressifs.
11La mise en jeu de ces liens préverbaux ne s’éteindra pas avec l’avènement du langage verbal qu’ils doubleront, telle une ombre portée, tout au long de la vie. On sait bien en effet qu’on ne communique pas qu’avec des mots mais avec tout le corps, et dès lors, la communication préverbale n’est pas un précurseur, au sens linéaire du terme, de la communication verbale, mais bien plutôt une condition préalable de celle-ci.
La métaphore de l’araignée
12Quand l’araignée souhaite quitter le plafond pour descendre par terre, elle ne se jette pas par terre, elle tisse des liens grâce auxquels, tout doucement, elle descend du plafond vers le sol. De la sorte, une fois parvenue à terre, elle est certes séparée du plafond qu’elle vient de quitter, mais elle reste reliée à celui-ci tant et si bien que, si elle souhaite remonter jusqu’à lui, elle pourra le faire en utilisant les fils qu’elle vient elle-même de secréter.
13Il nous semble que cette métaphore illustre assez efficacement les processus que nous tentons de décrire, ici, quant au cheminement de l’enfant vers le langage verbal.
14La psychologie du développement précoce, la psychopathologie et la psychiatrie du bébé nous ont appris que parmi les liens précoces qui se mettent en place parallèlement à l’établissement de l’intersubjectivité, on peut aujourd’hui ranger les liens d’attachement (Bowlby, 1978), l’accordage affectif (Stern, 1989), l’imitation, les identifications projectives normales (Bion, 1962, 1963, 1965), tous les phénomènes transitionnels (Winnicott, 1969) et même l’ancien dialogue tonico-émotionnel décrit par H. Wallon (1945) puis par J. de Ajuriaguerra (1970), ainsi que l’empathie qui met en jeu, comme on le sait, le fonctionnement des désormais fameux neurones miroirs (Rizzolatti et Sinigaglia, 2008).
15Tous ces liens préverbaux fonctionnent à l’image des fils de l’araignée, en permettant à l’enfant de se différencier sans se perdre, c’est-à-dire de se distancier de l’autre tout en demeurant en relation avec lui, c’est-à-dire encore de se détacher sans s’arracher (comme disent, plus tard, les adolescents !).
Intersubjectivité et subjectivation
16C’est, bien évidemment, toute la question du passage de l’interpersonnel à l’intrapsychique qui se trouve ici posée.
17Nous avons pris l’habitude de penser, ou de proclamer, que ce passage ne pourrait être approché que de manière asymptotique, et qu’il nous resterait à jamais énigmatique quant à sa nature et à ses mécanismes intimes, hiatus qui serait donc incomblable par essence, et qui fait le lit de toutes les polémiques entre « attachementistes » (spécialistes de l’interpersonnel) et psychanalystes (spécialistes de l’intrapsychique).
18En tout état de cause, la subjectivation apparaît en fait comme le fruit d’une intériorisation psychique progressive par le bébé de ses représentations d’interactions, c’est-à-dire des « modèles internes opérants » dans le domaine de l’attachement (Bretherton, 1990) ou des « représentations d’interactions généralisées » dans le domaine de l’accordage affectif (Stern, 1989), mais avec une inscription graduelle dans le système interactif précoce de la dynamique parentale inconsciente, de toute l’histoire infantile des parents, de la conflictualité de leur histoire psychosexuelle, de leur problématique inter et transgénérationnelle et de tous les effets d’après-coup qui s’y attachent inéluctablement.
19Cette inscription repose sur des mécanismes vraisemblablement complexes et encore mal connus, mais il est plausible de penser que les représentations mentales que les parents ont en tête quant à leur histoire et à leurs propres interactions précoces viennent imprégner – qu’ils le sachent ou non, qu’ils le veuillent ou non, et qu’ils l’acceptent ou non – le style de leurs accordage affectif avec leur enfant, ainsi que leurs modalités d’attachement avec lui.
20Par ailleurs, si l’intersubjectivité permet de découvrir l’existence de l’autre en tant qu’objet (relationnel), c’est la subjectivation qui permet de ressentir que l’autre est aussi, de son côté, un sujet qui me perçoit, moi, comme l’un de ses objets relationnels (Golse et Roussillon, 2010). Autrement dit, le passage de l’intersubjectivité à l’intersubjectivation correspond à un double mouvement d’intériorisation des représentations d’interactions et de spécularisation (processus en miroir), ce qui pose la question de comprendre pourquoi la majorité des enfants y parviennent… Si les enfants autistes s’enlisent dans ces tout premiers processus, ce qui est source d’effroi, la plupart des enfants sains les mettent en place avec succès, ce qui vaut comme un… miracle développemental !
21En tout état de cause, la subjectivation ne saurait aucunement être réduite à l’acquisition du « je [1] ».
22La subjectivation grammaticale, aussi complexe et centrale soit-elle, ne résume pas à elle seule la question de la subjectivation qui se joue également sur un plan phénoménologique, anthropologique et psychanalytique. Habituellement cependant, ces différents niveaux de la subjectivation s’édifient de concert et de manière étroitement intriquée ce qui permet, cliniquement, de dire qu’un enfant qui accède au « je » est, en général, un enfant dont la subjectivation globale est plutôt rassurante.
23Mais ce qui est le plus fréquent n’est pas, pour autant, obligatoire et l’on est aujourd’hui en droit de se demander si la subjectivation grammaticale et la subjectivation phénoménologique par exemple ne peuvent pas, dans certaines conditions, reconnaître des évolutions et des destins différents. Les deux semblent bien entendu en grande difficulté chez la plupart des enfants autistes, mais il serait tentant de penser que les enfants présentant un syndrome d’Asperger sont des enfants dont les processus de subjectivation se trouvent évoluer de manière dissociée dans la mesure où ils semblent pouvoir accéder à une subjectivation grammaticale alors même que leur subjectivation phénoménologique demeure, sans doute, en grande partie entravée.
Grandir, c’est s’autonomiser
24S’autonomiser, c’est conquérir son indépendance en reprenant à son propre compte toute une série de fonctions d’abord assumées par l’adulte compte tenu de l’inachèvement premier fondamental du bébé humain (néoténie).
25Anna Freud disait ainsi que l’autonomisation correspondait au fond à l’intériorisation par l’enfant d’une fonction maternelle à l’égard de lui-même. C’est dans son livre sur Le normal et le pathologique chez l’enfant qu’A. Freud (1965) a présenté son concept de « lignes de développement ». Rappelons les principales lignes de développement décrites dans cet ouvrage :
- de l’état de dépendance à l’autonomie affective et aux relations d’objet de type adulte ;
- de l’allaitement à l’alimentation rationnelle ;
- de l’incontinence au contrôle des sphincters urétral et anal ;
- de l’insouciance au sens des responsabilités en ce qui concerne la manière de traiter son propre corps ;
- de l’égocentrisme à la camaraderie ;
- du corps au jouet et du jeu au travail, enfin.
26Centré sur le processus qui va de la dépendance à l’autonomisation et à l’indépendance, A. Freud insiste sur le fait que dans le champ de l’autoconservation, soit du registre des besoins, l’enfant doit d’abord s’en remettre à autrui compte tenu de la néoténie spécifique de l’espèce humaine, et que ce n’est que peu à peu qu’il devra jouer tout seul « à la mère et l’enfant », en reprenant à son propre compte et en assurant par lui-même envers lui-même les diverses fonctions que son entourage avait d’abord assurées pour lui, de manière prothétique en quelque sorte.
27Dans ce cadre conceptuel, A. Freud définit, alors, ce qu’elle nomme de possibles « hétérochronies de développement » qui semblent en fait constituer les ancêtres épistémologiques du concept de dysharmonie évolutive développé ultérieurement par R. Misès (1990). Ce qu’il importe de comprendre, c’est que, selon elle, le développement normal se définit par le fait que les différentes lignes de développement reconnaissent une maturation parallèle et homogène (« homochronies de développement »), tandis qu’en cas d’hétérochronie de développement, la distorsion entre les maturations respectives des différentes lignes de développement génère un mal-être interne, et donc une angoisse développementale [2] qui vient fragiliser les assises narcissiques de l’enfant.
Grandir, c’est pouvoir se raconter
28Être capable de raconter et de se raconter à soi-même sa propre vie renvoie au concept de narrativité qui est à la fois ancien et moderne, issu d’horizons épistémologiques multiples et actuellement en plein essor dans le champ, notamment, du développement et de la psychopathologie dynamique.
29Différentes racines épistémologiques de ce concept peuvent ainsi être décrites, philosophiques, historiques, littéraires et linguistiques, psychanalytiques et développementales enfin (Golse et Missonnier, 2005). Nous dirons un mot, ici, des racines philosophiques et développementales de ce concept pour insister sur les liens qui existent entre attachement et narrativité.
Les racines philosophiques du concept de narrativité
30On pense ici, naturellement, à P. Ricœur. Selon lui, en effet, la question philosophique posée par le travail de composition est celui des rapports entre le temps du récit et celui de la vie et de l’action affective.
31Plusieurs approches se voient ainsi convoquées par P. Ricœur dans son travail désormais classique, Temps et récit (1983), portant principalement sur la phénoménologie du temps, l’historiographie et la théorie littéraire du récit, soit du récit historique, soit du récit de fiction.
32P. Ricœur (1990) propose finalement l’idée que l’identité de l’être humain est en fait, fondamentalement, une « identité narrative » dont un certain nombre d’empêchements peuvent bien sûr être décrits.
Les racines développementales du concept de narrativité
33Dans son livre intitulé Le journal d’un bébé, D.N. Stern (1992) a tenté, de manière saisissante, en se mettant en quelque sorte dans la peau et dans le regard d’un bébé, de nous montrer tout le travail que doivent faire les enfants pour parvenir à lier entre eux les différentes expériences et les différents épisodes interactifs qu’ils vivent au fil de leur journée et qui, sinon, ne pourraient rester que des évènements successifs, indépendants, seulement juxtaposés et sans relation les uns avec les autres.
34C’est ce travail de liaison qui permet l’avènement du sens d’un Soi verbal ou d’un Soi narratif, et c’est évidemment tout le processus de subjectivation qui se trouve ici convoqué car, sans le sentiment d’une certaine continuité d’exister (Winnicott, 1957, 1958) en tant qu’individu séparé et différencié, il n’y a pas de fil rouge qui puisse être repéré par l’enfant comme reliant les différents épisodes de sa journée. Autrement dit encore, ce qui peut faire lien entre ces différents épisodes, c’est le sentiment du sujet d’être toujours lui-même tout au long d’un laps de temps donné, ce qui implique l’instauration du narcissisme primaire, mais au sein d’un mouvement dont la réciproque est également vraie, puisque c’est l’accès à la narrativité qui conditionne en même temps l’instauration de ce narcissisme.
35Selon D.N. Stern (2003), la réalité psychique du bébé peut se découper en une succession d’unités temporelles élémentaires, une succession de « maintenant » qui sont éprouvés par lui de manière indépendante et qui comportent chacun leur dynamique propre d’un point de vue qu’on pourrait presque dire phénoménologique. D’où l’idée « d’enveloppe proto ou prénarrative » développée par cet auteur, et qui représente au fond l’unité de base de la réalité psychique infantile préverbale [3].
36C’est cette enveloppe proto ou prénarrative qui va permettre à l’enfant de repérer des invariants au travers des répétitions interactives, représentations qui vont s’inscrire dans sa psyché sous la forme de représentations analogiques (« représentations d’interactions généralisées ») et qui vont concourir à l’émergence du Soi verbal vers l’âge de 18 mois (après les instaurations successives du sens d’un Soi émergent entre 0 et 2 mois, du sens d’un Soi-noyau entre 2 et 7 mois, et du sens d’un Soi subjectif entre 7 et 18 mois).
37On voit ainsi que le sens du Soi verbal ou narratif s’enracine dans la mise en place de « schémas-d’être-ensemble » (« weness » des auteurs anglo-saxons), dans le partage d’affects et d’émotions, et enfin dans le repérage d’épisodes interactifs spécifiques ou généralisés, ce sens d’un Soi verbal offrant à l’enfant la possibilité, non immédiate, de se « raconter » à lui-même sa propre histoire quotidienne.
Les liens entre attachement et narrativité
38C’est là un chapitre important de la réflexion contemporaine en matière de narrativité et de développement, l’hypothèse étant, en effet, que la qualité de la narrativité s’enracine, de fait, profondément dans la qualité des liens d’attachement précoces.
39C’est cette hypothèse qui a d’ailleurs marqué l’un des temps forts de la réintroduction de la représentation mentale au sein de la théorie de l’attachement (Main et coll., 1985), après une longue période pendant laquelle cette théorie était, précisément, considérée par les psychanalystes comme évacuant par trop, de son champ, toute activité représentative. Depuis lors, de nombreux travaux se sont développés dans cette perspective, et l’on sait que désormais, chaque âge de la vie dispose d’outils permettant d’évaluer la qualité des schémas d’attachement : la « Strange situation » (Ainsworth, 1982) chez les très jeunes enfants, les « Histoires à compléter » chez les enfants en période péri-œdipienne et « L’Adult Attachment Interview » (aai) (Main, 1998) chez les adultes, avec certaines versions modifiées utilisables chez les adolescents et les pré-adolescents.
40On retiendra que le dogme d’une corrélation entre la qualité de la narrativité et les caractéristiques des liens d’attachement précoces constitue aujourd’hui une hypothèse développementale forte et qui s’est d’ores et déjà avérée capable de donner lieu à des ouvertures réflexives et à des pistes de recherche fécondes.
41Pour en terminer avec ces racines développementales du concept de narrativité dont on voit l’indéniable importance ontologique, nous ferons simplement remarquer qu’elles reprennent en réalité les principales lignes de force inhérentes aux autres racines épistémologiques précédemment évoquées : le Soi verbal et la phénoménologie du temps (pour les racines philosophiques), le récit et l’histoire (pour les racines historiques), les narratifs et l’énonciation (pour les racines linguistiques), les processus de liaison et les effets d’après-coup enfin (pour les racines psychanalytiques).
42Autrement dit, les différentes racines épistémologiques du concept de narrativité que nous avons envisagées convergent en quelque sorte dans l’approche développementale actuelle et cela représente, à n’en pas douter, l’une des multiples richesses de la psychiatrie du bébé dont on sait l’essor impressionnant depuis quelques décennies.
Grandir, c’est se socialiser
43Notre société est devenue experte en la production de biens inutiles. Nous devons donc veiller à ce qu’elle ne devienne pas, en plus, experte en la formation d’individus mal ou pas socialisés, soit d’individus en défaut d’humanité ou d’humanitude.
De la découverte de soi à la découverte de l’autre
44La question du lien social est inséparable de celle de la différenciation du bébé, et il existe un chemin progressif qui mène de l’indifférenciation initiale (certes relative) à la différenciation (c’est-à-dire à l’accès au « je », à l’intersubjectivité et la subjectivation).
45Ce chemin, nous l’avons dit, passe par la « weness » des auteurs anglo-saxons ou le sentiment d’être-ensemble, soit par le « on » et par le « nous » qui traduisent le vécu du bébé, au sein de la dyade, de ne plus être tout à fait un, mais pas encore tout à fait deux, avec, dès lors, le sentiment confus de l’existence d’un autre.
46Cela étant, cette « weness » est fondamentalement dépendante de la qualité des interactions premières, de la qualité des rencontres individuelles et de leur atmosphère relationnelle.
Socialisation et représentation de soi
47Deux remarques nous semblent s’imposer, ici.
48– Tout d’abord, puisqu’il n’y a pas de représentation de soi qui ne soit, en fait, une représentation de soi en relation, en interaction avec l’autre, il s’agit donc toujours de représentations d’interactions (Stern, 1989) si ce n’est de « représentactions », selon le terme judicieusement proposé par J.-D. Vincent (1986).
49– Par ailleurs, le couple bébé-adulte (soit la dyade, ou la triade) vaut déjà comme un groupe, d’où la question de savoir si le premier souvenir renvoie à une représentation de soi tout seul, ou de soi en groupe (au sein d’un groupe), et le fait que S. Freud ait écrit Totem et tabou (1913) juste avant son article princeps sur le narcissisme (1914) a peut-être valeur, ici, d’une certaine indication quant à l’antériorité des représentations groupales sur les représentations individuelles.
Socialisation primaire et socialisation secondaire
50On distingue la socialisation primaire préœdipienne et la socialisation secondaire œdipienne et postœdipienne.
La socialisation primaire
51Il ne suffit pas de plonger un enfant dans une collectivité pour qu’il se socialise, contrairement à ce qui est souvent proclamé. La capacité de créer des liens sociaux avec des autres bien différenciés (pairs ou adultes) étant intrinsèquement liée à la qualité de la « weness », la capacité des enfants à tirer profit des expériences collectives dépend, ainsi, essentiellement de la qualité des relations individuelles, préalables ou concomitantes.
52De ce fait, la subtilité de la pratique de l’institut Pikler-Lóczy (David et Appell, 2008) tient à l’attention apportée à la qualité des rencontres individuelles sur le fond du fonctionnement groupal collectif (avec toute une dialectique entre les moments de rencontre individuelle, les moments d’activité libre en groupe à côté de l’adulte étayant, et les moments groupaux proprement dits), ce qui permet, alors, un nouage profond de l’individuel et du collectif.
La socialisation secondaire
53Sous ce terme, on entend généralement l’accompagnement par l’adulte et la transformation par celui-ci des mouvements pulsionnels de l’enfant, ainsi que le passage des interdictions (externes) à l’interdit (interne) via les mécanismes d’identification à « l’agresseur » ou à « l’agression » (Spitz, 1946), passage qui sous-tend la pratique piklerienne des interventions de l’adulte à partir du point de vue de l’enfant.
54Une connaissance précise des étapes de la socialisation secondaire est évidemment nécessaire pour pouvoir penser au mieux, en amont, les différentes conditions de la socialisation primaire.
55Les relations entre les processus d’individualisation et de socialisation sont finalement complexes, et un auteur comme Laurie Catteeuw (2016), en prenant appui sur l’outil philosophique et les travaux de G. Devereux (2009), a bien montré la nature dialectique de ces liens : « C’est en se socialisant que l’on s’individualise et inversement », ce qui va bien dans le sens des travaux menés au sein de l’institut Pikler-Lóczy à Budapest.
Conclusion
56Au terme de ces quelques pages, nous espérons avoir fait sentir les principaux enjeux des processus de croissance et de maturation psychique. Ils sont le fruit d’une intrication étroite entre la part personnelle de l’enfant et les différents facteurs environnementaux dont, bien entendu, la rencontre avec le travail psychique des adultes qui prennent soin de lui (parents et professionnels).
57La néoténie humaine confère une place importante à l’épigenèse dont l’étude va très probablement occuper le xxie siècle comme l’étude de la génétique a occupé le xxe siècle, l’épigenèse ouvrant sur la diversité qui est l’une des richesses fondamentales de notre espèce humaine. Le rôle de l’éducation (familiale, scolaire et sociale) est donc central, et il est clair qu’en aucun cas l’enfant ne saurait grandir seul.
58Grandir se doit d’aboutir à l’instauration du respect de soi et du respect d’autrui, et se respecter soi-même apparaît alors à la fois comme un impératif catégorique et comme le fruit de la mise en place des assises narcissiques – que l’enfant soit porteur d’un handicap ou pas – car on ne doit pas s’aimer ou être aimé en fonction de ce que l’on a, mais en fonction de ce que l’on est.
Notes
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[*]
Bernard Golse, pédopsychiatre, psychanalyste (membre de l’Association psychanalytique de France), chef du service de pédopsychiatrie de l’hôpital Necker-Enfants malades (Paris), professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’université René-Descartes (Paris 5).
bernard.golse@aphp.fr -
[1]
L’acquisition du « je » est concomitante de celle du « oui » et de la capacité de dessiner un rond, soit vers 2 ans et demi ou 3 ans, car l’ensemble de ces trois aptitudes témoignent de la réussite de la mise en place des enveloppes psychiques, et donc de la « sphinctérisation du corps propre » (Haag, 1991). Il s’agit d’acquisitions importantes qui ne sont pas de l’ordre d’apprentissages, car elles sont le reflet de processus internes de maturation spontanée dont le rythme propre doit être respecté, sans attitude de forcing ou d’anticipation anxieuse. De ce point de vue, la scolarisation ne devrait débuter qu’une fois dépassée la « crise des 2 ans et demi » qui se signale par le passage du « moi » ou du « à moi » (registre de l’Avoir) au « je » (registre de l’Être).
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[2]
La notion d’angoisse développementale est à intégrer au sein d’une psychopathologie dite développementale qui prend, aujourd’hui, sa relative autonomie par rapport à la psychopathologie psychanalytique classique.
-
[3]
Il s’agit en fait d’un concept issu des travaux de K. Nelson sur les « représentations d’évènements » (1986), de J.M. Mandler sur les « schémas d’événements » (1983) et de R.C. Schank et R. Abelson sur les « scripts » (1977), mais qui se voit ici précisé avec son orientation vers un but (désir), sa structure de type narrative (ligne dramatique), sa hiérarchisation et sa structure temporelle.