« La recherche en sciences sociales suit une démarche analogue à celle du chercheur de pétrole. Ce n’est pas en forant n’importe où que celui-ci trouvera ce qu’il cherche. Au contraire, le succès d’un programme de recherche pétrolifère dépend de la démarche suivie. Étude de terrains d’abord, forage ensuite. Cette démarche nécessite le concours de nombreuses compétences différentes. Des géologues détermineront les zones géographiques où la probabilité de trouver du pétrole est la plus grande ; des ingénieurs concevront les techniques de forage appropriées que des techniciens mettront en œuvre. »
2Cet écrit traite spécifiquement de la recherche collaborative entre chercheurs académiques et acteurs de terrain [1], il ne traite pas de la recherche collaborative entre chercheurs de domaines différents, par exemple, l’un n’excluant évidemment pas l’autre.
3Les chercheurs académiques dans le champ du « handicap » sont de plus en plus sollicités par des acteurs sociaux, économiques et politiques qui souhaitent faire de la recherche pour répondre aux questions qu’ils se posent. En France, en particulier, ces acteurs reçoivent pour cela des financements, en général pour une durée allant de quelques mois à quatre ans et font parfois appel à une équipe universitaire pour les aider dans la réalisation du projet. Parfois, mais pas dans tous les pays, ils demandent à des universitaires de leur indiquer un doctorant ou un post-doctorant pour remplir une mission dans le cadre de leur projet, parfois il s’agit d’un étudiant en master. Le chercheur se trouve alors mis en position de prestataire de recherche pour réaliser un projet dont il arrive que les hypothèses, parfois la méthodologie, aient été définies sans lui. Ce qui pose des problèmes importants que nous allons développer.
4Les acteurs sociaux, économiques et politiques peuvent vouloir recourir à la recherche appliquée pour tester des modes ou des stratégies d’intervention (par exemple, vérifier l’efficacité d’une intervention) ou pour valider une perception (Bussières et Fontan, 2011). Dans le premier cas, la recherche servira à évaluer des modes ou des stratégies d’intervention ; dans le second, elle consistera à produire une connaissance sur la nature d’un problème rencontré par la communauté ou sur un problème qui la préoccupe (par exemple, cerner le contenu et l’ampleur du problème ; étudier si et en quoi celui-ci modifie les habitudes, les pratiques ou les besoins des membres de la communauté considérée ; comment interviennent ces modifications ; quels sont les processus sociaux sous-jacents, etc.). Le but de ce type de travaux est toujours d’améliorer les services, les pratiques et la qualité de vie des personnes. La collaboration peut prendre place à différents moments du processus (Demange et coll., 2012 ; Dallaire, 2002).
5Le moment du choix du thème de recherche est une étape clé qui implique de « situer et d’identifier les besoins de connaissance, de faire émerger les priorités et les distinguer » (Pentland et coll., 2011, p. 1417).
6Ce texte traite des conditions optimales de cette collaboration et vise à poser les bases d’une réflexion pour augmenter la synergie entre chercheurs académiques, « usagers » de la recherche et acteurs non chercheurs qui souhaitent s’impliquer dans un processus de recherche et/ou le financer.
7Avant de parler de collaboration ou de partenariat dans la recherche, il convient de rappeler qu’il existe plusieurs catégories de recherche et que chacune doit répondre à des règles strictes de réalisation.
Les recherches
8La recherche et les chercheurs « créent » de nouveaux savoirs et produisent de nouvelles significations. La recherche scientifique est « un phare qui guide les professionnels dans l’acquisition et l’application des connaissances et les protège contre certains écueils de la psychologie populaire » (Bouchard et Cyr, 2010, p. 2).
9Il est impossible de parler de la recherche, tant elle est diverse dans ses méthodes et ses objectifs. Mais par-delà cette diversité, toute recherche vise à réaliser une étude attentive et approfondie dans le but de mettre au jour des faits ou des connaissances nouvelles (Cambridge Dictionaries Online, Cambridge University Press 2014, notre traduction). Le processus de recherche suppose la mise en œuvre d’un « ensemble d’activités méthodiques, objectives, rigoureuses et vérifiables dont le but est de découvrir la logique, la dynamique ou la cohérence dans un ensemble apparemment aléatoire ou chaotique de données, en vue d’apporter une réponse inédite et explicite à un problème bien circonscrit ou de contribuer au développement d’un domaine de connaissances » (Legendre, 1993).
10Toute recherche commence par la formulation d’une problématique, le choix d’une méthode, la fixation d’un ou de plusieurs objectifs, et la définition des conditions éthiques et déontologiques de sa réalisation. « Peu importe la discipline, devant de nouvelles données le travail du chercheur consiste en quelque sorte à se placer dans la position du sceptique, à remettre en question ses observations, à identifier toutes les façons possibles d’expliquer les résultats et, avec une grande ouverture d’esprit, à les éliminer une à une jusqu’à ce qu’une hypothèse s’impose comme la seule explication objectivement valable » (Bouchard et Cyr, 2010, p. 7).
11La recherche peut également servir à « mieux comprendre les significations d’un événement ou d’une conduite, à faire intelligemment le point d’une situation, à saisir plus finement les logiques de fonctionnement d’une organisation, à apprécier comment les personnes tentent de répondre ou de s’adapter à certaines situations, à réfléchir avec justesse aux implications d’une décision politique, ou encore à comprendre plus nettement comment telles personnes perçoivent un problème et à mettre en lumière quelques-uns des fondements de leurs représentations » (Quivy et Van Campenhoudt, 2011, p. 11).
12Il est possible de catégoriser les recherches selon leur nature – fondamentale ou appliquée – et leurs objectifs et finalités :
- la recherche fondamentale analyse les processus et les phénomènes pour mieux en comprendre les mécanismes. À l’origine, elle n’a pas pour objectif une application pratique. Cette forme de recherche peut néanmoins être parfois initiée suite à des questions émanant du terrain qui permettent d’ouvrir des questions théoriques et/ou méthodologiques que les chercheurs académiques investigueront et qui auront, à terme, des applications pratiques ;
- La recherche appliquée est, par convention, tournée vers l’action et la recherche de solutions pratiques. Elle entend répondre à des questions ponctuelles et concrètes en rapport avec une problématique de terrain ;
- La recherche-action participe à un processus de transformation, de développement de compétences et de savoirs, coproduits par les différents acteurs, au sein même de l’équipe de recherche.
13Si cette catégorisation de la recherche est utile, pour autant il convient de noter qu’une recherche appliquée ou une recherche-action peuvent permettre des découvertes concernant des processus fondamentaux, et qu’une recherche portant sur des processus fondamentaux peut avoir des applications pratiques. Dans tous les cas, il est indispensable de penser ces recherches en fonction de leurs objectifs et des liens qu’elles entretiennent avec les acteurs de terrain. Le schéma suivant présente les facteurs ayant une influence sur les retombées de recherche.
Facteurs ayant une influence sur les retombées de recherche

Facteurs ayant une influence sur les retombées de recherche
14Dans tous les cas, la recherche doit aussi respecter des conditions de scientificité, d’éthique et de déontologie.
15Si la recherche implique plusieurs partenaires, leur collaboration doit faire l’objet d’une explicitation claire des rôles et des fonctions de chacun, de la conception de l’étude à sa restitution (Demange et coll., 2012), comme cela sera développé par la suite.
16Les rôles et les missions assumés par chacun à toutes les phases de l’étude doivent être explicités. Par exemple, il s’agit de déterminer : si le doctorant ne fera que mener les entretiens ou s’il devra définir la population et la contacter ; si le directeur d’association participera uniquement au comité de pilotage et/ou s’il analysera les entretiens, etc.
17Aucune activité de recherche ne procède simplement du bon sens, de la bonne volonté, et encore moins des convictions militantes aussi fortes soient-elles. Chacun des partenaires de l’étude doit impérativement avoir la formation et l’expertise nécessaires pour remplir la tâche prévue ou se former pour le faire.
18Aucune recherche n’est exempte d’une posture idéologique et épistémologique, toutefois ces postures doivent être explicitées. Tout chercheur est engagé envers la vérité, au sens où lui-même la conçoit, envers le mieux-être de la « clientèle ciblée », ayant pour visée de meilleures façons de faire. Chacun des partenaires se doit donc d’abord d’expliciter ses propres attentes pour lui-même et ses partenaires, puis mettre à l’épreuve ses préconceptions.
19Avant de commencer la recherche, le financeur doit pouvoir comprendre quelle sera la contribution de chacun des partenaires, quels seront leurs rôles (par exemple, qui est le promoteur, les investigateurs, etc.), comment s’effectuera le partage des responsabilités (par exemple, qui a les responsabilités scientifique, administrative, du projet) et de quelle manière la bonne marche de l’étude sera contrôlée. Il doit, en outre, être averti que la validité des résultats nécessite de solliciter l’avis et l’évaluation critiques des chercheurs et membres de la communauté (les pairs et les utilisateurs).
Les acteurs de la recherche
20Ce texte traitant de la collaboration entre chercheurs académiques et acteurs de la recherche sur le terrain, il convient d’évoquer brièvement la spécificité des deux types d’acteurs du projet. Évidemment, il est des acteurs de terrain qui sont également chercheurs académiques, et inversement, mais l’explicitation de ce qui différencie chacun de ces acteurs est indispensable pour poser les conditions de leur collaboration.
Les chercheurs académiques
21Le chercheur académique a, par définition, pour mission première la production scientifique, la valorisation des résultats et la diffusion de l’information scientifique. Sur le terrain et dans son centre de recherches, ses activités sont très diversifiées : il définit des thèmes de recherche, mène et/ou supervise le déroulement de l’étude, l’analyse et l’interprétation des données recueillies, la rédaction, la publication et la diffusion des résultats et les conditions de leur application pratique s’il y en a.
22Il est aussi acteur dans les tâches relatives à l’administration de la recherche. Dans certains cas, il sera amené à déposer des licences et des brevets, à apporter ses compétences à une expérience de terrain existante, voire à créer ses propres dispositifs de soin, de validation, d’évaluation (http://www.dgdr.cnrs.fr/drh/metiers/cherch.htm).
Les étudiants en recherche
23Le chercheur académique participe également à la formation des doctorants et des professionnels qui souhaitent faire de la recherche, il peut dispenser un enseignement universitaire sur la manière de faire de la recherche. Le métier de chercheur suppose l’acquisition de compétences spécifiques, que les apprentis-chercheurs – étudiants – sont appelés à expérimenter dans le cadre de leur formation. Il convient donc de prendre en compte le fait que :
- les étudiants – apprentis-chercheurs – n’ont qu’une maîtrise partielle du métier de chercheur. Les travaux produits, et on ne peut le leur reprocher, atteignent rarement les standards posés par la communauté scientifique ;
- les travaux qui leur sont demandés ont d’abord comme objectif premier de leur apprendre à maîtriser certains outils scientifiques qualitatifs, quantitatifs ou mixtes ;
- c’est pourquoi, l’accès au terrain des étudiants-chercheurs devrait être clairement balisé et l’étudiant doit toujours opter pour le recueil de données et la méthodologie la moins envahissante possible. En effet, sans dispositif visant à repérer les dérives possibles, il se crée une situation de détournements possibles des intérêts de la recherche et du terrain.
Les acteurs de recherche « de terrain »
24Les « acteurs de terrain » sont les « usagers » de la recherche et ils ont besoin de travaux de recherche pour mener à bien leur mission dans le domaine professionnel mais aussi privé (comment aider au mieux son enfant avec troubles du spectre de l’autisme, par exemple). Ils sont aussi, pour partie, des « objets » de la recherche, ce qui peut s’avérer problématique, si cet aspect n’a pas été clairement posé au moment de la conception du projet.
25Leurs interventions dans le processus de recherche peuvent être fort diverses et avoir lieu à différents moments de la conception et de la réalisation de l’étude.
26– Ils peuvent s’inscrire dans la recherche et y prendre part en tant que participants sans disposer de contrôle, ni sur le projet, ni sur le déroulement de la recherche elle-même.
27– Ils peuvent avoir initié la recherche et en avoir conféré la réalisation et la responsabilité – notamment méthodologiques – à des chercheurs académiques certifiés avec lesquels ils sont en contact.
28– Ils peuvent faciliter l’accès aux populations et/ou aux dispositifs, services et/ou institutions. Comme les chercheurs académiques, ils doivent être alertés sur les risques de sur-sollicitation des milieux et de leurs membres qui se caractérisent par le fait que les « [systèmes et/ou] intervenants éprouvent de la lassitude ou un embarras face à des demandes répétées d’aider les chercheurs dans leurs démarches de recrutement » (crir, 2006, p. 3). Ce phénomène qui est qualifié de sur-sollicitation est observable « tant au niveau micro (une ou quelques personnes) qu’au niveau macro (groupe de personnes) » (ibid.). La sur-sollicitation est à considérer comme un « obstacle » à la recherche, en général, et à la recherche collaborative, en particulier. Cependant, ils ne doivent pas faire obstacle, a priori, au contact que le chercheur se propose de prendre avec les familles : celles-ci ont le droit d’être consultées et de donner librement leur accord pour une participation. Les principes éthiques de base conduisent d’ailleurs les participants à une recherche à pouvoir se retirer à tout moment d’un processus sans avoir à donner de justification.
29– Ils peuvent interpeller les chercheurs académiques, évaluer les résultats et contribuer à leur diffusion.
30– Ils peuvent souhaiter s’inscrire eux-mêmes activement dans un processus de réalisation de la recherche, participer à la définition de la problématique étudiée, à l’évaluation de l’étude et à toutes les étapes de sa réalisation. Dans ce cas, comme il vient d’être dit, ils devront se former, car la recherche suppose des compétences théoriques, méthodologiques et une bonne connaissance de la déontologie.
31Les acteurs de terrain se plaignent essentiellement de deux choses. Ils ne sont pas suffisamment bénéficiaires des travaux académiques qui parfois, selon eux, ne posent pas forcément les « bonnes » questions et les chercheurs académiques ne se soucient pas suffisamment de la manière de favoriser la diffusion des résultats auprès des acteurs de terrain (Tonneau et da Rocha Barros, 2012).
32Par ailleurs, ils regrettent de ne pas être suffisamment sollicités pour évaluer les produits de la recherche et demandent à être davantage associés à toutes les phases de la conception, de la réalisation, de l’évaluation et de la diffusion de l’étude.
33Le schéma suivant résume les craintes qui existent de part et d’autre et qui peuvent contribuer à compliquer la collaboration entre le monde de la recherche et celui des pratiques sociales, politiques et économiques [2].
Idées reçues à propos de la recherche collaborative

Idées reçues à propos de la recherche collaborative
Construire les conditions d’une recherche collaborative entre chercheurs académiques et acteurs de terrain
34Les connaissances propres aux acteurs de terrain, leurs expériences, leur réflexivité sur leurs pratiques lorsqu’elles sont mises en discussion avec les chercheurs académiques dans un cadre adapté et dans une volonté d’élaboration commune, peuvent nourrir les hypothèses, affiner les problématiques et contribuer à définir les protocoles optimaux (Bungener et coll. 2014).
35C’est dans ce contexte que des réflexions de plus en plus nombreuses portent sur le processus de coconstruction d’une collaboration de recherche. Processus qui demande une méthodologie rigoureuse et qui doit s’appuyer sur une revue de la littérature nationale et internationale sur le thème afin de pouvoir bénéficier des expériences acquises dans des travaux collaboratifs précédents.
36Si tous les acteurs ont explicitement le même objectif, les attentes des chercheurs académiques et celles des acteurs de terrain en matière de retombées ne sont pas nécessairement les mêmes. Aussi, l’intérêt et les motivations de chacun des partenaires à participer à cette œuvre commune doivent-ils être clairement explicités par les acteurs et connus des financeurs. Ils ne doivent pas être contradictoires. Cette explicitation concerne aussi bien le chercheur que les acteurs de terrain (Belleau, 2011).
37Dans tous les cas, l’avis éclairé des pairs spécialistes de la question et des chercheurs professionnels sans conflit d’intérêt avec les partenaires de l’étude sera requis.
Conditions préalables à la collaboration
38Il faut anticiper le fait que toute recherche comprend trois temps :
- celui de la conception du projet avec le travail préparatoire de formation, d’« accordage » sur la meilleure constitution de l’équipe, évoqué plus haut ;
- celui de la réalisation de l’étude ;
- celui de l’exploitation, de la diffusion des résultats et de la définition de ses retombées pratiques sur le terrain.
39La manière dont les acteurs de terrain seront impliqués dans l’étude doit être explicitée et s’appuyer sur une expertise fondant et légitimant la place, la mission, le périmètre des compétences de chacun dans la recherche. Chacun doit expliciter, accepter, reconnaître ce que chaque partenaire peut et doit apporter au projet et ce que chacun, de sa place spécifique, en attend sur le plan scientifique, pratique et politique, aux niveaux individuel et collectif.
40En effet, l’univers de la recherche académique et celui de la pratique de terrain professionnel, associative, voire militante, ont leurs propres règles de fonctionnement, leur culture, leurs représentations de l’objet d’étude et/ou de chacun des collaborateurs de l’étude. Il faut du temps pour que ces différences deviennent une source de richesse et se fécondent mutuellement.
41Il est impossible ici de détailler toutes les motivations qui peuvent, de part et d’autre, être à l’origine du désir de mener une recherche hormis son intérêt scientifique, politique ou encore stratégique (implications et enjeux pour les différents acteurs : systèmes ou individus) mais les partenaires pour chacune des études devront l’expliciter.
42Les investissements en moyens et en temps ainsi que les responsabilités politiques de chacun sont à considérer et font partie intégrante de la dynamique à l’œuvre dans l’équipe de chercheurs de la conception de l’étude aux conditions de sa validation, de sa diffusion et de son application (Chauvière et Duriez, 2011).
43En ce qui concerne les intérêts et les enjeux de la recherche pour les acteurs, il s’agira pour le chercheur d’expliciter si cette étude revêt pour lui une importance stratégique pour sa carrière personnelle, pour son unité de recherche, par exemple. Si son besoin premier est de faire des publications dans des revues scientifiques de haut niveau, cela devra être signalé. Il s’agira ensuite d’évaluer en quoi ce besoin pourrait constituer un obstacle à une collaboration fructueuse. Le chercheur devra aussi dire si la collaboration avec les acteurs de terrain répond pour lui à une réelle nécessité de l’étude et/ou si elle est davantage une condition d’obtention de financement. De même, le chercheur peut être tenu à un délai précis, aussi, dans le cadre de la collaboration, les acteurs de terrain doivent pouvoir s’engager à tout mettre en œuvre pour que le délai soit respecté (par exemple, en ce qui concerne la disponibilité des personnes à interroger, des observations à effectuer, etc.).
44Les partenaires acteurs de terrain devront expliciter les raisons de la demande de collaboration avec les chercheurs académiques. Pour les acteurs de terrain, notamment, il peut s’agir de :
- faire reconnaître la valeur des dispositifs développés ;
- valoriser leur expertise pour appuyer une demande de subvention ou maintenir le financement de leurs prestations ;
- utiliser la recherche pour financer des projets et des activités de service existantes ou en projet.
45Comme le chercheur, ils devront développer ce qu’ils pensent, veulent, s’attendent à trouver afin de prendre une distance, créer un espace réflexif de délibération, d’évaluation, de dialogue permettant l’instauration d’une posture scientifique. En effet, la notion de réflexivité est très importante, notamment dans le paradigme constructiviste et en recherche qualitative.
46Il est impératif que les partenaires (acteurs de terrain ou académiques) adoptent une posture réflexive et critique qui permette de repérer les biais dus à leurs convictions et/ou à leurs intérêts (un directeur d’association ne peut diriger une étude évaluant ses propres établissements, un promoteur d’une nouvelle intervention ne peut piloter une étude visant à prouver la nécessité de mettre en place cette nouvelle modalité d’intervention, un chercheur ne peut se porter garant d’une recherche dont la thématique ne correspond pas à son champ d’expertise, etc.).
47Les intérêts des financeurs doivent également être pris en compte. Il est important de rappeler que la recherche – et l’équipe de recherche – doivent rester libres vis-à-vis des intérêts éventuels des promoteurs [3]. Le chercheur doit avoir la formation et l’expérience suffisantes, dans ce domaine, pour imposer un cadre déontologique et éthique permettant de mener l’étude de la conception à la diffusion dans des conditions de scientificité et de déontologie faisant consensus à la fois dans la communauté des chercheurs et des bénéficiaires de la recherche.
Prendre le temps de coconstruire un cadre de collaboration
48Ce processus de construction processuel de la collaboration est déterminé, en fonction de l’étude, des compétences et des souhaits des participants et de leur financeur. Tous ces acteurs contribuent de leur place à l’instauration d’une dynamique de collaboration et à sa formalisation, garante de la bonne marche de l’ensemble de l’étude.
49Compte tenu de ce qui précède, il paraît indispensable de prendre le temps de coconstruire un cadre de collaboration bien articulé entre les tâches de chacun, les objectifs de la recherche et son déroulement afin de faciliter les échanges et la communication entre les acteurs et vis-à-vis des financeurs (Dallaire, 2002 ; Parry et coll., 2013). Loin d’être une perte de temps, ce temps préparatoire fait partie intégrante du processus de recherche. Respecter et organiser ce temps est la condition pour que la collaboration soit efficace en contribuant à travailler à l’explicitation des représentations et des attentes des partenaires en ce qui concerne les finalités générales de la recherche (Pentland et coll., 2011).
50Ce cadre tient compte du fait que les rôles ne sont pas interchangeables et que « chacun peut bénéficier grandement de l’expertise des autres » (Belleau, 2011).
51Le cadre de collaboration doit préciser et expliciter les éventuelles contraintes liées au processus de recherche. Pour cela, si nécessaire, il peut être prévu la mise en place d’un programme de formation visant à expliquer les principes théoriques, méthodologiques et déontologiques de base de la recherche. Un ou plusieurs groupes d’accompagnement peuvent être envisagés pour encadrer la recherche. La composition de ces comités est fonction du thème de l’étude et doit être soigneusement réfléchie. Il est indispensable que chacun des membres s’engage à participer à l’ensemble des travaux afin de garantir l’existence d’un processus progressif de construction, de mise en œuvre, d’évaluation et de diffusion des travaux et de leur application dans la pratique.
52La confiance se construit pas à pas et ne peut être un donné de départ. Aussi est-il indispensable d’établir des relations de confiance, de réciprocité, d’écoute et de respect afin de communiquer et d’évoluer vers une compréhension des univers respectifs et des enjeux communs. La « gestion » de la qualité des relations est essentielle au succès d’une recherche collaborative.
53C’est durant cette phase de connaissance mutuelle que pourra apparaître le fait que certains collaborateurs devront acquérir des compétences pour pouvoir assumer leur mission durant l’étude. Toutefois, il convient de souligner que cette formation, par exemple à certaines techniques ou outils de la recherche, ne peut suppléer à des années de formation académique et d’expérience de recherche que possède une équipe de chercheurs académiques.
54Par ailleurs, tout projet de recherche collaborative doit être soumis à l’examen de comités d’éthique existant dans le monde académique. Ce n’est que dans ce cadre que seront définies, après un temps de travail commun, les conditions permettant la finalisation du projet commun qui doit spécifier :
- les hypothèses et les objectifs réalistes. En effet, le « livrable » doit absolument être réaliste et réalisable ;
- la construction de l’équipe et la définition de la manière dont elle fonctionnera. Cette étape conduit à définir précisément :
- la quantité et la nature de l’implication de chacun des acteurs,
- éventuellement, les formations à assurer pour que les acteurs remplissent correctement leur mission,
- les informations à échanger, à faire circuler afin de créer une culture commune à l’équipe collaborative concernant à la fois la méthodologie, les préconnaissances théoriques et méthodologiques sur le sujet, la connaissance de la population et/ou de l’objet d’étude ;
- la construction du projet :
- la désignation de la personne qui assumera la responsabilité de conducteur/coordinateur/promoteur de la recherche (le responsable officiel vis-à-vis du financeur),
- le protocole spécifiant très clairement le rôle de chacun des acteurs et les conditions pratiques, déontologiques du recueil de données,
- le timing réaliste de la réalisation ;
- les conditions de diffusion, d’utilisation des résultats :
- définir la propriété intellectuelle des données et des résultats. Il s’agit de définir qui gardera les sources, qui y aura accès, qui pourra rédiger et diffuser les résultats et comment il entend le faire, etc.,
- définir la/les signatures (s) des publications et des communications, plus généralement de la diffusion des résultats.
55Ce processus doit permettre de poser le fait que :
- parfois la réponse à la question posée a déjà été trouvée par d’autres. Il s’agit donc de prendre en compte ce qui a été fait pour le confirmer, l’infirmer ou aller plus loin dans la preuve des phénomènes observés. Si la « réplication » est l’une des méthodes avérées de validation et de confirmation de résultats obtenus antérieurement, même en sciences pures, il convient toutefois de la mener de manière éclairée afin de faire en sorte qu’elle apporte un plus en termes de connaissance et/ou de preuves ;
- parfois la question posée ne peut recevoir de réponses sans une étape intermédiaire ou sans la reformuler autrement, par exemple. Il faut donc pouvoir se poser des questions qui soient opérationnalisables en l’état des connaissances actuelles au niveau national et international.
Risques liés à une collaboration qui n’aurait pas pris ces précautions
56Si les précautions qui viennent d’être évoquées ne sont pas respectées, le risque est :
- de mener des études où les conflits, les discussions entre partenaires prendraient le pas sur la réalisation de l’étude. Certains conflits, peut-être et malheureusement, seront insolubles et conduiront à l’abandon du projet, faute de confiance mutuelle ;
- de mener des études non exploitables parce qu’elles ne sont pas construites avec suffisamment de rigueur. Dans ce cas, leurs résultats pourraient mener à des orientations de la pratique se révélant erronées, voire préjudiciables aux personnes ;
- d’accumuler des faits, des constats sans pouvoir faire de généralisation. En recherche qualitative, on reconnaît que l’on ne vise pas la généralisation des faits, notamment parce que l’on ne procède pas à l’échantillonnage de sujets représentatifs d’une population plus large. Toutefois, les principes de plausibilité des données, de crédibilité et de fiabilité des analyses sont de mise. Par ailleurs, il est souhaitable de pouvoir mettre au jour des processus généraux, à partir de cas uniques, judicieusement choisis en raison de leur caractère représentatif et de leur comparabilité ;
- de faire des études avec des méthodes ou des théories qui ne font pas consensus dans la communauté scientifique ou, au mieux, de n’obtenir que des résultats déjà connus ou déjà établis par d’autres ;
- de faire de la recherche pour illustrer des convictions ou pour défendre un point de vue militant. Si le militant n’est pas, par définition, réfractaire aux évidences, faire de la recherche impose de se mettre en position réflexive et critique par rapport à ses convictions, comme il a été dit précédemment.
Conclusion
57La multiplication des collaborations entre chercheurs académiques et acteurs de terrain est riche de retombées positives pour la recherche et pour les pratiques. Toutefois, si ces collaborations ne s’accompagnent pas d’une rigueur et de la prise en compte de leurs bénéfices mais aussi de leurs risques, elles peuvent induire un coût financier et humain qui les empêcherait de mener à bien des recherches répondant à des coefficients de qualité méthodologique scientifiquement élevés et discréditerait les résultats obtenus.
58Il est impératif que les financeurs prennent en compte le fait que cette collaboration ne va pas de soi et qu’elle demande du temps afin que les partenaires se connaissent et que chacun d’eux puisse intervenir selon ses compétences et seulement selon ses compétences. Par exemple, mener une observation ou un entretien dans le cadre d’une recherche demande un apprentissage spécifique, analyser un discours ne consiste pas seulement en une lecture attentive. Cela suppose que le temps pris pour cet « accordage », l’instauration de la confiance, de la mutuelle reconnaissance des compétences de chacun et de leurs limites, fasse partie intégrante de l’étude et ne soit pas mis en œuvre une fois le financement du projet obtenu. Ce qui suppose d’envisager de financer ce temps préparatoire à la construction d’un projet collaboratif.
59Si ce processus n’est pas respecté, alors chercheurs académiques, acteurs de terrain et financeurs risquent de faire un investissement à perte et de mettre en danger les projets à venir.
60En effet, ne pas respecter les règles d’une méthodologie scientifique et validée, ne pas prendre le temps de définir les formations, les informations, les manières de collaborer entre les partenaires, aboutit à réaliser des travaux non régulés qui épuisent non seulement les budgets, mais aussi les acteurs de terrains et les chercheurs académiques. Il devient alors impossible de valider les résultats obtenus, de réaliser le transfert de connaissances, de transférer des données de manière cohérente et heuristique avec des modèles conceptuels clairs et fondés sur une revue de la littérature et une mise à l’épreuve explicitée et construite pas à pas.
61Pour que ces collaborations soient les plus fructueuses possible pour la recherche et pour les acteurs de terrain, qu’ils soient financeurs ou professionnels, plusieurs variables doivent impérativement être prises en compte :
- les partenaires se connaissent bien et ils ont pris le temps de définir la nature et l’importance de leurs contributions respectives dans le respect strict de leurs connaissances et compétences respectives ;
- les théories, les méthodologies qui seront mises en œuvre sont maîtrisées, connues de l’ensemble des partenaires, elles permettent de répondre aux objectifs de l’étude ;
- la qualité et la nature de la production scientifique escomptée à l’issue de la recherche est clairement définie, en accord avec les parties et elle semble réaliste compte tenu : des expertises de chacun des partenaires, de l’état des connaissances actuelles, des possibilités d’accès au terrain ;
- le rapport coûts-bénéfices de l’intervention qui doit être maximal.
62Notons que si ces collaborations – qui prennent du temps à être établies – peuvent être mises en œuvre sur plusieurs études, cela permet de tirer le plus grand bénéfice de l’investissement dans la mise au point de ce travail commun.
63Par déduction cela, d’une part, doit alerter sur la mise en œuvre de collaborations uniquement dictées par l’opportunité de répondre à un appel d’offres, et d’autre part conduit à conseiller de favoriser un travail collaboratif sur le long terme, entre des partenaires qui se connaissent bien et pourront, au fil du temps, enrichir la connaissance d’un domaine particulier grâce au travail commun.
Notes
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[*]
Geneviève Petitpierre, professeure ordinaire, psychopédagogue, université de Fribourg, Département de pédagogie spécialisée, genevieve.petitpierre@unifr.ch
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[**]
Régine Scelles, psychologue clinicienne, université de Paris-Ouest-Nanterre-La Défense, Laboratoire clipsyd, scelles@free.fr
-
[***]
Martine Bungener, docteur cnrs émérite, économiste, sociologue, Cermes3, cnrs, Inserm, ehess, université Paris-Descartes, Villejuif, bungener@vjf.cnrs.fr
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[****]
Jean-Jacques Detraux, psychopédagogue, université de Liège et Université Libre de Bruxelles (Centre d’étude et de formation pour l’éducation spécialisée – ulb), jj.detraux@ulg.ac.be
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[*****]
Mireille Tremblay, professeure psychologie sociale, Département de communication sociale et publique et directrice de l’Institut Santé et Société, uqam, membre de l’équipe praxcit, Université du Québec à Montréal, Département de communication sociale et publique, tremblay.mireille_p@uqam.ca
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[1]
On appelle « acteurs de terrain » les professionnels, les institutions qui ont une activité en rapport avec la population cible de l’étude et qui sont engagés ou demandeurs d’activité de recherches et qui, pour cela, font appel à des chercheurs académiques. On appelle chercheurs académiques, les chercheurs dont le métier principal est la recherche.
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[2]
Une analyse des opinions ou idées reçues des chercheurs vis-à-vis du travail de recherche avec les associations de malades peut être trouvée dans l’ouvrage intitulé Associations de malades. Regards de chercheurs paru sous la plume de M. Bungener, L. Demagny et F. Faurisson en 2014 aux éditions du cnrs. Le contenu est disponible librement sur le site de l’Inserm en suivant le lien : http://www.inserm.fr/content/download/82699/623758/file/Association_malades.pdf
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[3]
À cet égard, même si les études menées en psychologie, en éducation, en sciences sociales ne peuvent pas être mises sur le même pied que celles en sciences exactes, rappelons qu’une certaine forme de censure est en effet parfois exercée par le promoteur de la recherche. Cela a notamment été le cas dans certaines études en pharmacologie, dont les « essais cliniques » rigoureusement et statistiquement balisés impliquant des milliers de sujets sur plusieurs années, financés par des compagnies pharmaceutiques, ont donné lieu à des résultats dont la publication a été contrôlée par les promoteurs.