CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Ces dernières années, le nombre de publications concernant l’annonce du handicap a augmenté. Il y a maintenant consensus pour dire qu’il convient davantage de penser en termes de « processus de révélation » que « d’annonce ». Un certain nombre de règles ont également été proposées pour instaurer de meilleures conditions d’annonce. Toutefois, ces travaux laissent dans l’ombre le point de vue de l’enfant, rarement analysé, pris en compte. C’est à partir de ce constat qu’il est important de traiter de la question de l’annonce en menant une réflexion sur la place qu’y occupent, que devraient y occuper, l’enfant handicapé et ses frères et sœurs.

2Si le vécu subjectif de l’enfant a des spécificités, pour autant cette subjectivité se construit en lien étroit avec ce que vivent les adultes, professionnels et parents, lors de l’annonce et de ses suites. Nous intéressant spécifiquement au point de vue de l’enfant et à celui de ses frères et sœurs, nous devrons nous demander plus précisément comment penser leur place dans la scène de l’annonce. Nous évoquerons ensuite le fait que les annonceurs, finalement, sont souvent les parents, en famille ou lors d’entretiens familiaux. Nous aborderons aussi ce que les enfants peuvent dire du diagnostic et du pronostic en dehors de la présence de leurs parents. Nous poursuivrons en évoquant le fait que l’enfant et ses frères et sœurs pourront aussi, avec des professionnels, élaborer ce qu’ils savent du diagnostic et du pronostic. Enfin, nous terminerons en évoquant l’intérêt de permettre à l’enfant de « savoir sur la pathologie », d’en parler et des risques qu’il court à ne pas pouvoir le faire.

Médecins et parents dans la scène de l’annonce

3À partir d’entretiens de recherche avec des médecins annonceurs d’une maladie grave concernant un enfant, Aubert et ses coll. (2008) ont montré que l’annonceur est affecté non seulement par les émotions des parents mais également par les siennes. Il vit comme un échec, ou le signe d’une coupable faiblesse, le fait de ne pouvoir les masquer et les gérer sereinement. Estimer que l’annonce doit être pensée comme faisant partie du domaine de l’information leur permet de mettre à distance les affects et de positionner l’enfant comme ne pouvant pas être destinataire direct des paroles, des regards qui accompagnent l’annonce. Ils disent tenter de faire en sorte que ce qui est dit soit le plus objectif, rationnel et explicatif possible. Ce qui suppose une mise en tension entre : ce que le médecin « sait » ; ses représentations de ce que les parents peuvent comprendre, savent déjà, peuvent supporter ; des conséquences qu’il imagine que cela aura sur eux ; des émotions, des craintes que le médecin ressent à ce moment-là. Parfois, pour supporter la sidération des parents suite à l’annonce, les médecins reconnaissent qu’ils peuvent parler « trop » et donner « trop de détails » pour ne pas laisser le silence s’installer et pour garder le lien avec les parents. Parlant, ils se sentent acteurs et tentent de prendre soin des parents, tout en gérant leurs propres émotions.

4En même temps, ils savent que le processus de transmission du savoir sur la « maladie des médecins » (Pedinielli, 1996) doit s’accommoder de l’idée qu’il y a, de toute façon, un espace de liberté interprétative de la part des familles. Ils reconnaissent que cette annonce se fait dans un climat plus serein, d’une manière moins traumatique lorsqu’ils connaissent la famille, ce qui rend difficile l’annonce à des parents qui consultent pour la première fois. Les médecins ont dit s’adresser d’abord à la mère, persuadés qu’ils vont lui faire du mal. Par ailleurs, le père est vécu comme pouvant, devant soutenir la mère et être le récepteur et le demandeur d’une information rationnelle et argumentée. Ainsi, la mère serait du côté de l’affect, le père du côté de la raison.

L’enfant dans la scène de l’annonce avec le médecin

5Nous évoquons ici la place de l’enfant handicapé et de ses frères et sœurs dans la scène de l’annonce avec le médecin, et nous traiterons du fait que l’enfant peut être destinataire d’une parole concernant le diagnostic ou le pronostic, après cette scène inaugurale, par exemple dans sa famille ou dans le cadre d’une thérapie.

Enfant handicapé

6Dans la scène de l’annonce, il est rarement évoqué ce qui est dit à l’enfant handicapé, sa place, ses réactions. Cet « oubli », cette « ombre » posée sur cet enfant, ne signifie pas qu’il n’est pas pris en compte, mais signe la difficulté à trouver les « bons » mots, le « bon » regard pour lui dire quelque chose de juste, de respectueux et de compréhensible sur ce qu’on sait de sa pathologie. Il est d’autant plus difficile de réfléchir à la manière de positionner l’enfant comme sujet dans la scène de l’annonce avec le médecin que le pronostic est incertain ou sombre.

7Lorsque l’annonce concerne une pathologie qui demandera l’implication de l’enfant dans son traitement, alors l’adulte se sent plus à l’aise, car, rapidement, il peut proposer à l’enfant de devenir acteur, il lui ouvre des pistes de soins, ce qui allège le sentiment d’impuissance. Par exemple dans le cas du diabète, l’enfant ne peut rester ignorant du diagnostic car il doit comprendre pourquoi et comment il doit participer activement à ses soins.

8En ce qui concerne le bébé ou les enfants très jeunes, certains praticiens conseillent que les parents puissent vivre l’annonce en dehors de la présence du bébé, afin qu’ils ne soient pas blessés narcissiquement en s’effondrant devant leur enfant. D’autres préconisent que l’enfant soit présent afin que la froideur et la dangerosité des mots entendus puissent rapidement être libidinalisées, à la faveur de la rencontre avec la réalité du bébé. C’est ainsi qu’entendre le diagnostic de « Prader Willi » avec l’enfant dans les bras peut contribuer à ce que ce diagnostic ne pose pas un voile sur la singularité de l’enfant. Cela peut éviter qu’il ne devienne « un » Prader Willi, et permet qu’il soit pensé et regardé comme leur enfant, Paul, atteint du syndrome de Prader Willi.

9Toutefois, que l’enfant soit physiquement présent ne signifie pas pour autant qu’il ait une place psychique. En effet, il peut être là alors que personne ne lui parle ni ne le regarde vraiment, ou alors avec des larmes dans les yeux. Il peut être là, les adultes peuvent s’adresser directement à lui, sans pour autant lui laisser ni l’espace ni le loisir de manifester, de réagir à ce qu’il vit et à ce qu’il entend.

10Plus âgé, il arrive qu’après la consultation, on le fasse sortir au moment où le médecin parle du diagnostic à ses parents. S’il est présent, le médecin peut s’adresser directement à lui, parfois après avoir demandé l’accord aux parents. Sidéré par l’émotion des adultes, il est rare que l’enfant se risque à poser des questions avant l’adolescence. Présent ou non au moment où le médecin énonce le diagnostic et le pronostic, l’enfant handicapé est, dans tous les cas, affecté par les répercussions de cette annonce sur ses parents, répercussions ayant un impact sur les liens qu’ils ont avec lui et sur l’ambiance familiale. S’il a entendu le nom étrange de la maladie, il n’a pas forcément compris son sens, et s’il était absent lors de l’annonce, il comprend rapidement, dans les attitudes, les regards, les paroles, parfois faussement rassurantes de ses parents quand ils sont venus le rejoindre, que quelque chose de grave est arrivé et que cela le concerne personnellement. Ce qui a été dit et qu’il ne peut comprendre, qui ne doit pas être compris de lui, est source d’inquiétude et d’insécurité, et fera le lit de ses scenarii pour donner sens et contour à cette menace dont les adultes ne veulent rien lui dire. Il est plus facile pour les médecins, dans un mouvement d’identification aux parents, de trouver les mots pour s’adresser aux parents que pour s’adresser à l’enfant lui-même. À l’égard de ce dernier, ils sont pris dans leurs propres émotions et affects, ce qui les paralyse.

11Ainsi, les médecins rapportent qu’ils privilégient l’annonce et le soutien aux parents pour que, par la suite, ce soit eux qui transmettent l’information à leur enfant, ceci en s’appuyant sur ce qu’ils savent de lui, de ses fragilités et de ses ressources. La difficulté à parler à l’enfant prend aussi sa source dans l’agressivité qu’il suscite et qui, à ce moment d’intense émotion, ne peut se contrôler via son intrication avec des affects plus positifs. Il est celui qui est à l’origine, malgré lui, du traumatisme parental et du malaise des soignants. Le laisser dans l’ombre peut alors être un mécanisme de défense pour ne pas avoir à exprimer la colère, le désir de mort que sa pathologie inspire. Personne, parent ou professionnel, n’est alors dupe des raisons invoquées pour ne pas parler de « cela » avec l’enfant lui-même : « Il ne comprendrait pas », « mieux vaut qu’il l’ignore », etc.

Frères et sœurs

12La fratrie est rarement introduite dans les dispositifs d’annonce avec le médecin, à l’exception des cas de maladies génétiques lorsque la probabilité existe que les frères et sœurs soient, eux aussi, affectés par la pathologie. Toutefois, il arrive que les frères et sœurs assistent à l’annonce comme témoins muets, ou au contraire bruyants pour détourner l’attention des adultes de leur chagrin. Certains praticiens les feront sortir, mais d’autres ne prêteront pas attention à leur présence. Or, assister en témoin à cette scène, être douloureusement affecté sans que personne ne paraisse s’en soucier, peut avoir des conséquences importantes sur le devenir des enfants (Scelles, 2010).

13À ce moment l’enfant handicapé, le plus souvent, est dans les bras de ses parents ou près d’eux, alors que les frères et sœurs, eux, seront le plus souvent sur une chaise, isolés du groupe et vivant une extrême solitude. Par ailleurs, selon le climat fraternel à ce moment-là et la maturité de l’enfant, cette scène pourra faire naître une vive jalousie, une colère contre ce frère qui mobilise l’attention et les affects des adultes. Évidemment, ces deux sentiments souvent violents seront accompagnés d’une grande culpabilité et de honte.

Qui doit « annoncer » quand ce n’est pas le médecin ?

14Si les parents demandent aux médecins : « Quelle est la maladie de mon enfant, quel en est le pronostic ? », l’enfant, lui, pose rarement les questions en ces termes-là. Ainsi, les thématiques abordées par les enfants surprennent parfois parents et professionnels. Par exemple, un enfant, à la question : « Que veux-tu savoir à propos de ton handicap ? » répond : « Je me demande si cela empêchera que j’aille au cinéma tout seul un jour. » Les parents peuvent sourire, en se disant : s’il ne reste que ce problème, tout ira bien. Mais sous cette réponse, l’enfant, sans en avoir l’air, a l’art de poser une question non énonçable sans un détour : aurai-je la possibilité de quitter papa et maman, de voir des films comme les « autres », d’avoir des amis qui iront avec moi au cinéma…

15Les adultes veulent croire que la naïveté et l’innocence de l’enfant le protègeront de l’émergence de questions relatives à la nature, l’origine et les conséquences du handicap. Toutefois la clinique montre que, comme l’adulte, il cherche à savoir : d’où cela vient ; pourquoi cela lui arrive à lui ; si ses parents y sont pour quelque chose ; si cela s’attrape… Si souvent, pour les parents, toutes ces questions existent dès l’annonce, pour les enfants, elles se construiront progressivement, avec le développement des conflits qu’ils rencontreront au cours de leur développement : complexe de castration, complexe d’O9dipe, processus d’adolescence … Cela impose de soutenir l’enfant dans le processus de subjectivation de sa pathologie, en suivant son rythme, en acceptant de l’écouter et d’entendre ses questions qui résonnent parfois douloureusement avec celles de l’adulte. Il s’agit parfois seulement d’accepter de partager avec lui sa colère, sa dépression, sa tristesse, sans chercher à le rassurer faussement (cela va s’arranger, ce n’est pas grave…) et en le soutenant dans ce processus de prise de conscience de la pathologie et du pronostic.

16Si l’annonce est faite aux parents, ces derniers le plus souvent seront ceux qui seront en première ligne pour transmettre à leur enfant ce qu’ils savent et, plus complexe encore, ce qu’ils ressentent. Face à cette fonction de transmission, les parents se demandent comment ils pourraient trouver les mots pour parler à leur enfant de ce qui ne peut déjà pas s’énoncer entre eux ou pour eux-mêmes. Tout à leur chagrin, à leur souffrance, à leur sidération, ils ne savent pas, ne veulent pas, ne peuvent pas faire de place à une possible identification à l’enfant en eux, à leur enfant qui est face à eux. Le père et la mère, dont le traumatisme suite à l’annonce a déjà fait l’objet de nombreux travaux, ne parviennent souvent pas, entre eux, à parler de ce qu’ils vivent et ont vécu lors de cette annonce. Chacun vit cet événement en fonction de son histoire singulière et aussi des enjeux subjectifs inconscients spécifiques à leurs places de père et de mère (Boissel, 2006 ; Renault-Boissel, 1995).

17Chacun suit une temporalité singulière dans la gestion du traumatisme subi. De ce fait, le père et la mère ne sont pas toujours en accord sur la représentation de la maladie et de ses conséquences. Comment alors trouver le « bon » moment, les « bons » mots pour annoncer ce qui est encore, pour chacun à des degrés divers, dans l’indicible ? Si l’enfant handicapé ne peut échanger avec le médecin lors de l’annonce ou dans ses suites, il pourra se saisir de certaines situations pour parvenir à ce qu’un adulte accepte de l’aider à élaborer ce qui a été dit sur le diagnostic et ses conséquences. Il reviendra aux parents et aux enfants de manière créative et singulière de trouver/créer ces personnes avec lesquelles ce travail se fera. Certains pourront aller vers une grand-mère, d’autres vers un psychologue, d’autres encore chercheront des informations par eux-mêmes ou discuteront avec leurs pairs, surtout après l’adolescence. Ce rôle des pairs est essentiel et contribue grandement à la construction narrative et personnelle de la maladie.

18En effet, à l’école, en centre aéré, au parc, ils devront répondre aux questions de leurs camarades et même parfois de certains professionnels : « Pourquoi tu marches mal ? » « Pourquoi tu dois avoir un ordinateur, une avs (assistante de vie scolaire), une canne, un fauteuil ? » Ces interrogations des pairs concernent aussi les frères et sœurs : « Il a quoi, ton petit frère ? » Face à ces questions, certains enfants demanderont à ce que leurs parents informent l’enseignant, d’autres, à faire un exposé sur la maladie, d’autres encore, à ce qu’on le dise à madame M., qui est gentille et pas à monsieur Y., qui est méchant.

19Ainsi l’enfant devient acteur, reprend la maîtrise de sa vie et ne se fige pas dans une position de victime impuissante devant protéger l’adulte en feignant de ne rien savoir. Si l’enfant handicapé peut ainsi contrôler en partie les informations qu’il décide de donner ou non à ses pairs, ses frères et sœurs, eux, se demandent ce qu’ils ont le droit, le devoir de dire. Ils se demandent ce qu’ils peuvent, doivent dire sans risquer d’être déloyaux à l’égard de leur frère handicapé ou de leurs parents. Ce qui signifie que les parents doivent autoriser explicitement leurs enfants à savoir et à parler de « cela ».

« Annonce en famille »

20Les parents sont des acteurs centraux dans le processus d’annonce aux enfants. En famille, lors d’entretiens familiaux avec un professionnel, les parents auront des occasions précieuses de permettre à leurs enfants de savoir, de poser des questions, souvent en présence des frères et sœurs.

21Marine, 9 ans, est atteinte de leucodystrophie avec une espérance de vie d’environ quinze ans. Elle a une sœur aînée de 12 ans. Personne n’a jamais parlé aux deux enfants du nom donné à la pathologie, ni du pronostic. Dans l’établissement où Marine est suivie, sa meilleure amie de 12 ans, atteinte de la même pathologie qu’elle, est décédée. Les parents se demandent s’ils doivent dire à leur aînée que l’amie de Marine est décédée. Ils craignent que cela ne réveille en elle des « idées noires ». Ils ne savent pas ce qui a été fait dans l’établissement à l’occasion de ce décès, ni si Marine fait le lien entre sa pathologie et celle de son amie décédée. Ils se demandent, en fait, s’ils devraient à cette occasion parler à la sœur de Marine de la pathologie, mais ils ne se sentent pas la force de le faire, ils craignent de l’inquiéter inutilement. En parler avec Marine, ils n’y ont pas pensé et estiment qu’elle ne comprendrait pas. En même temps, lors d’une consultation, en dehors de la présence de leurs filles, ils parlent de cette question, cherchant un espace pour se préparer en couple « à cette annonce ». En effet, le père, davantage que la mère, pense qu’il est impossible de ne pas évoquer enfin cette question avec son aînée ; il reste plus dubitatif sur la nécessité de le faire avec Marine. Il craint par-dessus tout que son aînée n’apprenne le diagnostic et surtout le pronostic de manière sauvage, à l’école, ou en entendant une conversation. Lors de l’entretien, le couple convient qu’il est probable que leur aînée sache, ils sont d’accord pour reconnaître, comme dira la mère : « Savoir, comme cela, et savoir parce que nous, les parents, on leur dit, ce n’est pas pareil. »

22Finalement, suite à la consultation, ils ont décidé d’aborder le sujet en présence de leurs deux filles. Comme attendu, l’aînée savait et elle a exprimé son soulagement d’avoir pu en parler avec ses parents. La mère dira que, durant ce temps, Marine a paru attentive, sans qu’elle sache ce qu’elle a compris, mais elle a noté combien ses filles se sont regardées. À ce moment, parents et enfants ont évoqué, chacun à leur manière, et de leur place, leurs craintes, leurs questions, chacun a tenté de s’exprimer tout en respectant les défenses de l’autre, faisant ainsi fonctionner l’appareil psychique familial (Ruffiot, 1984). Le nom de la maladie a été prononcé, le pronostic a été évoqué, tout le monde le connaissait, mais le dire en famille a transformé, pour partie, la manière dont il était vécu. Il était important que Marine soit là, car son attention soutenue, remarquée par sa mère, a été importante pour signifier à chacun qu’elle était et se sentait concernée par ce qui était en train de se dire. Ces parents ont donc expérimenté, huit ans après que l’annonce leur ait été faite, et après l’entretien avec le thérapeute familial, le bienfait pour eux et pour leurs enfants de parvenir à aborder la question du diagnostic et du pronostic en famille, en dehors de la présence immédiate d’un professionnel.

23Il est important de respecter la temporalité qui est propre à chaque famille, tout en signifiant aux parents l’importance qu’une parole sur ce thème soit « un jour » adressée à leurs enfants en général, et à l’enfant handicapé en particulier. Il s’agit alors non seulement de leur parler du diagnostic et du pronostic, s’il y en a un de connu, mais surtout des émotions, questions, affects que cela déclenche chez chacun. Dans ce cas, c’est le décès d’une enfant atteinte de la même pathologie que l’enfant handicapé qui a déclenché l’échange en famille sur le diagnostic. D’autres fois, ce sera l’enfant ou l’un de ses frères et sœurs qui tentera de solliciter ses parents pour qu’ils leur parlent de ce qu’ils savent de la pathologie, et surtout de son pronostic.

24Anna, 9 ans, rentre de l’école en disant à sa mère qu’une copine lui a dit que son frère allait un jour ne plus marcher. Sa camarade avait entendu ses parents en parler ensemble. Rapportant ses paroles, Anna tente de savoir si sa mère acceptera enfin d’en parler avec elle, elle a besoin de comprendre les silences, l’angoisse qui entourent la maladie de son frère, mais un pacte de « non-dit » (Kaës, 1989) interdit qu’en famille il soit question du diagnostic. Aussi les enfants, y compris Hugo, son frère, qui est myopathe, sont supposés ne rien savoir et sont sommés de penser que Hugo est juste fatigable, sans plus. La mère répond que cette camarade lui a raconté des bêtises pour l’embêter. Anna fait semblant de croire sa mère, comprenant qu’elle ne peut ni ne veut lui dire ce qu’elle sait. Toutefois, le soir, la mère parle de l’incident au père et ils décident, comme dans le cas des parents de Marine, d’évoquer cette question lors d’une consultation psychologique. Un mois après, ils parlent à leurs enfants, permettant ainsi à Hugo de dire ce qu’il a entendu en consultation et les questions qu’il se pose. Par la suite, il demandera à voir le médecin seul, comme le lui ont suggéré ses parents. Cette parole permise en famille a ouvert la possibilité pour Hugo et sa sœur de formuler leurs questions et de réfléchir à ce qu’ils souhaitent dire du diagnostic, à leurs amis et à leurs enseignants. Les parents leur ont signifié qu’ils pouvaient parfaitement choisir à qui et comment parler du diagnostic, et qu’ils pouvaient refuser de répondre aux questions relatives à la pathologie. Hugo nota que les gens n’aimaient pas qu’on ne les renseigne pas ; il avait alors trouvé une bonne solution en disant : j’ai un handicap mais personne ne connaît le diagnostic. Ce qui était faux, mais constituait une manière plus diplomatique de dire les choses. Finalement Anna, rapportant les paroles de sa copine, a permis à son frère de parler de ce qu’il savait de sa pathologie, ce qui eut un effet libérateur pour le dialogue entre eux par la suite.

Enfants et « annonce en famille » avec un professionnel

25Amina, 6 ans, consulte avec son frère de 12 ans et ses parents. Après avoir énoncé de manière très « adulte » le nom de sa maladie, elle explique la façon dont, avec son regard d’enfant, elle comprend les choses : « Tu sais, le cerveau c’est plein de fils dans tous les sens, de toutes les couleurs pour s’y retrouver… Moi, mes fils, ils sont un peu emmêlés ; pour les démêler, il faut une sorte d’huile pour que cela glisse, enfin, c’est pas de la vraie huile, c’est le corps qu’en fabrique, eh bien moi, y a un truc dans la fabrication qui fait que cela ne se démêle pas, et puis voilà. » La petite fille constata, avec soulagement, le sourire maternel et, vexée des remarques méprisantes de son frère qui estimait qu’elle racontait n’importe quoi, elle l’interpella directement et lui expliqua à nouveau les choses, mais cette fois en s’appuyant sur ses références à lui, à savoir certains dessins animés. À son tour le frère sourit, se piqua au jeu et renchérit sur les élaborations de sa sœur. À ce moment, les deux enfants ne se souciaient plus vraiment de nous, adultes, ils riaient, s’énervaient, jouaient avec l’idée de la maladie et de son nom étrange.

26Cette enfant utilise d’abord des références communes avec les adultes – « le nom scientifique de la maladie » qui attriste sa mère – puis livre sa version des faits. Forte des réactions bienveillantes, elle peut se laisser aller à son imagination avec son frère, dégagée alors des pesanteurs de la « maladie des adultes ». Il ne s’agit pas pour ces deux enfants, à ce moment-là, de la recherche d’une vérité sur la maladie, mais d’un projet commun de penser, qui mobilise leur énergie psychique, permet de sortir de la sidération et d’expérimenter le pouvoir désaliénant et libérateur du travail de pensée et de l’humour. Ce jeu n’aurait évidemment pas été possible de la même manière entre un enfant et un adulte, ce que montrent les travaux de Raimbaud (1991).

Parler entre enfants sans les parents

27Comme évoqué à propos de Hugo et d’Anna, il est important que les enfants aient l’autorisation des parents pour parler entre eux de la pathologie et du pronostic. Lors d’une hospitalisation, à l’occasion d’une évolution de la maladie, le frère peut permettre à l’enfant d’expérimenter à nouveau « l’être enfant » en lien avec un autre enfant, et ainsi de jouer avec la réalité pour la rendre plus supportable. Hospitalisée en raison de la dégradation de son état, Marie, atteinte d’une maladie métabolique, était triste, tyrannique et agressive. Un mercredi, sa sœur de 6 ans vint lui rendre visite. L’infirmière conseilla à la mère de laisser seules les deux enfants pour aller prendre un café ; elle lui garantit qu’elle garderait un œil pour que rien de grave ne se passe. Les deux filles bénéficièrent de cet espace ouvert avec l’autorisation et la protection de la professionnelle, et lorsque la mère revint, elle vit Marie rire : les deux enfants étaient en train de dessiner des monstres et s’amusaient à les tuer, dans une excitation libératrice. La pathologie de Marie était évolutive, des examens récents avaient montré que le décès de l’enfant était proche. Cette hospitalisation visait à faire le point pour envisager la suite. Aux enfants, et en particulier à Marie, il avait été dit qu’elle allait à l’hôpital pour faire le point et trouver le bon médicament pour qu’elle aille mieux.

28Le monstre dessiné par les deux filles était méchant, il allait mourir et les filles se sont acharnées ensemble pour le détruire. N’était-ce pas là une manière de dire entre enfants ce que les adultes avaient voulu leur cacher, à savoir la gravité de la pathologie et son issue létale proche ? De malade passive, Marie est devenue, avec sa sœur, actrice créatrice, amenant le rire dans une chambre où la tristesse régnait. Nous retrouvons ici toute la pertinence des travaux de Ginette Raimbaud (1991) sur les liens entre enfants concernés par le cancer. Ceci n’est possible que si l’adulte contient et soutient l’enfant. En effet, le frère arrivant dans une chambre où il voit son frère branché avec des tuyaux, souffrant, amaigri, doit se sentir contenu et protégé de sa peur par un adulte. Cette protection assurée, il peut alors se laisser aller à être enfant avec l’autre, ce qui est apaisant pour tout le monde. L’enfant se sent à la fois gratifié narcissiquement et reconnu dans ce qu’il vit (Corde, 2009). Dans ces situations, il ne s’agit plus seulement d’annonce du handicap, mais d’aider l’enfant à donner sens à l’évolution de la maladie.

Parler dans le cadre d’entretiens professionnels

29Parfois, il est impossible aux parents de gérer seuls l’évocation du handicap et de son pronostic avec leurs enfants. Il est alors possible d’avoir recours à des thérapeutes qui soutiendront l’enfant pour qu’il puisse, via un travail de pensée, subjectiver le handicap.

Les trois chaises : devenir acteur dans la quête de sens

30Marcela Gargiulo (2001) utilise un dispositif pour rendre l’enfant acteur dans le processus de subjectivation de la pathologie. Il s’agit d’un dispositif dans lequel un enfant dispose de trois chaises (réelles ou présentées sur une photo) :

  • « la chaise avec une réponse ». Si l’enfant la choisit, alors l’adulte répond aux questions, aux remarques ou se renseigne pour répondre plus tard ;
  • « la chaise sans réponse » : l’enfant pose une question à laquelle il n’attend pas de réponse ;
  • « la chaise des peurs et des cauchemars » : l’enfant souhaite parler des peurs et des cauchemars qui le hantent.

31Choisissant la chaise, l’enfant signifie à l’adulte ce qu’il cherche à savoir et à dire, l’adulte est alors à son service pour le soutenir juste comme il le souhaite à ce moment-là. Ce dispositif peut concerner les enfants handicapés et leurs frères et sœurs.

Entretiens thérapeutiques

32Julien, 5 ans et demi, dit à la psychologue du centre de rééducation où il suit une kinésithérapie intensive suite à de multiples fractures : « Je vais te dessiner un secret. » Il dessine une bouteille et la remplit en partie de bleu clair à peine visible. « Tu vois, c’est une bouteille de Panach’. Eh bien moi, j’ai les os en verre comme la bouteille de Panach’. Les os pas en verre, ce n’est pas transparent, c’est blanc. Moi c’est transparent (montre le bleu clair) comme la bouteille de Panach’. Et les os comme la bouteille de Panach’, ça se casse. C’est tout le temps gênant, ce truc qui est fragile comme ça, c’est tout le temps fragile. » Un peu plus tard : « Moi je suis vraiment fragile. Je me suis cassé deux ou trois fois. Si je me recasse, le docteur Z. (son chirurgien), il m’ouvre la jambe, il enlève mes os, et il m’en met un autre. Blanc (opaque). »

33Julien connaît bien les médecins et ceux qui s’occupent de lui. Le diagnostic de la maladie de Lobstein a été posé quand il avait 3 jours, suite à sa première fracture du bras au moment de l’accouchement. Il a fait un bilan complet à 3 ans pendant une semaine d’hospitalisation. Et il a présenté de multiples fractures, y compris des microfractures du dos, depuis qu’il marche. Le diagnostic, il le connaît : c’est la « maladie des os de verre ». Il l’a entendu et réentendu évoqué devant lui, par de multiples soignants, médecins, chirurgiens, kinésithérapeutes, mais aussi en famille par sa mère, par son père. Ce nom a été repris dans d’interminables discussions et conflits dans la famille élargie sur la transmission de cette maladie infernale : d’où provient-elle ? De la lignée paternelle ou de la lignée maternelle ?

34Julien a tout entendu sur sa maladie. Les consultations se comptent par dizaines depuis sa naissance. Est-ce que sa sensibilité au bleu et au blanc peut provenir d’un des signes recherchés de sa maladie (la coloration bleutée du blanc des yeux) ? Au-delà des informations contenues dans les propos tenus devant lui sur sa maladie, il a retenu lors de ces consultations l’interdiction d’en parler, le secret à garder. Plus tard, il évoquera son souhait de ne pas faire de la peine à sa mère et il parlera de la dépression maternelle : « Maman est tout le temps fatiguée, je fais le ménage à la maison pour l’aider… Maman, elle a trois enfants. Non, deux parce que trois, ça embête maman… Ma mère, elle ne veut pas se séparer de moi. Moi je vais devenir malade, si je ne peux pas me séparer de ma mère. » Cette représentation à 5 ans de sa maladie, infiltrée de thèmes œdipiens, a été précédée par bien d’autres, que nous ne connaissons pas. Mais a-t-il pu seulement les évoquer à un tiers, lors des consultations, ou en rééducation ?

Les groupes de parole

35Lorsque les enfants, malades ou handicapés, peuvent évoquer entre eux dans des groupes de parole à l’hôpital, ou entre frères et sœurs, les mythes qu’ils se forgent les uns les autres sur l’origine, le sens de la maladie, on constate des effets très libérateurs de ces échanges. En effet, ces moments permettent de parler des réalités objectives et subjectives de la maladie dans un espace où il n’est plus interdit de jouer avec ses représentations (Dayan et coll., 2006). Dans ces groupes, l’enfant ne doit pas éprouver le sentiment que cette liberté psychique est volée, dangereuse pour le groupe, pour l’autre ou pour lui-même.

L’expérience d’un groupe de parole pour des enfants atteints de spina bifida en centre de rééducation

36Les enfants porteurs de spina bifida doivent avoir une bonne connaissance de leur maladie pour pouvoir participer activement à leurs soins, et en particulier utiliser les autosondages. C’est ainsi qu’un groupe de parole, animé par quatre adultes (médecin, aide-soignant, infirmière et psychologue) a été instauré dans un centre de rééducation, dont le double objectif était d’obtenir une meilleure participation des enfants à leurs soins mais aussi de ramener en un lieu toutes les questions, parfois sans réponse, perdues, que posaient les enfants au moment de leurs soins. Questions particulièrement aiguës et importantes auxquelles ne savaient pas toujours répondre les professionnels qui en étaient les destinataires premiers (amp, rééducateur, instituteur…). Lors de ces groupes de parole très investis par les enfants de 6 à 12 ans, nous avons constaté une véritable progression spontanée des thématiques et de la forme des questions abordées par les enfants.

37Dans un premier temps, les questions interrogeaient le sens de la maladie et de ses conséquences : « Pourquoi est-on spina ? Pourquoi on nous a opérés ? Pourquoi se moque-t-on de nous ? Pourquoi doit-on se sonder ? Pourquoi a-t-on une poche ?… » Le « on » collectif, en déplaçant la responsabilité de la parole à l’ensemble du groupe, a été manifestement très libérateur. Des enfants très inhibés, qui ne prenaient jamais la parole, ont été ainsi les premiers participants à ces tours de parole. Le deuxième flux de questions a concerné le « comment ? », la façon dont la maladie était vécue par les enfants, y compris dans ses conséquences à long terme et dans les aspects les plus importants de la vie. « Comment fait-on si la valve (de dérivation) se casse ? Comment peut-on enlever les “poches” (de dérivation des urines) ? Comment avoir un sphincter artificiel ? Comment avoir des enfants et se marier ? »

38Enfin, un troisième temps a été consacré aux éprouvés, aux émotions, pour des enfants habitués à cacher leurs émotions ou à les cliver depuis la plus tendre enfance. Plaisir de s’entendre uriner pour la première fois (lors des autosondages, les enfants ne font plus de mictions dans leur couche). Plaisir de voir son « pipi ». Fierté pour les garçons de changer de « Conveen » (sorte d’étui pénien qui recueille les fuites mictionnelles entre les sondages) lorsque la verge grandit. Plaisir de connaître son corps et ses parties cachées (pour les filles, grâce à l’utilisation du miroir lors de l’apprentissage des autosondages). Mais aussi les peurs et les angoisses concernant les opérations, les cicatrices, la valve. Et les révoltes : pourquoi ne pas aller à la piscine ? pourquoi le regard des autres ?

39À ces trois moments du groupe de parole correspondait une évolution de la prise en compte de la maladie et de ses conséquences. Après avoir travaillé ensemble la question du sens, de la réversibilité ou non du handicap, les enfants se sont attelés à la question du « faire avec », et enfin, à la verbalisation d’éprouvés corporels et d’affects. C’est ainsi que, alors que les enfants en famille, à l’école, en rééducation, devenaient de plus en plus acteurs de leurs soins, de leur handicap, en groupe de parole nous avons véritablement assisté à l’investissement par ces enfants de la parole, de l’échange, de la pensée, dans un mouvement de passage du Moi-Peau au Moi-Pensant (Anzieu, 1985).

Subjectivation de l’annonce et de ses effets : travail de pensée

40Pour parvenir à soutenir les enfants dans le travail indispensable de pensée concernant la pathologie, il s’agit de prendre le temps de comprendre ce que l’enfant sait, veut savoir, comprend et veut comprendre. Ce temps d’écoute, de « laisser parler », est indispensable car la réalité de l’atteinte est perçue, vécue de manière différente par chacun des membres de la famille : la « maladie du médecin » n’est pas la « maladie du malade », et n’est pas non plus exactement la « maladie des parents et des frères et sœurs ».

41Il s’agit de la même réalité qui existe différemment pour chacun et pour les groupes, cette existence évoluant, avec le temps, à un rythme et d’une manière différente pour chacun. Par ailleurs, comme nous l’avons vu lors des groupes de parole, l’échange autour de ces différentes subjectivités peut avoir un effet de prise de distance très libérateur : quand un parent comprend la représentation que son enfant se fait de sa maladie, cela peut avoir un effet de mise à distance de ses propres représentations, aux effets apaisants ou au contraire inquiétants.

42Cela donne tout son sens à l’expression « processus de révélation du handicap » : en effet, chacun peut connaître le nom de la maladie, mais subjectiver cette réalité beaucoup plus tard, voire jamais. Le déni protecteur décrit chez les parents existe aussi chez les enfants. Dans ce processus, l’enfant avec ses conflits actuels et ses moyens cognitifs doit pouvoir se saisir des mots entendus pour construire une représentation de la pathologie.

43À ce sujet, il serait important de mener une réflexion sur les mots utilisés pour désigner les spécificités liées à la pathologie. Ainsi, comment l’enfant va-t-il faire exister le « bouton (de gastrostomie) », les « lunettes » pour les « tuyaux » permettant la respiration, le « bolus », les « os de verre » ? Comment le frère va-t-il vivre le fait que le docteur dise qu’il est malade, alors que ce mot a servi à nommer la myopathie de son frère ? Quelle différence y a-t-il entre la fièvre du frère qui déclenche des crises d’épilepsie et la fièvre de la grippe qui ne fait courir aucun risque à l’enfant ?

44Le fait que l’enfant puisse dire comment il comprend ces mots, mais aussi exprimer leurs résonances, lui permet d’expérimenter le pouvoir transformateur et séparateur de la pensée. L’enfant handicapé, de son côté, et ses frères et sœurs chacun de leur côté, et parfois ensemble, feront jouer leur imaginaire, leurs fantasmes pour s’approprier à leur manière l’annonce faite par les adultes. Ils mettront en lien, en tension, les mots des adultes avec leurs propres expériences d’enfants. L’enfant, comme l’adulte, est en quête de comprendre ce qu’il y a de spécifique à la pathologie, pour différencier de manière claire ce qui est inquiétant de ce qui ne l’est pas, ce qui fait souffrir ou risque de faire souffrir de ce qui est anodin.

45Chaque enfant, surtout si on ne lui parle pas de « cela », élabore des scenarii, donne sens à ce qu’il constate via des élaborations imaginaires et fantasmatiques, car il ne peut se contenter de « c’est ainsi », « on n’y peut rien », « on ne sait pas pourquoi », pire, « ce n’est rien, ne t’inquiète pas », alors qu’il constate tous les jours que « ce n’est manifestement pas rien ». Certaines fantaisies mettront en scène l’existence d’une culpabilité qui, non métabolisée, peut conduire à des conduites auto ou hétéro-agressives. Faute d’être partagées, elles se nourriront de la réalité pour se développer et trouver des indices toujours plus nombreux pour se fonder. Le handicap lui-même peut être perçu comme une réalisation « déjà là » des désirs agressifs par rapport à un autre soi-même, abîmé. Or, lorsque l’enfant est convaincu que, en dehors de sa volonté, ses pensées peuvent se transformer en actes, il peut alors s’empêcher de penser pour que de mauvaises idées ne viennent plus à sa conscience. Certaines inhibitions scolaires prennent leur source dans ce type de conflits intrapsychiques.

Une énigme stimulante pour la pensée

46À travers les exemples évoqués dans cet article, on comprend comment, au-delà du traumatisme, le handicap est aussi une énigme qui peut et doit stimuler la pensée. Il s’agit de trouver/créer des images, des mots permettant aux enfants de se construire et de faire évoluer leurs représentations du handicap. Pour que ce processus se déploie, il faut que les enfants individuellement et avec leurs pairs se sentent autorisés à savoir, à être entendus, à parler et à être écoutés. Les fantaisies qu’ils construisent pour donner contour à leur pathologie sont souvent très créatives.

L’enfant handicapé

47Nous avons évoqué le cas de Julien et celui d’Amina qui expliquaient comment ils vivaient leur pathologie. Lucas, infirme moteur cérébral (imc) avec une déficience mentale moyenne, à la question de savoir s’il est un garçon ou une fille, répond sans hésitation : « Moi, je suis handicapé. » Il a ainsi construit le sens de sa différence : dans la famille il y a une fille, un garçon – son frère et sa sœur – et un handicapé. Parlant ainsi, c’est une interrogation sur la filiation et sur l’identité sexuée qu’il exprime. Un jeune homme imc suite à une anoxie néonatale déclare qu’il a toujours pensé qu’il était né prématurément car il avait payé pour la mort de son grand-père qui s’était suicidé dans la plus grande des solitudes.

Les frères et sœurs

48Mathieu, 10 ans, explique que son frère, autiste et polyhandicapé, est pour lui comme un moteur qui serait détruit ou « fichu » et qu’aucun garagiste ne peut réparer. Il dit ainsi son doute sur le fait que son frère soit un humain, son savoir sur le fait qu’il n’est pas réparable et, également, son interrogation sur son devenir.

49Tania, 10 ans, sœur d’un jeune imc de 13 ans, se demande : « Il y a des fois, encore maintenant, je me demande pourquoi moi je ferais quelque chose et que quelqu’un de plus grand, qui pourrait faire pareil, ne le fasse pas, ne puisse pas, n’ait pas le droit de le faire, enfin ne peut pas le faire. » Elle voudrait savoir pourquoi son frère n’a pas « le droit », pourquoi il a été puni, pour éviter de faire les mêmes erreurs que lui et ne pas risquer de devenir comme lui. Sans réponse, ces questions l’angoissent et nuisent à ses relations avec son frère. Elle se demande qui peut et doit décider de la place que chacun occupe dans la famille, de quel enfant, né avant tel autre, lequel sera handicapé et à partir de quels critères.

50Il ne s’agit pas de « tout » dire, mais de faire en sorte que l’enfant puisse à son rythme, avec les personnes qu’il choisira pour cela, poser les questions, exprimer ses émotions, ses révoltes, et surtout que cette réalité ne soit pas l’affaire des adultes mais une réalité coconstruite, covécue entre enfants et adultes. Pour que l’énigme que pose le handicap soit résolue au moins provisoirement, elle ne doit pas être pensée comme relevant du tabou, du secret dont la levée pourrait nuire à soi-même ou à des proches.

51Dans un climat propice, l’enfant peut jouer des multiples registres de l’expression, mettre en œuvre des stratégies pour savoir et pour dire ce qu’il sait et ce qu’il comprend. Si tout va bien, il parvient ainsi à ne pas avoir à supporter de manière trop aliénante la souffrance des adultes et à faire reconnaître et transformer sa propre souffrance qui évoluera au fil du temps. C’est ainsi qu’il se mettra en danger pour devenir acteur, là où le handicap l’avait mis en position passive ; il s’appuiera sur des livres, des films, sur ce qu’il a entendu dans la cour de récréation pour poser des questions, émettre des idées en « passant par l’autre ». Si les mots sont interdits, il pourra devenir expert en décodage du langage non verbal. La stimulation intellectuelle engendrée par cette énigme peut conduire à des vocations professionnelles et amener l’enfant à déployer des stratégies pour « faire semblant de ne pas savoir » et poser une question sans « en avoir l’air »…

Conclusion

52Si de nombreux travaux portent sur l’impact du regard parental sur les enfants, peu s’attachent à analyser ce qui se passe entre enfants, dans le temps jamais achevé de la découverte, pas à pas, des déficiences et de leurs conséquences sur les plans réel, fantasmatique et imaginaire. Or, pour élaborer la réalité de la pathologie et partager les images, les pensées qu’elle fait naître, l’enfant la regarde dans les yeux des autres, d’abord quasi exclusivement dans ceux des adultes censés savoir, puis, de plus en plus, dans les yeux, les manières de faire et de dire de leurs pairs. Pour l’enfant, le mot du médecin ne prend sens et effet qu’au travers de la lecture subjective qu’il en fait et en fera tout au long de sa vie et dans le contexte de ses liens familiaux. C’est pour cela qu’il est heuristique de parler d’énigme du handicap pour les enfants.

53Or, cette pulsion épistémophilique au service de la maladie peut se trouver barrée par des interdits portés involontairement par les parents ou même les professionnels, en raison de leur propre souffrance face à l’annonce du handicap et de leur fantasme que l’enfant, ne sachant pas, pourrait ne pas souffrir. Ce comportement est appelé le « déni partagé » par Kaës (1989). Avant cette issue pathologique, il est indispensable de comprendre que si l’adulte ne dit rien, l’enfant tentera au mieux de briser les secrets et les silences, mais parfois, il s’interdira de « savoir qu’il veut savoir », « qu’il est inquiet » ou « qu’il sait ».

54L’annonce affecte différemment chacun des membres de la famille. Le processus qui s’enclenche alors pour chacun des enfants prend des chemins et une temporalité singulière. Ce processus met en jeu évidemment les liens aux adultes, mais également ceux qui vont se tisser entre enfants. Ainsi les doutes, les inquiétudes avant et après le diagnostic ne vont pas concerner que la mère et le père, mais l’ensemble des personnes en lien avec cette annonce. Il est alors important de créer les conditions pour que l’enfant handicapé, ainsi que ses frères et sœurs, puissent parler aux et avec les adultes, mais aussi entre eux. Or pour qu’ils parlent entre eux, il est indispensable que les adultes leur en donnent l’autorisation, que les mots du médecin puissent, sans danger, être transformés pour prendre sens dans le vocabulaire, l’imaginaire et les fantasmes des enfants.

Français

Cet article évoque la place de l’enfant handicapé et de ses frères et sœurs dans la scène de l’annonce. Il est d’abord question rapidement du vécu subjectif de l’annonceur et des parents. Ensuite, la place et la non-place de l’enfant sont abordées avec leurs conséquences. Cet article évoque le fait que les parents restent les principaux « annonceurs » pour leur enfant et qu’ils doivent être aidés et soutenus dans cette fonction. Toutefois, quand ils sont trop en difficulté et que l’enfant le souhaite, alors un professionnel, une personne de confiance désignée par l’enfant et/ou ses parents pourra remplir cette mission.

Mots-clés

  • annonce
  • handicap
  • enfant
  • fratrie

Bibliographie

  • Anzieu, A. 1985. Le Moi-peau, Paris, Dunod.
  • En ligneAubert, A. ; Scelles, R. ; Gargiulo, M. ; Avant, J. ; Gortais, J. 2008. « Des médecins parlent de leur expérience de l’annonce d’une maladie grave de l’enfant à ses parents », Neuropsychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, 56, p. 524-529.
  • Beillerot, J. ; Blanchard-Laville C. ; Mosconi, N. 1996. Pour une clinique du rapport au savoir, Paris, L’Harmattan.
  • Boissel, A. 2006. « Un récit impossible. Devenir de l’annonce : par-delà le bien et le mal », 8e colloque de médecine et psychanalyse, Études freudiennes, p. 151-157.
  • En ligneBoissel, A. 2008. « Parentalité et handicap », La lettre de l’enfance et de l’adolescence, revue du Grape, 73, p. 63-69.
  • Corbet, E. ; Greco, J. ; Botta, J.-M. (coll.) 1994. « Représentations et réalités de l’annonce du handicap », Les cahiers du ctnerhi, 63, p. 17-28.
  • Corde, P. 2009. « L’entrée des fratries dans une unité de réanimation néonatale : l’accueil de la constellation familiale auprès d’un bébé prématuré », dans R. Scelles (sous la direction de), Fratries confrontées au traumatisme, Paris, Publications de l’université de Rouen.
  • En ligneDayan, C. ; Picon, I. ; Scelles, R. ; Bouteyre, E. 2006. « Groupes pour les frères et sœurs d’enfant malade ou handicapé : état de la question », Pratiques psychologiques, 12 (2), p. 221-238.
  • Gargiulo, M., 2001. « Maladies neuromusculaires : l’annonce faite à l’enfant », dans L’annonce anténatale et postnatale du handicap, Espace éthique -Mission handicap, Paris, Lamarre et Doin, p. 114-120.
  • Gargiulo, M. ; Mazet, P. ; Frischmann, M. 2005. « L’annonce du diagnostic à l’enfant : à propos de sa quête de savoir », dans D. Brun, Violence de l’annonce, violence du dire, Études freudiennes, p. 237-240.
  • Gargiulo, M. ; Salvador, M. 2009. Vivre avec une maladie génétique, Paris, Albin Michel.
  • Gautheron,V. 1996. « Déficiences motrices et handicaps. Aspects sociaux, psychologiques, médicaux, techniques et législatifs, troubles associés », Association des paralysés de France, p. 226-229.
  • Golse, B.1998. « Savoir ou ne pas savoir », Contraste, 9, p. 5-12.
  • Kaës, R. 1976. L’appareil psychique groupal, Paris, Dunod.
  • Kaës, R. 1989. « Le pacte dénégatif dans les ensembles transsubjectifs », dans Missenard et coll., Le négatif, figures et modalités, Paris, Dunod.
  • Kipman, S.D. 1981. L’enfant et les sortilèges de la maladie. Fantasmes et réalités de l’enfant malade, des soignants et de sa famille, Paris, Stock.
  • Korff-Sausse, S. 1996. Le miroir brisé. L’enfant handicapé, sa maladie et le psychanalyste, Paris, Calmann-Lévy.
  • Mosconi, N. 1996. Relation d’objet et rapport au savoir, Paris, L’Harmattan.
  • Pedinielli, J.-L. ; Bertagne, P. ; Montreuil, M. 1996. « L’enfant et la maladie somatique : “le travail de la maladie” », Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, 44 (1-2), p. 22-31.
  • Raimbault, G. 1975. L’enfant et la mort, Toulouse, Privat.
  • Raimbault, G. ; Royer, P. 1967. « L’enfant et son image de la maladie », Archives françaises de pédiatrie, 24, p. 445-462.
  • Raimbault, G. ; Zygouris, R. 1991. L’enfant et sa maladie, Toulouse, Privat.
  • Renault, M. ; Boissel, A. 1995. Élément de psychologie clinique des déficiences motrices et des handicaps, Paris, Association des paralysés de France.
  • Ruffiot, A. 1984. La thérapie psychanalytique de couple, Paris, Dunod.
  • Scelles, R. 1998. « Les frères et les sœurs et la non-annonce du handicap », Pratiques psychologiques, n° 2, p. 83-91.
  • Scelles, R. 2003. « La fratrie comme ressource », Contraste, 18, p. 95-117.
  • En ligneScelles, R. 2010. Liens fraternels et handicap. De l’enfance à l’âge adulte, Toulouse, érès.
Régine Scelles [*]
  • [*]
    Régine Scelles, professeur de psychologie, université Paris-Lumières, psychologue clinicienne, CESAP, Versailles, scelles@free.fr
Anne Boissel [**]
  • [**]
    Anne Boissel, maître de conférences en psychologie clinique, université de Rouen, psychologue clinicienne, camsp apf, Pontoise, anne.boissel@univ-rouen.fr
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/10/2014
https://doi.org/10.3917/cont.040.0081
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Érès © Érès. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...