1 Monsieur Brandy a toujours été considéré par ses proches comme un homme affable et sympathique. Dans son travail et dans son couple, il a toujours su faire preuve d’empathie au sens relationnel du terme. Sa compréhension intuitive des situations difficiles induisait chez lui des comportements consolateurs appréciés de ses collaborateurs. Mais tout cela n’est plus qu’un souvenir. Monsieur Brandy a subi un licenciement vécu comme injuste, bientôt suivi d’un grave accident qui a considérablement réduit son périmètre de marche. Impossible pour lui d’imaginer reprendre un métier. Alors qu’il occupait précédemment de très hautes responsabilités dans une société commerciale, il en est maintenant réduit à ne même plus pouvoir contrôler ses propres déplacements !
2 En quelques années, cet homme réputé « empathique » a changé du tout au tout. Lui, jadis, si compatissant avec sa femme est devenu maltraitant. Certes, il ne la frappe pas parce qu’il a compris que cela la ferait aussitôt divorcer, mais il l’agresse verbalement, la harcèle de questions, demande où elle va, ce qu’elle a fait, exige d’elle qu’elle rentre exactement à l’heure qu’il a autoritairement fixée, et lorsque ce n’est pas le cas, il gémit, hurle, se plaint de son manque d’attention et… de son défaut d’empathie à son égard. Il la torture avec des formules assassines comme « tu ne sais pas ce que tu dis », « réfléchis un peu avant de parler », « tout ce que tu racontes n’a pas de sens », « ah ! Si tu t’écoutais », « c’est justement ce que je viens de te dire, mais tu ne fais jamais attention à ce que je dis », « tu ne sais que te plaindre » (alors que sa femme se plaint très peu !), « tu ne fais jamais attention à moi »… et bien d’autres choses du même acabit.
3 Mais que s’est-il donc passé ? En fait, monsieur Brandy réagit à la perte de tout ce qui lui échappe par un contrôle accru sur le seul domaine où il lui semble possible de garder une maîtrise : sa femme. Il est en cela un peu semblable à un enfant qui aurait décidé de compenser ses déboires scolaires en élisant « une tête de Turc ». Monsieur Brandy ne pince pas sa femme en cachette, comme le font certains enfants avec leurs camarades tout en prenant le regard angélique des élèves irréprochables. Mais cela revient au même. C’est pourquoi je me prends à rêver que sa femme lui dise, en réponse à tout ce qu’il lui fait subir : « Aïe ! Tu me fais mal, mets-toi à ma place ! »
Intérêt ou désir ?
4 Ce n’est pas parce qu’il refuse de reconnaître l’humanité de sa femme que monsieur Brandy la traite comme un objet. C’est au contraire parce qu’il désire pouvoir la manipuler comme un objet qu’il refuse de lui reconnaître cette qualité. Monsieur Brandy a décidé de retirer à sa femme le statut d’être humain pour pouvoir satisfaire son désir de la manipuler sans culpabilité. Il en est souvent ainsi. Le principal ennemi de l’empathie n’est pas la pression sociale ou idéologique, mais le désir d’emprise qui habite chacun d’entre nous. L’idéologie n’est qu’un habillage, une justification sociale. C’est l’envie qu’a chacun de maîtriser son prochain qui est déterminante. Et quand l’intérêt matériel se met de la partie, c’est aussi le désir de contrôler sa fortune ou sa carrière. Mais, très souvent, cet aspect est absent, comme le montre l’importance des violences conjugales et des maltraitances commises contre des enfants. Aucun intérêt concret ne justifie ces pratiques et aucune « idéologie » ne les couvre plus aujourd’hui, même si beaucoup ont tendance à en minimiser les effets et à les passer sous silence. Le seul bénéfice de ceux qui s’y livrent relève du désir d’emprise. De façon générale, quand la religion ou l’idéologie s’opposent à l’emprise – notamment par la liberté reconnue à chacun de disposer de lui-même –, ses manifestations sont endémiques. Mais quand elles l’encouragent, ses manifestations flambent ! C’est notamment le cas lorsqu’elles justifient la soumission de la femme à l’homme ou l’obéissance absolue des enfants vis-à-vis des parents. Nombreux sont alors ceux qui en profitent pour manifester un désir d’emprise qui n’avait pas attendu ces encouragements pour exister, mais qui y trouve évidemment une justification bien utile.
5 Autrement dit, l’idéologie n’est invoquée que pour lever la part de culpabilité éventuellement attachée à ces pratiques, mais elle ne serait rien sans le désir d’étendre notre emprise sur nos semblables. C’est ce désir qui nous fait mettre en veilleuse notre résonance émotionnelle, jusqu’à nous faire parfois considérer comme une « sensiblerie » coupable le pincement de cœur que nous ressentons vis-à-vis de nos enfants quand nous les punissons « pour leur bien ».
6 Nous voyons que chez l’homme, à la différence de ce qui se passe chez les animaux, ce n’est pas le critère de proximité qui définit l’empathie. Les souris ont plus tendance à venir en aide à celles qu’elles connaissent qu’aux autres [1], mais l’être humain est capable de violences totalement inattendues vis-à-vis de ses proches. Qu’on se souvienne des Tutsis massacrant à coups de machettes leurs beaux-parents hutus, voire leur propre conjoint ! Plus banalement, si l’empathie augmentait régulièrement en fonction du degré d’intimité, il n’y aurait ni violence conjugale ni viols commis par un père ou un oncle. Bien sûr, on retrouve chez l’homme une trace des comportements animaux : il est notamment plus enclin à aider ses amis que ses ennemis et à préférer ses enfants et son conjoint aux étrangers – ce qui lui est bien utile pour préserver sa descendance en cas de pénurie alimentaire. Mais, chez lui, tout se complique rapidement du fait du désir d’emprise qui l’habite.
7 Ce désir est-il toujours aussi problématique ? Non, dans la petite enfance, il est même indispensable qu’il soit satisfait.
La toute-puissance, une illusion nécessaire… au bébé
8 Lorsqu’il vient au monde, le bébé est totalement dépendant de son entourage. Il n’a aucun contrôle sur sa motricité et ne peut évidemment satisfaire aucun de ses besoins tout seul. En même temps, il est très important qu’il puisse satisfaire rapidement ses attentes, que ce soit en termes de besoins alimentaires ou d’attentes de communication. Cela lui permet de se percevoir comme quelqu’un qui fait arriver des choses et pas seulement comme quelqu’un à qui il en arrive. Par exemple, trouver un interlocuteur lorsqu’il manifeste son désir de communiquer lui fait prendre confiance dans son pouvoir de mobiliser l’attention de son entourage. Le bébé passe alors par une phase où il a l’impression de contrôler le monde, et ses parents le lui concèdent d’autant plus facilement que ses exigences ne présentent à ce moment-là aucun danger pour eux. Et ils ont bien raison ! C’est parce que son désir de contrôle et d’emprise est satisfait à ce stade qu’il va accepter d’y renoncer plus tard. L’omnipotence doit d’abord être vécue pour être abandonnée ensuite.
9 À chaque fois que son illusion de toute-puissance est satisfaite, le bébé renforce donc son capital de confiance en lui-même et dans le monde, un peu comme une population fait des réserves de nourriture dans les saisons où celle-ci est abondante. Dans l’ancien temps, on appelait ces moments des « périodes de vaches grasses ». La nourriture amassée permettait à la population d’affronter les mauvaises récoltes suivantes – la période dite « des vaches maigres ». C’est exactement la même chose pour le tout-petit. Les moments d’omnipotence qu’il éprouve lorsque son environnement répond très vite à ses attentes vont lui permettre d’affronter ceux pendant lesquels il répond peu ou mal. Quand c’est le cas, il combat son angoisse et son sentiment de solitude en évoquant mentalement ce qui lui manque et en se persuadant qu’il va l’obtenir bientôt. Il agit un peu comme ces déportés qui se racontaient des recettes de cuisine pour supporter la faim : ils se consolaient avec des représentations de plats délicieux ! Mais cette façon de survivre aux privations n’était possible qu’à ceux qui avaient connu le bonheur d’une cuisine riche et abondante, et qui pouvaient croire que ce moment reviendrait !
10 En fait, le désir d’omnipotence connaît deux moments essentiels : celui où il est vécu dans la parfaite illusion de créer le monde ; puis celui où il est abandonné au profit d’une perception plus réaliste. Cette capacité s’installe progressivement. À chaque fois que le bébé attend un peu plus que d’habitude pour être satisfait, il accepte de ne plus contrôler son environnement et de composer avec lui. En plus, quand il imagine obtenir bientôt ce qui lui manque, cela stimule ses capacités imaginatives. C’est ainsi que se constitue, après la distinction entre le monde et lui, un troisième pôle : son imagination soutenue par sa mémoire. Et ce pôle va prendre d’autant plus d’importance qu’au fur et à mesure que l’enfant grandit, ses parents le sentent, à juste titre, capable de supporter de plus grandes frustrations. Enfin, cette évolution est largement accélérée lorsque le bébé commence à se déplacer à quatre pattes. Il devient actif et cesse d’apparaître comme la victime de possibles accidents pour s’imposer comme un touche-à-tout dangereux. Alors, non seulement ses parents renoncent à lui laisser croire qu’il contrôle le monde, mais c’est eux maintenant qui voudraient bien pouvoir le contrôler !
11 Si tout s’est passé à peu près correctement, le bébé est heureusement capable de supporter cette nouvelle situation. Fort de pouvoir croire que ce qu’il désire va arriver bientôt, il accepte de différer la satisfaction. Il découvre la frustration positive, celle qui permet d’attendre. Et, petit à petit, il apprend à se mettre à la place de l’autre et à le respecter. La capacité altruiste remplace le désir d’omnipotence.
12 Nous voyons que ces deux moments – la satisfaction du désir d’omnipotence, puis sa frustration – sont aussi importants l’un que l’autre. C’est parce que le maternage précoce a répondu correctement aux attentes du bébé, que celui-ci peut s’installer dans l’illusion de toute-puissance. La mégalomanie normale qui en résulte fait parfois désigner cette période comme celle de « l’enfant roi ». Et si cet enfant-là a des frères ou sœurs plus grands, ils développent en général une grande jalousie contre ce qu’ils vivent comme un régime d’exception insupportable… en oubliant qu’ils en ont eux-mêmes bénéficié au même âge. Mais les parents qui ont contribué par la qualité de leurs soins à installer leur bébé dans cette posture doivent ensuite travailler à l’en déloger. C’est ce qui se passe le plus souvent normalement lorsque l’enfant commence à marcher.
13 Si l’un de ces deux moments s’est mal déroulé, divers problèmes peuvent en résulter. Le désir d’omnipotence resté insatisfait peut notamment resurgir au moment de l’adolescence, ou même plus tard, à l’occasion d’un changement brutal dans le mode de vie. Rappelons-nous de ce qui était arrivé à monsieur Brandy : son désir d’omnipotence infantile s’était longtemps effacé derrière ses capacités de meneur d’hommes attentif et efficace. Mais la perte de son travail et de son autonomie avait provoqué dans son psychisme une fracture comparable à un tremblement de terre. De la même façon qu’un effondrement de terrain peut ramener à la surface des couches géologiques enfouies depuis des millions d’années, l’effondrement de la santé et du réseau social de monsieur Brandy avait ramené à la surface son désir d’omnipotence infantile.
Se rêver consolé
14 Si un jeune enfant a vécu pleinement l’illusion de toute-puissance, l’adulte qu’il devient se débrouille de ses angoisses en imaginant le monde différent. C’est la solution autoconsolatrice. Il est persuadé que quelqu’un lui fait confiance et cette conviction lui permet d’avoir confiance en lui. C’est comme s’il avait installé à l’intérieur de lui un interlocuteur empathique et rassurant. Nous pouvons alors imaginer un peu ce qui se passe pour lui sur le modèle des poupées russes. Une poupée qui me ressemble en contient une autre qui ressemble à un interlocuteur privilégié… qui contient une troisième poupée à l’image de la première… c’est-à-dire de moi-même. Je pense avec empathie à quelqu’un qui penserait à moi avec une empathie égale [2].
15 Parfois, malheureusement, la satisfaction précoce du désir d’emprise a été contrariée. Ce n’est pas forcément parce que le bébé aurait une « mauvaise mère », comme le disaient autrefois les psys. C’est en effet l’environnement au sens large qui intervient dans la construction de l’illusion de toute-puissance : la génitrice, mais tout autant le père, la famille, et même la société dans son ensemble. En outre, certains bébés sont particulièrement exigeants. Ils ont besoin de satisfaire beaucoup d’illusions de toute-puissance pour y renoncer. Les parents ont bien du mal à suivre ! Les situations sociales troublées peuvent aussi générer un environnement moins attentif. Enfin, il arrive que l’adulte privilégié – qui peut être le parent, mais aussi une nourrice – soit accaparé par un drame personnel présent ou passé qui le rend peu disponible aux attentes de l’enfant.
16 Deux positions apparemment opposées vont alors se faire jour, mais qui sont en fait identiques : la solution défaitiste et la solution d’emprise.
17 Dans la première, aucune consolation n’est possible. Le monde ne viendra pas en aide au sujet, et il n’imagine pas non plus se venir en aide à lui-même. Sa vie est dominée par le sentiment que toute tentative de changer sa situation serait inutile. « À quoi bon ? » C’est ce que certains ont appelé avec humour « l’aquabonisme ». Il ne reste plus qu’à faire confiance à la chance dans une attitude plus ou moins superstitieuse. Ceux qui se trouvent dans cet état d’esprit sont évidemment des proies désignées pour les divers prédateurs qu’ils peuvent croiser. Ils sont bouleversés qu’on s’intéresse à eux et sont prêts à croire toutes les promesses.
18 Parfois, le même désespoir incite à tenter de construire aujourd’hui ce qui a manqué hier, à savoir le sentiment d’un contrôle omnipotent sur le monde. Mais le risque est de le construire dans la forme absolue et totalitaire qu’elle revêt chez le tout petit enfant. Le dictateur est un nouveau-né tyrannique. Il demande une chose, puis son contraire, exige d’être obéi aussitôt, voire d’être compris sans avoir besoin de parler. Le désir d’un contrôle omnipotent sur autrui passe rapidement par des comportements violents. Et cette situation s’aggrave quand un parent qui se sent coupable de son peu de disponibilité, cède à tous les désirs de l’enfant, à un moment où il serait au contraire très important de lui apprendre la frustration. Au lieu d’être nuancé par l’expérience de limites réalistes, le désir d’emprise s’enfle démesurément, jusqu’à donner le tableau de ce qu’il est convenu d’appeler un « enfant tyran », et qui est plutôt un enfant mal élevé ! Sa vie prend alors un tour bien particulier. Pour se consoler de n’avoir pas pu retenir au bon moment le souvenir de ce qui l’avait comblé, il tente sans cesse de contrôler ce qui l’entoure… En même temps, bien que le chemin de l’empathie relationnelle soit barré, ses capacités d’empathie cognitive se sont normalement installées aux alentours de la quatrième année. La perception qu’il a des états intérieurs des autres peut alors le rendre manipulateur. Il sait appuyer là où ça fait mal, et cela lui permet d’accroître son emprise sur son entourage. Il n’en est pas heureux pour autant. D’abord, parce que malgré ses efforts, il lui est évidemment impossible de rétablir l’illusion d’omnipotence des premiers mois de la vie. Et, ensuite, parce que son désir de contrôler tout et tout le monde lui fait sans cesse redouter d’être contrôlé par les autres.
19 Alors que le bébé manque d’empathie parce qu’il se laisse envahir par les émotions d’autrui, l’enfant ou l’adulte dénué d’empathie – au sens relationnel du terme – cherche à faire passer en priorité la satisfaction de son désir infantile de maîtrise totale du monde. S’il ne trouve pas une victime plus ou moins consentante, son désarroi est tout aussi absolu. Il est désemparé. Or, il ne suffit pas de chercher une victime pour en trouver une. Qui acceptera de jouer ce rôle ? Le lecteur imagine la réponse : ceux qui auront eu tendance à réagir à leurs propres difficultés sur le modèle de la solution défaitiste.
Rien n’est joué à deux ans
20 Si le désir d’emprise s’exerce dans tous les domaines chez le bébé, il persiste toujours dans certains d’entre eux à l’âge adulte. Et cela n’a rien de pathologique. Par exemple, si je mets une bouilloire sur le feu, il est normal que je m’attende à voir bouillir l’eau qu’elle contient. Et, de la même manière, je me plais à imaginer que mon train arrivera exactement à l’heure et que mes vacances ne seront pas gâchées par le mauvais temps. J’ai envie de contrôler tout cela, même si je sais bien que c’est impossible. Mais la marge d’imprédictibilité est considérablement plus grande quand j’entre en contact avec un être humain. Communiquer, c’est accepter d’être surpris. À l’exception de quelques relations contractuelles très codifiées, nos interlocuteurs ne sont jamais prévisibles. Et c’est souvent ce qui nous angoisse. C’est ainsi que beaucoup d’hommes prétendent tout arranger pour leur compagne afin qu’elle se dise heureuse… et qu’ils ne comprennent pas pourquoi elle ne l’est pas. Quant aux mères, c’est bien souvent avec leur enfant qu’elles connaissent le même désarroi plein de culpabilité.
21 Accepter de ne pas contrôler ses proches est un premier pas vers la sagesse. Et il semble d’autant plus facile de renoncer à cette toute-puissance que nous l’avons vécue dans les premières années de notre vie, avant que des satisfactions réelles et réalistes, notamment relationnelles, nous permettent de nous en détourner.
22 Mais ne croyons pas pour autant que « tout soit joué à deux ans » ! Le monde ne se divise pas entre ceux qui auraient installé durablement la relation autoconsolatrice et les autres, car chacun porte en lui une tolérance plus ou moins grande à l’insécurité. À chaque fois que celle-ci augmente, la tentation du désir d’omnipotence surgit. Une catastrophe économique, une guerre, un traumatisme personnel ont ainsi le pouvoir d’effacer plus ou moins durablement le bénéfice d’un environnement primaire satisfaisant.
23 Inversement, certains enfants qui n’ont pas bénéficié dans des proportions satisfaisantes de cette expérience initiale peuvent trouver ensuite un environnement qui leur renvoie un regard empathique sur eux-mêmes. Tandis que d’autres qui ont bénéficié de l’illusion de toute-puissance pendant leur première année peuvent se heurter plus tard à un environnement excessivement frustrant… qui risque de remettre au premier plan le désir d’omnipotence infantile.
24 La grande erreur, quand on veut comprendre l’empathie, c’est de la penser en termes de tout ou rien. Soit vous en auriez pour tout le monde – et certains psys diront que vous êtes « normal » –, soit vous n’en auriez pour personne – et ces mêmes psys vous diront que vous êtes « psychopathe » ! La réalité est que l’empathie, qui s’appuie sur des signes corporels qui échappent à la conscience, fonctionne selon des cercles concentriques dans lesquels les apparences jouent un rôle essentiel. Plus on s’éloigne de ce qui nous ressemble pour aller vers ce qui est différent de nous, et plus la sécurité psychique est mise à l’épreuve. Et plus il faut s’y préparer, afin que l’empathie n’en souffre pas trop…
Les dangers de l’évaluation
25 Nous avons vu que le deuil de l’emprise sur ses semblables est le premier que l’homme ait à faire, et qu’il est à la fois la clé de tous les autres et de l’empathie relationnelle. Mais ce n’est pas facile ! On trouve aujourd’hui une illustration de cette difficulté dans certains programmes de prévention. Peut-on prédire ce que deviendra un enfant ? Certains chercheurs sont dans ce désir : pouvoir repérer le plus tôt possible ceux qui sont susceptibles de présenter des comportements déviants, à l’aide de tests psychologiques, voire de dosages biologiques ou de mesures génétiques. L’entreprise a évidemment pour but de mettre en place des programmes correctifs les plus précoces et les plus ciblés possibles. Le problème est que cette démarche contient aussi le risque d’une stigmatisation de ces enfants et, à terme, d’une perte d’empathie à leur égard. L’existence de tests censés assurer la différence entre ceux qui sont mesurés et ceux qui mesurent peut en effet facilement constituer la première marche d’un processus d’exclusion. N’oublions pas que le nazisme a commencé le sien par la mise au point d’une batterie de tests biométriques. Bien sûr, les chercheurs et les éducateurs qui proposent aux enfants de remplir des questionnaires pour prévoir leurs risques de désadaptation sociale [3] peuvent éprouver de l’empathie pour ceux qu’ils évaluent. Le désir de contrôler et de programmer l’humain ne s’oppose pas forcément à l’empathie d’emblée, mais il en contient toujours le risque.
26 Et, de fait, beaucoup de travailleurs sentent aujourd’hui une contradiction entre ce qu’ils estiment être la mission de leur institution et leurs interventions quotidiennes. Ils croyaient s’être engagés au service d’objectifs pédagogiques, éducatifs ou sociaux, et ils se découvrent consacrer la majeure partie de leur temps à la rédaction de documents destinés à mesurer l’efficacité supposée de leurs activités. Les procédures dites d’évaluation qui se répandent à tous les niveaux de la société sont en réalité des procédures de dévaluation de l’humain. Et c’est bien ainsi qu’elles sont de plus en plus perçues par ceux qui sont chargés de les appliquer. Malheureusement, c’est le plus souvent l’aspect mécanique et ennuyeux de leur activité qui affecte ces travailleurs. L’autre volet est moins souvent pointé : ces procédures ont à terme pour conséquence de rendre beaucoup plus difficile leur empathie pour les usagers qu’ils ont en charge. Toute procédure d’évaluation tend à créer un fossé infranchissable entre les « évaluateurs » et les évalués, et c’est ce qui fait d’elles de formidables machines de guerre contre l’empathie. Au nom de l’emprise.
Un monde de projections virtuelles
27 Les conséquences de l’emprise en entreprise ont récemment été portées au-devant de l’actualité par la série de suicides survenus à France Télécom. La pression exercée sur les employés pour accomplir des objectifs irréalisables a été à juste titre dénoncée. Mais il faut nous garder de croire qu’il y ait dans ces situations des « oppresseurs » et des « opprimés ». Les postures peuvent changer très vite, et une victime de harcèlement devenir un harceleur. Car tous les employés, quels que soient leur grade et leur fonction, sont aujourd’hui invités à renoncer précocement à toute empathie pour eux-mêmes. C’est en effet le plus sûr moyen de s’assurer qu’ils puissent accepter des conditions de travail dégradantes, et, le cas échéant, malmener ou éliminer leurs concurrents ou leurs collègues sans état d’âme.
28 Les moyens pour parvenir à ce but sont multiples. Il y a quelques années, les exercices physiques éprouvants imposés au cours de « week-ends de formation » en faisaient partie. Chacun était invité à « dépasser ses limites » et, pour cela, à n’écouter ni ses peurs ni ses larmes. Mais une autre stratégie est actuellement mise en place. Elle débute dès l’entretien d’embauche et invite le postulant à se projeter dans un espace idéalisé où tout est possible… parce que c’est celui des mondes virtuels.
29 En pratique, le candidat est invité à mettre en veilleuse ses qualités et ses compétences réelles pour construire le profil idéal qu’il imagine le mieux adapté au poste qu’il souhaite occuper. S’il est recruté, il sera évidemment facile à l’employeur de lui demander de s’y conformer. C’est le postulant lui-même qui aura fixé le cahier des charges, et on pourra toujours lui reprocher de ne pas tenir ce qu’il avait promis !
30 Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner que certaines agences de recrutement aient eu l’idée d’ouvrir des succursales sur la plate-forme virtuelle Second Life [4]. Dans ce monde où tout se passe par avatars interposés, la capacité d’un candidat à se créer un profil attractif et original est de bon augure. Chacun est prié d’afficher le visage qui correspond au bon vouloir de l’employeur et de l’alimenter par des propositions adaptées. Dans les années 1960, l’image de « l’employé japonais qui sourit toujours » passait dans l’imaginaire collectif français pour le signe d’un asservissement inadmissible, mais il faut bien reconnaître que nous n’en sommes plus très loin… Le problème est qu’on n’affiche pas impunément à longueur de journée des sentiments étrangers à son état intérieur sans finir par les éprouver. Lentement, mais sûrement, les repères se brouillent. Le problème est que, lorsque les choses se passent ainsi, ce n’est pas seulement la capacité d’empathie qui est menacée, c’est le sentiment de la réalité même. La réalité des pensées et des émotions, et finalement la réalité du monde. Un sentiment de déréalisation s’installe qui peut aller jusqu’à l’impression que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. Le cadre qui connaît ce désarroi devient tout naturellement un candidat aux week-ends de « ressourcement » et de « re-médiation ». La boucle est refermée : il est invité à dépenser pour se désaliéner l’argent qu’il a gagné en s’aliénant… Mais rien n’y fait. Quand le sentiment de la réalité de soi se perd, le goût de la vie devient fragile et suspendu à l’opinion d’autrui. Ceux qui fonctionnent ainsi ne se reconnaissent plus dans ce qu’ils font, y compris dans ce qu’ils réussissent. Et à force de s’être rendus insensibles à leurs propres éprouvés, ils ont aussi perdu tout contact avec ceux des autres. Les Anglo-Saxons nomment les personnalités qui en résultent as if, autrement dit « comme si ». Chez elles, l’apparence guide tout. Elles ont probablement toujours existé, mais la mise en scène forcée de soi-même contribue aujourd’hui à les rendre plus nombreuses.
31 Pour ceux qui se sont engagés sur cette voie, y a-t-il un remède ? Oui, un seul. La reconnaissance réaliste de leur valeur grâce à des activités concrètes et adaptées. Sur ce chemin, pouvoir entreprendre à l’âge adulte ce dont on a été détourné enfant est parfois un bon début. Cela permet de se confronter à la fois à ses désirs et à ses possibilités. Faire de la guitare à quarante ans parce qu’on a été empêché d’en faire enfant remet parfois sur le métier des fragments authentiques de soi profondément enfouis. L’adulte apprend à réagir avec empathie à ses propres désirs – il « s’écoute » – loin de tout jugement d’autorité sur sa valeur supposée.
L’emprise idéalisante des dictatures
32 Les idéaux élevés sont le principal ami du désir d’emprise et le principal ennemi de l’empathie. L’idéal entretient en effet un lien privilégié avec les configurations narcissiques précoces et pathologiques. C’est pourquoi les idéologies autoritaires en sont si grandes consommatrices : Pureté, Dévouement, Chasteté, Intégrité… et à chaque fois avec une majuscule, bien entendu ! Les régimes totalitaires, eux, font un pas de plus : ils dénient les besoins réels de leurs citoyens pour les projeter dans des satisfactions fantasmatiques grandioses. La population est invitée à endurer la faim, le froid et les éloignements familiaux tout en rêvant à la grandeur du pays ou à un avenir radieux pour ses enfants.
33 Le nazisme en a donné la terrible illustration. Toute une génération a été élevée par l’Allemagne de Bismarck dans un système qui l’invitait à renoncer à ses préoccupations quotidiennes au profit d’un idéal héroïque. Mais la défaite de 1918 et le traité de Versailles qui accusait l’Allemagne de « barbarie » ont complètement retourné cette situation. Tout le pays a été plongé dans la honte, bientôt aggravée par la terrible crise économique de 1929. Jusqu’à ce que le nazisme n’opère un retournement en invitant le peuple allemand à être fier plutôt que honteux, à revendiquer le glorieux héritage des combattants de 1914-1918 et à magnifier les idéaux de l’ancien Reich de manière mégalomane. Cette stratégie fonctionna malheureusement d’autant mieux que la crise économique rendait impossible la plupart des formes réalistes de l’estime de soi et que la gauche, tout occupée à ses divisions, ne présentait pas d’autre alternative. La manipulation émotionnelle fut alors pratiquée à une échelle jamais vue. Le problème est qu’elle risquait de susciter chez les Allemands l’angoisse d’une intrusion du pouvoir politique dans leur monde intérieur, ce qui correspondait d’ailleurs bien aux objectifs du nazisme. Hitler détourna habilement cette inquiétude en invitant les Allemands à ne pas se laisser influencer par les Juifs désignés comme ennemi principal. Plus son parti imposait son emprise sur l’ensemble de la vie du pays, et plus il était important de désigner les Juifs comme une force infiltrée partout et qui tentait de manipuler chacun. Dans une dictature, la stigmatisation d’une catégorie de citoyens n’y a pas que des causes idéologiques ou économiques : elle est une pièce essentielle de l’emprise psychique exercée par le pouvoir.
34 On peut retourner l’argument. Partout où un parti ou un groupe invite à retirer son empathie d’une catégorie de la population, on est en droit de penser qu’il a des visées totalitaires. Il prépare le système mental qui lui permettra de dévier l’angoisse d’intrusion que son désir d’emprise risque de susciter. Et pour cela, il désigne au peuple les citoyens suspectés de le « manipuler » et de le « tromper », et il lui dit : « Ne vous laissez pas attendrir. Continuez. »
Notes
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[1]
F. de Waal, L’âge de l’empathie. Leçons de la nature pour une société solidaire, Paris, Les liens qui libèrent, 2010, p. 105.
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[2]
J’ai désigné, en 1983, cette rêverie un « fantasme de fantasme », en l’appelant « fantasme dépressif ». S. Tisseron, « Le dessein du dessin », dans D. Anzieu et coll., Art et fantasme, Paris, Champ Vallon, 1984.
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[3]
Comme le Dominique Interactif.
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[4]
Voir S. Tisseron, Virtuel mon amour. Penser, aimer, souffrir, à l’ère des nouvelles technologies, Paris, Albin Michel, 2008.