1Les associations n’ont longtemps été pensées que comme des entreprises ou des administrations de « seconde zone ». L’augmentation de leur volume d’activités et la capacité de création d’emplois dont elles font preuve dans les dernières décennies invitent à modifier le regard sur la réalité économique qu’elles représentent. Rappelons qu’en 2007 elles comptent en France 1 050 000 emplois en équivalent temps plein sans compter les quinze millions de bénévoles.
2De ce point de vue, la reconnaissance de leur importance ne peut qu’induire une interrogation sur le management en leur sein. La résistance qu’elles développeraient face à toute exigence de gestion a été maintes fois évoquée et elle n’est pas sans fondement comme le montre l’étude de cas de l’association d’éducation populaire synthétisée dans la première partie de cette contribution. Mais à l’inverse un contrôle étroit est exercé par les tutelles dans les champs d’activités les plus institutionnalisés comme le médico-social ; l’observation effectuée dans plusieurs associations de ce secteur et présentée dans la deuxième partie met en évidence que cet encadrement des activités est avalisé par des dirigeants qui ont intégré la vision disciplinaire sous-tendant les systèmes de gestion. Néanmoins, d’autres exemples émanant des lieux associatifs de musiques actuelles rassemblés dans la troisième partie permettent de ne pas conclure trop vite à un déterminisme en la matière puisque ces associations s’efforcent de mettre en place des outils pertinents pour conduire des innovations.
3Ces trois configurations tirées d’un travail collectif sur la sociologie et la gouvernance des associations [1] peuvent être abordées en s’appuyant sur la typologie des régulations de J.D. Reynaud (1993). La régulation autonome est constituée de normes sociales construites au sein des structures informelles de l’association ; la régulation de contrôle désigne au contraire une influence exercée de l’extérieur sur l’association par une autorité formelle de type tutélaire ; la régulation conjointe engendre des règles négociées par les différentes parties prenantes de l’association à partir de leurs tensions.
4Redéployée à cet effet, l’approche en termes de régulations mises en rapport avec les modalités de gestion peut caractériser les différentes parties ci-dessous : absence de gestion et régulation autonome pour la première, « managérialisme » et régulation de contrôle pour la deuxième, gestion sociale et régulation conjointe pour la troisième. Ces trois déclinaisons, contrastées en termes de contrôle social, autorisent une réflexion transversale sur la gestion dans les associations qui conclut ce texte.
Absence de gestion et régulation autonome
5La crise des valeurs propre aux années 1960 qui vient perturber l’idéologie progressiste bouscule aussi les associations d’éducation populaire fondées sur la volonté de partage du savoir. Beaucoup, comme celle ayant fait l’objet de l’étude de cas mentionnée ici [2], se lancent dans des expérimentations concernant leur fonctionnement collectif. Ce sont donc les militants devenus par cooptation des permanents professionnels qui gouvernent l’association.
6D’après les acteurs, à cette époque c’est bien l’autonomie qui caractérise la situation des salariés.
« Je crois que ce qui caractérise les salariés, c’est à l’évidence un problème culturel. C’est qu’ils ont une énorme marge de liberté et d’autonomie. Chacun était censé ramener le financement de son poste. C’était une règle explicitement posée mais sans véritable contrôle. Donc il y a eu un certain nombre de dérapages qui pouvaient malgré tout se compenser par des subventions. »
« Ce qui fonctionne bien c’est la liberté de travail, d’organisation du temps, de choix des priorités… la possibilité de se débrouiller pour trouver des financements, pour faire bouger le poste. »
8L’indépendance des salariés se justifie par la promotion individuelle de chacun qui rencontre le projet d’éducation populaire. Cet attachement commun à l’indépendance est ce qui relie le plus les membres du collectif. Le débat sur l’orientation est central dans le fonctionnement, ce qui n’empêche pas que les décisions n’apparaissent pas comme le résultat d’un travail collectif sur l’organisation. À la limite, l’organisation est considérée comme un pur produit du débat d’orientation qui ne mérite pas de s’y attarder, d’où l’absence de toute règle explicite, d’instance de décision formalisée.
9Nulle autorité, nul contrôle ne s’exercent à l’égard des salariés, du moins officiellement. « Tout regard extérieur est une remise en cause personnelle. Ce qui fait que personne n’a intérêt à se laisser contrôler par l’autre ; il y a un accord tacite on ne va pas voir ce que les autres vont faire. Ils ne viennent pas voir chez vous. Donc quelqu’un avait besoin d’argent pour un projet, l’accord était immédiatement donné ; on tenait à avoir un renvoi d’ascenseur. »
10Jusqu’au milieu des années 1980, l’association a plus misé sur les qualités personnelles des personnes recrutées que sur l’organisation et ses procédures. Les itinéraires hors du commun valorisant des expériences très diverses, l’appartenance à certains réseaux, ont plus compté dans le choix des personnes que leurs compétences à assumer une fonction, à travailler en équipe. Ce sont les personnes et leur esprit militant qui configurent l’association par la construction de projets très personnalisés. Dans cette logique, l’organisation est soupçonnée de brider l’investissement personnel, de rigidifier les relations. Le développement diversifié renforce une très grande autonomie des activités : « Il n’y a jamais eu d’organigramme », « c’est formalisé dans les discours, dans la réalité pas vraiment. » Force centrifuge dans un ensemble où l’informel est de « règle », cette autonomie génère le cloisonnement autour des permanents. Il y a autant de réseaux qu’il y a de permanents.
11L’existence du « collectif des permanents » est une des antidotes au risque de rupture inhérent à un fonctionnement privilégiant l’autonomie des secteurs et la personnalisation des activités. Les entrées et les sorties du collectif étant réglées par le double jeu de la cooptation et de l’exclusion, « le collectif était le lieu privilégié d’annihilation de tout ce qui posait problème ». Tous les permanents partagent une militance qui n’exclut nullement une reconnaissance professionnelle dans une perspective qui se veut « généraliste » : « Les gens se positionnaient en militants, on se partageait la représentation d’un certain nombre de lieux… »
12Sous la poussée convergente des professionnels investissant leur territoire, affirmant leur spécialité et des modes de financements attachés à une prestation de services, l’association devient un espace où se côtoient des activités de plus en plus spécialisées. « Il y a un système de baronnies. J’étais un de ces barons », reconnaît l’un des permanents. Chacun utilise sa liberté individuelle et les ressources importantes dont il dispose pour maximiser ses propres avantages en l’absence d’un projet réellement fédérateur. Le statu quo s’alimente d’une grande incertitude sur les moyens budgétaires, entretenue par tous. L’absence d’outils de gestion fiables et rigoureux, voire même de comptabilité, laisse le champ libre aux perceptions les plus contrastées sur l’équilibre de tel ou tel secteur.
« Chacun engageait des dépenses sans contrôle quant au montant ni aux objets. Chaque permanent est responsable de son secteur, mais plus au niveau des dépenses que des rentrées. Le Secrétaire général n’a pas d’outils de contrôle. Un premier prévisionnel a été élaboré pour 1991. La formalisation du prévisionnel s’est faite en juin 1991 ».
« Chacun était censé ramener le financement de son poste. C’était une règle explicitement posée mais sans véritable contrôle. Il y a eu un certain nombre de dérapages qui pouvaient malgré tout se compenser par des subventions, mais qui ont mené un peu à l’impasse. »
14Les incertitudes économiques portant en particulier sur les ressources, celles sur le contenu du projet de l’association et la stratégie de mise en œuvre, tendent à exacerber les relations interpersonnelles et à créer une rivalité de pouvoirs de « référence ». C’est à qui aura de l’ascendant sur les autres. Ainsi se constituent, par alliances éphémères ou plus durables, des « chapelles » ou des domaines que protègent les acteurs dans leur territoire et leur univers de valeurs par un jeu d’autant plus ouvert qu’existent très peu de règles formelles.
15Il en résulte en période d’expansion une exceptionnelle créativité mais la restriction progressive des financements induit des effets déstabilisateurs. Des méthodes de contrôle sont introduites, par exemple une comptabilité analytique, mais elles se heurtent à de fortes réticences des professionnels revendiquant leur autonomie. La nécessité de gestion soudainement évoquée par la direction est ressentie comme une intrusion insupportable contraire à la culture partagée. « Chacun avait intérêt à maintenir un maximum de flou autour de ses activités », constate un ancien président. Sa réflexion, à propos de l’échec de la mise en place d’une gestion analytique pourrait être étendue à de nombreux autres domaines de l’association. Comme le dit aussi une présidente élue en 1992 : « Nous, permanents et militants, nous ne pouvons accepter l’idée que la logique d’entreprise balaye ainsi notre aventure militante. » L’absence d’outils de suivi des activités qui soient acceptés par les professionnels mène jusqu’à la cessation de paiement.
Managérialisme et régulation de contrôle
16Le secteur sanitaire et social qui représente 60 % des associations en France offre un profil différent pour ce qui est des relations entre gestion et contrôle. Dans ce cadre, s’exerce une régulation de contrôle émanant des autorités de tutelle déterminantes dans l’attribution et l’affectation des fonds. Les marges de manœuvre financières des associations du secteur sanitaire et social sous tutelle apparaissent limitées : d’une part, l’origine des ressources est très majoritairement publique et peu diversifiée ; d’autre part, l’utilisation des ressources est principalement incompressible et concentrée sur le personnel. Les ressources de ces associations proviennent très majoritairement du secteur public, à plus de 90 % dans les associations étudiées [3]. Il s’agit de subventions ou de dotations globales. Une analyse plus fine donne l’origine de cel-les-ci : elles émanent surtout de la Direction départementale de l’action sanitaire et sociale ( DDASS ) ou du conseil général.
17Cette concentration des ressources semble étroitement liée à la nature même des missions d’associations qui assument une délégation de service public. Par exemple, l’une des associations étudiées dont l’activité est la fourniture de soins est autorisée par l’Autorité régionale de l’hospitalisation ( ARH ) après passage devant la commission régionale de l’hospitalisation, au titre de l’annexe 22 au décret du 9 mars 1956. Étant un hôpital, elle a des comptes à rendre sur sa gestion qui doit répondre à des règles extrêmement précises. Chercher à diversifier les sources de financement irait à l’encontre du but premier : soigner et soulager des êtres humains (souvent des enfants) dans la détresse.
« Nous ne cherchons pas à faire des bénéfices et c’est une caractéristique culturelle, identitaire très forte de l’association. Notre origine est congrégationniste. Par ailleurs, il me semble que l’un des bien-fondés des activités de soins, ça peut être la non-lucrativité. Cet aspect associatif influe dans la mesure où le conseil d’administration est quand même très structuré par la culture associative. Certaines sœurs de la congrégation siègent encore au conseil d’administration et elles sont très attachées à la nature humaine de notre gestion, y compris dans ses dimensions financières. Notre statut associatif me semble donc très important pour comprendre notre logique financière. »
19L’origine quasi exclusivement tutélaire des ressources des associations étudiées et les critères d’allocation des ressources actuellement mobilisés par la tutelle ne permettent pas aux associations de développer des programmes d’investissement pourtant parfois indispensables :
« Il faut savoir que les tutelles ne nous payent que les coûts d’exploitation, les investissements on s’en charge. Ils n’acceptent pas de financer les investissements. Malheureusement on n’a jamais assez pour payer toutes les demandes d’investissements qui nous sont faites en remplacement de matériels et autres. Quand on voit l’investissement sur informatique par exemple, ça devient énorme. »
21Le « détournement » des ressources de fonctionnement vers l’investissement se traduit dans la vie associative par une recherche constante et systématique d’économies sur les postes de fonctionnement :
« Ici, on fait attention aux dépenses de téléphone, de timbres, de fournitures de bureau… ça dérape très facilement. On fait un rappel pour que ça rentre dans les têtes. […] on donne l’alerte aux responsables de service en comité de direction. Il y a des postes sur lesquels on ne peut pas faire grand-chose, sur le chauffage par exemple, il a fait froid et on a consommé quasiment tout le budget. Le budget électricité a explosé en 2006 par rapport à l’année dernière. Ça, on ne peut pas y faire grand-chose ou alors arrêter le chauffage. On peut faire des économies sur les consommables et fournitures, le téléphone. »
23Cette recherche constante d’économies sur les budgets de fonctionnement peut être rapprochée des pratiques de nombreuses entreprises industrielles qui ont développé des outils sophistiqués de « cost killing » depuis les années 1980. La différence fondamentale avec les politiques de réduction des coûts observables dans les entreprises tient au lien beaucoup plus direct avec l’amélioration de la capacité d’autofinancement des associations. Ces économies n’ont pas pour seule ambition d’utiliser de la manière la plus efficiente possible les ressources disponibles. Elles permettent aussi, et surtout, d’utiliser les éventuels excédents issus de cette « chasse aux coûts » pour les investissements. On observe ainsi un comportement opportuniste des cadres de l’association, qui « détournent » une partie des dépenses de fonctionnement qui leur sont attribuées pour financer les investissements nécessaires à la bonne réalisation de leur activité. Ce « détournement » est réalisé grâce à une pression constante sur le personnel pour diminuer les coûts de fonctionnement et ainsi économiser les ressources.
24En dépit de ces aménagement, le discours des responsables associatifs intègre ainsi la logique financière habituelle au sens où les associations ne développent plus, dans leur gestion financière, de logique spécifique, mais s’alignent au contraire sur les pratiques des entreprises, en mobilisant les mêmes outils. Ainsi, nombre de dirigeants associatifs participent d’un mouvement plus général dans la société que l’on peut désigner comme managérialisme, qui consiste à étendre le management à de nouveaux domaines de la vie sociale. Le managérialisme constitue un « système de description, d’explication et d’interprétation du monde à partir des catégories de la gestion » (Chanlat, 1998) et peut se caractériser par la place accordée à la notion de performance, par l’importance de la rationalité instrumentale et par la mise en avant des concepts d’auditabilité et de responsabilité selon P. Avare et S. Sponem (2008).
Gestion sociale et régulation conjointe
25L’affaire paraît entendue quand les configurations abordées dans les deux premières parties sont présentées comme deux étapes chronologiques : la résistance face à la gestion aurait fait place à une importation dans les associations des outils du management d’entreprise, mis au service d’une régulation de contrôle renforcée par la pression actuelle au regroupement des structures et à l’élimination des plus faibles en taille. Les dirigeants associatifs appuieraient cette tendance qui se présente comme réformiste et qui vise à aligner tous les fonctionnements socio-économiques sur le modèle de l’entreprise privée lucrative considérée comme le lieu de l’efficience et de la performance.
26Mais d’autres exemples viennent questionner cette perception. Tel est le cas des lieux associatifs de musiques actuelles [4]. L’évaluation de la « performance » d’un tel lieu est difficile et relativement peu formalisée. Pour l’activité de diffusion, le taux de remplissage est un indicateur incontournable mais loin d’être suffisant. Il est souvent complété par une analyse plus approfondie du public, en termes d’âge, de catégorie socioprofessionnelle ou de lieu d’habitation, afin de vérifier si l’association remplit les missions de service public qui lui incombent. Des critères plus qualitatifs peuvent permettre d’apprécier la diversité et l’exigence des choix de programmation, mais leur subjectivité les rend difficilement universels. Pour toutes les autres activités, l’évaluation se base jusqu’à présent sur un mélange de données quantitatives et qualitatives, ainsi que sur l’image de l’association et son ancrage local.
27Se situant dans un champ d’activités en émergence, les associations concernées ne sont pas soumises à une régulation de contrôle par des tutelles, elles recherchent plutôt le maintien de leur autonomie par une multidépendance. Dans cette logique, les financements publics indispensables sont complétés par d’autres ressources. Les ventes de services constituent en quelque sorte un financement d’appui. Ces recettes proviennent surtout de la billetterie de spectacle et de l’activité complémentaire qu’est le débit de boisson les soirs de concerts. Ces deux activités sont exercées sans concurrence directe avec le secteur privé : les tarifs pratiqués sont inférieurs de 10 à 40 % à ceux du marché. Le reste des ventes est réalisé sous forme de prestations de services diverses, comme l’organisation d’événements publics dans la ville et la location de l’équipement à des producteurs privés ou associatifs. Enfin, les associations valorisent le travail de leurs bénévoles. C’est autour des concerts, événements culturels et ludiques, que se concentre l’action des quelque 80 bénévoles, encadrés par l’équipe. Ils sont mobilisés au bar, au guichet des adhésions, au vestiaire et en cuisine. Le bénévolat contribue à la bonne humeur du lieu, à la création de liens entre amateurs de musique, mais il est aussi, d’après le projet de l’association, « une ressource humaine indispensable au bon fonctionnement du lieu » car il permet de « diminuer notablement les coûts de production de chaque date de concert ».
28Les lieux associatifs de musiques actuelles ont émergé dans les années 1980 et plus ou moins atteint la stabilité dans les années 1990. Ces associations sont désormais représentées par un syndicat professionnel, le Syndicat des musiques actuelles (le SMA ), alors que la Fédurok constitue un groupement fédéral très influent dans le champ. C’est elle par exemple qui est à l’origine de la concertation nationale entamée en 1999 entre représentants des collectivités territoriales, de l’État et des professionnels des musiques actuelles. Elle a également participé activement à la négociation fiscale avec Bercy en 2000 et co-organisé le premier Forum national des musiques actuelles en 2005. Le terme même de « musiques actuelles » est la création de militants associatifs, alors que plusieurs expressions utilisées couramment dans le champ ont une paternité associative (« accompagnement », « coconstruction »). En outre, le SMA et la Fédurok participent à l’Union fédérale des structures culturelles ( UFISC ) avec d’autres syndicats, fédérations et réseaux s’efforçant d’œuvrer « pour une autre économie de l’art et de la culture », comme l’exprime leur Manifeste (Colin, Gautier, 2008).
29Ces dynamiques associatives ne se contentent pas d’obéir aux injonctions émanant d’autorités de contrôle, elles ne sont pas non plus le cheval de Troie du désengagement de l’État. Elles se situent comme les vecteurs d’une action citoyenne qui ambitionne de coconstuire les politiques publiques. En cela, il est possible de soutenir que leur gestion relève de la gestion sociale telle que définie dans un autre contexte par des auteurs comme G.C. de França Filho (2006) et A. Guerreiro Ramos (1989) : une gestion qui subordonne la rationalité instrumentale à une autre logique (ici culturelle) rapportée aux demandes et nécessités du social. C’est une gestion propre à une sphère publique d’action qui n’est pas étatique. Elle se traduit par une recherche d’autonomisation vis-à-vis des pouvoirs publics qui est la condition d’un partenariat intégrant les apports de plusieurs parties prenantes des activités. La régulation conjointe émane d’un processus prenant en compte ces dernières dont la présence est confortée par l’hybridation des ressources. Une telle orientation est présente dans les deux associations étudiées de façon différente.
30La genèse de la première est originale, au croisement d’une volonté municipale et d’un engagement associatif. L’équipement a changé de gouvernance sous l’influence de son directeur et d’un cercle proche, passant de la tutelle municipale à une délégation de service public envers une association. La seconde, elle, est née d’une mobilisation de jeunes citadins dans les années 1960. Elle a changé radicalement d’identité en 1984 après plus de vingt ans de stabilité et de soutien municipal. L’association s’est renouvelée, a diversifié ses activités tout en assumant une orientation « musiques actuelles ». Grâce à son autonomie issue des ventes de services, elle est en capacité de négocier plus sereinement avec ses partenaires publics. Plus généralement, l’histoire du champ des musiques actuelles reflète celle de ces cas : les lieux associatifs ont exercé, séparément et en groupe, une influence indéniable sur la structuration du champ et la manière d’envisager les politiques culturelles.
31L’articulation entre l’action des lieux associatifs et celle de leurs réseaux professionnels paraît cruciale. L’émergence puis la stabilisation du champ ont été une construction politique (Fligstein, 1996) où les associations se sont progressivement affirmées dans différents territoires et consolidées au plan national. Cette construction a rencontré la volonté de l’État qui, à partir de 1981, a reconnu le rock comme faisant partie du champ légitime de l’intervention publique pour la culture. Le changement institutionnel est constitué d’interactions, d’allers-retours entre les initiatives (et les groupements professionnels qui les fédèrent) et les pouvoirs publics. Dès lors, les phénomènes d’institutionnalisation peuvent être appréhendés dans un double mouvement cohérent avec l’analyse opérée par L. Zucker (1987) : l’institutionnalisation provenant de l’État et de l’environnement des associations, et celle générée par les associations et diffusée dans le reste du champ des musiques actuelles. Cela rejoint la nécessité d’étudier en même temps la construction des politiques publiques et les itinéraires associatifs comme il a été relevé dans d’autres champs (Laville, Lemaître et Nyssens, 2006).
La gestion dans les associations
32La gestion fait l’objet d’appréciations contradictoires. La littérature s’est attachée à souligner son rejet par les associations, de peur qu’elle n’entrave « les performances naturelles des organisations informelles qu’elles aimaient à cultiver » (Valéau, 2003, p. 9-22). Toutefois des contributions récentes mettent en avant le fait que les associations « sont de plus en plus nombreuses à importer les techniques managériales des entreprises » (Boussard, 2008, p. 12). La gestion apparaît ainsi tour à tour comme insupportable ou incontournable. Pour ne pas en rester à des constats de répulsion ou de séduction, il s’agit de faire place à une interrogation sur les fondements des méthodes introduites dans les associations et sur les usages de celles-ci.
33À cet égard, le managérialisme, par l’alignement qu’il induit de toutes les entités collectives sur les entreprises privées, ne peut être confondu avec la préoccupation de gestion ; il en propose une lecture dominante mais celle-ci peut être questionnée. Autrement dit, si la gestion est un effet de la rationalisation du monde contemporain, elle ne saurait pour autant être interprétée comme l’imposition du managérialisme. Certes, les liens étroits qui entretiennent l’exigence de gestion et le capitalisme incitent à une telle assimilation. Néanmoins, la généalogie amène à s’en éloigner puisque la gestion émerge comme conduite rationnelle des affaires avec un prisme beaucoup plus large : elle inclut le contrôle des affaires publiques et privées dans un contexte où des entrepreneurs se voient confier des ressources pour des entités dont le commanditaire veut suivre l’exécution (Boussard, 2008, p. 48-59). Dans l’histoire, le souci de gestion ne s’est pas révélé dans la seule optique de maximisation du profit ; aujourd’hui la prégnance du managérialisme ne doit pas masquer l’exigence d’une gestion pour des entités non capitalistes qui agencent des moyens pour réaliser une activité. S’il ne saurait être question sur le plan analytique d’assimiler associations et entreprises, les premières ne peuvent être délestées de leur production économique, pas plus que les membres qui s’y sont engagés ne peuvent se départir de leur droit à exercer un contrôle collectif. Comme l’écrivent encore P. Avare et S. Sponem, proches en cela de V. Boussard, la gestion peut être rapportée à trois principes : performance, rationalité, contrôle. Elle contient donc une part de rationalité instrumentale par ajustement des moyens aux fins, mais cette rationalité peut être subordonnée à un ensemble d’interrogations sur la finalité, la légitimité et l’évaluation.
34En somme, le managérialisme atteste d’un réductionnisme faisant écho à ceux contenus dans l’économie néoclassique. De même que l’action raisonnable ne se limite pas à l’action rationnelle en finalité, de même que l’économie ne se limite pas au marché capitaliste, la gestion ne se limite pas au managérialisme comme le montrent certaines pratiques associatives.
35Les données rassemblées dans la troisième partie permettent en particulier de souligner que la légitimité des associations déborde la rationalité instrumentale. La rationalité axiologique est mobilisée à travers des biens communs qui ne sont pas uniquement des intérêts communs. On doit à J. Habermas (1993, p. I-XXXI), d’avoir insisté sur la légitimité résultant de ce processus de formation des volontés par la délibération et sur le rôle que peuvent jouer à cet égard les pratiques associatives porteuses d’engagements publics, ce qui rompt avec une conception « atomiste » du social où les individus sont censés être détenteurs de valeurs et d’intérêts ; il a souligné avec d’autres que ces valeurs et intérêts ne peuvent se délimiter que dans l’échange intersubjectif non borné par des considérations stratégiques mais ouvert à l’intercompréhension. Cet apport est décisif pour la conceptualisation de la dimension publique des associations. Grâce à cet éclairage, il apparaît nettement que le managérialisme entretient une dérive associative qu’une démarche scientifique peut étudier mais non cautionner.
36Plus précisément, la diversité des situations associatives montre
que le choix n’est pas entre absence de gestion et managérialisme.
Les modalités de gestion profilées dans la troisième partie autorisent à
contraster deux options dans le tableau ci-après :
La critique de l’idéologie gestionnaire (Gaulejac, 2005) ne peut
éluder l’exigence de gestion à laquelle est confrontée toute association.
Les ambivalences concrètes peuvent donc être repérées dans « ce que
les acteurs font des dispositifs » (Boussard, op. cit., p. 142-145), dans
les frictions entre instruments de gestion et logiques locales (Berry,
1983), dans les épreuves dues « aux différences culturelles, aux intérêts
contradictoires et aux routines organisationnelles ». Les ambivalences
résident également dans le recours à des catégories économiques pour
garantir une autonomie d’action et un suivi collectif, ce recours pouvant
se muer en une acceptation passive des formalisations issues d’expertises standardisatrices.
Managérialisme et gestion sociale

Managérialisme et gestion sociale
37Répétons-le : toute la difficulté réside à faire valoir une reconnaissance de l’activité économique qui ne rabatte pas l’association sur une forme particulière d’entreprise. Elle ne peut être dépassée que par des « investissements de forme » (Thévenot, 1987) émanant d’échanges entre associations, université-recherche, consultants-intervenants sur le modèle de l’espace gestionnaire dégagé par Boussard (op. cit., p. 231).
La triangulation de l’espace gestionnaire associatif

La triangulation de l’espace gestionnaire associatif
38La créativité en matière d’implication des parties prenantes mérite d’autant plus d’être intégrée à l’agenda associatif que la mobilisation des groupes d’acteurs différenciés est un garde-fou par rapport aux injonctions technocratiques et aux détournements de fonds. Les cas de « cliques » qui ont privatisé de fait des espaces collectifs en tirant leur pouvoir du faible nombre de participants impliqués dans la vie associative sont trop fréquents pour être ignorés. Pour les empêcher, les contrôles externes, administratifs ou autres, ont prouvé leur inanité et les intrusions comme les malversations ne peuvent guère être évitées dans des associations où usagers et bénévoles sont absents des instances de participation et où le repli sur les réseaux notabiliaires entretient l’opacité des circuits de décision. L’enjeu n’est pas une illusoire transparence, il réside plutôt dans la formation d’espaces d’élaboration de connaissances, les apports de savoirs et la formalisation technique ne venant qu’à partir de questions issues de démarches autoréflexives. En somme, la gestion associative mérite de faire l’objet d’investigations spécifiques partant non de la conformité à des modèles préétablis, mais intégrant la pluralité des pratiques.
Notes
-
[1]
Ce travail collectif effectué par des chercheurs et des responsables associatifs a été restitué dans J.-L. Laville, R. Sainsaulieu (sous la direction de), (2004,1re édition 1997) ; C. Hoarau, J.-L. Laville (2008).
-
[2]
Les observations mentionnées dans cette première partie sont extraites de P. Carminatti, A. Lichtenberger, J. Haeringer, G. Poujol, dans J.-L. Laville, R. Sainsaulieu (2004). Les passages entre guillemets correspondent à des citations tirées d’entretiens effectués.
-
[3]
Les données rassemblées dans cette deuxième partie sont extraites des trois études de cas : L. Gardin, M. Rival, C. Torset ; P. Avare, S. Sponem dans C. Hoarau, J.-L. Laville (2008).
-
[4]
Pour cette troisième partie, les éléments cités sont extraits des deux études de cas réalisées par A. Gautier, dans C. Hoarau, J.L. Laville, op. cit.