1Blasphème, propagande nazie, racisme, atteinte à la dignité humaine, obscénité : il arrive que des œuvres d’art contemporain transgressent les frontières non plus de l’art, du musée ou de l’authenticité, mais de la morale. On quitte alors les débats esthétiques pour un combat beaucoup plus général, dans lequel tout un chacun se sent autorisé à donner son avis parce qu’il en va des valeurs de la vie commune : religion, démocratie, droits de l’homme, respect de la personne, contrôle des pulsions. L’artiste qui œuvre sur ce type de frontières s’engage dans un espace d’hétéronomie, dans lequel les conséquences de son geste ont toute chance, sinon de lui échapper, du moins de déborder la sphère autonomisée de la création artistique, où l’intention initiale ne vise pas forcément une transgression d’ordre moral. Fréquents sont donc les malentendus, ou les effets boomerang, par lesquels un public non initié renvoie à l’artiste une interprétation morale – forcément critique – d’une proposition dont l’immoralité n’était pas toujours, ou pas sciemment, la motivation première. Voyons comment se présentent ces transgressions des valeurs morales inégalement concernées par la morale.
Les limites de la religion
2Lorsque Andres Serrano expose aux États-Unis Piss Christ, photo d’un crucifix baignant dans un liquide jaune, l’intention blasphématoire est difficilement détachable de la perception de l’image, même si certains défenseurs de l’artiste, attachés à la liberté d’expression, déclarent être indifférents à la nature du liquide en question, dont seule importerait la qualité plastique de la couleur. En tout cas, la présence de l’œuvre dans une exposition subventionnée par un organisme d’État suscita un scandale national, à l’origine d’une campagne appelant à l’arrêt des subventions gouvernementales pour les expressions artistiques irrespectueuses de la religion, du patriotisme et de la décence. De même, évidente était la dimension blasphématoire de la Messe pour un corps dans laquelle, en 1969, le Français Michel Joumiac faisait communier l’assistance avec du boudin en tranches confectionné avec son propre sang, ou encore du Rituel pour un mort, en 1976, au cours duquel il se vernissait les ongles à l’aide du sang d’un mort. Mais seul un petit nombre d’initiés y avaient assisté, de sorte que fut évité le scandale qu’aurait occasionné la confrontation avec un public plus attaché aux limites morales de l’acceptabilité. Plus ambiguë est l’utilisation de la croix dans l’œuvre de Joseph Beuys qui, élevé dans le catholicisme, aimait jouer avec les symboles chrétiens, comme dans l’action intitulée Celtic, en 1971, où il lava les pieds des spectateurs et se fit baptiser par un de ses assistants : la frontière est difficile à établir entre hommage et profanation, transfert de religiosité dans l’art et blasphème ; et là encore, les limites spatiales de la performance réduisent considérablement les risques d’imputation d’une intention blasphématoire – et donc de scandale.
3Il existe enfin des cas où l’artiste, accusé d’attenter aux valeurs religieuses, se défend avec toutes les apparences de la sincérité d’avoir voulu heurter les croyants. Il en fut ainsi avec un projet de François Morellet pour l’abbaye du Bec-Hellouin : une croix immatérielle composée d’acier inoxydable et d’un rayon laser, à quoi s’ajoutaient un jet d’eau et la pose de céramique et d’ardoises au sol pour souligner les vestiges archéologiques et le tracé des chapelles rayonnantes. Les matériaux ayant été jugés inadaptés à la nature spirituelle du lieu, ce projet fut rejeté par la commission départementale, malgré le soutien de la Délégation aux arts plastiques qui en avait pris l’initiative. Là, l’atteinte aux valeurs religieuses n’est manifestement pas volontaire de la part de l’artiste (que nul, d’ailleurs, n’accusa de blasphème), qui se contente de poursuivre sa démarche artistique dans un contexte religieux où les attentes envers l’art sont au plus loin des préoccupations pertinentes dans le monde de l’art contemporain. Et c’est la médiation du commanditaire qui est à l’origine du conflit, ayant mis en présence des mondes qui n’ont pas grand-chose en commun.
Les limites du civisme
4Dans Rituel érotico-patriotique (1979), Michel Journiac explorait non plus les limites du blasphème mais celles, conjointement, de l’obscénité et de l’atteinte aux valeurs républicaines, puisque la performance consistait à lécher son sang versé sur le sexe et les seins d’une République en bas-jarretelles. Mais porter en dérision les idéaux ou les symboles communs à une nation, à un régime ou à une idéologie n’est pas, là encore, une spécialité bien française : les États-Unis sont un lieu privilégié pour ce type de provocations, comme le suggère entre autres le scandale suscité par une œuvre de Dread Scott Tyler exposée à Chicago en 1989, What Is the Proper Wy to Display a U.S. Flag ?, où les visiteurs devaient marcher sur le drapeau américain pour accéder à des images de manifestations contre la politique étrangère américaine ; un débat eut lieu au Parlement sur l’opportunité d’ajouter un amendement à la Constitution pour que de tels actes de desecration (sacrilège) ne soient plus protégés au titre de la liberté d’expression ; et un critique proposa même le terme de flag art (art du drapeau) pour qualifier ce qui devient ainsi un quasi-genre artistique.
5Transformer un symbole national en fétiche sexuel, ou en paillasson, ne laisse guère de doutes sur l’intention critique de l’auteur de l’acte profanatoire – qu’elle s’exprime par la dérision, comme dans le cas français, ou par la contestation, comme dans le cas américain. Il est par contre des atteintes aux valeurs civiques, vécues comme telles par les spectateurs, qui demeurent ambiguës quant à l’intention de leurs auteurs : les idéaux collectifs entraînent les mêmes flottements interprétatifs que les valeurs religieuses. C’est presque toujours le cas lorsque l’intervention de l’artiste prend la forme non d’une action, c’est-à-dire d’une atteinte physique au symbole (lécher, piétiner), mais d’une représentation : exposer un objet, énoncer une parole, est un acte constitutivement ambigu entre louer et stigmatiser, approuver et dénoncer. Seul le contexte, et l’intention explicitée de l’auteur, permet de faire le partage entre ces deux lectures. L’artiste qui joue sur l’ambiguïté de toute représentation prend forcément le risque – consciemment ou inconsciemment – d’être perçu comme un vulgaire provocateur, voire un dangereux propagandiste. Ainsi, lorsqu’en 1988 le Britannique lan Finlay utilisa le sigle SS sur des blocs de marbre, il provoqua une campagne de presse l’accusant de sympathies guerrières et de sentiments antisémites, qui entraîna l’annulation de la commande pour les jardins de Versailles passée par le ministre de la Culture dans le cadre du bicentenaire de la Révolution. Fallait-il lire cette inscription, comme l’expliqua l’artiste, en un sens symbolique de mise en garde contre le nazisme, ou en un sens littéral d’adhésion au nazisme ? Fallait-il, dans l’incertitude, lui faire crédit, ou considérer ce jeu sur l’ambiguïté comme une intention cachée, à dénoncer ? Finlay dut avoir recours à la justice pour lever cette ambiguïté dans un sens qui l’exonérât de l’accusation d’incivisme : il fit un procès pour diffamation, qu’il gagna.
PROPAGANDE RACISTE OU DÉNONCIATION ANTIRACISTE ?
Une jeune artiste marseillaise s’est heurtée à cette ligne de partage entre deux herméneutiques spontanées de la représentation : l’une, littérale, l’interprétant comme adhésion, l’autre, au second degré, l’interprétant comme dénonciation. Il s’agissait d’un thème particulièrement sensible, surtout à Marseille, puisque c’est de racisme qu’elle fut accusée par la Licra après le vernissage de son exposition « On n’est pas des sauvages » en 1996. L’œuvre incriminée, dite « aux assiettes », recensait dix lieux communs du racisme ordinaire : « Le Chinetoc est fourbe », « le Bougnoul est men« le Français pue des pieds », « le Boche est borné », « le Nègre est paresseux ».
Pascale Chau-Huu expliquera que « le propos de l’exposition est de mettre en lumière les dangers de la banalisation de la violence, du racisme, de la terreur. […] Chaque formule raciste renvoyant à toutes les autres crée sa propre dérision, son propre ridicule, et par là même porte à la réflexion sur le ferment du racisme ordinaire, qui naît dans des propos si répandus, de façon si anodine. Il n’est pas question dans cette œuvre d’isoler un “lieu commun” parmi les neuf autres. C’est l’accumulation des lieux communs qui donne tout son sens et son ironie à l’œuvre. Il me semble aberrant que quelqu’un ait pu confondre l’outil de mon travail (c’est-à-dire les lieux communs racistes) avec le travail lui-même. Je connais l’indispensable travail et la vigilance de votre organisme, et mes convictions s’accordent tout à fait à celles de la Licra » (Taktik, 18-25 septembre 1996). N’ayant pu, malgré ces explications, obtenir des responsables du lieu le réaccrochage de l’œuvre, l’artiste décida de décrocher l’ensemble de l’exposition, « pour défendre l’intégrité de mon travail artistique ». Cette défense toutefois était d’autant plus délicate à assurer qu’une autre œuvre avait été retirée sans la consulter, constituée de trois morceaux de toile cirée sur lesquels étaient dessinés les plans de fabrication d’une bombe, accompagnés des instructions. Jusqu’où faut-il pousser le maintien de l’ambiguïté, entre la mise en scène d’un projet d’attentat et l’incitation au terrorisme ? Il est des frontières avec lesquelles même les institutions les plus dévouées à la cause de l’art contemporain hésitent encore à laisser jouer les artistes.
7Au-delà de l’idéologie, ce sont parfois des valeurs plus générales encore que sollicitent certaines propositions. Ainsi, porter atteinte à des aliments constitue une transgression assez mal acceptée de cette valeur fondamentale qu’est le respect de la nourriture : lorsqu’en 1981, lors d’un vernissage à Chambéry, Dorothée Selz disposa au sol des quantités de petits pains colorés que les invités durent fouler au pied, le scandale dans la presse locale entraîna l’abandon du projet de musée que préfigurait cette manifestation ; et au Québec, dix ans plus tard, un éleveur de porcs prit la tête d’un mouvement de protestation, au nom de la « sacralité de la nourriture », contre une œuvre de Jana Sterbak, Vanitas ou Robe de chair pour une Albinos anorexique, composée de morceaux de viande de bœuf. La défonctionnalisation ostentatoire d’un bien aussi universellement utilitaire et même vital que la nourriture constitue une transgression des valeurs du sens commun dont les initiés à l’art contemporain ne perçoivent pas toujours toute la violence.
Les limites de la dignité
8Le respect des animaux et la sensibilité à leurs souffrances relèvent eux aussi de ces valeurs dont la transgression peut susciter l’indignation au nom de la morale : oiseaux empaillés fichés sur des piques, installés par Annette Messager à la Biennale de Lyon en 1993 ; insectes et reptiles que Huang Yong Ping avait projeté en 1994 d’enfermer ensemble dans un vivarium, sous les yeux des visiteurs, lors d’une exposition au Centre Pompidou ; fourmis vivantes composant l’installation World Flag Ant Farm de Yukinori Yanagi à la Biennale de Venise en 1992, où les grains de sable colorés formant des drapeaux de toutes les nations devaient être déplacés par les fourmis de façon à ne plus former qu’un seul drapeau aux couleurs mélangées.
9Mais c’est, plus souvent, le respect de la personne humaine que mettent à l’épreuve les artistes contemporains, y compris et surtout à travers leur propre personne. L’actionnisme viennois fut le laboratoire expérimental de cette transgression des tabous liés à l’intégrité du corps et à la dignité. La performance Kunst und Revolution, le 5 juin 1968 à Vienne, condense la plupart de ces transgressions : « Sur la chaire du grand amphithéâtre de l’université, Otto Mühl y fouettait un masochiste masqué, tandis que Brus, chantant l’hymne autrichien, chiait cul nu face au public. Puis eut lieu un concours à celui qui pisserait le plus loin sous la direction de Mühl, avec trois assistants nus buvant de la bière, pendant qu’Oswald Wiener faisait un exposé ardu sur l’informatique, amplifié par les haut-parleurs [1]. »
METTRE EN JEU SAPROPRE DIGNITÉ
Si le body-art porte atteinte à l’intégrité corporelle de l’artiste, la performance a souvent pour caractéristique de mettre aussi en jeu sa « face » (au sens d’Erving Goffman dans La mise en scène de la vie quotidienne, 1961), c’est-à-dire le maintien de sa dignité de personne dans l’interaction avec autrui. Voici par exemple le récit par Paul McCarthy de Class Fool, performance exécutée en 1976 devant un public d’étudiants et d’enseignants, mettant en jeu l’implication des spectateurs, l’improvisation par l’artiste, la souillure corporelle et le dégoût, l’auto-humiliation, la douleur, la mise en danger corporel, ainsi que le passage à la limite des « cadres » goffmaniens (du « mode » au « cadre primaire », lorsque des spectateurs tentent de l’arrêter), en même temps que l’épreuve de la capacité des spectateurs à supporter le spectacle et, finalement, de la capacité de l’artiste à vider la salle : « J’avais enlevé ma chemise et j’essayais de serrer dans mes bras les gens qui entraient. J’étais arrivé à un point de la performance où je me demandais avec anxiété ce que j’allais faire, et je me mis plus ou moins à raconter une histoire. Je tenais une poupée. Mais j’avais l’impression que rien ne se passait. Je ne me rapprochais pas d’eux. Je me sentais vraiment distrait. […] J’étais trop préoccupé par tous ces gens dans la salle. C’était plein, cinquante ou soixante personnes. […] Je me penchai vers le sol et plongeai ma tête dans un baquet de ketchup. Je répandis le ketchup partout sur le sol. Je découvris qu’en me parlant à moi-même, je pouvais m’éloigner d’eux et retrouver le point où je pouvais rentrer dans le processus. Je commençai à ramper sous eux. J’avais une grosse poupée entre mes jambes. J’avais complètement barbouillé sa tête de mascara bleu. Je me mis à sauter sur place ; le sol était glissant, je tombai. Comme il y avait beaucoup de sièges, je m’étalai au milieu. Je savais que je tomberais aussi longtemps que je continuerais et ils le savaient. Je tombais vraiment très durement… À ce moment, les spectateurs se firent très silencieux. Dans la salle, la tension augmenta. Puis je m’approchai de ces gens […], je me demandais si quelqu’un allait essayer de m’arrêter ou de m’attraper. Finalement, deux personnes le firent. Elles pénétrèrent par effraction dans le sanctuaire de la performance. Elles essayèrent de l’arrêter. Alors je m’arrêtai. Je rampai encore un peu sous les gens. Je m’étais mis une poupée Barbie dans le cul. J’avais mangé de la crème pour les mains ou quelque chose de ce genre. Je ne me souviens pas exactement de ce que j’ai fait. Ce qui comptait c’était d’être passé par tout ça. J’avais rampé sous eux comme un serpent. Je pouvais les entendre rire au-dessus de moi. Ils essayèrent de monter sur les sièges. En même temps, je savais que l’on se moquait de moi. Puis j’ai à sortir de la pièce. Ils se précipitaient. Je ne comprenais pas ce qui arrivait. J’étais debout et j’allais découvrir pourquoi ils partaient. Je ne savais pas ce qui se passait. Je ne savais pas si cela m’importait ou non » (Hors Limites, 1994, p. 276-277).
11De la mise en jeu du respect de sa propre personne à la mise en jeu du respect de la personne d’autrui, il y a là une frontière entre éthique et morale, transgression des valeurs de civilisation et agression contre autrui, indignation verbale et condamnation juridique. Certains artistes – notamment à partir des années 1980, dans la génération des transgressions de transgressions – se sont exercés à jouer sur cette frontière. Certains ont franchi les bornes de la vie privée, telle Sophie Calle publiant des photos de chambres d’hôtel occupées (L’hôtel, 1981), ou d’un inconnu suivi clandestinement pendant plusieurs jours (Suite vénitienne). D’autres sont allés encore plus loin, tel cet étudiant de la Villa Arson à Nice qui suivait une vieille dame dans une petite rue sombre comme s’il avait l’intention de l’attaquer, puis sautait devant elle en criant et la prenait en photo – son « concept » étant défini par lui comme « photo agression ». Là encore, il existe une différence fondamentale entre de telles actions, qui touchent réellement leurs objets ou leurs victimes, et les représentations, qui ne les atteignent qu’imaginairement : tels les « pièges à enfants » de Carsten Höller, qui filme en vidéo d’effrayants dispositifs – bacs à sable emplis de méduses vivantes, bonbons empoisonnés, balançoires meurtrières…
Les limites de la décence
12Le corps est un objet de transgressions privilégié, parce qu’il incarne la frontière mouvante entre ce qui relève de la personne humaine en général, des hommes ou des femmes en tant que « sexe » (au sens de genre), et du « sexe » en tant que sexualité. L’exigence de décence est commune à ces trois cas de figure, mais renvoyant à différents ordres de valeurs : l’éthique humaniste de la civilisation, l’éthique politique des droits des groupes sociaux (minorités ou communautés), l’éthique moraliste du contrôle des pulsions érotiques. Si une installation faite avec du papier toilette (Michel Blazy en 1994) relève clairement du premier ordre, les choses sont plus ambiguës avec Angélique, œuvre de deux jeunes artistes marseillais, Christophe Berdaguer et Marie Pejus, qui exposaient la même année à Nice une sculpture en cire, copie conforme de la femme la plus grosse du monde : la passante qui se plaignit au commissariat, exigeant l’obturation de la vitrine, la ressentit-elle comme une atteinte à la dignité du genre humain en général, du genre féminin en particulier, ou comme une incitation à la débauche ? Le scandale en tout cas est à son comble lorsque sont engagées ces trois dimensions de la sub-version des interdits corporels : l’affaire Mapplethorpe, déclenchée aux États-Unis dans les années 1980 par une exposition de photographies dont certaines représentaient des actes homosexuels extrêmes, d’autres des enfants nus, est exemplaire à ce titre – et valut au directeur du musée de Cincinnati un procès, avec acquittement.
13Où passe en ce domaine la ligne de partage entre puritanisme et aveuglement, ou entre hyper-sensibilité et sous-estimation de la dimension érotique des images, et, plus généralement, entre perception éthique et perception esthétique ? Les progressistes, qui défendent la liberté d’expression artistique, sont-ils des obsédés sexuels qui veulent de l’érotisme partout (version conservatrice) ? Ou bien les conservateurs, qui défendent les valeurs morales, sont-ils des obsédés sexuels qui voient de l’érotisme partout (version progressiste) ? La question est particulièrement problématique en matière de représentation de la nudité enfantine, vécue par les uns comme pédophilie et par les autres comme sensibilité à la beauté pure des corps d’enfants – comme dans le cas de Sally Mann, qui photographie ses propres enfants dans des situations ambiguës pour certains, ou franchement provocantes pour d’autres. La France, elle, se signale par la rareté de telles affaires.
LES PETITES CULOTTES DE PAUL-ARMAND GETTE
Avec ses petites culottes, ses photos de fillettes, ses pubis aux pétales de rose, ses touchers du modèle et ses coloriages d’aréoles, Paul-Armand Gette explore la frontière délicate entre poésie et perversion. Lui-même revendique le jeu avec les frontières cognitives plutôt que la provocation sexuelle : « Mon goût pour les lisières, pour les aventures bordières, affirme clairement ma position ENTRE. […] Les positions que je prends sur les lisières, quelles qu’elles soient, sont mal perçues ou alors déplacées volontairement » (entretien par M. Giroud, Hors Limites, 1994, p. 155). « Je me tiens à la limite des règles conventionnelles, à la limite de l’infraction. C’est Diderot qui affirmait qu’il y a une lisière de convention sur laquelle on permet à l’art de se promener. […] Je me situe encore une fois sur une frontière, ou plus exactement je permets ainsi au spectateur de choisir plus librement le sens de son parcours » (Libération, 18 février 1993). En exposant dans les toilettes des musées, il brouille également la frontière entre féminin et masculin, les gens étant amenés à circuler entre l’un et l’autre espaces. Un visiteur de son intervention dans les toilettes du Centre Pompidou fut surpris chez les dames par une femme qui lui demanda avec véhémence ce qu’il faisait là, et à laquelle il ne put que répondre : « Je regarde », ce à quoi elle lui rétorqua, bien sûr : « Vous n’avez pas honte ? »
15Entre beauté du réfèrent et excitation sexuelle, admiration pour le corps féminin et focalisation sur un objet érotique, contemplation esthétique et consommation esthésique : c’est de cette ambiguïté que jouait Bernard Bazile lorsque, dans l’exposition « It’s OK to say no » au Centre Pompidou en 1993, il fit poser trois femmes nues entre cinq et sept heures. Il réactualisait ainsi les « sculptures vivantes » de Piero Manzoni qui, en 1961, signait des femmes nues (de même qu’il revenait sur la « boîte de merde », exposée ouverte et entourée des articles qui lui avaient été consacrés à l’époque). D’un point de vue éthique, l’interprétation varie entre la dénonciation de l’aliénation féminine, que revendique l’artiste, et l’exploitation du corps féminin réduit au statut d’objet sexuel, que dénoncèrent certaines gardiennes de l’exposition. Ainsi se conjuguèrent, pour dénoncer cette exhibition des corps féminins, une réaction « de droite », animée par la défense de la morale, et une réaction « de gauche », animée par la défense du droit des femmes à être respectées comme des personnes et non traitées comme des objets sexuels.
16Ce n’est pourtant pas sur cette frontière éthique entre l’ordre moral du bien et du mal et l’ordre politique du juste et de l’injuste que se situait l’artiste : c’était sur la frontière entre éthique et esthétique, hétéronomie et autonomie de l’art, femmes en tant qu’objets de consommation érotique et femmes en tant qu’œuvres d’art : « On avait averti tout le personnel : il fallait considérer les jeunes femmes sur la moquette comme une œuvre d’art, donc les gens ne pouvaient pas les approcher davantage qu’une œuvre d’art, ou entretenir une relation avec elles », explique-t-il. La précision en effet était nécessaire, compte tenu de l’ambiguïté de la proposition, dont la nature variait au gré de la capacité des spectateurs à mettre à distance leurs pulsions sexuelles (pour certains visiteurs), ou leurs indignations morales (pour certaines femmes). Quant aux modèles ainsi transformées en œuvres d’art, elles étaient en première ligne pour éprouver, dans leur corps et dans leur identité, la difficulté à camper sur cette frontière entre le détachement ludique de l’esthète et l’intérêt lubrique du voyeur.
17Enfin, le malaise dû à cette transformation du modèle en œuvre d’art par le seul effet du contexte muséal, sans intervention d’une représentation par l’artiste, a pu être générateur de « scandale » non seulement moral mais aussi esthétique, lorsque des élèves d’une école d’art privée vinrent utiliser ces femmes nues comme des modèles gratuits, transformant ainsi l’exposition en atelier : « Ces dessins étaient très platement académiques, au point que j’en étais scandalisé ! », déclare un animateur, témoin de cette initiative spontanée des aspirants artistes pour repasser dans l’autre sens – de l’œuvre au monde ordinaire – la frontière que l’artiste avait travaillé à remonter à l’envers. Du scandale moral au scandale esthétique : c’est dire que l’approche morale n’est pas la seule pertinente dès lors que pour certains il y a là, avant tout, matière à expression artistique.
18Ce jeu à multiples entrées sur les frontières de la morale devient de facto un jeu sur les frontières entre le licite et le légal, la règle morale et la loi juridique. Nombre de ces transgressions, en effet, ont pu ou auraient pu donner lieu à une plainte en justice. C’est que l’art contemporain peut même aller jusqu’aux frontières du droit.
19 C’est avec l’accord des Éditions de Minuit et bien sûr de leur auteur que nous reproduisons ici le chapitre 6 de l’ouvrage de Nathalie Heinich intitulé Le triple jeu de l’art contemporain, Paris, 1998. Qu’elles en soient ici remerciées.
Notes
-
[1]
R. Fieck, « L’actionnisme viennois », Hors Limites, 1994, p. 206-207.