1Comment survivent les pauvres de nos villes [1] ? Lorsque les objets de première nécessité (nourriture, vêtements, abri, sécurité) leur sont accessibles, d’où viennent-ils ? Et comment les pauvres surmontent-ils les crises ordinaires, comme la perte d’un logement ou d’un emploi, l’incarcération d’un soutien de famille ou le décès d’un des leurs ? Ces questions ne sont pas nouvelles pour la sociologie : Engels (1845) notamment se les est posées à Manchester, comme Booth (1902-1904) à Londres, et de nombreux chercheurs ont observé que les ménages pauvres comptaient sur le soutien de solides réseaux familiaux pour compléter leurs ressources. Pour ce qui est des États-Unis, cette observation fut d’abord énoncée par Drake et Cayton (1945), dans leur étude ambitieuse de la métropole noire de Chicago ; elle est étayée par l’ethnographie des communautés ouvrières blanches (Kornblum, 1974 ; Gans, 1982), et bénéficie avec All Our Kin, de Carol Stack (1974), d’une application aussi complète que précise. Dans sa description des « réseaux étendus des familles et amis qui se soutiennent [et] se confortent mutuellement, qui mettent en place des stratégies d’aide directe et des stratagèmes pour survivre dans une communauté marquée par une grande précarité économique », Stack relève que les familles noires pauvres s’immergent dans « un cercle de proches qui les aide » (p. 28-29). Néanmoins, de nombreuses études récentes tendent à remettre en question la prépondérance du soutien apporté par les proches : les foyers à revenus modestes apparaissent aujourd’hui inscrits dans des réseaux relativement restreints et denses, et vivent dans des communautés où, plutôt que solidarité et mutualisation des ressources, les mots d’ordre sont la méfiance et le quant-à-soi (voir par exemple Hartigan, 1999 ; Smith, 2007 ; Miller-Cribbs et Farber, 2008). Toujours est-il qu’une explication différente de celle de Stack, qui puisse rendre compte de la façon dont les pauvres survivent s’ils ne peuvent compter sur le soutien de leur famille, reste encore à fournir.
2Afin de mieux comprendre certaines des stratégies de survie mises en place par les habitants pauvres des zones urbaines, j’ai mené une enquête ethnographique et, dans ce cadre, ai vécu pendant un an dans deux quartiers à revenus modestes de Milwaukee : un trailer park à majorité blanche et un quartier urbain à majorité noire. J’ai aussi suivi plusieurs locataires après leur expulsion, ce qui m’a permis de mesurer à quel point la perte d’un logement engage le besoin d’un recours aux proches. Les cas d’expulsion offrent en effet un terrain privilégié pour étudier la structure des relations sociales des habitants pauvres ainsi que pour analyser la nature de l’aide apportée par les réseaux dans les moments de besoin. J’ai pu observer que les locataires expulsés se tournaient souvent vers leur famille, mais qu’ils se trouvaient alors confrontés à plusieurs obstacles. De fait, pour satisfaire leurs besoins les plus urgents, ils ont très fréquemment recours à des liens jetables, qu’ils nouent avec de nouvelles connaissances, plutôt qu’à des relations familiales plus stables. Ces nouvelles attaches sont créées rapidement, et font tout aussi rapidement place à des liens intimes : deux inconnues deviendront ainsi colocataires, puis des « sœurs ». Dès lors que le lien jetable est formé, il donne lieu au transfert de toutes sortes de ressources. Pourtant, les relations ainsi créées sont aussi brèves, fragiles, elles n’existent que le temps de périodes très furtives. Cette stratégie qui consiste à créer, utiliser et détruire des relations permet aux familles en grande précarité de survivre au jour le jour, mais elle engendre également de nouvelles instabilités et fait naître un climat de doute entre individus d’un même groupe. Les résultats de cette recherche proposent plusieurs pistes pour une meilleure compréhension des stratégies de survie et des dynamiques des réseaux parmi les populations pauvres.
Le soutien des proches et ses critiques.
3Les recherches de terrain de Stack (1974) dans les Flats, la zone la plus pauvre d’un quartier noir d’une ville anonyme du Midwest américain, lui ont permis de recueillir une somme de données ethnographiques décrivant comment les proches s’aident mutuellement pour survivre. Ces échanges ne parviennent pas à sortir les familles de la pauvreté (la nature étouffante des liens familiaux apparaît clairement à Stack) mais ils offrent un soutien suffisant pour les maintenir à flot. Une forte éthique de réciprocité et de devoir mutuel imprègne les Flats, facilitant la reproduction des réseaux de coopération familiaux. […]
4Depuis leur publication, les résultats de All Our Kin ont été confortés par de nombreux travaux, dont certains ne se limitent pas aux communautés noires (voir par exemple Hogan, Hao et Parish, 1990 ; Nelson, 2000 ; Dominguez et Watkins, 2003). […] Toutefois, nombreuses sont également les études qui remettent en question la prédominance du modèle de soutien par le réseau des proches dans le cadre contemporain de la pauvreté urbaine, en particulier dans les quartiers noirs des villes américaines. […]
5Les chercheurs qui se détachent de ce modèle retirent les tantes, mères et cousins de l’équation mais n’offrent personne pour les remplacer, et laissent l’image d’individus abandonnés, devant faire face seuls aux adversités de la pauvreté. […]. Il n’y aurait ainsi aucun palier intermédiaire entre le soutien des proches et un individualisme brut, entre l’intégration et l’isolement : si l’aide des proches tend à s’étioler dans les quartiers pauvres, leurs résidents doivent aujourd’hui apprendre à se débrouiller seuls. Or tout semble indiquer que survivre seul est impossible.
6Le chômage touche des milliers d’habitants dans les quartiers pauvres, et quel que soit le salaire de ceux qui ont la chance de travailler comme agents de nettoyage, agents de sécurité ou employés de McDonald’s, on peut difficilement dire qu’ils « gagnent leur vie » (Newman, 1999 ; Ehrenreich, 2001). La plupart de ceux qui subsistent grâce aux économies parallèles, de la prostitution au trafic de drogue en passant par toutes sortes d’activités illégales, ne s’en sortent pas mieux […]. De même, la très grande majorité des mères célibataires ne peut simplement pas survivre uniquement de ses seules allocations publiques. […]
7En outre, quarante ans ont passé depuis les recherches de Stack, durant lesquels la situation des quartiers pauvres s’est encore dégradée. Au cours des dernières décennies, en effet, l’aide publique aux plus démunis a été massivement réduite, alors que le fondamentalisme de marché prenait le pas sur les politiques d’assistance (Steensland, 2008 ; Wacquant, 2008). Lorsque les mesures d’aide aux défavorisés ont été jugées inefficaces puis réformées, les mères célibataires ont été contraintes d’accepter des emplois à bas salaire, ce qui a aggravé leur précarité matérielle (Hays, 2003 ; Handler et Hasenfeld, 2007). De leur côté, les urbanistes se sont désengagés de l’habitat social vers 1975, lançant une nouvelle ère d’avis d’expulsion et de démolition d’immeubles, alors même que le coût du logement ne cessait de grimper (Goetz, 1993 ; Briggs, 2005). Dans le même temps, le nombre d’incarcérations a explosé, et touche surtout les hommes aux revenus les plus modestes, les Noirs en particulier.
8Confrontés à des conditions de vie de plus en plus difficiles, comment les habitants pauvres des villes font-ils face aux situations de grande précarité économique s’il est pratiquement impossible de s’en sortir seul, et si leurs proches ne sont pas une source de soutien suffisante ? Ainsi que le suggèrent les résultats de mes recherches, ils ont souvent recours à des « liens jetables » pour subvenir à leurs besoins essentiels. Les deux sections qui suivent exploreront tout d’abord plusieurs obstacles auxquels sont confrontés les locataires expulsés lorsqu’ils font appel à leurs proches, puis comment les résidents créent, utilisent et détruisent ces « liens jetables ». […] Après présentation des données ethnographiques obtenues, le concept de « liens jetables » sera défini explicitement, en particulier dans sa relation aux textes bien connus de Granovetter (1973) sur les « liens faibles ».
Recherche de terrain.
9De mai à septembre 2008, j’ai loué une caravane au Green Street Mobile Home Park, un parc à caravanes très pauvre et majoritairement blanc de Milwaukee. Immédiatement après, d’octobre 2008 à juin 2009, j’ai emménagé dans une pension du ghetto noir de la ville. J’ai consacré ces mois à une étude de terrain approfondie, cinq jours par semaine en moyenne, employant journées et soirées à l’observation participante de la vie quotidienne des résidents.
10Mener cette étude ethnographique sur plusieurs terrains était un choix qui devait me permettre d’établir plus facilement des comparaisons significatives entre les familles blanches et noires, mais aussi d’élargir la conception traditionnelle de la pauvreté urbaine au-delà des quartiers noirs.
11J’ai noué des relations avec plusieurs familles des deux terrains. Mon attention s’est portée sur onze cas d’expulsion, que j’ai suivis de près et analysés en détail. J’ai accompagné les familles aux tribunaux prononçant les expulsions, je les ai aidées à déménager, suivies dans des foyers et des maisons abandonnés, j’ai gardé leurs enfants, mangé avec elles, dormi sous leur toit, été avec elles à l’église et à des séances de conseil, des réunions des Alcooliques anonymes, ainsi qu’à des rendez-vous des services de la protection de l’enfance ; j’ai partagé les naissances et les enterrements et, plus généralement, je me suis immergé aussi profondément que possible dans leur vie. […] Au cours de ce processus, j’ai rencontré les membres de leur famille, leurs amis, amants et ex-amants, des pasteurs, travailleurs sociaux et dealers. J’ai également commencé à parler et à passer du temps avec beaucoup de ces personnes. Cette approche m’a permis non seulement d’explorer le soutien social et les dynamiques de réseaux à partir de points de vue différents, mais aussi d’obtenir une double, voire une triple vérification de la véracité de ce qu’un acteur me disait grâce aux observations et affirmations des autres – une technique qui renforce la validité de mes données.
12Dans le parc à caravanes comme dans le quartier urbain, les résidents déclaraient en conversation avoir beaucoup d’amis, ou aucun ; plus précisément, selon les jours et les humeurs, la description de leurs réseaux de soutien et liens amicaux pouvait changer du tout au tout. J’ai peu à peu traité ces déclarations avec plus de méfiance, en les considérant toujours comme des données à part entière mais jamais comme une estimation exacte des relations sociales des résidents (voir aussi Liebow, 1967, p. 144).
13Pour le sociologue, l’ethnographie permet de distinguer le récit des événements des événements eux-mêmes (Whyte, 1943). En outre, les expulsions m’ont donné l’occasion de comparer ce que les locataires affirmaient à propos de l’aide reçue de la part de leurs proches avec le soutien effectivement mis en place dans ces temps difficiles, ainsi que d’observer avec précision les rouages internes des réseaux sociaux. Les moments de vérité qu’elles constituent m’ont permis de voir précisément vers qui les locataires se tournaient pour demander de l’aide, et comment le soutien leur arrivait ou leur était refusé : les liens alors deviennent plus vifs, les relations sont mises à l’épreuve, et dans le dévoilement de cette réalité font surface des éléments habituellement trop profondément cachés pour l’observation ordinaire.
14Les locataires expulsés forment un groupe particulièrement démuni […], mais leur précarité est loin d’être sans rapport avec celle de nombreuses autres catégories de pauvres urbains comme les familles sans domicile ou les anciens détenus récemment remis en liberté. […] Courantes dans les quartiers à faibles revenus, les expulsions le sont d’autant plus dans les communautés afro-américaines (Desmond, 2012). […] Par ailleurs, si certaines familles pauvres sont relativement stables, des périodes d’instabilité sont fréquentes pour de nombreuses autres, qui voient leur situation passer d’une sécurité relative à la plus grande précarité, et inversement (Black, 2009). Plutôt que de classer ces ménages en catégories préétablies (les « stables » et les « instables », ces derniers étant ceux qui ont subi une expulsion), on pourra se représenter plus précisément la très grande diversité de cette population comme un espace continu de stabilité le long duquel les individus se déplacent dans un sens et dans l’autre.
Offrir et refuser son aide aux proches.
15Tous les locataires rencontrés au cours de cette recherche ont recours à une forme de soutien de leurs proches ; toutefois, pour leurs besoins les plus urgents (nourriture, hébergement, garde d’enfants), ils font plus souvent appel à des liens jetables qu’à des liens familiaux. Afin de mieux comprendre pourquoi, il est nécessaire de s’attarder sur ce qui fait obstacle à l’aide des proches. […]
16À des degrés différents, chacun des résidents rencontrés est pris dans un réseau de proches constitué de liens latéraux (individus occupant une situation socio-économique comparable) et de liens verticaux (personnes occupant des situations de nature différente).
17Pour ce qui est des liens latéraux, essentiels, dans certains cas ils n’existent tout simplement pas. […] Dans d’autres cas, les proches sont eux-mêmes trop pauvres en ressources ou trop en difficulté pour servir de soutien. […] Parfois, des contraintes légales ou structurelles empêchent toute aide : les proches en liberté conditionnelle, dont les appartements font l’objet d’inspections régulières par les parole officers, hésitent à accueillir leurs parents. Les locataires expulsés comptent parfois pour être hébergés sur des membres pauvres de leur famille, mais cela pèse d’un poids nouveau sur le budget du ménage d’accueil, qui peut ainsi à son tour se trouver menacé d’expulsion. Dans ces conditions, les conséquences négatives de l’expulsion ne concernent plus seulement les locataires expulsés mais aussi les membres de leur réseau. Outre l’aggravation des conditions de pauvreté urbaine, un tel cycle pénalise aussi les proches qui proposent leur aide.
18[…]
19Quant aux liens verticaux, ils sont […] préservés et ne sont activés qu’en cas d’urgence, ou pour répondre à une possibilité de mobilité sociale ; c’est pour les résidents un capital qu’ils prennent soin de ne pas épuiser. […]
20Il y a souvent pour les résidents pauvres un prix émotionnel à payer lorsqu’ils ont recours à des proches en meilleure situation qu’eux – une blessure à un amour-propre déjà mis à mal : ils « en entendent parler » régulièrement, ce qui les met dans une position inconfortable ; ainsi, lors de la crise suivante, ils évitent de faire appel à eux – en conséquence, les proches les plus à même d’apporter de l’aide ne sont pas mobilisés. […]
21Dans certains cas, les proches appartenant à la classe moyenne ne savent tout simplement pas comment apporter leur aide, ou ils ne prêtent pas une attention particulière à la situation de leurs parents pauvres, ou encore ils attachent à leur soutien des conditions perçues par ces derniers comme rédhibitoires.
Les liens jetables.
22Vers qui se tournent les locataires expulsés que trop d’obstacles séparent de leurs réseaux de proches ? Eh bien, ils dépendent dans une grande mesure de liens jetables. Ces liens prennent la forme de relations entre personnes qui se connaissent depuis peu ; des relations caractérisées par une intimité accélérée et simulée, une importante coprésence physique (le temps passé ensemble), un échange réciproque ou semi-réciproque de ressources, ainsi (le plus souvent) qu’une durée de vie limitée. Les études s’intéressent généralement aux « liens forts » entre individus (liens intimes entre des amis proches ou des époux, par exemple) et aux « liens faibles » (les collègues de travail, la famille étendue) pour rendre compte d’un soutien réciproque proportionnel à la force de ces liens (Granovetter, 1973). On attend plus des premiers, tandis que les seconds sont mobilisés avec parcimonie (même s’ils donnent lieu à des récompenses plus directes, comme des informations sur des emplois possibles). Cependant, dans les quartiers étudiés pour mes recherches, les liens forts sont traités comme des liens faibles et les liens jetables comme des liens forts. Des résidents qui ne se connaissent que depuis quelques jours peuvent emménager ensemble, mettre leur argent en commun pour les achats d’alimentation et de mobilier, s’occuper des enfants les uns des autres. Les ressources nécessaires à la survie passent dès lors à travers ces liens jetables ; mais dans la plupart des cas ces relations restent à court terme. […]
23Dès lors que l’on cherche à trouver comment ces liens jetables se forment, les réponses apparaissent presque trop nombreuses. […] Par exemple, Crystal, jeune femme de 19 ans bénéficiaire d’une indemnité pour incapacité de travail, se retrouve sans abri après avoir été expulsée de son appartement ; elle rencontre Patricia, de vingt ans son aînée, à un arrêt de bus devant un débit de boissons et à la fin de la journée les deux femmes habitent ensemble. […] L’environnement le plus à même de créer des liens jetables est celui où se trouvent réunis des individus qui doivent subvenir dans l’urgence à des besoins fondamentaux. Lorsque Crystal fait la connaissance de Patricia, la première a besoin d’un logement et la seconde, qui cherche depuis longtemps à se débarrasser de son mari violent, a besoin d’un revenu qui remplacerait celui de son époux. Dans les centres urbains en particulier, il est fréquent que la rencontre de besoins crée les conditions d’une union de collaboration, si temporaire soit-elle. C’est ainsi que les institutions dont le rôle est la gestion de la pauvreté, et où se côtoient des individus aux besoins comparables, offrent un espace privilégié à la création de liens jetables. […] Ces liens se forment notamment dans les foyers pour sans-abri, où sont rassemblés sous un même toit des dizaines d’individus en situation particulièrement précaire, traversant une « mauvaise passe », comme le formulent plusieurs résidents. Tous sont confrontés au même problème, et pour beaucoup la voie vers un logement stable passe par un lien jetable. Après qu’elles ont toutes deux perdu leur logement, Crystal rencontre Vanetta dans un foyer ; cette dernière est une mère célibataire noire qui élève trois enfants avec l’aide de l’assistance sociale ; elles cherchent bientôt un appartement à partager. Vanetta y rencontre aussi Earl, un homme en âge d’être son père qui manifeste le désir d’une relation amoureuse, désir qu’elle entretient en échange d’argent destiné à relancer les finances de son ménage.
24Les individus à la recherche de liens jetables ont appris à le signaler à leurs nouveaux « amis » potentiels, ainsi qu’à détecter des signaux équivalents. Pour beaucoup, cela passe par plusieurs petites étapes qui mènent rapidement à la constitution d’une relation de réciprocité. Dans le foyer, je remarque que Vanetta et Crystal mettent en place un système de dons réciproques en échangeant des cigarettes, chacune gardant en tête le compte du nombre de Newport données et reçues. La valeur des biens échangés augmente bientôt : des sucreries, des petites coupures, des repas achetés au fast-food local. À travers leurs conversations, chacune apprend à connaître le caractère et les revenus de l’autre : Crystal touche 754 dollars d’indemnités handicap, Vanetta reçoit 673 dollars par mois d’allocations. Les deux jeunes femmes se mettent bientôt à la recherche d’un appartement, tout en continuant à tester mutuellement leur tempérament et leur attachement à la relation de réciprocité. Leurs deux vies sont bientôt liées par une relation de dépendance mutuelle.
25Dès sa mise en place, le lien jetable permet l’échange de toutes sortes de ressources. Les nouveaux amis passent souvent plusieurs heures ensemble, jour après jour ; leurs transactions concernent l’argent, mais aussi le logement, la nourriture, les tickets d’allocation repas, les drogues, les rapports sexuels, les cartes de bus ou les jouets pour enfants. Ils surveillent les enfants de l’autre, cuisinent l’un pour l’autre, et se communiquent des informations sur des emplois à pourvoir ou des allocations publiques percevables. […]
26En temps normal, on n’emménage pas avec un étranger, pas plus qu’on ne lui confie la garde de ses enfants. On n’échange pas si facilement des biens, de l’argent, des soins, avec des personnes que l’on connaît à peine. Mais dans l’urgence de vagues connaissances ou de parfaits inconnus se transforment, parfois du jour au lendemain, en « meilleurs amis », « fiancés » ou « sœurs » (voir Liebow, 1967). […]
27Après sa rencontre avec Patricia à un arrêt de bus, Crystal mettra moins d’un jour à l’appeler « maman ». Née de la nécessité, l’aptitude à donner des noms intimes et chaleureux à de nouvelles relations aide à maintenir l’illusion que les liens jetables sont plus forts et plus stables qu’ils ne le sont en réalité. […]
28Surtout, les liens jetables unissent deux personnes qui se trouvent dans une « mauvaise passe », deux personnes traversant des difficultés matérielles graves et qui sont souvent victimes de traumatismes psychiques. J’ai pu observer des relations authentiques entre deux individus qui, ayant chacun touché le fond, ont décidé de lier leur sort. Pour le moins, les personnes qui se trouvent liées par la pauvreté font l’expérience que leur fardeau n’est pas unique. Ainsi, peu de temps après que Crystal a emménagé avec Arleen, une mère célibataire noire avec six enfants allocataire de l’assistance publique, les deux femmes commencent à se disputer fréquemment. Au cours de l’une de ces confrontations, Arleen finit par hurler : « Tu ne sais pas ce que c’est ! Tu ne sais pas ce que j’ai vécu ! Tu ne sais pas ce que c’est que d’être agressée sexuellement par son père et que ta mère s’en fiche ! » Crystal se redresse pour répondre : « Mais si je sais ! Je sais très bien ce que c’est parce que mon beau-père me molestait quand je n’étais qu’une petite fille et c’est pour ça que j’ai été placée en famille d’accueil. Je te jure devant Dieu que je sais très bien ce que tu as vécu ! Je le jure devant Dieu ! » S’il n’est pas possible de savoir exactement ce qu’Arleen et Crystal ressentent à ce moment, il est raisonnable de penser qu’elles font à travers cet échange l’expérience d’une compréhension mutuelle : le réconfort d’une affinité trouvée, la reconnaissance et l’identification en autrui de sa propre histoire. Lorsque les liens jetables unissent deux histoires personnelles marquées par la souffrance, comme c’est souvent le cas, la nouvelle relation ainsi créée peut donner lieu à un sentiment d’appartenance, voire de réconfort, ou au moins de quelque chose que l’on pourrait décrire comme l’inverse de l’aliénation (Bourdieu, 1997, p. 145, 152). […]
29Dans l’ensemble, les liens jetables observés sont des relations de courte durée. Ils sont parfois irrémédiablement détruits, quand deux personnes se brouillent et se séparent sans jamais revenir l’une vers l’autre. Il arrive aussi qu’ils se transforment en une relation qui s’apparente aux liens faibles : inactif un certain temps, le lien est réactivé plus tard, avec plus ou moins de succès. Certains durent quelques semaines, d’autres plusieurs mois ; parfois, des personnes maintiennent un lien d’amitié (ou du moins développent une tolérance mutuelle) qui permet des échanges de ressources sur une période plus longue. […]
30Quant aux mécanismes qui défont ces liens, ils sont innombrables bien évidemment, puisqu’une relation exigeante entre inconnus est intrinsèquement fragile. J’ai été moins étonné par le fait que ces liens s’étiolent que par la solidité de ceux qui, en de rares occasions, résistent aux conditions brutales sur lesquelles ils se sont établis. […] Dans les cas les plus courants, la pression extérieure suffit à briser les liens jetables. […] Ces derniers craquellent sous le poids des multiples facteurs associés aux conditions extrêmes qui sont à leur origine même. […] De temps à autre, les choses finissent mal.
31Une semaine après avoir emménagé avec Patricia (environ deux mois après s’être séparée d’Arleen), Crystal perd son téléphone : la fille de Patricia (14 ans) l’a emporté avec elle à l’école, où elle l’a égaré. Furieuse, Crystal demande à Patricia un dédommagement de 200 dollars. Patricia refuse, et la tension monte dans la maison. Le soir suivant, selon Crystal (je n’ai pas été témoin de cet événement), Patricia a bu (un mélange de vin et d’eau-de-vie) et lui annonce « Je vais te virer de chez moi ! » avant d’appeler sa sœur en renfort. Crystal appelle à son tour sa cousine et deux de ses sœurs, qui arrivent en premier et attendent dehors dans une voiture. La dispute se poursuit sur le perron où Patricia, ivre, perd l’équilibre et tombe. Crystal lève alors le pied pour l’abattre sur son visage – encore et encore. L’une des sœurs de Crystal sort de la voiture et vient frapper Patricia avec un marteau, avant d’emmener Crystal avec elle. Laissant Patricia recroquevillée sur le trottoir, la voiture démarre rapidement. Le renfort apporté par la famille de Crystal est arrivé promptement, mais son assistance est de courte durée : Crystal est déposée dans une salle d’attente de l’hôpital St Joseph où, une nouvelle fois sans abri, elle va passer la nuit.
Conceptualiser les liens jetables.
32Les sociologues ont longtemps envisagé les réseaux personnels comme un ensemble de liens dont la force varie. Pour Granovetter (1973, p. 1361), « la force d’un lien résulte d’une combinaison (probablement linéaire) du temps passé ensemble, de l’intensité émotionnelle, de l’intimité (la confidence mutuelle) et des échanges de services réciproques ». Les liens forts sont ceux où l’on retrouve en quantité plusieurs de ces caractéristiques (voire toutes), qui se manifestent plus discrètement dans les liens faibles. Les liens jetables seraient-ils simplement une variante des liens faibles ?
33Non, et ce, pour plusieurs raisons. Les liens jetables se caractérisent d’abord souvent par des niveaux élevés d’intensité émotionnelle et d’échanges réciproques de biens et de services ; les individus concernés par ces liens passent beaucoup de temps ensemble. De ce point de vue, les liens jetables tiennent plus des liens forts que des liens faibles, même s’ils touchent des personnes qui se connaissent peu. Ensuite, si les liens faibles ont souvent le rôle de « passerelles » entre des groupes déjà formés, c’est rarement le cas des liens jetables. […] De plus, les relations établies à travers les liens jetables ont tendance à être exigeantes, parfois jusqu’à l’étouffement, et fondées sur des échanges restreints. Elles ne constituent pas des passerelles, et ne facilitent pas la diffusion d’informations (éléments qui font « la force des liens faibles »). Une autre différence entre les liens faibles et les liens jetables tient au fait que les premiers sont « une ressource importante qui rend possibles les opportunités de mobilité » (ibid., p. 1373), tandis que les seconds, souvent noués dans des situations de dénuement extrême entre des individus faisant face à des difficultés comparables, sont une ressource importante pour la survie. Enfin, leur caractère jetable est fondamental : si toute relation est marquée par la menace de la rupture, les liens jetables sont uniques du fait de l’intensité des exigences croissantes subies par des relations neuves – des exigences qui sont donc sans rapport proportionnel avec la longueur du lien – combinée à une instrumentalisation (souvent voilée) de la relation. Ces facteurs, auxquels viennent s’ajouter les pressions extérieures de la pauvreté, limitent la durée de vie de ces liens. En résumé, imaginons un fil fragile qui relie deux personnes. Si le poids auquel il doit résister est léger (un échange d’informations, par exemple), le fil peut tenir indéfiniment : telle est l’image des liens faibles. S’il doit résister à une charge plus importante (lorsqu’il représente un lien entre deux inconnus qui doivent mettre en commun leur logement, leurs repas et leur argent, qui s’échangent la garde de leurs enfants, leurs confidences intimes, leur soutien affectif, qui partagent parfois une relation sexuelle et qui passent ensemble une grande partie de leurs journées), il lui est plus difficile de tenir dans la durée : telle est l’image des liens jetables.
34Les liens jetables ne sont donc pas des liens faibles. Ils ne s’apparentent pas non plus aux liens forts dans leur définition habituelle : ceux qui unissent les membres d’une même famille ou d’une même coterie, et les bons amis. […]
35Forts mais faibles, cruciaux mais instables, récents mais exigeants, intimes et pourtant superficiels – ils relient des « inconnus », chacun « à la fois proche et lointain » (Simmel, 1908, p. 148) –, les liens jetables sont souvent caractérisés par leur courte durée, une grande proximité spatiale, un faible niveau de confiance mutuelle, une forte présence d’échanges mutuels de ressources. […] S’ils ne peuvent pas du tout être décrits selon un modèle qui oppose liens forts et liens faibles, c’est qu’ils impliquent le mélange d’attributs d’ordinaire perçus comme diamétralement opposés et qu’ils réunissent des caractéristiques qui n’ont souvent rien à voir les unes avec les autres. Les liens jetables représentent un cas où la distinction binaire (et par ailleurs souvent appropriée) entre liens forts et liens faibles n’est plus pertinente. […]
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37Cette étude propose une alternative à la thèse de Stack expliquant la survie des pauvres en milieu urbain. L’accent est mis non plus sur le soutien des proches, mais sur des liens jetables. Plutôt que de se trouver face à deux situations radicalement opposées (d’un côté l’intégration profonde dans un réseau de proches, de l’autre l’isolement et l’individualisme complets), les individus cherchant à survivre dans les conditions extrêmes de la pauvreté urbaine ont en fait une troisième option : celle des liens jetables. En analysant comment se créent, s’utilisent et se détruisent ces liens, cet article entend contribuer à notre connaissance du fonctionnement des réseaux dans les quartiers pauvres. Il fait aussi usage de l’ethnographie pour mieux dévoiler comment, dans une époque marquée par l’austérité politique, l’instabilité financière, le développement de l’urbanisation, la croissance des inégalités, le recul des aides sociales, les incarcérations massives, la hausse des coûts de logement, la stagnation des revenus et la pérennisation du chômage, ceux qui sont confinés aux marges des métropoles surmontent les conditions d’un dénuement extrême (voir Duneier, 2007).
38Les résultats de cette enquête indiquent qu’il est temps de réévaluer notre conception des stratégies de survie des personnes confrontées à la pauvreté urbaine. En s’attachant principalement aux liens forts et aux liens faibles, les recherches sur la pauvreté ont peint des tableaux utiles mais au final incomplets de la vie quotidienne et des relations sociales. Les résultats présentés ici suggèrent que nos modèles d’observation des inégalités sociales et de la précarité auraient beaucoup à gagner, des points de vue de la complexité et de la compréhension, à prendre en considération les dynamiques associées aux liens jetables.
Notes
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[1]
Cet article a été établi à partir d’une sélection d’extraits de l’article de Matthew Desmond, « Disposable Ties and the Urban Poor », American Journal of Sociology, vol. 117, no 5, March 2012, p. 1295-1335. Nous tenons à exprimer notre reconnaissance aux Presses de l’Université de Chicago, qui nous ont autorisés à publier cette traduction partielle.