1« Le PageRank est plus une mesure de la réputation, la réputation de là où les gens produisent des liens. » [1] Cette citation de Matt Cuts [2] laisse entendre que le moteur de recherche de la firme de Mountain View évalue la réputation d’une source d’information afin d’affiner la hiérarchisation des résultats proposés à ses usagers. Si l’on peut attribuer au PageRank [3] une mesure de la popularité, la question se pose également pour la réputation : dans quelle mesure est-elle construite, façonnée ou évaluée par le moteur de Google ? Et, considérant que cette intervention de Matt Cuts est destinée aux professionnels du Web (SEO [4], webmarketeurs), l’aspect performatif de cet énoncé nous incite à élargir notre questionnement : le moteur de Google agirait-il sur la réputation d’une entité (organisation, individu), ou produirait-il cette réputation, tout du moins par le biais des documents concernant cette entité ?
2Le moteur de recherche de Google est en effet au centre de l’attention des praticiens de la communication et du marketing, comme le traduit cette citation de Chris Anderson [5] : « Votre marque n’est pas ce que vous en dites, mais ce que Google en dit ». Fortement reprise dans les discours portant sur la réputation en ligne, ou l’e-réputation [6], cette assertion prend tout son sens au fil des observations et enquêtes que nous avons pu mener auprès d’organisations ou de prestataires déployant des stratégies de gestion de la réputation numérique [7]. Première porte d’accès aux pages Web pour les internautes français, Google [8] cristallise de nombreuses pratiques visant à développer ou optimiser sa e-réputation. En effet, et comme nous le discuterons plus longuement par la suite, si la réputation se construit par la consommation d’information, alors le moteur de Google joue un rôle que l’on peut difficilement ignorer dans cette construction. Mais au-delà de ce seul aspect informationnel, cette focalisation des praticiens sur Google pour la gestion de l’e-réputation est-elle justifiée ? L’usage quotidien et ordinaire de ce moteur modifie-t-il notre interprétation de la notion de réputation, aux contours mouvants mais pour autant inhérente à nos sociabilités (numériques) ? Et n’est-ce pas là encore un possible pouvoir éditorial de Google : faire de la réputation un élément indispensable pour accéder à des contenus en ligne ? mais aussi une obligation du côté des éditeurs pour rendre son propre contenu accessible (avoir « bonne réputation ») ?
3L’autorité informationnelle [9] perçue comme le processus de légitimation de l’information est une grille de lecture intéressante pour analyser la façon dont Google et son moteur font autorité, mais elle n’aborde pas les aspects affectifs ou de croyances propres à l’opinion et par extension à la réputation. L’analyse de ce moteur de recherche par le prisme de la réputation va ainsi nous permettre de souligner l’importance des tensions entre les modèles statistiques et les jugements des concepteurs du côté du dispositif, et celles entre rationalité et affect du côté des usagers. Une forme « d’autorité réputationnelle » émerge ainsi, et offre la possibilité de réinterroger notre consommation ordinaire d’information en ligne en ne se limitant pas à l’observation de processus déjà définis, voire en étant guidés (comme c’est le cas pour certains praticiens) par les imaginaires que propage Google.
4Afin de fournir des pistes de réponses, ou tout du moins de réflexion, à ces questionnements, nous proposons tout d’abord dans cet article une rapide revue de littérature en sciences humaines et sociales sur la question de la réputation, puis une synthèse sur celle de l’e-réputation. L’objectif étant ici double. En premier lieu, analyser l’usage du moteur de recherche et y observer ce qui modifie ce que l’on entend couramment par « réputation ». Puis interroger la manière dont Google produirait ou permettrait de circonscrire une forme de réputation numérique, selon un cadre conceptuel composé de quatre prismes d’analyse : documentaire, algorithmique, managérial et cognitif. Ces analyses s’adossent à une description fine des fonctionnalités du moteur, ainsi qu’à nos immersions de terrain auprès de praticiens et décideurs s’appuyant au quotidien sur le moteur pour collecter de l’information ou développer des stratégies de gestion de leur e-réputation (ou de celle de leurs organisations).
La réputation « hors-ligne »
5En économie, la réputation est tout d’abord une question morale répondant à un besoin d’approbation (d’un autre individu, d’un groupe ou de la société) et pouvant favoriser ou non la coopération entre deux acteurs [10]. Dans une situation d’asymétrie d’information, la réputation peut être perçue comme un signal venant réduire l’incertitude (par exemple entre un vendeur et un acheteur) [11], et elle participe ainsi au développement de la confiance. Afin d’obtenir des informations nécessaires en situation de choix, et favoriser sa confiance en l’entité avec laquelle il traite, l’individu peut s’appuyer sur des dispositifs de jugements [12] qui, en quelque sorte, produisent de la réputation (guides gastronomiques, labels, classements). Mais la réputation ne se réduit pas à la question des transactions économiques, puisqu’il s’agit aussi d’un élément essentiel de nos sociabilités. Comme le souligne le sociologue Pierre-Marie Chauvin, la réputation est « une représentation sociale partagée, provisoire et localisée, associée à un nom et issue d’évaluations sociales plus ou moins puissantes et formalisées [13] ». La notion d’évaluation, ici effectuée par et pour un groupe donné, fait de plus écho à l’étymologie du terme « réputation » : reputatio, soit recalculer/recompter. Cette évaluation s’attacherait alors à un nom, et permet de prendre en considération une autre notion proche de celle de réputation, la notoriété, soit le fait d’être connu quel que soit le jugement qui a amené à cette reconnaissance. Le fait d’aborder la réputation comme une évaluation collective, comme un mécanisme économique et comme étant liée à une question de notoriété, explique en partie l’intérêt des sciences de gestion, et du marketing en particulier, pour cette notion, qui plus est dans un contexte organisationnel. La réputation y est ainsi abordée via un prisme cognitiviste : elle est décrite comme la perception des actions d’une entité à partir du traitement des informations la concernant, et elle est également la résultante des « images mentales » des parties prenantes [14], autant qu’une réaction affective et émotionnelle [15].
6Dans le champ des sciences de l’information et de la communication, la réputation est présentée comme un phénomène interrogeant autant la question de la visibilité d’une entité (être vu) que les jugements qui découlent de ou permettent cette visibilité (être jugé) [16]. La question de l’opinion y est plus fortement interrogée, ainsi que le met en exergue Gloria Origgi : « La réputation est la valeur informationnelle de nos actions, la trace de notre conduite que nous laissons inévitablement dans les opinions des autres à chaque fois que nous interagissons avec le monde social, et qui oriente leurs actions vis-à-vis de nous [17] ». De ces approches en sciences humaines et sociales, nous proposons dans nos travaux [18] la synthèse suivante.
7La réputation apparaît comme une méta-opinion, une opinion sur l’opinion des autres, car « que l’on s’y conforme dans un groupe, ou qu’elle soit présente dans une information issue d’un média (l’information ayant toujours un sens), l’opinion sur laquelle se construit la réputation est déjà l’évaluation (avant intégration) de l’opinion d’un autre » [19]. La réputation est alors, au sein d’un groupe, un mécanisme d’agencement des opinions. Sa formulation permet de s’orienter vers les opinions les plus partagées afin de produire un sens commun et évaluatif propre à un public donné (et pouvant donner lieu à des dispositifs de jugements). Et, de fait, il n’y a donc pas une, mais des réputations en fonction des groupes voire des individus.
8La réputation se différencie de l’autorité informationnelle, comme nous l’avons souligné en introduction, car elle ne se limite pas à observer des processus de légitimation de l’information, mais elle y associe des aspects affectifs et cognitifs propres à l’individu, autant que des actes de communication propres à l’opinion. De plus, la réputation permet la visibilité d’une information ou d’une opinion par l’agencement qu’elle suppose au sein d’un groupe, autant que la visibilité (d’un discours par exemple) peut participer à des réputations (d’une organisation par exemple). Enfin, cette notion se distingue de celle de popularité si nous considérons qu’être populaire consiste à obtenir les faveurs du plus grand nombre sans distinguer précisément ce qui motive cette admiration ou ce qui régit sa formulation. Ainsi, la visibilité, la notoriété, la popularité ou encore l’autorité peuvent être abordées comme des mécanismes participant à la formation d’une réputation, mais elles supposent d’être distinguées pour mieux décrire ce qui construit cette réputation.
La réputation en ligne
9Le développement de l’accès à internet au début des années 2000 a suscité de nombreuses recherches sur une possible transposition en ligne de la notion de réputation, plus précisément dans son acception économique (pour des sites de ventes en ligne comme eBay [20]). Plus instrumentales que conceptuelles, ces approches se centraient sur l’intérêt et l’effectivité des systèmes de réputation propres à de nombreux sites marchands, et sur la confiance que ces systèmes permettaient de générer, entre par exemple un acheteur et un vendeur en ligne, par la production de « scores de réputation ».
10En France, il semble que ces recherches ne soient pas à l’origine du développement de la notion de réputation en ligne, ou d’e-réputation, et des pratiques de gestion qui l’accompagnent. Depuis 2006, ce sont en effet les discours proposés par les praticiens qui participent à l’engouement pour cette notion, et pour les opportunités et les risques qu’elle présente. Au travers de nombreux écrits (blogs, livres), l’e-réputation est généralement présentée comme un risque : les internautes peuvent s’exprimer librement sur le Web, leurs opinions sont mémorisées et mises en visibilité par les systèmes des plates-formes, et elles forment un tout renvoyant une image positive ou négative d’une entité. Cette image guide par la suite les relations futures de l’entité avec ses publics, voire sa pérennité économique. À partir de ces approches opératoires, et parfois anxiogènes, se sont construits de nombreux débats publics (droit à l’oubli et au déréférencement), des normes (Afnor), un marché de prestations en constante croissance et une focalisation sur le rôle des plates-formes dans la construction d’une e-réputation. Google est ainsi présenté quasi-systématiquement comme un outil crucial afin de s’assurer une « bonne e-réputation ».
11La réputation en ligne, comme phénomène participant à notre ordinaire numérique et comme enjeu économique pour de nombreuses organisations (comme celles du secteur de l’hôtellerie [21]), est interrogée depuis peu de temps par les chercheurs en sciences humaines, et en sciences de l’information-communication en particulier. Dans nos recherches, nous proposons d’aborder l’e-réputation comme un ensemble d’indicateurs [22] (étoiles, likes, retweets, notations, mais aussi commentaires et avis lorsqu’ils sont quantifiés) issus de la commensuration [23] d’interactions intentionnelles endogènes ou automatisées. Lorsque l’usager d’une plate-forme Web exprime une opinion par lui-même (interaction endogène) ou par le biais d’un bouton sur l’interface (interaction automatisée), les systèmes qui gouvernent cette plate-forme transposent par la suite cet élément qualitatif (j’aime/je n’aime pas, par exemple) en un élément quantitatif qui permettra une comparaison (la commensuration).
12Ces divers indicateurs s’attachent ensuite à la présence numérique [24] d’une entité [25], et participent à sa redocumentarisation [26]. En d’autres termes, ils produisent à l’écran une ré-articulation sémiotique de cette présence, permettant aux publics d’en négocier le sens (dois-je aller dans cet hôtel au vu des étoiles sur son profil ?). De plus, ces indicateurs apparaissent comme des marqueurs [27] prescriptifs, des sceaux d’approbation ou de désapprobation pour des publics donnés [28]. Dans un Web du document où l’abondance est la règle, l’e-réputation vue comme un ensemble d’indicateurs (qui « indiquent » où porter le regard) favorise l’orientation de l’usager [29] et permet d’organiser l’attention.
13La frontière est alors poreuse entre une réputation numérique (ou e-réputation) et une réputation de manière générale (hors-ligne). La prolifération d’appellations (réputation en ligne, réputation numérique, etc.) laisse supposer, du côté des praticiens, le développement d’une notion écran permettant d’englober sans les distinguer d’autres notions (popularité, notoriété, etc.) autant que diverses pratiques de management [30]. Nous choisissons pour notre part le terme « (e)réputation » afin de souligner que cette réputation non seulement est propre au Web et à ses dispositifs, mais qu’elle participe aussi à la construction d’une réputation « hors-ligne » : vus comme des médias, les dispositifs éditoriaux du Web influent sur les représentations et opinions des individus. Nous préférons de plus ce terme afin de ne pas délimiter arbitrairement les effets des causes. En somme, ne pas réduire au numérique des phénomènes allant au-delà de ses frontières, tout en mettant de côté les idéologies propres à certains praticiens promouvant cette notion.
14Pour autant, la construction des (e)réputations s’avère complexe à décrire. Afin de favoriser cette analyse, nous proposons le cadre conceptuel suivant (figure 1) reposant sur quatre aspects à observer : documentaire (mode de production d’indicateurs de réputation visibles dans l’interface), algorithmique (techniques et modèles mathématiques usités), cognitif (traitement des opinions émises en ligne et leurs effets sur les usagers) et managérial (discours des professionnels du Web sur l’utilisation du moteur).
Figure 1. Cadre d’analyse de la construction des réputations numériques

Figure 1. Cadre d’analyse de la construction des réputations numériques
Figure 2. Volume de résultats pour la requête « Google »

Figure 2. Volume de résultats pour la requête « Google »
17Le moteur de recherche de Google produit-il et mesure-t-il de la réputation ? modifie-t-il la conception de cette notion pour ses usagers quotidiens, qu’ils soient praticiens ou chercheurs, et son usage, notamment pour produire ou consommer de l’information ? Afin d’éclairer ces interrogations, nous allons analyser certaines fonctionnalités du moteur en fonction des quatre aspects proposés supra, avec une attention particulière portée sur les aspects documentaire et algorithmique, les plus prépondérants concernant ce dispositif sociotechnique.
Le prisme documentaire de la (e)réputation selon Google
18Lorsqu’un usager produit une requête sur le moteur de recherche Google, l’un des premiers éléments visibles sur l’interface de la page de résultats est le volume de résultats et le temps nécessaire à leur affichage (Figure 2).
19« Dans un espace aussi peu structuré que le Web, des modèles de documents se côtoient ou se succèdent pour l’usager, eux-mêmes formant des “îlots de cohérence” au milieu des communications les plus diverses. » [31] Pour filer cette analogie, Google fournit à ses usagers, comme outil de traitement du document numérique, un pont entre ces « îlots de cohérence », diminuant ainsi une possible surcharge cognitive. Mais avec sa capacité d’indexation, et par l’affichage apparent du volume de résultats qu’il traite, il génère de l’incertitude [32]. Cependant, en ne fournissant que dix résultats par page (hormis ceux publicitaires), il diminue de fait l’asymétrie d’information entre ce qu’il sait (son index) et ce que les usagers veulent savoir. Ce premier élément documentaire qu’est le volume de résultats est alors un signal participant à la réputation du moteur, il permet de générer de la confiance : le moteur est « transparent », au sens où il nous montre qu’il produit une sélection dans les milliards de documents qu’il traite. Ce qui peut par ailleurs expliquer l’expression fortement employée de « Web visible » [33], à savoir les pages Web accessibles et indexées par un moteur de recherche (Google étant généralement l’exemple central). Google est ainsi une porte d’accès à un très fort volume de documents qu’il donne à voir, mais aussi un moyen de s’y orienter convenablement et avec confiance quant à sa capacité à identifier les documents « pertinents ».
20Une fois les résultats affichés, le moteur propose (spécifiquement pour des requêtes commerciales) d’autres éléments visant à capter l’attention de l’usager. En l’occurrence, il s’agit d’indicateurs réputationnels, matérialisés dans l’interface par des étoiles et des notations (figure 3).
Figure 3. Premiers résultats (non publicitaires) pour la requête « restaurant Poitiers »

Figure 3. Premiers résultats (non publicitaires) pour la requête « restaurant Poitiers »
22Le moteur fournit ainsi ses propres dispositifs de jugements nécessaires pour appuyer un choix [34]. Il propose des signes participant à la réputation des entités évaluées, voire produit lui-même de la réputation. En effet, ces indicateurs reposent sur l’agencement d’opinions en provenance des usagers du moteur, et dont la commensuration à partir de modèles statistiques spécifiques [35] permet un classement et dirige la mise en visibilité des résultats. Ces indicateurs réputationnels ne permettent en rien de présumer du comportement des publics qui y sont exposés [36], mais ils incitent cependant les divers acteurs évalués à entrer dans une sorte de « guerre des étoiles » [37], voire à investir dans les solutions publicitaires de la firme. Et ils attirent l’attention des usagers, tout en favorisant une écologie cognitive dans leur recherche d’information et leur prise de décision.
23Ainsi que nous l’avons souligné, l’e-réputation se construit par l’ensemble des indicateurs attachés à la présence numérique d’une entité. Par la production de ces indicateurs, Google redocumentarise constamment les documents qu’il traite. Mais ce réagencement sémiotique ne se limite pas à la production de dispositifs de jugements qui offrent une faible marge d’interprétation (qui plus est avec les organisations du secteur de l’hôtellerie). Une des fonctionnalités les plus illustratives de cette « redocumentarisation du monde » [38] constante et dynamique proposée par le moteur est le Knowledge Graph. Le Knowledge Graph permet d’agencer et de structurer les résultats du moteur en fonction de critères sémantiques. Présent à côté des résultats de recherche, il offre une vue synthétique et documentée (images, liens, texte) d’un sujet donné (figure 4).
Figure 4. Exemple d’un résultat dans le Knowledge Graph pour la requête « Université de Poitiers »

Figure 4. Exemple d’un résultat dans le Knowledge Graph pour la requête « Université de Poitiers »
25Cette éditorialisation de divers documents produit du sens et met en avant les principales informations pouvant participer à une évaluation du sujet traité. Mais en quoi cet agencement produit-il de la réputation ? Le Knowledge Graph s’appuie sur la base de données sémantique Wikidata.org et sur Freebase.com [39] (racheté par la firme). Ces deux bases de données ne sont pas éditées seulement par des programmes informatiques, mais aussi par des utilisateurs (de Wikipédia par exemple) [40]. En somme, l’agencement documentaire effectué par le Knowledge Graph repose sur des choix de la part d’utilisateurs, il est collectif. Il permet, comme la réputation, de mettre en visibilité les informations les plus partagées, celles qui sont collectivement jugées comme pertinentes pour s’informer sur un sujet ou pour l’évaluer. L’expérience de l’artiste Albertine Meunier visant à « tromper » le Knowledge Graph en modifiant des éléments dans Freebase [41] illustre bien le fait que cette fonctionnalité éditoriale du moteur est dépendante des utilisateurs. Pour autant, Google joue lui aussi un rôle dans la documentarisation des informations proposées. Si les informations sont produites par les usagers, les mécanismes de mise en visibilité propres à la réputation sont effectués par le moteur lui-même, et cela dans un but essentiellement commercial [42]. Nonobstant le fait que « le documentariste n’est pas neutre, il est actif dans ce processus de redocumentarisation : c’est lui qui trie et hiérarchise l’importance des traces » [43], les résultats du moteur, Knowledge Graph inclus et hors résultats publicitaires, sont souvent qualifiés par les praticiens et usagers que nous avons rencontrés de « naturels » [44]. Cette « naturalisation » des dispositifs sociotechniques du Web et de leurs systèmes de computations n’est pas l’apanage de Google [45]. Mais elle permet à l’organisation d’invoquer son algorithme et sa « liberté d’opinion » lorsque, par exemple [46], une entreprise l’attaque en justice pour justifier de la réputation que cette redocumentarisation a produit. Plus que des résultats « naturels » donc, il conviendrait de dénommer cela des « résultats éditoriaux » [47] afin de souligner le travail aussi bien collectif qu’automatisé nécessaire à leur élaboration.
26Au terme de cette première analyse par un prisme documentaire, nous pouvons entrevoir que Google, avec son moteur, produit des réputations numériques : par la production et la mise en visibilité d’indicateurs réputationnels, et par un agencement constant et collectif de ses résultats. La question de l’algorithme du moteur dans sa capacité à construire des réputations numériques, et à les mesurer, nous apparaît alors comme fondamentale.
Le prisme algorithmique de la (e)réputation selon Google
27La question des programmes et algorithmes traitant les informations proposées aux usagers est centrale pour un dispositif sociotechnique comme le moteur de recherche de Google. En effet, cet aspect permet d’interroger la mémorisation des informations par le moteur, ainsi que la manière dont celui-ci produit de la réputation.
28Parmi les nombreux cas qui accompagnent les discours sur l’e-réputation, la question de la mémorisation des informations participant à sa construction est fortement mise en avant. Là où la réputation hors-ligne suppose une temporalité spécifique, liée à la fois à la mémoire collective et aux divers traitements médiatiques d’un événement, la « mémoire du Web », à la fois automatique et algorithmique, opère, elle aussi, à chaque étape du processus informationnel [48]. « Comme la mémoire humaine, les mémoires informatiques sélectionnent les événements dont elles conserveront la trace à travers les algorithmes qui permettent de les renseigner » [49]. L’algorithme du moteur de Google opère de même : combien de temps une information restera-t-elle accessible par le biais du moteur ? Qui plus est lorsque cette mise en visibilité dépend de nombreux facteurs [50], et que par la fonctionnalité « en cache » du moteur certaines pages Web supprimées restent encore accessibles. Cette question de la mémoire algorithmique du moteur motive par ailleurs les prestations de « nettoyage de l’e-réputation », visant à supprimer ou à « noyer » les résultats jugés préjudiciables.
29Ce traitement automatisé et statistique de l’information ne fait pas que brouiller le paradigme de temporalité propre à la réputation, il brouille aussi celui de localité et de plasticité. Au niveau de la localisation, les informations sont accessibles depuis n’importe quel territoire, les infrastructures qui stockent les documents sont souvent à l’étranger et la présentation des résultats varie en fonction de critères de géolocalisation des usagers. De plus, la personnalisation constante des résultats ne permet plus de circonscrire les informations et opinions pouvant participer à la construction d’une réputation pour un individu ou un groupe donné [51]. Ces informations fluctuent alors selon de nombreux paramètres, notamment liés aux modèles mathématiques et critères algorithmiques, qui démultiplient les formes d’interprétations possibles d’une même information et changent ainsi la plasticité de la réputation d’une entité : les informations qui participent à sa construction évoluent et changent constamment d’un individu à l’autre, ou alors peuvent être similaires pour un grand nombre.
Figure 5. Exemple de suggestion pour la requête « smartphone »

Figure 5. Exemple de suggestion pour la requête « smartphone »
31La mise en mémoire des informations semble cependant moins problématique que leur mise en visibilité lorsque l’on questionne la réputation en ligne. Par sa fonctionnalité suggest, le moteur de Google met en visibilité un nom et son association à un ensemble de termes populaires (ou inversement), et par cela oriente les recherches et les informations qui seront consommées (figure 5).
32Cette fonctionnalité, si elle dénote une certaine popularité pour une requête donnée, n’a pas pour but premier de favoriser une forme de visibilité. Elle permet la quantification du langage naturel tel qu’il est retranscrit par l’utilisateur, puis un traitement statistique nécessaire au bon fonctionnement du moteur. Elle participe par cela à une forme de capitalisme linguistique [52]. Si la visibilité qui est ainsi produite, et qui favorise la construction d’une (e)réputation notamment en orientant les usagers vers les résultats les plus consultés ou les requêtes les plus populaires, semble être un effet de bord, il serait plus approprié de parler ici de célébrité. La célébrité suppose une dissymétrie forte entre l’entité (une marque ou un individu) connue et les publics qui la connaissent : « une célébrité est reconnue par plus de personnes qu’elle n’en connaît elle-même » [53]. En proposant des images dans ses résultats, en agrégeant les informations liées à une entité, Google expose ladite entité à un potentiel public dont elle ne connaîtra que peu de chose. Qui plus est lorsque la fonction suggest associe un nom à des caractéristiques et des valeurs faisant sens pour le plus grand nombre (car produites par les requêtes du plus grand nombre). Ce public imaginé, qui, à proprement parler, pourrait produire une image mentale de l’entité devenue ainsi célèbre par diverses computations sémantiques, peut se transformer en source d’inquiétude. Cette forme de célébrité fait alors écho à la question morale propre à la réputation chez Adam Smith [54], et motive selon nous la promulgation par les instances étatiques de lois comme celles liées à l’oubli ou au « déréférencement » (qui délèguent certaines capacités parajudiciaires à Google [55]).
33Mais est-ce que le PageRank, seule « formule » à laquelle nous avons vraiment accès car publiée par les fondateurs de Google, suffit à expliquer ou à comprendre les possibles effets de cet algorithme ? Il semble que non [56]. Les multiples paramètres usités et leurs computations en « boîte noire » restent inconnus, et il devient difficile par des procédés de rétro-ingénierie de comprendre la complexité des causes produisant certains effets. Les concepteurs de cet algorithme, au-delà d’un discours visant à les dédouaner, ne seraient eux-mêmes pas en en mesure d’expliquer certains résultats [57]. En s’appuyant sur le concept de « qualculation » de Callon et Law [58], Bernhard Rieder [59] explique que se concentrer seulement sur les effets produits ne favorise pas la compréhension des mécanismes sous-jacents du moteur. Pour l’auteur, la « qualculation » permet d’interroger la tension existante entre les modèles statistiques et mathématiques usités pour construire l’algorithme du moteur et les jugements des concepteurs qui ont présidé à ces choix théoriques autant que contextuels [60].
34Dans ce cadre, si le lien hypertexte est à l’heure actuelle l’un des critères prépondérants du moteur pour mesurer la « réputation » d’une source ou d’une page Web plus que sa popularité, la sincérité des citations présupposée par les fondateurs de Google n’a plus lieu d’être. Lorsqu’un site Web en cite un autre, ce n’est pas nécessairement parce qu’il estime que celui-ci est pertinent pour une thématique donnée. De nombreuses tactiques de réactivité [61] sont développées pour bénéficier au mieux (ou s’extraire) de l’évaluation faite par le moteur. Les professionnels du SEO ou du marketing Web savent en effet jouer [62] avec ces formes de mesure, et détournent ainsi les classements automatisés du moteur, en réalisant par exemple des google bombing [63] par diverses méthodes. De fait, de nombreuses interventions humaines ont lieu afin de pallier ce que Google estime être une violation de ses règles.
35Ces diverses interventions, autant que les choix qui guident la mise en œuvre de l’algorithme, font que « l’algorithme de Google est fondamentalement enchâssé dans un modèle d’économie politique… des savoirs » [64]. Pourtant, cet aspect est souvent subsumé sous les impératifs techniques et commerciaux des praticiens, qui préfèrent voir en Google un levier central pour gérer l’e-réputation de leurs organisations ou clients. Comme nous l’avons montré dans cette partie, Google semble en effet mesurer une forme d’e-réputation, celle-là même qu’il participe à construire : en permettant d’évaluer la célébrité d’une entité en fonction des termes et du volume de requêtes qui lui sont associés, en négociant la temporalité des informations et en favorisant leur mise en visibilité en fonction de divers critères d’audience ou de géolocalisation, et bien évidemment en calculant les volumes de citations. Un ensemble de paramètres et de mesures cher aux praticiens de l’e-réputation.
Le prisme managérial de la (e)réputation selon Google
36La mesure de la réputation d’une source par le moteur de Google ne s’arrête pas aux éléments discutés supra. De nombreux autres critères sont pris en compte, dont certains se retrouvent dans l’application Google Analytics, aujourd’hui leader des solutions de quantification de l’audience d’un site Web (temps passé sur un site, pages vues, visiteurs uniques, etc. [65]). De fait, dans les discours et pratiques des professionnels du Web, Google et son moteur sont mis au centre de la gestion de l’e-réputation. Et ces mêmes praticiens disposent, in fine, de très peu d’éléments pour appréhender la manière dont Google mesurerait la réputation d’une source ou participerait à sa construction. En se fondant uniquement sur les effets visibles (hiérarchisation des résultats, indicateurs réputationnels, agencement des documents), en ne faisant que supposer les critères déterminants pris en compte par le moteur et en n’ayant accès qu’aux éléments fournis volontairement par Google (PageRank, Analytics, discours comme ceux de Matt Cuts), une forme de performativité apparaît : pour avoir une « bonne réputation » sur/par Google, il faut agir comme/avec Google. La firme accompagne ainsi de nombreux praticiens par le biais de formations dédiées, et fournit même une certification.
37Par suite des analyses que nous avons pu mener sur 12 outils de veille et de mesure de l’e-réputation [66], nous avons constaté que le PageRank était systématiquement utilisé comme critère de mesure. Lorsqu’un praticien souhaite, par exemple, mesurer « l’influence » d’une source, il s’appuie sur son volume de liens hypertextes entrants et sur leur « qualité » au sens de Google. Lorsqu’il s’interroge sur la visibilité ou la notoriété de ladite source, il observe son positionnement dans le moteur de recherche. De même, s’il souhaite quantifier l’attention portée sur un message, il fera appel, dans la mesure du possible, aux critères proposés par Google Analytics. De nombreux autres outils de mesure de la réputation ou de « l’influence » en ligne (notions souvent associées chez les praticiens) intègrent le PageRank, à l’instar de Klout [67] et ses 750 millions d’utilisateurs revendiqués.
38En somme, si Google produit de la (e)réputation et qu’il permet de la mesurer, il influe aussi fortement sur les représentations de cette notion. Au travers de l’omniprésence et de la performance de son PageRank, il fait circuler un ensemble d’imaginaires quant à ce que serait la réputation en ligne et la manière de l’appréhender : les opinions sont quantifiables par les liens hypertextes, l’influence se mesure par la visibilité, l’attention s’évalue par le calcul des clics effectués ou du temps passé sur une page Web… Les présupposés théoriques voire idéologiques des fondateurs du moteur de recherche, comme les choix techniques opérés, deviennent ainsi une norme que s’approprient les praticiens, puis qu’ils transmettent aux organisations voire qu’ils enseignent aux futurs professionnels. Les pratiques informationnelles et les usages ordinaires des individus exposés à ces discours prennent alors pour référence les attendus du moteur : si l’information ne se trouve pas dans la première page du moteur Google, est-elle réellement pertinente/fiable/crédible… ou réputée [68] ?
39La qualité des savoirs diffusés par le Web et la pertinence des informations que l’on peut y collecter apparaissent comme autant d’éléments mesurables qui deviennent par la suite des critères de gouvernance pour le moteur comme pour les usagers y faisant appel. Google se révèle ainsi central pour gérer la (e)réputation d’une entité, moins parce qu’il influe de manière homogène sur les perceptions des usagers que parce qu’il occupe une situation quasi-hégémonique en matière de commensuration de celle-ci. D’ailleurs, dans l’un des rares articles publiés par les fondateurs de Google concernant le PageRank, ceux-ci soulignent : « une mesure objective de l’importance des citations correspond bien à l’idée subjective de l’importance que se font les gens [d’une source d’information par exemple] » [69]. Le lien hypertexte permettrait de désubjectiver une idée subjective, ce qui est propre à l’analyse de l’opinion [70]. Pour autant, l’agencement permis par un traitement à grande échelle des liens hypertextes comme reflet d’une formulation subjective, collective et intentionnelle met de côté l’aspect affectif propre à l’opinion et à la réputation ; autrement dit, les effets produits sur l’individu de cette forme de réputation.
Le prisme cognitif de la (e)réputation selon Google
Figure 6. Personnalisation des résultats de recherche à partir de l’AuthorRank

Figure 6. Personnalisation des résultats de recherche à partir de l’AuthorRank
41La réputation est centrale pour connaître autrui [71]. Et Google redéfinit nos modes de mises en relation. « L’influence culturelle de Google ne s’est pas fait attendre. Ainsi, assez tôt, le terme to google est-il entré dans le langage courant. » [72] La « googlisation », soit rechercher des informations sur un individu ou soi-même dans le moteur, n’est pas un acte anodin ou isolé. Interroger le moteur avant de rencontrer une personne, ou avant d’interagir avec une organisation, n’est pas sans incidence sur nos relations. Qui plus est quand, comme nous l’avons montré, le moteur associe des images ou des termes à la requête, redocumentarise certains documents, ajoute des dispositifs de jugements composés d’indicateurs réputationnels… Le moteur de recherche amène à une réflexion sur l’identité par la mise en avant de certaines informations, et donne des éléments à cette question fortement liée à la notion de réputation : « comment je me vois vu ? » [73]. Le moteur propose ainsi une mise en scène de soi automatisée mais aussi dépendante de notre propre agir et des opinions des autres. Plus que maintenir une face (au sens de Goffman) permettant de contrôler au mieux la célébrité qu’il induit, le moteur suppose de jouer avec l’indice des représentations qu’il peut provoquer chez les autres. L’emprise possible de l’usager sur le dispositif se confronte à son incompréhension des mécanismes ayant amené à attacher telle ou telle information à sa présence en ligne. Toujours dans un registre goffmanien, si la (e)réputation peut être considérée comme un châtiment lorsqu’elle est jugée négative [74], Google participe au développement de stigmates dont les conséquences réelles ou redoutées jouent sur le comportement de certains individus (comme ceux en recherche d’emploi [75]). Et ces stigmates servent, spécifiquement pour les organisations, à nourrir les arguments des prestataires en gestion de l’e-réputation. Le moteur produit ainsi des phénomènes de visibilité et d’invisibilité qui interrogent les opinions qu’ils peuvent engendrer. Il personnalise, pour l’usager, la représentation que celui-ci pourra se faire d’une entité à partir des informations et de leurs agencements dans les listes de résultats.
42Ces tentatives de personnalisation des résultats de recherche se retrouvent d’ailleurs au travers de l’AuthorRank, aujourd’hui mis de côté, ou encore des +1 propres au réseau social numérique Google+ [76] sur le modèle affinitaire du like de Facebook.
43La mise en avant de l’auteur d’un document (figure 6), ou des personnes appartenant au réseau de l’usager et ayant partagé un document, peut être perçue comme une volonté de produire une méta-opinion par la personnalisation. Autrement dit, la pertinence du résultat fourni dépendrait moins du contenu qu’il propose que de son auteur, et du groupe d’appartenance auquel l’auteur se rattache. L’opinion du groupe, ici traduite par le volume de « cercles Google+ » ou de « +1 », influerait implicitement sur l’opinion que se construit l’usager exposé à de tels résultats.
44Le fait de mettre en scène la présence numérique d’un usager par l’ajout de son avatar ou de sa photo à un résultat de recherche apparaît comme un marqueur prescriptif propre à l’e-réputation. Les listes de résultats du moteur sont alors moins un agencement d’informations que l’agencement de différents traitements d’une même information. La réputation comme une somme d’informations participant à la construction de représentations individuelles ou collectives, et comme un sceau (label, marqueur) venant s’attacher à une entité pour régir par la suite ses interactions avec son monde social, ne change pas ici intrinsèquement dans son mode de constitution. Mais contrairement aux dispositifs de jugements « classiques », à l’autorité du groupe ou aux traitements médiatiques, le moteur laisse une plus grande marge de négociation pour l’individu qui évalue comme pour celui qui est évalué. Ce faisant, il génère une nouvelle manière d’appréhender la réputation d’autrui. Il élargit la signification même de cette notion en singularisant les capacités de chaque utilisateur à produire du sens par la personnalisation constante des résultats qu’il propose. Et, à l’inverse, il rend complexe la capacité à circonscrire le regard porté sur soi par les autres.
Conclusion
45La réputation est une notion tiraillée entre des approches rationnelles (en économie par exemple) et cognitives/affectives (en gestion par exemple). Dans une perspective « réaliste-critique », la réputation ne serait donc pas un « objet » que l’on pourrait circonscrire, ou qui se donnerait à voir de manière identique pour tous. Comme de nombreux dispositifs sociotechniques s’appuyant sur des systèmes de réputation, Google cherche à rationaliser voire à construire un « objet réputation » par diverses opérations de calculs. Mais sans omettre de prendre en compte les effets affectifs et cognitifs que l’usage de son moteur induit, notamment d’un point de vue juridique, afin de mieux canaliser l’attention et favoriser ses stratégies commerciales. Google produit ainsi de l’affinité (jugement par les « +1 », personnalisation des résultats) autant que de l’autorité (statistique, avec le PageRank ou la mesure d’audience). Confronter ces deux aspects, ainsi que nous l’avons souligné avec le concept de « qualculation », ne semble pas pertinent pour questionner la manière dont les usagers du moteur vont s’appuyer sur celui-ci pour consommer de l’information ; en particulier pour définir ce qui va rendre cette information légitime, comme lorsqu’elle apparaît en première page.
46Car Google ne construit pas ou ne mesure pas la réputation. Il participe à sa construction sociale en proposant un traitement collectif et individualisé qui offre de multiples interprétations des résultats de son moteur. Il re-contextualise constamment les documents qu’il agrège et il les marque par des indicateurs visant à diminuer l’asymétrie d’information et à favoriser la confiance. Il propose des normes éditoriales dont l’objectif premier est de développer la visibilité sur son moteur autant que des éléments de mesure de la « réputation » des contenus qu’il rend visible. En somme, Google produit ses réputations, dont les modalités de commensuration autant que de « qualcul » visent en premier lieu à soutenir ses mécanismes de gouvernance : économiques (capitalisme linguistique, captation de l’attention, compétition entre les acteurs commerciaux), techniques (bibliométrie, avec le PageRank, filtrage bayésien, avec la personnalisation) voire idéologiques (la vie privée vue comme une « anomalie » [77]). Google n’est pas pour autant la seule plate-forme Web à proposer des systèmes d’accès à l’information se basant sur la notion de réputation : Amazon classe les biens culturels qu’elle propose en fonction des évaluations de ses clients (et redéfinit ainsi les contours de la réputation d’un auteur), eBay propose des scores de réputation pour évaluer les vendeurs et les acheteurs.
47L’aspect numérique de la réputation nécessite de mettre au centre de son analyse les pratiques des usagers et les tactiques des entités pour « jouer » avec les systèmes, à défaut de pouvoir interroger leurs concepteurs ou appréhender dans leur totalité leur fonctionnement. Les effets, sur l’individu comme sur la société, produits par ces processus numériques permettent de souligner un fait essentiel : le Web produit des réputations. Et Google en fait un instrument de régulation.
Notes
-
[1]
Notre traduction. Citation originale : « PageRank is much more a measure of reputation, it’s much more a reputation of where people link ». Dans « How does Google separate popularity from authority? », Chaîne Youtube de Google Webmasters, 2014, https://youtu.be/PfLaC325S6M, consulté le 23 février 2016.
-
[2]
Matt Cuts est directeur du spam chez Google.
-
[3]
Formule algorithmique centrale et historique du moteur pour classer les pages Web.
-
[4]
Search Engine Optimization : ensemble des techniques visant à favoriser la visibilité de pages Web sur un moteur de recherche, au-delà de toute action publicitaire ; par extension, nom parfois donné aux agents chargés de cette visibilité sur les moteurs.
-
[5]
Phrase qui aurait été prononcée lors d’une conférence. Voir : « 12 Take Aways from Chris Anderson’s MPlanet Longtail Presentation », Marketing Shift, 2006, http://www.marketingshift.com/2006/11/12-take-aways-from-chris.cfm, consulté le 23 février 2016.
-
[6]
Camille Alloing, « “Votre entreprise plus nette sur le Net”. Comment les professionnels fabriquent-ils les publics et les imaginaires de l’e-réputation ? », Communication, 33, 2015, [en ligne] https://communication.revues.org/6060.
-
[7]
Notamment dans le cadre de notre thèse au sein de La Poste.
-
[8]
Nous nous concentrons dans cet article sur le moteur de recherche de l’entreprise (bien que de nombreux autres services – recherche d’images, YouTube, etc. – soient un terrain fertile d’analyses), que nous choisissons parfois de seulement dénommer « Google ».
-
[9]
Évelyne Broudoux, « Construction de l’autorité informationnelle sur le Web », in Roswitha Skare, Niels Windfeld Lund, Andreas Varheim (dir.), A Document (Re)turn: Contributions from a Research Field in Transition, Berne, Peter Lang, 2007.
-
[10]
Adam Smith, The theory of moral sentiments, Penguin, 2010.
-
[11]
David Kreps, Robert Wilson « Reputation and imperfect information », Journal of economic theory, 27, 1982, p. 253-279.
-
[12]
Lucien Karpik, « Réalité marchande et réputation », Communications, 93, 2013, p. 121-129.En ligne
-
[13]
Pierre-Marie Chauvin, « La sociologie des réputations », Communications, 93, 2013, p. 131-145.
-
[14]
Charles Fombrun, Reputation: realizing value from the corporate image, Harvard Business School Press, 1996.
-
[15]
Anthony Davis, Everything you should know about public relations: direct answers to over 500 questions, Kogan Page Publishers, 2003.
-
[16]
Nicole D’Almeida, La société du jugement : Essai sur les nouveaux pouvoirs de l’opinion, Armand Colin, 2007.
-
[17]
Gloria Origgi, « Un certain regard », Communications, 93, 2013, p. 101-120.
-
[18]
Camille Alloing, « Processus de veille par infomédiation sociale pour construire l’e-réputation d’une organisation », Thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication, université de Poitiers, 2013.
-
[19]
Ibid., p. 231.
-
[20]
Cynthia McDonald, Carlos Slawson, « Reputation in an internet auction market », Economic inquiry, 40, 2002, p. 633-650.
-
[21]
Vincent Cardon, « La guerre des étoiles », Revue d’anthropologie des connaissances, 91, 2015, p. 39-61.
-
[22]
Ainsi que nous l’avons souligné, les systèmes des plates-formes produisent des « scores » de réputation. Nous choisissons le terme « indicateur » en nous plaçant du côté de l’usager, de celui qui est exposé à ces « scores » et qui s’appuie sur eux pour prendre une décision.
-
[23]
Wendy Nelson Espeland, Mitchell Stevens, « Commensuration as a social process », Annual review of sociology, 1998, p. 313-343.
-
[24]
Louise Merzeau, « La présence plutôt que l’identité », Documentaliste-Sciences de l’Information, 47, 2010, p. 32-33.
-
[25]
« Présence numérique » que nous entendons ici comme les profils sur des plates-formes ou les documents numériques traitant d’une entité. En somme, tous les éléments (comme les attributs d’identité numérique) qui participent à la personnalisation et la médiation des contenus produits ou consommés par ladite entité en ligne.
-
[26]
Roger T. Pédauque, La redocumentarisation du monde, Toulouse, Cépaduès éd., 2007.
-
[27]
« Marqueurs » au sens où ces éléments s’attachent à un objet (profil sur une plate-forme par exemple), et lui permettent de se distinguer, de se singulariser.
-
[28]
Dois-je m’abonner à ce compte Twitter au vu de son volume d’abonnés ? ou relayer tel message au vu de son « score » dans mon réseau ?
-
[29]
Hassan Masum, Yi-Cheng Zhang, « Manifesto for the reputation society », First Monday, 9, 2004,[en ligne] http://firstmonday.org/article/view/1158/1078.
-
[30]
Notons tout de même que dans les corpus de textes que nous avons étudié sur la question, la terminologie « e-réputation » est la plus usitée, mais elle n’est pas fondamentalement distinguée des autres appellations (réputation en ligne, réputation numérique, cyber-réputation).
-
[31]
Dominique Boullier, Franck Ghitalla, « Le Web ou l’utopie d’un espace documentaire », Information-Interaction-Intelligence, 4, 2004, p. 174.
-
[32]
Vais-je trouver les résultats qui me conviennent dans un si fort volume ?
-
[33]
Béatrice Foenix-Riou, Recherche éveillée sur Internet : mode d’emploi. Outils et méthodes pour explorer le Web, Lavoisier, 2011.
-
[34]
La présence systématique de notations pour certaines organisations (des commerces en particulier) est liée au déploiement entre 2011 et 2012 des pages « Google+ local » venant en remplacement des « Google Places pages ». Voir à ce sujet : Greg Sterling, « Google+ “Pages” Coming For Businesses », Search Engine Land, 2011, http://searchengineland.com/google-pages-coming-for-businesses-83985, consulté le 23 février 2016.
-
[35]
Voir la présentation sur la page dédiée de l’entreprise : https://support.google.com/business/answer/4801187?hl=en&ref_topic=4596755. Le modèle statistique utilisé (théorème de Bayes) ne permettrait néanmoins pas de produire un score de 5/5, même si l’ensemble des notations ou commentaires sont absolument positifs. Voir : Mike Blumenthal, « Why does Google show a 4.8 rating when I have all 5-star reviews? », Local U, 2014, http://localu.org/blog/google-show-4-8-rating-5-star-reviews, pages consultées le 23 février 2016.
-
[36]
Thomas Beauvisage, Jean-Samuel Beuscart, Vincent Cardon, Kevin Mellet et Marie Trespeuch, « Notes et avis des consommateurs sur le Web », Réseaux, 177, 2013, p. 131-161.
-
[37]
« Présence numérique » que nous entendons ici comme les profils sur des plates-formes ou les documents numériques traitant d’une entité. En somme, tous les éléments (comme les attributs d’identité numérique) qui participent à la personnalisation et la médiation des contenus produits ou consommés par ladite entité en ligne.
-
[38]
Roger T. Pédauque, La redocumentarisation du monde, op. cit.
-
[39]
Kurt Bollacker, Evans Colin, Paritosh Praveen, « Freebase: a collaboratively created graph database for structuring human knowledge », Proceedings of the 2008 ACM SIGMOD international conference on Management of data, 2008, p. 1247-1250.
-
[40]
Depuis le début de l’année 2016, Google permet aux usagers de modifier directement certaines informations présentes dans le Knowledge Graph. Voir la page dédiée sur le site de la firme : https://support.google.com/websearch/answer/6325583?p=kg_edit&rd=1, consultée le 23 février 2016.
-
[41]
Voir sur le site d’Albertine Meunier, « Le PtitVincent, ou, Comment Google invente, grâce au PtitVincent, une période artistique fantoche de l’histoire de l’art », 2014, http://albertinemeunier.net/ptitvincent, consulté le 23 février 2016.
-
[42]
Voir Matt McGee, « Google Says Knowledge Graph Has Led To More Searches », Search Engine Land, 30.05.2012, http://searchengineland.com/google-says-knowledge-graph-has-led-to-more-searches-122792, consulté le 23 février 2016. Où l’auteur souligne que le Knowledge Graph génère plus de recherches sur le moteur, donc plus de possibilités d’exposer ses usagers à des publicités.
-
[43]
Béatrice Galinon-Mélénec, Annick Monseigne, « La sémiotique des “signes-traces” appliquée au recrutement : le cas de la recherche du “bon candidat” via les traces numériques », Communication & organisation, 9, 2011, p. 111-124.
-
[44]
En France, on parle d’ailleurs de « référencement naturel » pour les activités de SEO mises en opposition au « référencement payant » (régie publicitaire de Google).
-
[45]
Julien Pierre, Camille Alloing, « Questionner le digital labor par le prisme des émotions : le capitalisme affectif comme métadispositif ? », La communication numérique au cœur des sociétés : dispositifs, logiques de développement et pratiques, Échirolles, 2015, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01171594, consulté le 23 février 2016.
-
[46]
Voir à tire d’exemple cette décision de la Cour de Justice de San Francisco (du 17 juin 2015) : http://searchengineland.com/another-court-affirms-googles-first-amendment-control-search-results-209034, consultée le 23 février 2016. Le plaignant reprochait à Google un mauvais classement de la présence numérique de son entreprise dans les résultats. Un manque de visibilité (et une mise en visibilité de critiques jugées négatives) ayant amené une perte de plusieurs millions de dollars. La Cour a jugé que Google n’était pas responsable du traitement algorithmique des informations, et que cela relevait de sa liberté d’opinion/expression.
-
[47]
Elizabeth Van Couvering, Search engine bias: The structuration of traffic on the World-Wide Web, Thèse de doctorat, London School of Economics and Political Science, 2010.
-
[48]
Louise Merzeau, « Embedded memories: patrimonialisation des traces numériques », in Linda Idjéraoui & Nicolas Pélissier (dir.), Quand les traces communiquent… Culture, patrimoine, médiatisation de la mémoire, Paris, L’Harmattan, 2014, p 205-216.
-
[49]
Olivier Ertzscheid, Gabriel Gallezot, Brigitte Simonnot, « À la recherche de la « mémoire » du Web : sédiments, traces et temporalités des documents en ligne », in Christine Barats (dir.), Manuel d’analyse du Web, Paris, Armand Colin, 2013, p. 53-68
-
[50]
Comme le rafraîchissement des sources d’information, la suppression ou l’ajout dans l’index en fonction des traces d’usage de chaque usager.
-
[51]
La personnalisation des résultats proposés par le moteur se base, en partie, sur l’adresse IP de l’utilisateur et les données collectées (notamment par le biais de « cookies ») : localisation géographique, pages Web déjà visitées, temps passé sur ces pages, etc.
-
[52]
Frederic Kaplan, « Linguistic capitalism and algorithmic mediation », Representations, 127, 2014, p. 57-63.
-
[53]
Alain Chenu, « Des sentiers de la gloire aux boulevards de la célébrité », Revue française de sociologie, 49, 2008, p. 3-52.
-
[54]
Que l’on peut formuler ainsi : « suis-je associé à des termes flatteurs ou des informations positives pour la “ société ” qui m’observe ? ».
-
[55]
Voir sur le site de la CNIL cet article du 1er décembre 2014 : http://www.cil.cnrs.fr/CIL/spip.php?article2613 (consulté le 23 février 2016) et l’article de Brigitte Simonnot dans le présent dossier.
-
[56]
Bernhard Rieder, « Networked control: Search engines and the symmetry of confidence », International Review of Information Ethics, 3, 2005, p. 26-32.
-
[57]
Dominique Cardon, « Dans l’esprit du PageRank. Une enquête sur l’algorithme de Google », Réseaux, 177, p. 63-95.
-
[58]
Michel Callon, John Law, « On qualculation, agency, and otherness », Environment and Planning D, 23, 2005, p. 717.
-
[59]
Bernhard Rieder, « Probability at Work: Information Filtering as Technique », 2012, [en ligne] http://ssrn.com/abstract=2517272, consulté le 23 février 2016.
-
[60]
« Quelle variable utiliser plutôt qu’une autre ? » par exemple.
-
[61]
Wendy Nelson Espeland, Michael Sauder, « Rankings and reactivity: How public measures recreate social worlds », American journal of sociology, 113, 2007, p. 1-40.En ligne
-
[62]
Christian Marcon, Camille Alloing, « Quelle(s) perception(s) des classements de blogs par leurs auteurs ? Le cas Wikio », in Julie Bouchard et al. (dir.), La médiatisation de l’évaluation/Evaluation in the media, Berne, Peter Lang, 2015, p. 61-80.
-
[63]
Clifford Tatum, « Deconstructing Google bombs: A breach of symbolic power or just a goofy prank? », First Monday, 10, 2005, [en ligne] http://firstmonday.org/ojs/index.php/fm/article/view/1287/1207.
-
[64]
Jean-Max Noyer, Maryse Carmes, « L’irrésistible montée de l’algorithmique : méthodes et concepts en SHS », 2013, [en ligne] http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00911858, consulté le 23 février 2016.
-
[65]
Pour plus de détails sur l’interface Google Analytics, voir notamment l’article de Thomas Grignon dans le présent dossier.
-
[66]
Camille Alloing, « “Votre entreprise plus nette sur le Net”. Comment les professionnels fabriquent-ils les publics et les imaginaires de l’e-réputation ? », art. cit.
-
[67]
Adithya Rao, Nemanja Spasojevic Li Zhisheng, « Klout Score: Measuring Influence Across Multiple Social Networks », ArXiv, 2015.
-
[68]
Bing Pan, Helene Hembrooke Joachims Thorsten, « In google we trust: Users’ decisions on rank, position, and relevance », Journal of Computer‐Mediated Communication, 12, 2007, p. 801-823.
-
[69]
Notre traduction. Citation originale : « an objective measure of its citation importance that corresponds well with people’s subjective idea of importance », in Lawrence Page, Sergey Brin, Rajeev Motwani & Terry Winograd, « The PageRank citation ranking: bringing order to the Web », 1999, [en ligne] http://ilpubs.stanford.edu:8090/422/1/1999-66.pdf, consulté le 23 février 2016.
-
[70]
Louis Quéré, « Opinion : l’économie du vraisemblable. Introduction à une approche praxéologique de l’opinion publique », Réseaux, 43, 1990, p. 33-58.
-
[71]
Nicholas Emler, Angela St James, Amélie Faucheux, « La réputation comme instrument social », Communications, 93, 2013, p. 85-99.
-
[72]
Michaël Vicente, « Google est-il “libertarien” de gauche ? », Multitudes, 36, 2009, p. 71-77. En ligne
-
[73]
Selon la formule de Gloria Origgi, « Comment je me vois vu : ego social et réputation », Savoirs ENS, 2015, [en ligne] http://savoirs.ens.fr/expose.php?id=2129, consulté le 23 février 2016.
-
[74]
Camille Alloing, Julien Pierre, « Construire un cadre d’analyse avec les SIC pour comprendre les pratiques et les enjeux de la réputation en ligne (des individus et des organisations) », in Béatrice Vacher, Christian Le Moënne & Alain Kiyindou (dir.), Communication et débat public : les réseaux numériques au service de la démocratie ?, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 19-28.
-
[75]
Louise Merzeau, « Traces numériques et recrutement : du symptôme au cheminement », in Béatrice Galinon-Mélénec (dir.), Traces numériques : de la production à l’interprétation, CNRS Éditions, 2013, p. 35-53.
-
[76]
Camille Alloing, « Vers une approche instrumentale de l’identité numérique : les attributs identitaires comme structuration de l’environnement informationnel ? », in Jean-Paul Pinte (dir.), Enseignement, préservation et diffusion des identités numériques, Paris, Hermès Lavoisier, 2014, p. 39-68.
-
[77]
Voir Philippe Vion-Dury, « “La vie privée, une anomalie” : Google de plus en plus flippant », Rue 89, 2013, [en ligne] http://rue89.nouvelobs.com/2013/11/21/vie-privee-anomalie-les-dogmes-flippants-google-247726, consulté le 23 février 2016.