CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’histoire de la bande dessinée [1] montre que son invention même est liée à sa capacité à exister et à se diffuser sur différents supports : la presse (grand public ou spécialisée, de grand ou moyen, voire petit format), le livre (l’album ou le roman graphique, voire le livre de poche) et aujourd’hui le numérique (avec Izneo ou les blogs notamment). Autrement dit, le dispositif sémiotique de la bande dessinée (globalement acquis dès les Kazenjammer Kids de Dirks en 1897 [2]) s’est révélé suffisamment souple pour se configurer/se reconfigurer sur des supports variés dès lors qu’ils en respectaient les contraintes sémiotiques : images fixes (mais néanmoins dynamiques) et séquentielles, privées de bande-son (mais réussissant à produire du son dans la bande par une idéographie spécifique), muettes (mais parvenant néanmoins à traduire la parole dans des bulles), spatiales (tout en maîtrisant le temps, grâce au cartouche ou au flash back ainsi qu’à son propre déroulé (rythme) et à la planche comme mémoire), trouant en quelque sorte la surface de la page en projetant un espace 3D en profondeur (et non vers le lecteur) [3]. Le cinéma, la télévision et parfois aujourd’hui l’informatique (le cas est plus complexe, nous y reviendrons) offrent toujours des solutions pour dépasser ces contraintes. La bande dessinée, en ce sens, ne peut se convertir au cinéma ou à la télévision, sauf à se trahir elle-même ou à les trahir. C’est pourquoi il est possible de montrer que la bande dessinée a réussi à se transporter et à se transposer sur des supports variés et donc à s’adapter, tout en maintenant une forte exigence au maintien global de son dispositif sémiotique, c’est-à-dire sans se trahir. On peut même se demander si elle ne s’est pas affirmée dans ce geste d’une transposition qui, à la fois, l’interroge et l’amène à revendiquer en acte sa singularité. Ce sera, en tout cas, notre hypothèse de travail. Nous allons envisager les rapports entre la bande dessinée et la presse, tout d’abord, puis le livre et enfin le numérique.

La bande dessinée et la presse : la subversion d’un catalyseur ?

La presse généraliste, entre formatage et décalage

2Si l’on en croit Thierry Smolderen [4], l’émergence, à la marge du journal, de la bande dessinée américaine à la fin du xixe siècle, avec Richard Outcault, Rudolph Dirks et Winsor McCay notamment, renverrait à la transposition d’une logique foraine, celle des parcs d’attractions (et il est vrai que McCay vient effectivement de ce monde-là), au sein même de la presse, à l’instar du parc d’attractions qui venait lui-même d’une marge des expositions universelles. Monde marchand du parc, monde marchand de cette presse. Le rapprochement est fort, mais il ne dit pas forcément tout.

3Car la presse au xixe siècle est pendant longtemps restée une presse de mots, les images n’arrivant que tardivement et le plus souvent dans des suppléments (en France, au bien nommé L’illustration près) [5]. En tout cas, l’illustration gravée donnait à voir à ce lecteur qui était voué au différé, qui ne pouvait accéder à rien en direct (inventé par la radio), une reconstitution plausible des faits. Le plus souvent il s’agissait, comme le soulignent Jean-François Tétu et Maurice Mouillaud [6], de montrer l’action, ce qui s’est passé, dans la restitution d’un possible vraisemblable et non le résultat de l’action (l’arrestation dessinée d’un Ravachol (vs) la mort photographiée d’un Mesrine [7]). Ainsi se crée l’événement dans son irruption violente, visible, en contraste avec le texte descriptif, analytique ou militant. Mais ces images restent des illustrations : elles accompagnent et souvent précèdent, puisqu’elles sont présentées en une, en couverture, mais ne se substituent pas au texte. Elles illustrent, c’est-à-dire donnent un lustre un peu kitsch, un peu tape-à-l’œil à ces suppléments déjà dédiés à l’image. Le rapport entre texte et image s’inscrit donc dans la tradition de cette logique de l’illustration qui donne rarement la primauté à l’image, sauf pour faire sensation, montrer l’instant « t » grossi et sublimé.

4La bande dessinée apporte à cette presse quelque chose de neuf : la possibilité de raconter des histoires en images [8]. Certes, comme le souligne T. Smolderen [9], elle respecte pleinement le cadre de l’industrialisation médiatique qui est déjà celui de la presse américaine (et de la grande presse européenne), avec ses logiques de répétition, de retour d’un personnage récurrent, de série, etc. Certes, elle se glisse dans un moule qui lui offre une marge (les pages de divertissement), mais qu’elle sait exploiter à sa manière, qui est aussi celle de sa propre invention (ou réinvention, après celle du Suisse Rodolphe Töpffer [10]) : avec le strip, plutôt rapide, lieu du gag, variation d’une situation comique autour d’un même personnage ou d’un même ensemble de personnages. Mais il en va aussi d’une sollicitation du média presse par les pages hebdomadaires, pages du dimanche, souvent en couleur dès que la technique le permet ; des pages entières où des histoires se racontent – et massivement – en images, d’abord en images (cf. les Katzenjammer Kids de Dirks, ou Little Nemo de McCay).

5On a beaucoup raconté d’histoires dans la presse du xixe siècle par le truchement du feuilleton. La télévision n’a en rien inventé le média sériel, celui qui sait faire durer le suspense et tenir en haleine son lecteur. Les Sue et autre Dumas ont su remarquablement jouer ce jeu-là avec des histoires de mots. Avec la bande dessinée américaine de la fin du xixe siècle et du début xxe siècle, c’est la première fois que l’on porte le récit de manière privilégiée avec des dessins et des personnages récurrents : Little Nemo revient comme Yellow Kid ou les Katzenjammer kids. Certes, leurs histoires, qui restent limitées à celle du jour ou de la semaine, fermées, repliées sur elles-mêmes, ne s’étalent pas encore sur le long terme, il faudra attendre pour cela l’entre-deux-guerres [11] (et des personnages comme Zig et Puce ou Tintin en Europe), mais elles fonctionnent néanmoins déjà dans une logique de l’attente (du prochain gag, à la fois toujours le même et toujours différent), toujours relancée et jamais assouvie. La nouveauté est moins dans le retour (qui peut se faire selon deux modalités : à situation constante – gag, toujours au même endroit – ou selon une logique d’évolution de la situation – aventure) que dans le fait qu’il soit porté par l’image.

6La bande dessinée, en ce sens, produit un double mouvement : elle épouse en effet la logique du système médiatique en s’y formatant, mais en même temps elle le subvertit en introduisant des éléments nouveaux. Car l’image n’occupe plus la même fonction auxiliaire ou exposée-exposante, entre l’illustration redondante et l’illustration dont le flash éclaire ce qui devient une scène médiatique. Cette image de bande dessinée, publiée dans les médias et qui en subit aussi les contraintes, n’est plus à proprement parler strictement médiatique. Elle prend son autonomie : en tant qu’image découplée de l’actualité le plus souvent ; en tant qu’image par rapport au texte qui ne domine plus forcément ; en tant qu’image qui porte le récit, qui raconte par elle-même une histoire ; en tant qu’image qui invente son propre dispositif de mise en scène. À cet égard, la BD joue certes de l’effet visuel du parc d’attractions, mais sait tout en même temps, par le dessin, le transformer de quelque chose de gratuit – un pur effet à ressentir –, en quelque chose qui participe à la création d’une logique d’exploration du dispositif lui-même (comme dans Little Nemo, lorsque le plafond s’ouvre, bascule et vient frapper les personnages comme des quilles [12]).

7Autrement dit, à l’effet d’immersion éphémère du parc d’attractions, le dessin substitue le jeu de la représentation, qui met à distance et suscite une mémoire. Il autorise ainsi une véritable extraction de l’ici et maintenant de la sensation physique pour introduire une réflexivité qui caractérise très tôt le médium [13], avec McCay et Herriman notamment. Krazy Katz dépend bien entendu du bon vouloir de Randolph Hearst mais il impose également sa page de gags loufoques et décalés pendant trois décennies. Et son humour absurde le fait fonctionner comme un fabuleux laboratoire du médium. Contrainte et liberté tout à la fois. La bande dessinée est aussi (et non exclusivement) l’image médiatique de sortie du monde médiatique. Autrement dit, elle la subvertit de l’intérieur.

8Qui plus est, c’est également en respectant le format commercial des journaux de masse et en s’y glissant que la bande dessinée américaine met à la portée de tous, immigrants compris, un genre accessible à tous, puisqu’il fonctionne moins sur le texte que sur l’image. Médiation : la bande dessinée participe aussi de l’acculturation à ce qui est en train de devenir une « culture » américaine, en tension entre les anciens et les nouveaux (arrivants), les Anglo-Saxons et les autres. Autrement dit, autre paradoxe, ce sont les médias les plus commerciaux qui peuvent aussi participer au développement d’une forme de logique de démocratisation – une logique politique.

9Bref, la bande dessinée américaine s’inscrit effectivement dans une logique médiatique, qui est celle d’un média de masse, commercial, mais elle parvient néanmoins à y introduire une double subversion à travers deux paradoxes : parce qu’elle offre de l’intérieur même du média une logique qui lui est décalée et qui devient son lieu propre puisqu’il est celui de son expérimentation ; parce qu’elle soutient, à bas bruit, le développement de la logique démocratique d’un monde partagé à défaut d’être commun, car les différences sociales restent bien évidemment considérables. Double logique paradoxale et subversive de la bande dessinée : elle met en cases, comme le dispositif que Foucault décrit et dénonce, met en grille (le fou, l’élève ou le travailleur), comme va le faire le mode productif de l’OST (l’organisation scientifique du travail) et de la chaîne bientôt. Cependant, cette grille de cases n’est pas au service d’une logique de l’enfermement, et sans être non plus au service d’une libération, du moins bénéficie-t-elle à l’invention de la bande dessinée dans son exploration/expérimentation par le gag et l’humour. Elle reste toutefois toujours à la limite de se faire récupérer par un gaufrier étouffant ou de sombrer dans des situations sans intérêt scénaristique. Elle s’inscrit pleinement dans ce jeu des cases, qui, au lieu d’être exclusivement classant, va jouer une logique plutôt déclassante, où bientôt, sinon tous, du moins le plus grand nombre va pouvoir se retrouver. Ceci permet d’inventer une démocratie non pas par le haut, la culture et la réflexion politique, mais, en quelque sorte, par le bas, par une isotopie partagée entre tous ces hommes et femmes d’origines différentes qui peuvent néanmoins se retrouver dans ces personnages sans que le coût de l’identification ne soit prohibitif.

La presse spécialisée : de l’illustré à l’histoire en images

10Dans l’entre-deux-guerres, la presse américaine spécialisée, c’est-à-dire destinée à un public qui n’est plus généraliste, s’inscrit dans un petit format, aux couleurs criardes, sur un mauvais papier, très différent donc du format initial de la presse grand public. La logique reste éminemment commerciale (réduire les coûts de production et vendre le plus possible), mais cela n’empêche pas (voire cela suscite) une forme de réinvention de la bande dessinée, qui repose désormais sur un support singulier, qui porte des histoires détachées du seul strip ou de la planche solitaire. Car les histoires vont pouvoir se dérouler sur des formats qui varient entre 18 et 24 planches maximum : c’est le récit qui fait alors irruption. Un récit qui invente des héros eux-mêmes singuliers, quasi super-héros dans un premier temps ou véritables super-héros vers la fin des années 1930, et qui instaure un type d’histoire : celle du bien contre le mal, du super-héros typiquement américain contre les forces du mal. Un « typiquement américain » qui prend forme dans ce creuset-là, où le super-héros cristallise des valeurs comme le courage, la probité, etc. L’Amérique se rêve dans ce miroir de vertus qu’elle s’offre à elle-même pour mieux cerner sa propre identité en ces temps de crise où le doute plane. Elle s’invente un succédané de mythologie (qui n’en n’est donc pas une) dans la figure d’un Superman, notamment, qui vient, lui aussi, d’un ailleurs tout en évoluant aux couleurs des États-Unis (ou presque, puisque le rouge et le bleu se mêlent au jaune au lieu du blanc). Le super-héros ne deviendra plus complexe et plus complexé qu’à partir des années 1960, adolescent déchiré entre son propre for intérieur et l’échelle de forces planétaires voire interplanétaires déchaînées… contraste saisissant entre une Amérique encore infantile et la nécessité pour elle d’assurer la régulation du monde ? Quoiqu’il en soit, la bande dessinée invente un format et un genre jamais vus [14], c’est-à-dire un type de presse, malgré ou à cause des contraintes imposées par le système économico-gestionnaire…

11En Europe, le modèle littéraire semble peser au point d’imposer sa marque jusqu’aux années vingt. Elle s’impose à une presse d’abord destinée aux enfants. À la différence des États-Unis, la presse généraliste n’accueille pas de bandes dessinées pour adultes quand bien même elle ne néglige pas le dessin d’humour. L’Épatant, qui voit naître les Pieds Nickelés, est ainsi un magazine pour jeunes garçons qui, parce qu’il n’est pas d’obédience catholique, peut donc s’autoriser à publier, dans la lignée du feuilleton, les aventures de ces véritables filous, toujours à la limite de la légalité, que sont Ribouldingue, Filochard et Croquignol. On y verra les premières bulles françaises. Il faut attendre l’après-guerre pour que naisse une bande dessinée, bien souvent dans le giron catholique [15], notamment en Belgique, qui invente des héros libérés de ce texte qui accompagne encore lourdement les Pieds Nickelés. Tintin ou Zig et Puce, héros récurrents, donnent ainsi lieu à des strips ou des planches qui narrent leurs aventures voyageuses et échangent à travers des bulles. Tintin, d’abord publié dans Le Petit Vingtième, supplément destiné à la jeunesse du journal belge Le Vingtième Siècle, va rapidement faire l’objet d’une publication sous forme d’albums chez Casterman – albums que l’on offre comme cadeaux d’étrennes dans les milieux petit-bourgeois et dans la lignée des beaux livres depuis le xixe siècle.

12À partir du Journal de Spirou (et à la suite de celui de Mickey) puis du Journal de Tintin, de Vaillant puis de Pif, ou de Pilote encore, jusqu’aux années 1970 avec des magazines comme L’Écho des Savanes, Métal Hurlant, Fluide Glacial ou À suivre, la bande dessinée ne cesse de s’inventer dans les magazines [16] : dans la diversité interne des magazines qui multiplient les types d’histoires et de héros, puis dans la diversité des magazines eux-mêmes. Les contraintes commerciales dominent plus que les opportunités artistiques, et ce, jusqu’aux années 1970 peut-être. Mais sur fond de la loi de 1949 (sur les publications destinées à la jeunesse [17]) se développe néanmoins, bientôt grâce au relais de l’album, ce qui va devenir la bande dessinée classique franco-belge. Elle adopte un modèle reposant sur le gaufrier, mais elle saura néanmoins rester subversive grâce à son humour (Astérix, Gaston, Gai-luron, etc.) ou sa capacité à porter des récits plein d’imagination. Le magazine pour la jeunesse sort ainsi de la logique de l’illustration pour entrer dans une logique où il devient possible de raconter des histoires en images qui ne renvoient pas à des textes mais portent elles-mêmes le récit. Ce qui n’a l’air de rien vu d’aujourd’hui est en fait une véritable subversion de tout ce qui était censé porter une saine éducation de nos chers bambins.

13Sans nier les variations que nous avons soulignées, on peut reconnaître que le dispositif de la bande dessinée s’invente des deux côtés de l’Atlantique : il est le fruit d’une évolution des formes et formats sémiotiques de la manière de raconter des histoires en images aux xviiie et surtout au xixe siècle [18], mais dès lors qu’il est stabilisé globalement, il se décline sur les différents formats, avec certes des variations (adaptations) et une certaine capacité à se reconduire qui vaut comme une logique de confirmation et d’affirmation. On peut même aller jusqu’à dire que la bande dessinée transforme la presse, qui introduit en son sein des images racontant des histoires, des images n’ayant rien à voir avec de l’illustration.

La bande dessinée, entre subversion du livre et résistances

L’album, entre stigmatisation et légitimation

14On considère volontiers en Europe (mais également aux États-Unis) que la bande dessinée naît avec les travaux, théoriques et pratiques, de R. Töpffer dans la première moitié du xixe siècle. Or, les histoires de Töpffer sont « publiées » sous forme d’albums à l’italienne reproduits grâce à une technique dérivée de la lithographie, l’autographie, qui conservait le tracé du dessin (et du texte écrit à la main) dans toute sa vivacité. L’autographie ne permettait cependant pas d’importants tirages. C’est pourquoi certaines histoires de Töpffer ont été gravées par Cham et publiées selon des procédés traditionnels. Mais les dessins étaient inversés et perdaient en dynamisme. L’héritage graphique de R. Töpffer, quoiqu’indéniable, resta limité et ne se traduisit pas par une véritable explosion de l’album de bande dessinée (ou plutôt d’histoires en estampes, ainsi qu’il les qualifiait) comme support privilégié de publication. Ce qui autorise une deuxième naissance, nous l’avons vu, dans la presse américaine puis européenne.

15Le livre est traditionnellement d’abord un livre de mots et lorsque l’image fait irruption, c’est majoritairement sous la forme, là encore, de l’illustration.

16L’album (qui, nous le verrons, naît aussi de la presse spécialisée) est un livre différent : un livre exclusivement composé d’images. Celles-ci racontent une histoire, mais ne l’illustrent pas, c’est-à-dire assument le récit, renvoyant le texte à une position auxiliaire (sous le dessin, voire à côté ou à travers bulles et cartouches). Un livre de grand format, inhabituel ; un livre, nous le verrons, qui ne respecte plus la surface de la page ; un livre dédié au mouvement (cf. les premiers Tintin) ; un livre peu épais, cartonné souvent et pas forcément broché. Bref, la BD bouscule le monde du livre, elle le subvertit… jusqu’à ce que le livre dans ses formats traditionnels en vienne lui aussi à questionner la bande dessinée avec les formats réduits (et le format poche) puis avec le retour du format « roman ».

17Quand on lit une bande dessinée, on sait que, de facto, on lit un livre et pourtant on ne le dit pas ainsi : on dit qu’on lit une bande dessinée et non pas un livre. Cette remarque n’est en rien anodine, elle signe à sa manière la singularité de la bande dessinée comme type de livre, et notamment celle de l’album. Ce dernier hérite de l’album que l’on offrait aux enfants et adolescents aux étrennes [19] ; il est également un dérivé du monde des magazines spécialisés, d’où la logique de la série qui est en quelque sorte un reste de la logique de la presse au sein de l’univers de l’album [20]. L’album vient donc d’un univers assimilé à l’enfance et il reste marqué par cette origine. Il est d’un format plutôt grand, à l’instar des albums assez précieux que l’on offrait en cadeaux, mais également à l’instar du magazine [21]. Son papier est plutôt de bonne qualité (à la différence ce celui des pulps américains), supérieure à celle du magazine et proche de celle de l’album jeunesse (cf. L’album des jeunes, relié et de grand format de Sélection du Reader’s Digest dans les années soixante, par exemple). Mais cet album ne participe qu’à moitié à la légitimation sociale de la bande dessinée : certes, c’est un livre [22], mais ce n’est pas un livre comme les autres, c’est un livre d’enfant, sage peut-être, mais d’enfant. C’est un livre différent, qui reste un peu moins qu’un livre, une sorte de sous-livre ou de para-livre. Un para-livre, en effet, qui comme son nom l’indique reste un livre, mais un livre atypique, un livre stigmatisé-stigmatisant.

18Car ce livre pèche par un défaut intrinsèque : il n’est pas un livre de mots. C’est-à-dire qu’il n’est pas d’abord un livre de mots, mais seulement à la marge. D’ailleurs pendant longtemps, en Europe, où, encore une fois, le modèle littéraire dominait, on s’ingéniait à introduire une redondance, aujourd’hui considérée comme pénible, entre images et textes assez denses pour ressembler encore à de la littérature : ainsi les Pieds Nickelés de Forton se lisent-il fort bien sans quasiment lire le texte (pour confirmation, éventuellement), mais ils font néanmoins l’objet de ce copieux « doublage » en langue française, ce qui signifie que l’on ne fait pas confiance à l’image pour porter le sens et pour assumer à elle seule la dimension « littéraire » du récit. Faut-il rappeler qu’un E. P. Jacobs tombe encore sous le coup de cet état d’esprit, alors que ses textes, sauf explication d’un mécanisme technico-scientifique, n’apportent pas grand-chose à la compréhension de bandes dessinées fort bien mises en scène. Raconter des histoires en images relève encore de l’étrange ou de l’enfantin dans les années soixante… Astérix commence à peine à faire bouger les lignes avec ses différents niveaux de lecture. On a accordé une légitimité au cinéma bien avant la BD dans cette capacité à raconter sérieusement des histoires en images. Il est vrai qu’il ne tombait pas sous le coup de la loi de 1949…

19La bande dessinée est effectivement un ovni culturel, comme le souligne T. Groensteen [23], jusque dans l’un de ses supports privilégiés, ajouterions-nous volontiers… car ce livre qui réduit les mots à une instance auxiliaire dans des espaces décalés comme les bulles ou des cartouches, des espaces précisément délimités et circonscrits semblant les enserrer et comme les emprisonner, ce livre donc donne toute sa place à l’image. Au point qu’elle envahit la page et offre à son lecteur un espace qui la troue, la perce, lui permet de se glisser dans un au-delà de la page [24]. Sacrilège ? Certes, car la page est un espace sacré [25], un espace délimité-délimitant qui autorise l’inscription dans le respect de certaines règles et normes. Un espace sur lequel le texte est comme déposé, imprimé, mais sans que cette empreinte ne marque trop profondément la page, sans qu’elle ne l’agresse ni ne la déchire en tout cas. Mais en même temps, à lire un texte à haute voix, on peut s’échapper de la page, alors qu’avec une bande dessinée, avec l’image on reste rivé à la page ; serait-elle alors, au contraire de ce que l’on pourrait penser a priori, encore plus « sacrée » en bande dessinée ? Non, car la BD a un usage utilitaire de la page : elle la convoque, s’en saisit et la met à son service (dans le cadre de ses limites certes, mais à son service quand même). Car la planche tend à recouvrir la page, elle tend à l’envahir, elle ne lui laisse qu’une marge minime… décidément, non, la BD ne respecte pas la page, elle la subvertit [26], et le livre avec.

20Avec ses images, la bande dessinée propose un univers qui est d’abord de mouvement, que ce soit Tintin ou les super-héros américains. Ce n’est que récemment que l’on cherche à poser les choses, à les ralentir (cf. C. Ware ou la bande dessinée intimiste et/ou de récit de vie). La BD renvoyait non au livre de réflexion ou de méditation mais au livre d’aventure, d’exploration-construction de mondes, exotiques ou de science-fiction. Littérature populaire, dit-on. Ici aussi ça bouge, plus encore peut être, parce que Tintin est une pure logistique dans les années trente (et le restera largement) ou que les super-héros américains ne sont qu’action, explosion et logistique eux aussi… mais pris dans une matérialité qui reste un autre livre, qui, à cause de cette matérialité même, ne peut se revendiquer comme un objet littéraire.

21Bref, on l’aura compris, l’album, même et surtout le célèbre 48cc (48 pages, cartonné couleur), tant décrié et vu comme le comble du classicisme en bande dessinée, n’est en rien évident et n’est, paradoxalement, porteur d’une légitimité culturelle que stigmatisée-stigmatisante (celle du livre pour enfants). Autrement dit, il est aussi profondément subversif, quand bien même nous ne savons plus le voir comme tel. Ce qui signifie que l’on peut également le voir comme le livre, car c’en est encore bien un, de sortie du livre, à tout le moins d’un certain univers du livre réservé aux mots, privé d’images (ou presque)… un livre qui nous extrait de la littérature, le support le dit en tout cas.

Les formats de poche et les romans : reconfigurations et résistances

22Voir en l’album le roi absolu de la forme livre de la bande dessinée est quelque peu trompeur cependant. C’est en définitive un phénomène qui, en tant que phénomène massif, est plutôt récent, puisqu’il explose avec les années soixante (où Astérix, avec Astérix et les Normands en 1967, dépasse le million d’exemplaires). Il a connu une réelle concurrence pendant longtemps de la part de formats réduits qui continuent d’ailleurs à persister ou à renaître régulièrement [27].

23Avant de nous attarder sur le livre de poche au sens strict, celui qui repose sur une logique de la réédition, n’oublions pas les formats réduits qui ont fait les beaux jours d’une bande dessinée souvent de piètre qualité, mais pas toujours, provenant souvent d’Italie (voire de traductions de Comics américains).

24On a oublié les Zembla et autres Akim, les Blek le rock et autres Klip et Klop. Ils étaient néanmoins massivement vendus chez les marchands de journaux des années 1960-1970. Publiées par les éditions Mon journal ou Lug, traductions de productions italiennes industrielles pour la plupart, d’un format de moitié d’un album à peine, imprimées en noir et blanc sur du mauvais papier, ces bandes dessinées avaient le mérite de coûter beaucoup moins cher que l’album. On les consomme : on les achète, on les lit, on les prête, on les jette alors qu’on conserve l’album, que l’on hésite à prêter. Cette bande dessinée n’a pas d’histoire encore ou si peu. Car elle gît dans l’ombre portée de l’album et on la méprise. Certes, elle n’a aucune valeur esthétique, mais elle a eu un réel impact sociologique, à tout le moins elle a été lue (l’auteur de ces lignes peut en témoigner). Elle fonctionnait sur un mode mixte : ce n’était pas véritablement de la presse, pas un magazine en tout cas, mais ce n’était pas véritablement des livres non plus, puisque les fascicules comportaient plusieurs histoires courtes de différents héros quand bien même l’un d’entre eux était éponyme… du « comics franco-italien » si l’on veut. Ils étaient un peu l’équivalent fonctionnel du manga actuel : format poche, noir et blanc, en série (mensuel ou bimensuel), pas cher. Une bande dessinée purement commerciale qui avait au moins l’avantage de permettre de trier le bon grain de l’ivraie, de désigner, par sa médiocrité même, quelle était la bonne bande dessinée, bref, une offre contre laquelle l’album a pu s’imposer comme vecteur d’une BD de qualité, tant sur le plan matériel, esthétique qu’intellectuel, quand bien même il ne pouvait pas lutter pour autant avec le « vrai » livre.

25Les années 1970 ont également vu émerger des livres au format de poche mais qui n’étaient pas des rééditions. En revanche, ils présentaient des héros déjà connus grâce à la presse et singulièrement ceux issus du monde de Pif : Pif lui-même, Pifou, Placid et Muzo, Gai-Luron, Totoche, Arthur le fantôme, les As, etc. Au format carré, plutôt épais, en noir et blanc, peu chers, ils représentaient une offre alternative ; livres-magazines en quelque sorte (puisqu’il y avait des jeux aussi et plusieurs histoires) au contenu de bien plus grande qualité que les précédents, ils présentaient une contrainte fondamentale : travailler dans un système de quatre cases, qui favorisait le gag, sans empêcher l’histoire. Mais il ne s’agissait pas d’adaptation ou de reconfiguration de travaux existants. Le format fort réduit (plus petit qu’un livre de poche), le noir et blanc et le papier de faible qualité permettaient d’offrir un produit peu cher acheté avec de l’argent de poche à la sortie de l’école. Déclinaison marketing de héros de journaux qui ne connaissaient pas (ou pas encore) la diffusion et la reconnaissance sous la forme de l’album, tout en pouvant participer du monde du livre dans un petit format [28].

26Le livre de poche est inventé dans les années 1950 sur un mode qui est celui de la réédition d’œuvres déjà publiées en plus grands formats, plus soignés et plus onéreux. Ce modèle ne sera véritablement appliqué à la bande dessinée que dans les années 1980 [29], en France en tout cas [30]. Or à cette occasion, la bande dessinée, déjà sortie en album grand format gouverné par la logique de la planche, doit le plus souvent être recomposée, c’est-à-dire ses planches éclatées, reconfigurées, dans une mise en page souvent bricolée pour tenir dans le nouveau format. Parfois ça marche, notamment pour le gag, qui, parce que plus court, s’inscrit plus facilement dans un petit format. Le plus souvent on perd la logique de la planche ou de la double planche pour ne conserver que celle des cases ou d’une courte suite de cases. Certes, cela rend la bande dessinée moins coûteuse, beaucoup plus maniable et transportable, mais l’expérience atteint rapidement ses limites. Là encore, il semble que le modèle de l’album ait offert une sorte de référence qui fondait une résistance : ces bandes dessinées étaient toujours « mesurées » à son aune, toujours renvoyées à lui et apparaissaient donc plutôt comme en manque, manque d’espace, en perte de la logique de la planche originelle si prégnante dans la manière propre de la bande dessinée franco-belge de raconter des histoires. Manifestement, ce que l’on perdait était plus fort que ce que l’on gagnait : la perte sémiotique était aussi une perte de sens, alors que le gain ne renvoyait qu’au prix et au transport. L’échec ne vient-il pas de cette capacité de la bande dessinée à résister au format poche, de son aptitude à en montrer les limites et donc à le subvertir [31] ?

27La bande dessinée a assez récemment renoué avec le format roman classique du livre de mots [32]. Il fallait pour cela inventer la notion de « roman graphique » (qui, notons-le, peut également recouvrir des albums de grands formats à la pagination importante, comme ceux d’Hugo Pratt). Celle-ci apparaît en l’occurrence aux États-Unis, avec notamment un ouvrage de Will Eisner de 1978, qui s’annonce lui-même comme tel sur sa couverture (A graphic novel by W. Eisner). Le succès viendra avec celui, bientôt planétaire et couronné d’un Pulitzer, de Maus d’Art Spiegelman. En France, les éditeurs généralistes se lancent dans l’aventure dès les années 1980 (avec Casterman, Les Humanoïdes, etc.), puis ce sont les éditeurs dits alternatifs tels que l’Association qui, dans les années 1990, vont à leur tour développer ce format. Le format « livre » ne renvoie pas qu’à des questions d’esthétique, à la volonté de casser le code du 48cc (selon Jean-Christophe Menu), mais aussi à de plus prosaïques contraintes économiques : car ce livre-là peut être imprimé par un imprimeur de livres traditionnels, en noir et blanc ; il coûte donc moins cher à publier. Or, on s’aperçoit que cette mise en livre, socialement légitimante, ne transforme pas forcément le dispositif de la bande dessinée : l’innovation est dans les cases (le dessin qui ne respecte plus forcément la perspective, qui peut utiliser de larges aplats de noir, etc.), plus que dans la manière de composer la bande dessinée elle-même. En ce sens, Druillet est plus innovant dans le dispositif que Sfar ou Satrapi. Le gaufrier domine, car la page/planche, au format plus restreint, alors même que l’on raconte de longues histoires dont on veut souligner le contenu, ne doit pas faire irruption en tant que telle, elle ne doit pas gêner le récit lui-même, mais s’effacer en quelque sorte dans un moule le plus souvent traditionnel qui ne parasite pas le contenu, le message. Le sérieux même des récits semble ne pas pouvoir se glisser dans une forme qui serait expérimentale, qui existe certes, mais demeure néanmoins marginale. En ce sens, le retour au livre ne constitue en rien une révolution : là encore, le dispositif résiste, en quelque sorte, et le mouvement de subversion de l’album 48cc se traduit, paradoxalement, par un renforcement de la planche classique de type gaufrier. Bref, cette bande dessinée reste en définitive assez conformiste, ce qui facilita peut être le passage des auteurs phare comme Sfar ou Trondheim chez Dargaud (Donjon) ou Delcourt (Shampooing).

Le numérique : une subversion de la bande dessinée ?

28Nous avons vu, aussi bien avec la presse que les livres, que c’est au moins autant la bande dessinée qui interroge le support médiatique que le support médiatique qui fait et/ou questionne la bande dessinée. Qu’en est-il avec le numérique [33] ? Nous ne pouvons, dans le cadre de cet article, qu’ouvrir quelques pistes que d’autres travaux nous permettront d’approfondir.

29Le numérique peut se plier aux contraintes du dispositif, notamment pour des motifs économiques : avec Izneo, les éditeurs ont favorisé une plateforme qui transpose sur le mode « homothétique », comme on dit désormais, les planches papier. Ce qui limite la prise de risque : on rentabilise les investissements consentis pour les albums papier par leur version numérisée accessible notamment sur tablette. Ce numérique-là ne vise pas à l’expérimentation, ni esthétique ni économique. Au contraire, il travaille à poursuivre dans l’univers numérique l’activité existante dans ses modèles esthétiques, son dispositif sémiotique et son modèle économique.

30Le blog, souvent personnel, mais parfois scientifique (comme celui de Marion Montaigne), produit une résurgence de la logique ancienne du rouleau avec une suite verticale de cases que l’on déroule. En définitive, il en va d’une expérimentation plutôt réduite en termes sémiotiques et esthétiques, quand bien même cela permet à de jeunes auteurs de montrer ce qu’ils savent faire. Bref, c’est plus un outil de publication (souvent de bandes dessinées qui ne sont pas forcément faites à l’ordinateur – ce qui montre également que l’on peut continuer à dessiner à la main, scanner et avoir du succès) qu’un outil d’enrichissement du dispositif de la bande dessinée. Car on y perd l’espace mémoriel de la planche alors que ce que l’on y gagne (facilité et souplesse de publication et interaction avec le lecteur) se joue sur un autre plan.

31Enfin, l’intéressante logique du turbomédia aboutit également à une valorisation de la case au détriment de la planche (ou une persistance très partielle de la planche). Certes, cela facilite les enchaînements d’actions ou les enchaînements temporels [34], mais on y perd la spatialité d’une planche qui constitue aussi une mémoire. Car une planche récapitule un ensemble dynamique de cases concomitantes et interreliées qui s’offre à la fois localement, dans le détail de chaque case, et globalement puisqu’elle suit une composition qui la traverse et l’articule (quand elle ne se poursuit pas sur la planche voisine). Le turbomédia semble écraser chaque case les unes sur les autres, sans en conserver la trace ni la mémoire au sein d’un même espace, quand bien même on peut toujours revenir en arrière (ce qui est tout autre chose) ; cela peut être une expérience renouvelée de lecture, mais il n’empêche que se dérobe alors la mémoire qu’offrent à la fois la planche et l’album, à feuilleter, lui-même.

32On interroge volontiers la manière dont le numérique questionne la bande dessinée, mais rarement l’inverse. Or, nous avons vu que la bande dessinée possédait une indéniable propension à subvertir les médias qui l’ont portée… Ne peut-on, dès lors, également se demander si la bande dessinée ne va pas, à son tour, subvertir le numérique lui-même ? Nous ne pouvons guère aller plus loin ici ; néanmoins, souligner la perte de mémoire qu’offre le turbomédia c’est aussi pointer l’une de ses limites. On peut certes travailler à la combler et ce peut être très stimulant, mais cela montre que, si le turbomédia interroge la bande dessinée, la bande dessinée peut également le questionner à son tour. En effet, le turbomédia interpelle en acte la bande dessinée : n’est-il pas enivrant de faire sauter la contrainte spatiale au bénéfice d’une logique temporelle ? Pourquoi ne pas casser la logique de la planche ? Pourquoi ne pas ajouter éventuellement du son ? Etc. Mais la bande dessinée à son tour s’adresse au turbomédia : comment récupérer de l’espace dans une logique dont la temporalité et la vitesse nient la mémoire [35] ? Ne convient-il pas de se méfier de la tentation d’un glissement vers l’animation supposant que, parce que « ça bouge », ce serait mieux ? Ne faut-il pas tout aussi bien se garder d’ajouter du son, supposant là encore qu’il serait plus efficace que la solution idéographique, qui ne peut que le suggérer ? Etc. Cela dit, dans une tout autre perspective, on peut également se demander si le turbomédia n’est pas une proposition encore tout imprégnée du dispositif classique de la bande dessinée papier en ce qu’il serait en quelque sorte chargé de conserver les logiques de la case, de la répétition de l’occurrence des personnages et de l’usage de la bulle, tout en l’adaptant au numérique par l’accent porté sur la vitesse et la temporalité plus que l’espace. Autrement dit, la réflexion est ouverte et s’annonce des plus intéressantes, sauf à supposer, comme on le fait trop souvent avec le numérique, que la messe est dite… or, la bande dessinée a su résister, mais pour le meilleur de ses innovations nous l’avons vu, à tous les Canossa, elle saura peut-être également éviter le Canossa numérique.

Conclusion

33La bande dessinée a su explorer des déclinaisons du support papier sous formes de différents véhicules médiatiques pour se construire sur la base d’une réponse à la fois aux contraintes éditoriales et aux contraintes sémiotiques. Elle forme donc un ensemble de solutions à ces deux systèmes de contraintes par ce que l’on peut appeler son intermédialité productrice (pour reprendre et détourner le mot de Benoît Peeters à propos de la planche, lorsqu’elle ne se contente pas d’accueillir le récit mais qu’elle participe à sa progression) [36]. Ce qui, à la fois, subvertit le média qui l’accueille et permet à la bande dessinée de mieux s’explorer-construire. Mais n’atteint-elle pas sa limite dès lors qu’elle rencontre un autre support, radicalement différent ? La BD n’a pu que rester à la porte du cinéma ou de la télévision, sauf à se transplanter sous forme d’animation, ce qui n’est tout simplement pas ou plus de la bande dessinée. En effet, on conserve peut-être les personnages, cependant on y perd non seulement un style, normalisé et simplifié, mais surtout la subtilité de la composition d’une planche, la puissance de focalisation de la case, sans parler de la réduction du scénario à sa seule dimension d’aventure. N’est-ce pas tout l’enjeu, passionnant, du numérique d’installer une nouvelle scène où ce questionnement, d’autant plus riche qu’il saura être réciproque, va pouvoir se jouer à nouveaux frais ?

Notes

  • [1]
    Sur l’histoire et la théorie de la BD on peut lire : Pascal Ory (dir.), L’art de la Bande dessinée, Paris, Citadelle-Mazenod, 2012 ; Thierry Groensteen, La bande dessinée, son histoire et ses maîtres, Skira/CNBDI, 2009 ; Benoît Peeters, Lire la bande dessinée, Paris, Flammarion, 2005.
  • [2]
    Puisque des personnages récurrents qui s’expriment dans des bulles évoluent dans le cadre d’une séquentialité sur deux strips de six cases qui porte leurs histoires.
  • [3]
    Cf. Pascal Robert, « De la “subversion sémiotique” comme mode d’existence matériel de la bande dessinée », Communication & langages, 167, 2011 ; Pascal Robert, « La bande dessinée entre paradoxes et subversion sémiotique », in Éric Dacheux (dir.), Bande dessinée et lien social, CNRS éditions, coll. « Les Essentiels d’Hermès », 2014.
  • [4]
    Thierry Smolderen, Naissance de la bande dessinée, Les Impressions Nouvelles, 2009.
  • [5]
    Cf. par exemple, Jacques Wolgensinger, L’histoire à la Une, Gallimard, 1989.
  • [6]
    Cf. Jean-François Tétu, Maurice Mouilloud, Le journal quotidien, PUL, 1989.
  • [7]
    Ibid., p. 88-89.
  • [8]
    À la différence du dessin humoristique le plus souvent solitaire.
  • [9]
    Thierry Smolderen, Naissance de la bande dessinée, op. cit.
  • [10]
    Actif entre 1827 et 1845.
  • [11]
    À l’exception, en France, de Bécassine qui, née en 1905, donne lieu dès 1912 à des histoires qui s’étalent sur un semestre, cf. Thierry Groensteen, « Série », Dictionnaire esthétique et thématique de la bande dessinée, Neuvième Art, http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article447.
  • [12]
    Cf. Winsor McCay, Little Nemo, Vol. 2, Milan, 1989, p. 65.
  • [13]
    En tant qu’articulation d’un dispositif sémiotique et d’un support.
  • [14]
    D’ailleurs, Serge Lehman a brodé sur la non-existence de super-héros européens dans La Brigade chimérique, L’Atalante, 2012.
  • [15]
    Cf. Philippe Delisle, Tintin et Spirou contre les négriers, Karthala, 2013.
  • [16]
    Cf. Jean-Pierre Dionnet, « Après coup », La bande dessinée fait sa révolution, Métal hurlant/(À suivre), Fonds H. et E. Leclerc pour la culture et CIBDI, 2013 ; Benoît Peeters, « Fragments d’une histoire », ibid.
  • [17]
    Thierry Crépin, Anne Crétois, « La presse et la loi de 1949, entre censure et autocensure », Le temps des médias, 1, 2003.
  • [18]
    Cf. Thierry Smolderen, Naissance de la bande dessinée, op. cit.
  • [19]
    Cf. Sylvain Lesage, « La bande dessinée en son miroir. Images et usages de l’album dans la bande dessinée française, Mémoire du livre, 2(2), 2011 ; Sylvain Lesage, « Album », Dictionnaire esthétique et thématique de la bande dessinée, op. cit.
  • [20]
    Les premiers Astérix ou Blueberry sont ainsi publiés dans une collection explicitement griffée Pilote, cf. Thierry Groensteen, « Série », Dictionnaire esthétique et thématique de la bande dessinée, op. cit.
  • [21]
    Car si Le Petit Vingtième est d’un format inférieur aux albums de Tintin, Le Journal de Mickey ou de Spirou sont proches du gabarit des albums.
  • [22]
    Cf. Sylvain Lesage, « La bande dessinée en son miroir », art. cit.
  • [23]
    Cf. Thierry Groensteen, Un objet culturel non identifié, Éditions de l’AN2, 2006.
  • [24]
    Cf. Pascal Robert, « De la “subversion sémiotique” comme mode d’existence matériel de la bande dessinée », Communication & langages, 167, 2011 ; Pascal Robert, « la bande dessinée entre paradoxes et subversion sémiotique », in Éric Dacheux (dir.), Bande dessinée et lien social, op. cit.
  • [25]
    Cf. Emmanuël Souchier, « Histoires de pages et pages d’histoire », L’aventure des écritures, La page, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2000.
  • [26]
    Cf. Pascal Robert, « De la “subversion sémiotique” comme mode d’existence matériel de la bande dessinée », art. cit.
  • [27]
    Clément Lemoine, « Poche, format de », Dictionnaire esthétique et thématique de la bande dessinée, op. cit.
  • [28]
    Il a également existé des formats intermédiaires, brochés et en couleur, comme la collection 16/22 de Dargaud dans les années 1970, ou plus récemment la collection Humano-pocket des Humanoïdes associés (dans les années 2000), qui proposaient, dans les deux cas, des rééditions sans modification de la configuration des planches.
  • [29]
    Malgré une première tentative dans les années 1960.
  • [30]
    Cf. Sylvain Lesage, « L’impossible seconde vie ? Le poids des standards éditoriaux et a résistance de la bande dessinée franco-belge au format de poche », Comicalité, 2011, http://comicalites.revues.org/221.
  • [31]
    Seules les éditions Gallimard tentent à nouveau l’expérience, dans le cadre de la collection Folio, avec des volumes qui ne s’inscrivent pas sous un label spécifique, alors que leur format est légèrement plus grand que ceux des autres livres de la collection, sans remontage.
  • [32]
    Cf. Thierry Groensteen, « Roman graphique », Dictionnaire esthétique et thématique de la bande dessinée, op. cit.
  • [33]
    Sur la BD et le numérique, quelques références récentes : Magali Boudissa, « La bande dessinée numérique », in Éric Dacheux (dir.), Bande dessinée et lien social, op. cit. ; Julien Baudry, « Histoire de la bande dessinée numérique française », Neuvièmeart 2.0, http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article392 à 396 (quatre parties) ; Elsa Caboche, « Narration numérique en images », in Henri Garric (dir.), L’engendrement des images, PUFR, 2013.
  • [34]
    Quoiqu’il ne soit pas si mal rendu par une planche.
  • [35]
    Or, la mémoire est liée à l’espace, et non au temps, elle est une conversion du temps en espace pour pouvoir le conserver.
  • [36]
    Sur l’intermédialité, on peut lire : André Gaudreault, Philippe Marion, « Transécriture et médiatique narrative : l’enjeu de l’intermédialité… », in André Gaudreault, Thierry Groensteen, La transécriture, Nota bene, 1998 ; André Gaudreault, « Pour une approche narratologique intermédiale », Recherches en communication, 11, 1999 ; Éric Méchoulan, « Intermédialité : ressemblances de famille », History and Theory of the Arts, Literature and Technologies, 16, 2010, http://id.erudit.org/1001965ar ; Julia Bonaccorsi, « Disparitions, empreintes et ubiquités : analyse intermédiatique d’un faire œuvre en bande dessinée », in Oriane Deseilligny, Sylvie Ducas (coord.), L’auteur en réseau, les réseaux de l’auteur, Presses universitaires de Nanterre, 2013, p. 87-99.
Français

L’histoire de la bande dessinée montre que son invention même est liée à sa capacité à exister et à se diffuser sur différents supports : la presse (grand public ou spécialisée, de grand ou moyen voire petit format), le livre (l’album ou le roman graphique, voire le livre de poche) et aujourd’hui le numérique (avec Izneo ou le blog notamment). C’est pourquoi il est possible de montrer que la bande dessinée a réussi à se transposer sur des supports variés et donc à s’adapter, tout en maintenant une forte exigence au maintien global de son dispositif sémiotique, c’est-à-dire sans se trahir. On peut même se demander si elle ne s’est pas affirmée dans ce geste d’une transposition qui, à la fois, l’interroge et l’amène à revendiquer en acte sa singularité. C’est en tout cas l’hypothèse qu’explore cet article en analysant les rapports que noue la BD avec la presse, le livre et le numérique.

Mots-clés :

  • bande dessinée
  • supports
  • sémiotique
  • subversion
  • intermédialité
Español

El comic, una subversiòn semiòtica de los soportes de la intermedialidad

La historia del comic muestra que su invención tiene que ver con su capacidad de existir y difundirse a través de diferentes soportes y medios: la prensa (generalista o especializada, de formato grande, mediano o pequeño), el libro (como álbum o novela gráfica, incluso como libro de bolsillo), y hoy en día desde lo digital (con Izneo o en blogs por ejemplo). Por lo tanto se puede afirmar que el comic –la historieta– ha logrado transponerse entre soportes variados y adaptarse sin traicionarse, es decir manteniendo las exigencias globales de su dispositivo semiótico. Incluso puede surgir la cuestión de su auto-afirmación en ese gesto de transposición que la interroga y la lleva a reivindicar su singularidad de manera simultánea. Esa es la hipótesis que explora este artículo al analizar las relaciones del comic con la prensa, el libro y los medios digitales.

Palabras clave :

  • historieta
  • comic
  • soporte
  • semiótica
  • subversión
  • intermedialidad
  • Caboche Elsa, « Narration numérique en images », in Henri Garric, L’engendrement des images, PUFR, 2013.
  • Baudry Julien, « Histoire de la bande dessinée numérique française », Neuvièmeart 2.0, http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article392 à 396 (quatre parties).
  • Bonaccorsi Julia, « Disparitions, empreintes et ubiquités : analyse intermédiatique d’un faire œuvre en bande dessinée », in Oriane Deseilligny, Sylvie Ducas (coord.), L’auteur en réseau, les réseaux de l’auteur, Presses universitaires de Nanterre, 2013, p. 87-99.
  • Boudissa Magali, « La bande dessinée numérique », in Éric Dacheux (dir.), Bande dessinée et lien social, CNRS éditions, coll. « Les Essentiels d’Hermès », 2014.
  • En ligneCrépin Thierry, Crétois Anne, « La presse et la loi de 1949, entre censure et autocensure », Le temps des médias, 1, 2003.
  • Delisle Philippe, Tintin et Spirou contre les négriers, Karthala, 2013.
  • Dionnet Jean-Pierre, « Après coup », La bande dessinée fait sa révolution, Métal hurlant(/À suivre), Fonds H. et E. Leclerc pour la culture et CIBDI, 2013.
  • En ligneGaudreault André, « Pour une approche narratologique intermédiale », Recherches en communication, 11, 1999.
  • Gaudreault André, Marion Philippe, « transécriture et médiatique narrative : l’enjeu de l’intermédialité… », in André Gaudreault et Thierry Groensteen, La transécriture, Nota bene, 1998.
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  • Lesage Sylvain, « L’impossible seconde vie ? Le poids des standards éditoriaux et la résistance de la bande dessinée franco-belge au format de poche », Comicalité, 2011, http://comicalites.revues.org/221.
  • Lesage Sylvain, « Album » Dictionnaire esthétique et thématique de la bande dessinée, Neuvième Art, http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article536.
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  • Smolderen Thierry, Naissance de la bande dessinée, Les Impressions Nouvelles, 2009.
  • En ligneSouchier Emmanuël, « L’image du texte, pour une théorie de l’énonciation éditoriale », Les cahiers de médiologie, 6, 1998.
  • Souchier Emmanuël, « Histoires de pages et pages d’histoire », L’aventure des écritures, La page, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2000.
  • Tétu Jean-François, Mouilloud Maurice, Le journal quotidien, PUL, 1989.
  • Wolgensinger Jacques, L’histoire à la Une, Gallimard, 1989.
Pascal Robert
Pascal Robert est professeur en sciences de l’information et de la communication à l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (Enssib-université de Lyon) et membre du laboratoire Élico (ÉA 4147). Ses travaux visent à décrypter les enjeux politiques et cognitifs de l’informatisation de la société et à l’élaboration d’une anthropologie des images. Il a déjà publié plusieurs articles sur la BD et dirige le séminaire de l’Enssib sur la bande dessinée.
pascal.robert@enssib.fr
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/11/2017
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